Mark Twain - Les caravanes d’un humoriste

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Mark Twain - Les caravanes d’un humoriste
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 879-918).
MARK TWAIN

LES CARAVANES D'UN HUMORISTE

Life on the Mississipi, by Mark Twain. Boston, 1885 ; Jas. R. Osgood et Cie.

Depuis quelques années déjà le nom de Mark Twain s’est répandu en France[1] sans que le public fût bien précisément renseigné sur celui qui le porte. On avait su que, sous ce pseudonyme bizarre[2], se cachait un humoriste américain, Samuel Langhorne Clemens, dont les fantaisies abracadabrantes faisaient fureur aux États-Unis. On racontait sur son compte les anecdotes les plus singulières et les plus invraisemblables. Né en 1835, dans le Missouri, tour à tour imprimeur, pilote sur le Mississipi, secrétaire particulier d’un secrétaire général, mineur dans les placers du Far-West, reporter de journaux californiens, promenant partout son esprit turbulent et son audace froide de Yankee, il avait débuté, en 1867, comme écrivain comique, par des drôleries de courte haleine dont le succès avait été immense. Il y avait surtout une certaine histoire de grenouilles, devenue populaire de l’autre côté de l’Atlantique, et qui passait pour un pur chef-d’œuvre. Il n’en fallait guère davantage pour piquer la curiosité du public français, toujours à l’affût de cet oiseau rare qu’on appelle nouveauté. Certains audacieux essayèrent de traduire, — souvent même avec un incontestable talent, — quelques-unes de ces gaîtés d’outre-mer, et d’importer chez nous une nouvelle manière de rire avec commentaire à l’appui. Mal leur en prit ; le résultat de leurs efforts fut un échec presque complet. Les fusées du célèbre Américain firent long feu, les unes après les autres, devant nos Parisiens blasés. Son gros sel fut jugé trop dépourvu d’atticisme, et l’originalité de sa verve ne réussit pas à faire passer l’incohérence de ses conceptions. On trouva sa plaisanterie macabre, son esprit brutal, son tempérament plein de sécheresse. Ses exagérations voulues furent prises pour des symptômes d’aliénation mentale et, pour beaucoup de gens, Mark Twain devint une sorte d’échappé de Sainte-Anne, trop pressé de faire imprimer ses vieilles lunes.

Il y a là un malentendu très regrettable, et qui tient à un de ces préjugés traditionnels dont notre pays n’est pas assez avare. En France, on croit volontiers que la langue française est universelle ; que tout peut être traduit en français, et que si une traduction est ennuyeuse, la faute en est toujours à l’original. Ce sont là pourtant des propositions discutables et sur lesquelles il est injuste de fonder une condamnation comme celle dont on a frappé Mark Twain. Je voudrais essayer de revenir, par voie d’appel, sur ce jugement vraiment trop rigoureux, et d’obtenir pour l’auteur de Tom Sawyer un adoucissement à l’ostracisme dont il semble l’objet parmi nous.

Tout d’abord il faut reconnaître qu’il y a, dans toute littérature étrangère, des ouvrages qui supportent difficilement le passage d’une langue à l’autre ; il y en a même qui ne le supportent pas. Tels sont, par exemple, les ouvrages où le style prime l’idée, où la forme l’emporte sur le fond. Tels sont surtout ceux dont le point de départ est dans un certain pli du caractère national, dans une tournure d’esprit particulière à un pays ou à un peuple, dans une conception spéciale de la vis comica, limitée à un milieu restreint. C’est à cette catégorie qu’appartiennent les œuvres dictées par l’humour des races anglo-saxonnes, ces œuvres qui sont restées chez nous sans équivalens, où les élémens les plus disparates se rencontrent et se confondent, où se mélangent si curieusement le rire et les larmes, le trivial et le lyrique, le réalisme et la poésie. Il y a là toute une littérature, depuis le Tristram Shandy de Sterne et les fantaisies de Swift, jusqu’aux amères satires de Thackeray, qui compte peut-être plus de noms célèbres que le drame ou l’épopée. Depuis longtemps déjà on cherche à acclimater en France ces floraisons étrangères. On a beaucoup parlé de l’humour et des humoristes ; à maintes reprises on a essayé, sans réussir, de définir ce mot ambigu auquel nulle expression de notre langue ne correspond exactement. En dernier lieu, M. Taine, dans sa remarquable étude sur Carlyle, a vainement épuisé, à propos de ce substantif rebelle, toutes les ressources de son esprit pénétrant et de sa subtile analyse. Il n’a fait qu’éclairer certains côtés jusqu’ici restés dans l’ombre. Puis lorsque, de guerre lasse, on a voulu traduire, l’avortement a été bien plus complet encore. Aucune de ces diverses tentatives n’a donné le résultat qu’on en attendait ; et Voltaire avait grand’raison lorsqu’il disait, dans ses Lettres anglaises : « Pour bien comprendre M. Swift, il faut avoir fait un petit voyage dans son pays. »

C’est là qu’est la véritable explication de l’insuccès de Mark Twain en France, insuccès contredit par une renommée sans cesse croissante dans son pays. Adonné dès ses débuts à ce genre fugitif, insaisissable, qui s’échappe ou se volatilise au moment même où l’on cherche à le fixer, il a toujours vu ses ouvrages sortir exténués et vides des mains du traducteur. En outre, sa plaisanterie violente et sans mesure, son parti-pris de brutalité dans la pensée et dans le style, son mépris de toutes les délicatesses sociales, ses gaités souvent funèbres et forcées, tout, jusqu’à son langage argotique, contribuait à rendre sa réussite infiniment difficile dans le pays de Montaigne et de Voltaire. En France, le rire même a sa tenue et sa discrétion ; il y faut un certain art, des habiletés, des transitions et des ménagemens. On peut dire qu’au fond de tout lecteur français il y a un académicien qui sommeille ; or, le talent de Mark Twain n’a rien de commun avec le genre académique. Ajoutons qu’en certain endroit de ses œuvres, l’irrévérencieux Yankee s’est permis de s’amuser de nos faiblesses, d’éplucher nos travers et de railler notre politique et nos politiciens, nos faux grands hommes et nos petitesses trop vraies. Il a même été plus loin et ne s’est pas gêné pour tourner en ridicule certaines manifestations plus tapageuses qu’intelligentes, où l’art du charlatan se combine avec un patriotisme verbeux. En un mot, il a en le très grand tort de ne pas toujours prendre au sérieux la nation la plus spirituelle du monde. Faut-il s’étonner, après cela, que notre sympathie pour l’auteur des Innocents ait été mince et notre accueil peu chaleureux ?

