Marie (Auguste Brizeux)/Marie, VII

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MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 124-127).


Marie


 
Jamais je n’oublîrai cette immense bruyère
Où cheminant tous deux je disais à mon frère :
« Entends-tu ces regrets, et combien il est doux
D’avoir aimé, bien jeune, une enfant comme vous ;
Sur les monts, dans les prés, quand tout fleurit, embaume,
Ou dans l’église obscure, en récitant le psaume,
En face sur son banc de se voir chaque jour,
Le cœur plein à la fois de piété, d’amour ;
Les signes, les regards tout chargés de mollesse ;
Mille pensers troublants qu’il faut dire à confesse ;
Les projets d’être sage, et, dès le lendemain,
Un baiser qu’on se prend ou qu’on donne en chemin ?
Le sens-tu bien, mon frère ? Et lorsqu’en harmonie
Deux fois par la beauté l’âme au corps est unie,
Et qu’ensemble éveillés notre cœur et nos sens
Dans un divin accord résonnent frémissants,
De ces jeunes amours, dans le cœur le plus grave,
Il reste un souvenir qui pour jamais s’y grave,
Un parfum enivrant qu’on respire toujours,
Et les autres amours ne sont plus des amours. »

Et cependant, pourquoi ce pénible voyage ?
Aujourd’hui, dans quel but ? Et lorsque son image
M’est demeurée entière et charmante, pourquoi
Ternir ce pur miroir que je porte avec moi ?
Un teint brûlé du hâle, une tempe amaigrie,
Un œil cave, est-ce là mon ancienne Marie ?

C’était jour de dimanche et la fête du bourg :
On chantait dans l’église ; et dehors, alentour,
Sous le porche, la croix, les ifs du cimetière,
Mille gens à genoux récitaient leur prière ;
Parfois un grand silence, et tout à coup les voix
Éclataient, et couraient se perdre dans le bois ;
La messe terminée, à grand bruit cette foule
Sur la place du lieu comme une mer s’écoule ;
Alors appels joyeux, rires et gais refrains ;
Les voix des bateleurs et des marchands forains,
Le sonneur sur le mur proclamant ses criées ;
À ses bons mots sans nombre éclats, folles huées ;
Lui, d’un air goguenard, pressait les acheteurs,
Et pour un blé si beau gourmandait leurs lenteurs.
Dans l’auberge voisine enfin l’aigre bombarde
Qui sonne, les binioux à la voix nasillarde,
Les danseurs deux à deux passant comme l’éclair,
Et jetant en cadence un cri qui perce l’air.

Devant l’un des marchands, bientôt trois jeunes filles
Se tenant par la main, rougissantes, gentilles,
Dans leurs plus beaux habits, s’en vinrent toutes trois
Acheter des rubans, des bagues et des croix.
J’approchai. Faible cœur, ô cœur qui bats si vite,
Que la peine et la joie, et tout ce qui t’excite

Arrive désormais, puisque dans ce moment
Tu ne t’es pas brisé sous quelque battement !
— Marie ! — Ah ! c’était elle, élégante, parée ;
De ses deux sœurs enfants, sœur prudente, entourée :
Belle comme un fruit mûr entre deux jeunes fleurs.
Le passé, le présent, le sourire, les pleurs,
Tout cela devant moi ! Qu’elles étaient riantes,
Ces deux sœurs de Marie à ses côtés pendantes !
C’était Marie enfant ; je voyais à la fois
Mes amours d’aujourd’hui, mes amours d’autrefois,
Mon ancienne Marie encor plus gracieuse ;
Encor son joli cou, sa peau brune et soyeuse ;
Légère sur ses pieds ; encor ses yeux si doux
Tandis qu’elle sourit regardant en dessous ;
Et puis, devant ses sœurs à la voix trop légère,
L’air calme d’une épouse et d’une jeune mère.

Comme elle m’observait : « Oh ! lui dis-je en breton.
Vous ne savez donc plus mon visage et mon nom ?
Maï, regardez-moi bien ; car, pour moi, jeune belle,
Vos traits et votre nom, Maï, je me les rappelle.
De chez vous bien des fois je faisais le chemin.
— Mon dieu, c’est lui ! » dit-elle en me prenant la main.
Et nous pleurions. Bientôt j’eus appris son histoire :
Un mari, des enfants. C’était tout. Comment croire
À ce triste roman qu’ensuite je contai ?
Ma mère et mon pays, que j’avais tout quitté ;
Que dans Paris, si loin, rêvant de sa chaumière,
Je pensais à Marie, elle, pauvre fermière,
Que ce jour même au bourg j’étais en son honneur,
Et que de son mari j’enviais le bonheur :
Imaginations, caprices, fou délire

Qui glissait sans l’atteindre ou la faisait sourire !…
Il fallut se quitter. Alors aux deux enfants
J’achetai des velours, des croix, de beaux rubans,
Et pour toutes les trois une bague de cuivre,
Qui, bénite à Kemper, de tout mal vous délivre
Et moi-même à leur cou je suspendis les croix,
Et, tremblant, je passai les bagues à leurs doigts.
Les deux petites sœurs riaient ; la jeune femme,
Tranquille et sans rougir, dans la paix de son âme,
Accepta mon présent. Ce modeste trésor,
Aux yeux de son époux elle le porte encor ;
L’époux est sans soupçon, la femme sans mystère.
L’un n’a rien à savoir, l’autre n’a rien à taire.