Marianne (Sand, Holt, 1893)/III

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Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 9-11).

III

Humilié de n’avoir rien su tirer de lui-même pour conquérir au moins l’indépendance au sein de la civilisation, il était revenu au bercail, acceptant avec satisfaction le premier devoir sérieux qui s’offrait à lui, celui de consoler et soutenir la vieillesse de sa mère. Avant tout, il avait voulu la mettre à l’abri des privations qu’il avait endurées. Il fallait bien peu à la bonne femme pour se nourrir et se vêtir, mais le logis délabré qu’elle occupait depuis cinquante ans menaçait sa santé. Pierre fit réparer et agrandir la maison, ce fut l’emploi principal d’une sacoche de vieux écus trouvée dans le secrétaire paternel.

Dolmor — tel était le nom (peut-être d’origine druidique) de la propriété — pouvait bien valoir cinquante mille francs. Avec le revenu d’un si mince capital, un petit ménage de campagne pouvait vivre à cette époque dans une aisance relative, manger de la viande une ou deux fois par semaine, avoir chez soi les légumes, les œufs et un peu de laitage. Un domestique mâle suffit, s’il y a un cheval à soigner, car la bourgeoise fait elle-même la cuisine et le ménage avec l’aide de la métayère. Or le cheval était un luxe bien rare en ce temps-là. La jument poulinière du métayer faisait les courses nécessaires, et sa nourriture rentrait dans les dépenses de l’exploitation. Aujourd’hui tout paysan aisé a sa carriole et son cheval. En 1825, on commençait à s’émerveiller quand on rencontrait une villageoise munie d’un parapluie, et la bourgeoise allait à la ville, montée en croupe derrière son métayer ou son valet de charrue.

Mademoiselle Chevreuse, beaucoup plus riche qu’André, faisait pourtant scandale par son audace à monter seule sur un cheval, et sa selle anglaise était une curiosité pour les passants. Sa monture était cependant bien modeste ; c’était une pouliche du pays élevée par elle dans ses prés et dressée à la connaître et à la suivre comme un chien. Son métayer avait jeté les hauts cris le jour où elle avait déclaré qu’elle voulait la garder pour s’en servir. Elle avait dû lui donner la moitié du prix, ce qui n’empêchait pas tout le personnel de la métairie de se lamenter sur les dangers auxquels la demoiselle allait s’exposer.

La jument était laide et toujours maigre malgré les bons soins de sa maîtresse ; c’était une nature de cheval de landes, ardente et sobre, souple dans ses allures, adroite dans les mauvais chemins, volontiers folâtre, mais sans malice, n’ayant peur de rien, docile par attachement à son écuyère, mais ne se laissant pas volontiers monter par toute autre personne.

Marianne, vivant seule, avait pourtant besoin de s’entretenir, ne fût-ce qu’une heure par jour, avec des gens un peu civilisés. Ses parents avaient été liés avec ceux de Pierre, et elle avait gardé des relations d’intimité avec la vieille mère André. Elle allait tous les soirs faire sa partie de dames ou causer avec elle jusqu’à l’heure de son coucher, neuf heures au plus tard. Alors Marianne rentrait seule en peu de minutes, grâce au petit galop allongé et soutenu de Suzon, qui connaissait trop son chemin pour broncher contre un caillou dans les nuits obscures.

Pierre avait pour ainsi dire vu naître Marianne. Lorsqu’il était déjà grand écolier et venait chez son père aux vacances, Marianne marchait à peine, et il la portait dans ses bras ou sur son dos. D’année en année, il l’avait retrouvée grandelette, sans songer à être moins familier avec elle ; puis il n’avait plus reparu au pays que de loin en loin, et, remarquant que la beauté de la petite voisine ne tenait point les promesses de son enfance, il l’avait crue atteinte de quelque mal chronique et lui avait témoigné une amitié mêlée de sollicitude. Enfin il avait disparu cinq ans entiers, et, lorsqu’il vint s’établir définitivement à Dolmor, il retrouva sa filleule auprès de sa vieille mère, la consolant de son mieux et l’aidant à attendre le retour de l’enfant longtemps désiré.

Alors Marianne changea ses habitudes et ne vint plus tous les soirs amuser et soigner la vieille voisine ; elle choisit les jours où Pierre s’absentait ou bien ceux où, absorbé par quelque travail, il la faisait prier de venir faire la partie de madame André.

Cela durait depuis un an, et Pierre n’avait guère songé à étudier Marianne. Il était arrivé accablé de deux fardeaux également lourds, le dégoût d’un passé désillusionné et l’effroi d’un avenir vide de toute illusion. Il ne se dissimulait pas que sa vie, employée à s’abstenir de bonheur, allait être plus insupportable encore, s’il n’éteignait pas en lui d’une manière absolue jusqu’au rêve d’un bonheur quelconque. Il était résolu à se soumettre à sa destinée, à ne plus lutter contre l’impossible, à avoir l’esprit aussi modeste que le caractère, à se faire égoïste s’il pouvait en venir à bout, ou tout au moins positif, ami de ses aises, jaloux de sa sécurité, puisqu’il n’avait plus que ce bien à espérer, la certitude de ne pas mourir de faim et de froid au fond d’une mansarde ou d’anémie sur un lit d’hôpital.

Pourtant, depuis quelques jours, Pierre André était en proie à une sorte de fièvre. La création de sa maisonnette et de son jardin, qui l’avait absorbé et intéressé suffisamment jusque-là, était à peu près achevée. En outre, il avait reçu une lettre qui l’avait, on ne sait pourquoi, profondément troublé.