Mais ce n’est pas tout. Notre public n’a pas cru devoir, en cette circonstance, déroger à ses traditions les plus chères. Après s’être fait en hâte, sur le compte de Mark Twain, une opinion où la légèreté avait sa bonne part, il a mis une ténacité remarquable à n’en rien changer. Il s’est acharné à ne voir dans l’œuvre de Mark Twain, — une douzaine de volumes, — que le côté grossier et funambulesque, les coups de tam-tam indispensables pour attirer la foule dans un pays où la démocratie n’a rien d’athénien. On a fait de lui, pour toujours, un charivariste obstiné, passant sa vie à débiter au poids des malices sans goût et des charges vulgaires. La vérité n’est pas là. Mark Twain n’est pas uniquement un amuseur incorrigible et perpétuel. Il y a en lui une nature à part, une originalité vraiment savoureuse, des talens et des qualités. C’est un observateur sagace et pénétrant, qui voit bien et raconte juste ; un voyageur infatigable, qui, tantôt fait défiler devant nous des pays étranges et inconnus, et tantôt apporte dans nos contrées un peu rebattues un élément de nouveauté et d’imprévu. Ses descriptions sont presque toujours intéressantes et pleines d’exactitude, ses jugemens marqués au coin du bon sens et libres de toute influence banale, de toute entrave conventionnelle. Le poncif n’entre pour rien dans cette nature indépendante et fougueuse, dont tous les ressorts sont neufs. Quand il lui arrive, plus souvent qu’on ne croirait, de traiter sérieusement un sujet, ses renseignemens sont nets et précis, puisés aux meilleures sources, et d’une authenticité irréprochable. Mais, alors même qu’il y introduit cette pointe de fantaisie drôlatique dont il a coutume et à laquelle il ne renonce guère complètement, l’intérêt de son récit reste toujours sa première préoccupation et ne tend jamais à disparaître derrière une plaisanterie vide et sans but.

Ce qu’il y a donc de meilleur jusqu’à présent dans l’œuvre de Mark Twain, en dehors de son exquise idylle, les Aventures de Tom Sawyer, ce sont ses voyages et ses fortunes de ter mer. Jamais écrivain, de mémoire d’homme, n’a tant couru le monde, toujours voguant et roulant, et tenant sans cesse sa lorgnette irrespectueuse braquée sur les hommes et les choses. Dans Roughing it et dans les Innocents at home, il avait donné un aperçu de ses débuts dans la carrière agitée du touriste professionnel. Dans a Tramp abroad, il nous a rendu avec sa verve endiablée les impressions d’un Yankee égaré au milieu des ruines de nos civilisations antiques. Hier, il revenait à son pays et à son premier thème, et dans les deux volumes intitulés Life on the Mississipi, il racontait en détail les péripéties de sa rude et sauvage adolescence, l’éducation d’un pilote à bord des grands steamers qui couraient le long du fleuve, toutes les gloires et toutes les émotions de cette navigation périlleuse, aujourd’hui réduite à sa plus simple expression. C’était une race d’hommes à part que ces marins d’eau douce, affronteurs de dangers devant lesquels le loup de mer le plus endurci eût reculé peut-être. Leur océan, pour plus étroit, n’en avait pas moins ses tempêtes et ses naufrages, plus meurtriers peut-être et plus fréquens. Mark Twain a mis à nous rendre la physionomie des hommes et du fleuve tout l’intérêt que chacun porte aux choses de son passé. Il a donné dans son livre une partie de lui-même, ce qui en fait une œuvre attrayante et vivante. Nul avant lui n’avait parlé avec tant d’amour et de détail de ce « Père des eaux » dont M. de Chateaubriand nous a légué un portrait plus magnifique que ressemblant. En France, s’il faut en croire la réputation qui nous est faite, plus d’un, de nos jours encore, bornerait son érudition géographique sur le cours du Mississipi aux pages les plus solennelles de l’auteur d’Atala. Il ne sera peut-être pas inutile d’évoquer aux yeux de notre public une conception différente du vieux Meschacébé. Elle sera moins lyrique et moins retentissante, mais aussi moins creuse et moins vague ; elle sera aussi plus vraie, de cette vérité vivifiante sans laquelle un livre n’existe pas. — J’ai cherché dans les pages suivantes à dégager l’essence de cet ouvrage, curieux à tant d’égards. Peut-être le lecteur y trouvera-t-il quelque surprise, et en même temps quelque profit[3].


I. — LE FLEUVE ET SON HISTOIRE.

Dans l’aristocratie des fleuves, le Mississipi tient le premier rang. C’est un de ceux qui prêtent le plus à l’écrivain et qui offrent le plus d’intérêt au lecteur. A tous les points de vue, il est très remarquable. En comptant le Missouri, son affluent principal, c’est le plus long cours d’eau du monde entier : 4,300 milles. C’est en même temps le plus crochu, puisqu’on certains endroits de son parcours il emploie en zigzags une longueur de 13,000 milles, alors que la ligne droite n’en supposerait que 675. Son volume d’eau est trois fois plus considérable que celui du Saint-Laurent, vingt-cinq lois plus fort que celui du Rhin, et trois cent trente-huit fois plus fort que celui de la Tamise. Son bassin est le plus vaste de la terre[4], il comprend vingt-huit états ou territoires, depuis celui de Delaware, qui touche à l’Atlantique, jusqu’à celui d’Idaho, qui avoisine le Pacifique. Il reçoit cinquante-quatre affluens navigables à la vapeur, et quelques centaines qui sont flottables. Il arrose une surface qui contiendrait à la fois le royaume-uni, la France, l’Espagne et le Portugal, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et la Turquie.

Le Mississipi a encore ceci de remarquable, qu’au lieu d’aller s’élargissant vers son embouchure, il se rétrécit au contraire, et devient plus profond. Depuis la jonction de l’Ohio jusqu’à moitié chemin du golfe du Mexique, la largeur moyenne du fleuve est de 1 mille pendant les hautes eaux. Au-delà, elle va diminuant régulièrement jusqu’aux Passes, un peu au-dessus de la bouche, où elle n’est plus que d’un demi-mille. A son point de rencontre avec l’Ohio, la profondeur du Mississipi est de quatre-vingt-sept pieds ; aux Passes, elle est de cent vingt-neuf pieds. Annuellement, le fleuve décharge dans le golfe du Mexique quatre cent six millions de tonnes de boue, ce qui justifie le nom de « grand égout » dont l’a baptisé le capitaine Marryatt. Cette boue, solidifiée, ferait une masse de 1 mille carré en étendue, et d’une hauteur de deux cent quarante et un pieds. Un pareil dépôt, bien entendu, arrive à augmenter continuellement la terre ferme à l’embouchure ; mais cette augmentation est très lente. Depuis deux cents ans, la Louisiane n’a encore gagné de ce chef qu’un tiers de mille environ. Or, les savans prétendent que l’embouchure était autrefois à Bâton-Rouge, à l’endroit où s’arrêtent les collines ; les 200 milles de terre ferme qui séparent ce point de l’embouchure actuelle représenteraient le travail du fleuve. Ceci donnerait au pays l’âge respectable de cent vingt mille ans ; encore serait-il le cadet de toute la vallée. — Il faut ajouter, il est vrai, que, si le Mississipi met longtemps à bâtir un sol nouveau dans le golfe, où les courans viennent contrarier son œuvre, il y a tel point de son parcours où il arrive bien plus rapidement à des résultats extraordinaires. Par exemple, l’Ile du Prophète, il y a trente ans, couvrait environ quinze cents acres ; le fleuve, depuis, y a ajouté plus de sept cents acres d’alluvions.

Le Mississipi, enfin, est le plus remuant des fleuves. Il est sans cesse en mouvement, cherchant à raccourcir et à redresser son cours. A chaque instant, il saute par-dessus d’étroites bandes de terrain, rectifiant ainsi ses courbes les plus folles. Il lui est arrivé de regagner de la sorte une trentaine de milles d’un seul coup, laissant à sec des villes et des districts entiers. Autrefois, par exemple, la ville de Delta se trouvait à 2 milles au-dessous de Vicksburg ; il s’est produit dernièrement un de ces cut-offs qui modifient le cours du fleuve, et Delta est aujourd’hui à 2 milles au-dessus de Vicksburg. On conçoit combien le Mississipi est gênant comme frontière administrative. Un riverain peut très bien s’endormir dans l’état de Mississipi, et, si le fleuve pendant la nuit a pris un de ces raccourcis dont il a l’habitude, se réveiller dans la Louisiane ; ce qui embrouille les juridictions et dérange les habitudes. Avant la guerre de la sécession, il n’en eût pas fallu davantage, entre le Missouri et l’Illinois, pour faire un homme libre d’un esclave. Le fleuve, au reste, ne se contente pas des cut-offs à l’aide desquels il abrège son chemin ; il change également de fit lorsqu’il lui plaît, et s’en creuse un nouveau à gauche ou à droite de l’ancien. A Hard Times, dans la Louisiane, la rivière coule à l’ouest de l’endroit où elle coulait autrefois ; et la différence est d’environ 2 milles. Presque toute la partie du fleuve qui fut parcourue par les premiers explorateurs, il y a deux cents ans, est maintenant à sec, sur une longueur de 1,300 milles. Le fleuve passe, à présent, tantôt à droite, tantôt à gauche.

L’histoire du Mississipi n’est pas moins curieuse. Elle présente, à bien des reprises différentes, de singulières alternatives, des périodes successives de sommeil et d’activité, de succès bruyans et de déroutes imprévues. C’est en 1542 que le premier représentant de la race blanche, l’Espagnol de Soto, jeta les yeux sur les bouches de notre fleuve. On fait volontiers à l’Amérique le reproche d’être un pays trop nouveau, et de n’avoir dans le passé aucune de ces attaches séculaires qui prêtent aux contrées européennes leur poésie et leur charme légendaire. Le reproche, bien que fondé en partie, n’est pas absolument juste ; et il n’est pas inutile d’assigner par quelques rapprochemens précis, sa place et sa valeur réelle à cette première date de l’histoire des États-Unis. Ainsi, lorsque de Soto découvrit le Mississipi, il faut se rappeler que Charles-Quint atteignait l’apogée de son règne, que Catherine de Médicis et Elisabeth d’Angleterre étaient encore des enfans ; Marie Stuart allait naître. La religion traversait la grande crise de la réforme. Luther avait encore quatre ans à vivre, Calvin florissait à Genève, Henry VIII organisait en Angleterre son église et son harem. Le concile de Trente allait se réunir, et l’inquisition pratiquait en liberté ses pieuses tortures. Partout les questions de conscience se tranchaient à l’aide du fer et du feu. Le dernier coup de pinceau de Michel-Ange n’était pas encore sec sur son Jugement dernier ; Marguerite de Navarre écrivait l’Heptaméron ; Don Quichotte n’était pas encore sorti de la tête de Cervantes ; Rabelais était à peine publié, et Shakspeare était encore à naître. On voit qu’à bien prendre les choses, cette date, insignifiante au premier abord, est au fond très respectable, et que l’Amérique n’est pas tout à fait aussi neuve qu’on le pense.

De Soto ne fit qu’entrevoir le Mississipi ; il mourut sur ses bords, et son corps fut confié au fleuve par les survivans de son expédition, où l’on comptait en nombre presque égal des prêtres et des soldats. On pouvait espérer que le récit de leur voyage piquerait la curiosité de leurs compatriotes. Il n’en fut rien. Personne n’y prit le moindre intérêt ; et cent trente ans s’écoulèrent avant qu’un second représentant de la race blanche vint visiter de nouveau le Mississipi. De nos jours, et c’est le mérite de notre époque, on ne laisse pas s’écouler d’aussi longs intervalles entre les explorations d’un pays merveilleux. Si quelqu’un venait à découvrir une rade dans les environs du pôle nord, l’Europe et l’Amérique se hâteraient d’y envoyer une quinzaine d’expéditions, toutes plus coûteuses les unes que les autres. La première aurait pour but d’étudier à fond cette rade inattendue, et les quatorze suivantes, de chercher la première.

En un mot, il y avait déjà cent cinquante ans que la côte de l’Atlantique était colonisée, lorsqu’on songea enfin au Mississipi. Les Anglo-Américains de la côte, les Français du Canada, les Espagnols du Sud en avaient également, par les Indiens, des notions peu précises il est vrai, mais qui pourtant concordaient entre elles. A peine pouvait-on vaguement deviner sa direction et son importance. Mais cette obscurité même dont s’enveloppait le grand fleuve ne réussissait pas à éveiller dans le public cet attrait qui fait naître les recherches. Enfin, le Français La Salle eut l’idée d’aller à la découverte de cette rivière mystérieuse. Il se fit accorder par Louis XIV des privilèges très étendus, entre autres celui d’explorer à son gré, de bâtir des forts, de délimiter tels territoires qu’il lui conviendrait et de les offrir au roi, en conservant à sa charge toutes les dépenses. En échange, on lui concédait certains bénéfices, tels que le monopole des peaux de buffles. Il lui en coûta plusieurs années et presque toute sa fortune pour préparer son expédition. Il avait établi un fort sur l’Illinois et s’épuisait à de pénibles excursions préliminaires entre ce fort et Montréal.

Mais, comme il arrive toujours lorsqu’un homme s’empare d’une idée, il se trouva qu’au bout d’un certain temps La Salle eut des concurrens qui réussirent d’abord mieux que lui. En 1673, Joliet, un marchand, et Marquette, un prêtre, traversèrent le pays et atteignirent les bords du Mississipi. Ils arrivèrent par les grands lacs et suivirent, en pirogue, la Fox-River et le Wisconsin. Marquette avait fait vœu, lors de la fête de l’Immaculée-Conception, s’il arrivait à découvrir la grande rivière, de la baptiser du nom de Conception, en l’honneur de la vierge Marie ; il tint parole. Le 17 juin 1673, Joliet et Marquette parvinrent à la jonction du Wisconsin avec le Mississipi. Devant eux, un courant rapide croisait leur route, et le large fleuve descendait, contournant d’imposantes hauteurs couvertes d’épaisses forêts. Ils allèrent vers le sud, à travers une solitude immense où ne se révélait aucune trace humaine. Ils s’avançaient prudemment, mettant pied à terre chaque soir pour faire cuire leur repas ; puis, se rembarquant, ils avançaient un peu plus loin et jetaient l’ancre, ayant soin de mettre un des leurs en sentinelle. Ils voyagèrent ainsi quinze jours durant, sans rencontrer âme qui vécût. Au bout de ce temps, ils aperçurent, dans le sable du rivage, des empreintes humaines ; il les suivirent ; et, malgré les préjugés répandus sur le compte des Indiens, furent accueillis par eux avec beaucoup de bienveillance. Ces sauvages allèrent même jusqu’à enlever leur dernier haillon, par esprit de coquetterie sans doute, et obligèrent leurs hôtes à avaler force victuailles bizarres (entre autres du chien), en introduisant les morceaux de choix dans leur bouche avec des doigts qui ignoraient l’usage des gants.

Les hardis explorateurs continuèrent ensuite leur route. Ils parvinrent à l’endroit où le Missouri verse dans notre fleuve un torrent de boue jaunâtre, dont les flots bouillonnans entraînent mille débris arrachés aux rivages d’alentour, ils dépassèrent aussi l’embouchure de l’Ohio, traversèrent des marais pleins de roseaux et de moustiques, et se trouvèrent enfin dans des régions plus méridionales, où le soleil les brûlait à travers l’ombre insuffisante des tendelets qu’ils avaient essayé d’organiser. Ils avaient à peine, de temps en temps, l’occasion d’échanger quelques civilités avec les rares tribus d’Indiens. Ils finirent par atteindre ainsi l’embouchure de l’Arkansas un mois environ après leur départ. Là, l’accueil fut moins satisfaisant au premier abord, et les sauvages s’élancèrent sur eux en poussant le cri de guerre. Par bonheur, l’intervention de la Vierge vint à propos modifier les dispositions sanguinaires de ces peuplades naïves, il n’y eut point de combat et tout se passa en conversations. Joliet et Marquette s’imaginaient d’ailleurs avoir assez fait ; ils se crurent arrivés au terme du voyage et s’en retournèrent au Canada porter la nouvelle de leur succès.

Pourtant, ils n’avaient pas encore prouvé que le Mississipi, comme ils le croyaient, se jetait dans le golfe du Mexique et non pas dans l’Atlantique. A La Salle était réservé l’honneur d’achever ce qu’ils avaient si bien commencé. Le malheureux explorateur avait été indéfiniment retardé par mille misères et mille mécomptes inattendus. Enfin, dans les derniers mois de 1681, il réussit à se mettre en route. Il avait pour lieutenant Henri de Tonty, fils de l’inventeur de la tontine, et leur escorte se composait de vingt-trois Français et de dix-huit Indiens de la Nouvelle-Angleterre. Ils descendirent l’Illinois sur la glace, suivis de leurs pirogues sur des traîneaux. Au lac de Peoria, ils trouvèrent de l’eau et ils lancèrent leurs pirogues vers le sud. Ils traversèrent ainsi des champs de glace flottante, atteignirent le fleuve, dépassèrent à leur tour les embouchures du Missouri et de l’Ohio ; et, le 24 février, après avoir franchi la région des vastes déserts marécageux, ils s’arrêtèrent à l’endroit appelé Third-Chickasaw-Blufls, où ils bâtirent le fort Prudhomme. Ils se rembarquèrent ensuite et continuèrent à descendre le fleuve. Ils atteignaient enfin le pays du printemps ; les grandes forêts verdoyaient de tous côtés ; l’air était tiède, les fleurs s’ouvraient et la nature se révélait plus clémente. Ils arrivèrent, eux aussi, à l’embouchure de l’Arkansas, où La Salle parvint à apaiser les Indiens, comme l’avait fait Marquette. Puis, à la grande admiration de ces naïfs sauvages, il érigea une croix portant les armes de France et prit possession, au nom de son roi, de toute la contrée, pendant que son chapelain sanctifiait d’un Te Deum un acte qui de nos jours passerait pour un gigantesque brigandage.

Ce jour-là, le royaume de France prit, sur parchemin, des dimensions inattendues. Tout le bassin du Mississipi, depuis ses sources naissant dans les glaces du nord jusqu’aux rives brûlantes du golfe du Mexique, depuis les sommets boisés des Alleghanys jusqu’aux pics dénudés des Montagnes-Rocheuses, en y ajoutant les plaines fertiles du Texas, toute cette région de savanes et de forêts, de déserts desséchés et de vertes prairies, arrosée par des centaines de rivières, habitée par des milliers de peuplades guerrières, tout cela passa d’un seul coup sous le sceptre du sultan de Versailles par la simple volonté d’un seul homme, dont la voix s’éteignait à quelques centaines de mètres. Il y avait là, on y joignant le Canada, tout un empire que les siècles suivans se chargèrent d’émietter jour par jour, heure par heure, et dont le dernier lambeau, la Louisiane, fut vendu, en 1803, par Napoléon, en un jour de pénurie, pour la somme de 80 millions de francs !

Mais La Salle ne se contentait pas de ce premier résultat. Il voulut aller jusqu’à la mer en suivant ce fleuve, qu’il avait fait sien. Il continua à descendre vers le sud, passa devant l’emplacement de Vicksburg et de Grand-Gulf, visita un puissant monarque indien du pays de Teche, eut également diverses entrevues avec les Natchez et finit par atteindre les bouches du Mississipi. Sa tâche était finie ; il partit pour le Texas, où il ne tarda pas à périr, traîtreusement assassiné.

Soixante-dix années s’écoulèrent encore ayant que les rivages du Mississipi fussent peuplés par la race blanche, et cinquante autres avant que le fleuve fût employé à un transit commercial quelconque. Un jour vint pourtant où on lui fit porter quelques grands bateaux à quille plate et des chalands pleins de lenteur. Ces bateaux descendaient à la voile jusqu’à la Nouvelle-Orléans, changeaient leur cargaison et remontaient à la perche, ce qui constituait une navigation des plus fastidieuses. Il fallait quelquefois neuf mois pour l’aller et le retour. Ce commerce rudimentaire alla se développant peu à peu et finit par occuper toute une population très brave, mais grossière, qui ne manquait pourtant pas de côtés pittoresques. Puis le bateau à vapeur fit son apparition. En peu de temps, il absorba tout le commerce du fleuve, et le matelot des chalands dut changer de profession. Ce fut vers cette époque que j’entrai dans la vie.


II. — L’APPRENTISSAGE ET LA VIE DU PILOTE.

Dans mon enfance, j’habitais le village d’Hannibal, dans le Missouri, et nous n’avions, mes camarades et moi, qu’une seule véritable ambition, celle d’appartenir à l’équipage d’un bateau à vapeur. Je dis véritable, parce que, comme tous ceux de notre âge nous en avions d’autres, mais à l’état passager. Quand un cirque ambulant venait visiter nos parages, il nous laissait tous pénétrés du désir de devenir clowns. La vie de saltimbanque nous paraissait également avoir des avantages, et nous étions convaincus que peut-être, si nous étions bien sages, la Providence ferait de nous des pirates. Mais ces divers appétits étaient sans durée, et l’idée seule de monter sur un bateau à vapeur les faisait disparaître. Mon père était juge de paix, et je croyais sincèrement qu’il avait droit de vie et de mort sur tout le monde. Il y aurait en là de quoi satisfaire mon amour-propre, mais j’étais trop épris de la navigation en eau douce pour accorder la moindre importance à cette origine aristocratique.

Je vois encore l’effet produit sur notre tranquille village du bord de l’eau par l’arrivée du bateau à vapeur. Je reconnais les maisons blanches endormies dans le soleil d’été, les rues presque vides ; sur le rivage, devant les magasins, un ou deux commis, leurs chaises appuyées contre la muraille, dorment, le chapeau sur les yeux ; une truie et ses petits flânent le long du trottoir et font d’excellentes affaires dans les tas d’écorces de melon. Sur le quai, l’ivrogne traditionnel ronfle à plat, à côté de deux ou trois grands chalands sous lesquels l’eau clapote doucement. Puis, en avant, le fleuve immense, qui réfléchit le soleil comme un miroir de métal ; et, sur l’autre rive, la forêt qui s’étend verdoyante. Tout à coup, un filet de fumée noire paraît à l’horizon. Un charretier nègre, célèbre par la portée de sa voix, crie à pleins poumons : « Voilà le bateau ! » — En un clin d’œil, la scène change : les commis s’éveillent, l’ivrogne se secoue, des charrettes accourent avec fracas, toutes les maisons s’ouvrent pour laisser sortir la foule, et la ville, morte tout à l’heure, s’agite comme prise de folie. Voitures, charrettes, hommes, enfans, tout s’entasse sur le quai. Tout le monde a les yeux rivés sur le bateau, comme si on le voyait pour la première fois. C’est d’ailleurs un assez joli modèle du genre. Il est long et pointu et coquettement arrangé. Il a deux hautes cheminées entre lesquelles est accrochée une large devise dorée ; la chambre des pilotes, qu’on dirait faite de verre et de pain d’épices, est perchée tout au sommet, à l’arrière. Les roues tournent dans un cadre multicolore ; les trois étages de ponts sont entourés de balustrades blanches et fraîches, sur lesquelles s’appuient les passagers. Le capitaine, calme et imposant, lève la main, une cloche sonne, les roues s’arrêtent, puis tournent en arrière, faisant jaillir en tous sens des flots d’écume blanche, et le steamer accoste. Alors, le tapage augmente ; une lutte s’établit pour monter ou descendre, pour décharger le fret et l’embarquer, et le second rétablit l’ordre à l’aide d’un torrent de jurons. Dix minutes plus tard, le steamer s’éloigne de nouveau, sans tant de bruit, et la ville se rendort jusqu’à la prochaine occasion.

Un si émouvant spectacle faisait battre tous nos jeunes cœurs et mettait nos têtes à l’envers. Un de nos camarades s’échappa un beau matin. Pendant longtemps on n’entendit plus parler de lui ; puis, un jour on le vit reparaître en qualité d’apprenti mécanicien sur un steamer. Ma vertu, déjà chancelante, ne résista pas à ce dernier coup. Ce garçon avait été notoirement dissipé et fautif ; moi, au contraire, je passais pour être très sage ; pourtant c’était à lui que la vie prodiguait ses faveurs, pendant qu’elle me laissait dédaigneusement végéter dans un coin. Ce héros d’ailleurs était insupportable à force de sotte vanité. Ses habits étaient toujours noirs et graisseux, son langage hérissé de mots techniques. Il parlait à chaque instant du « bâbord » d’un cheval ou d’une voiture. Il racontait indéfiniment ses voyages, et portait une ceinture de cuir qui le dispensait d’avoir des bretelles. Il advint qu’un jour son bateau sauta. Ce fut pour nous tous un grand soulagement, car nous avions fini par le prendre en haine. Mais la semaine d’après, nous le vîmes arriver, tout couvert de blessures et de compresses, ce qui lui donnait l’air plus héroïque que jamais, et nous nous crûmes en droit de critiquer la Providence, qui faisait preuve de tant de partialité à son égard.

Le résultat d’une si belle carrière, fournie sous nos yeux par un de nos moins brillans camarades, ne se fit guère attendre. L’un après l’autre, tous les garçons du village s’envolèrent du côté de la rivière. Le fils du pasteur devint mécanicien. Les fils du docteur et du maître de poste se firent « commis de dehors ; » plusieurs autres devinrent pilotes, c’était là une des plus belles positions et des plus enviées. Même à cette époque primitive, où les appointemens n’atteignaient pas de bien gros chiffres, ceux des pilotes passaient pour princiers. Ils touchaient de cent cinquante à deux cent cinquante dollars par mois, en dehors de leur entretien. C’était un métier plus lucratif, à coup sûr, que celui de prédicateur. Bientôt il ne resta plus au village que ceux dont la vocation était combattue par une famille récalcitrante. J’étais du nombre ; mais je finis par ne plus pouvoir y tenir, et, un soir d’été, je m’échappai sans dire gare.

Mes débuts furent peu encourageans. Je me rendis d’abord à Saint-Louis, où j’essayai en vain d’aborder un pilote, quel qu’il fût. Je n’eus que des rebuffades ou des avanies. Je résolus alors d’aller jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Il me restait une trentaine de dollars ; il m’en coûta seize pour retenir ma place à bord d’un vieux sabot baptisé le Paul-Jones, qui mit deux semaines à faire le trajet entre Cincinnati et la Nouvelle-Orléans. Encore faut-il en déduire quatre jours pendant lesquels le bateau fut arrêté sur un rocher, aux environs de Louisville. Cette longue traversée me donna l’occasion de faire connaissance avec l’un de nos pilotes qui me montra comment on se servait du gouvernail, ce qui acheva de me faire perdre la raison. Arrivé à la Nouvelle-Orléans, j’entamai le siège de mon pilote, et après trois jours de lutte, il capitula. Il fut convenu qu’il m’enseignerait le métier, moyennant une somme de cinq cents dollars que je lui paierais sur mes premiers appointemens. J’entreprenais ainsi de me mettre dans la tête treize cents milles environ du grand Mississipi, sans me douter de ma propre outrecuidance. Si j’avais su ce dont il s’agissait, je n’aurais probablement pas en le courage de commencer. Mais je croyais que le rôle du pilote se bornait à empêcher son navire de sortir de l’eau, et je ne m’imaginais pas que la chose fût bien difficile, vu la largeur de la rivière.

Le Paul-Jones, son séjour terminé, remontait vers Saint-Louis. Il quittait la Nouvelle-Orléans vers quatre heures, et nous étions de service jusqu’à huit. M. Bixby, mon patron, mit le navire en route, puis me montrant la rangée de steamers qui s’allongeait auprès de la jetée, il me fit signe.

Allons, me dit-il, en avant, et arrangez-vous pour me frôler ces bateaux-là le plus près possible.

Je pris la roue. Le cœur me battait très fort, car il me semblait que nous étions déjà bien trop près de la ligne des steamers, et que nous allions leur enlever à chacun un morceau. Au bout d’une minute, j’étais couvert d’une sueur froide, et je crus faire preuve de jugement en faisant dévier un peu le bateau du côté opposé. A peine avais-je eu le temps de mettre le navire en sûreté, que la roue me fut arrachée des mains. M. Bixby l’avait reprise, et, revenant sur mes pas, me traitait sévèrement de poltron. Quand il se fut calmé, il m’expliqua que dans un fleuve, le courant est plus fort au milieu que sur les bords, ce qui fait qu’en remontant il faut tenir le navire le plus près possible de la rive. Je résolus alors de n’exercer mon nouveau métier qu’à la descente, et en remontant, d’abandonner le navire aux gens pour qui la prudence n’est qu’un vain mot.

M. Bixby d’ailleurs passait son temps à me nommer certains endroits devant lesquels nous passions.

— Voilà Six-Mile Points, me disait-il.

J’approuvais, sans comprendre bien au juste où il voulait en venir. Au fond, cette conversation me paraissait manquer d’intérêt. Tous ces points étaient presque au niveau de la rivière ; ils se ressemblaient tous entre eux, et n’ajoutaient rien au paysage. J’aurais préféré que M. Bixby changeât de sujet. Mais il n’en changeait pas, au contraire. Une ou deux fois, il me donna la roue ; mais je n’avais pas de chance ; je m’arrangeais toujours pour me cogner aux plantations de cannas à sucre, ou pour m’en aller vers le milieu de la rivière, ce qui me valait, de la part de mon patron, tout autre chose que des éloges. A huit heures, notre service fini, j’avalai bien vite mon souper pour m’aller coucher. Je dormais délicieusement, lorsque, au premier coup de minuit, la lumière d’une lanterne m’arriva dans les yeux et me força de les ouvrir. C’était le veilleur de nuit.

— Allons, debout ! me dit-il.

Et il s’en fut. Je ne comprenais rien à ce procédé bizarre ; aussi, après un moment de réflexion, je repris mon sommeil interrompu. Le veilleur ne fut pas long à revenir, et, cette fois, il se montra bourru. Pour le coup je me fâchai.

— Pourquoi venez-vous m’ennuyer ? demandai-je. Est-ce qu’on réveille le monde au milieu de la nuit, à présent ? Je ne vais peut-être plus pouvoir me rendormir. Allez au diable !

Le veilleur me parut stupéfait. Sa surprise était telle, qu’il ne trouva même pas un juron.

— Ah ! bien, par exemple ! .. dit-il.

Et il sortit. Quelques instans après, M. Bixby faisait son apparition dans ma cabine, et trois secondes plus tard, j’escaladais lestement le petit escalier qui conduisait à la chambre du pilote, sans avoir pris le temps de mettre tous mes habits. M. Bixby me suivait de près, commentant les événemens de la façon la plus cuisante. C’était tout nouveau pour moi, ce réveil au milieu de la nuit pour s’aller mettre au travail. Je savais bien que les bateaux marchaient toujours ; mais jamais il ne m’était venu à l’idée qu’il fallût quelqu’un pour les conduire dans l’obscurité. Le métier de pilote se révélait à moi sous un aspect nouveau, et je lui trouvais moins de charme.

M. Bixby allait et venait tout autour de la roue, sans avoir presque l’air d’y toucher. Tout à coup, il se tourna vers moi :

— Comment appelez-vous le premier point au-dessus de la Nouvelle-Orléans ?

La réponse me parut très facile.

— Sais pas, dis-je.

— Vous ne savez pas ? reprit-il d’une voix terrible. Vraiment ! Et le second ?

— Je… je l’ai oublié.

— Oublié ? Ah ça, dites-moi donc, pourquoi croyez-vous que j’ai pris la peine de vous dire tous ces noms-là ?

— Je… je croyais que c’était pour causer.

Cette malencontreuse réplique joua le rôle de la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il s’éleva comme une tempête dans la chambre du pilote. M. Bixby était dans une fureur bleue, au point d’en être aveugle, je crois, car le navire frôla brutalement un chaland qui descendait. Ceux qui le montaient laissèrent échapper une volée de jurons à notre adresse. C’était tout ce que voulait M. Bixby ; il avait enfin trouvé à qui parler. Ouvrant un vasistas, il passa la tête au dehors, et il s’ensuivit un dialogue aussi difficile à reproduire que précis dans ses termes. Plus le chaland s’éloignait, plus la voix de M. Bixby s’élevait, et plus ses adjectifs prenaient de couleur et de poids. Quand il referma la fenêtre, il était à peu près soulagé.

— Mon garçon, me dit-il en revenant à moi, il faudra avoir un agenda et vous donner la peine d’y inscrire ce que je vous dirai. Le seul moyen de faire un bon pilote, c’est de savoir toute la rivière par cœur.

Cette révélation me remplit d’amertume, car ma mémoire était la plus inculte de toutes mes facultés. Il fallut pourtant se mettre à l’œuvre, et je ne tardai pas à faire quelques progrès. En arrivant à Saint-Louis, je commençais à savoir à peu près gouverner un bateau, en montant, pendant la journée, bien entendu, car la nuit je n’y voyais pas encore grand’chose. Mon agenda était aussi plein de renseignemens que ma tête en était vide. D’ailleurs, à Saint-Louis, M. Bixby quitta le Paul-Jones et fut engagé à bord d’un grand steamer qui s’en retournait à la Nouvelle-Orléans. Je l’y suivis. C’était un beau navire, tout flambant neuf, de dimensions considérables, et dont la décoration me parut somptueuse. La chambre même des pilotes était comme un salon, avec ses rideaux rouge et or, son merveilleux sofa, ses coussins de cuir et son plancher couvert d’un éclatant tapis de linoline, sur lequel s’étalaient des crachoirs mirifiques, remplaçant la vulgaire boite à sciure de bois que j’avais connue à bord du Paul-Jones. Nous avions même un garçon noir et crépu, mais pourvu d’un tablier blanc, spécialement attaché à notre service. Je passai les premières heures à parcourir le bateau en tous sens ; je me croyais arrivé au commencement de la félicité, et je me voyais déjà chargé de la conduite de ce chef-d’œuvre de notre marine.

Malheureusement, comme je rejoignais mon patron, nous sortions de Saint-Louis, et le cœur me manqua. Je voyais bien que je ne comprenais plus rien à cette exécrable rivière. Certes, si j’avais suivi mon agenda en remontant, j’aurais encore pu me tirer d’affaire, Mais nous descendions et je n’en savais pas plus long que le premier jour. Il fallut se remettre à l’œuvre, et ce fut long. Cependant, au bout d’un certain temps, j’arrivai à me farcir la tête d’une quantité de noms : lies, villes, points, chutes, cut-offs, etc., devant lesquels nous passions. Cette nomenclature, que je savais par cœur dans les deux sens, me donna une certaine suffisance. Mon amour-propre endormi se réveilla et je reprenais peu à peu tout mon aplomb. Mais j’avais compté sans M. Bixby, dont l’œil de lynx voyait clair dans mes plus intimes pensées.

— Comment la rivière est-elle faite à Walnut-Bend ? me demanda-t-il brusquement un matin.

Il aurait aussi bien pu me demander la chronologie des rois asmonéens. Après avoir réfléchi, je répondis avec respect que je n’en savais rien, ce qui me valut un nouvel orage. Mais je commençais à connaître mon patron et je savais que sa colère n’était pas éternelle. J’attendis, et il se calma peu à peu.

— Mon garçon, me dit-il enfin, il faut savoir par cœur la forme de la rivière. C’est la seule manière de pouvoir conduire un navire la nuit sans broncher. Quand vous étiez chez vos parens, vous saviez vous diriger dans une pièce obscure, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est la même chose ; seulement il faut savoir cela sans hésiter. Ainsi, par exemple, quand la nuit est très claire et la lune dans son plein, les ombres sont si noires que, si vous ne connaissez pas très bien la configuration d’un rivage, vous êtes tenté de prendre le large à chaque instant. Vous croyez voir un cap très solide là où il n’y a que l’ombre d’un vieux tronc. Au contraire, si la nuit est sombre, les rivages des deux côtés font l’effet d’être en ligne droite, et vous iriez donner sur la berge sans vous en douter. Enfin, si vous avez affaire à un joli brouillard, comme il y en a par ici, les rivages n’ont plus aucune ferme, à proprement parler. Vous voyez donc bien qu’il faut savoir par le menu tous ces détails…

— Mais, au nom du Seigneur, interrompis-je, faut-il donc apprendre le paysage par cœur, dans chacune de vos hypothèses ?

— Non ; il faut seulement savoir à fond comment est fait le fleuve, de façon à vous diriger sans avoir besoin de regarder autour de vous.

— Mais au moins, une fois que je le saurai, je n’aurai plus à m’en occuper, n’est-ce pas ? Les choses resteront ce qu’elles sont…

Avant que M. Bixby eût pu me répondre, son confrère, M. W…, entra.

— Dites donc, Bixby, lui cria-t-il, il faudra faire attention sur toute la longueur de l’île du Président ; les berges s’en vont par morceaux et le rivage ne se ressemble plus.

J’étais fixé. Je comprenais bien désormais que, pour être pilote, il faut en apprendre aussi long que n’importe qui, et, de plus, que l’éducation d’un pilote se continue toute sa vie. Je me remis au travail avec mélancolie, et jamais leçon ne me parut plus longue et plus pénible. J’en sortais à peine, et je venais de retrouver un peu de gaité quand, un matin, M. Bixby se reprit à me questionner d’un air indifférent. — Quelle était la profondeur à Hole in the wall au moment de notre dernier passage ? me demanda-t-il.

Pour le coup, c’était trop fort.

— Vous savez bien, répondis-je avec indignation, que c’est un des plus mauvais endroits de la rivière. On est toujours obligé d’y faire du sondage, et quelquefois pendant trois quarts d’heure. Comment voulez-vous que je puisse vous dire ce qu’il y a d’eau là dedans ?

— Il faut le savoir, mon ami ; il faut connaître un à un tous les hauts fonds de la rivière, et il y en a plus de cinq cents entre Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans. Il faut toujours savoir leur profondeur à chaque voyage et ne pas vous y embrouiller, car elle ne se ressemble pas toujours deux fois de suite.

Je me sentais défaillir.

— C’est fini, dis-je, je donne ma démission. Pourquoi ne me demandez-vous pas de ressusciter les morts pendant que vous y êtes ? Jamais je ne ferai un pilote, je le vois bien !

— Allons, taisez-vous, me dit mon patron ; j’ai dit que je vous apprendrais le métier, et quand j’ai dit une chose, c’est réglé. Vous le saurez ou je vous tuerai.

Il le fit comme il l’avait dit, le traître. Non-seulement je finis par savoir mètre par mètre, pour ainsi dire, la profondeur du fleuve, mais encore j’appris à lire sur la surface de l’eau les difficultés que nous cachaient les profondeurs. J’appris à discerner les bancs de sable sans les voir, à distinguer les bluff-reefs des wind-reefs, à deviner les snags[5], à éviter les mille trahisons dont le Mississipi sème le chemin des navigateurs. Il me serait impossible de dire comment j’en vins à bout. L’instinct, en s’affinant, jouait le plus grand rôle dans cette science toute pratique. La rivière était comme un livre merveilleux, fermé pour le vulgaire, et qui s’ouvrait pour moi sans réserve, me livrant tous ses secrets l’un après l’autre. Et ce livre inouï contenait chaque jour du nouveau. Pendant les 1,200 milles que duraient nos traversées, chacune de ses pages avait quelque chose d’intéressant à dire, quelque chose qu’il fallait savoir. La moindre ride à la surface de l’eau, insignifiante pour nos passagers ordinaires, avait pour moi toute la valeur d’une phrase en italiques, pleine de révélations curieuses ou de mystérieux avertissemens. Et ce qui n’était pour un œil ordinaire que l’ombre d’un nuage ou le jeu d’un rayon de soleil devenait pour moi un renseignement précieux, grâce auquel je pouvais sauver le navire d’une destruction certaine.

Mais, quand je fus ainsi arrivé à comprendre le langage du fleuve et à le connaître dans tous ses détails, je me trouvai avoir perdu autant que j’avais gagné ; et ce que j’avais perdu, rien ne pouvait me le rendre. Pour moi, le Mississipi n’avait plus de beauté, plus de grâce. A mes débuts, j’avais assisté un soir à un coucher de soleil dont la splendeur m’avait frappé. La rivière allait rougeoyant et s’élargissant comme un lac de sang et d’or, sur lequel un vieux tronc d’arbre flottait, noir et solitaire, comme un esquif enchanté. Par endroits, l’onde bouillonnait comme un métal en fusion. A gauche, une épaisse forêt s’étendait sur la rive, allongeant son ombre noire sur le fleuve ; et cette ombre même était traversée par une longue bande d’argent. Au-dessus des vertes assises de la forêt, un grand arbre isolé, presque mort, agitait ses dernières feuilles comme un panache dans la gloire du couchant. Partout des courbes gracieuses, des hauteurs boisées, des images reflétées à l’infini, des perspectives idéales, et sur ce décor grandiose, une lumière irisée qui s’épandait sur toutes choses, les revêtant à chaque minute de couleurs et de beautés nouvelles. — Hélas ! de toute cette poésie divine du crépuscule, après que j’eus appris mon métier, rien ne restait. J’étais comme ces médecins qui, sous les plus belles formes de notre humanité, ne voient qu’un squelette aussi laid que scientifique. Nul coucher de soleil, si beau qu’il pût être, n’avait conservé le don de m’émouvoir. Je n’y voyais plus que les symptômes plus ou moins utiles à la marche du navire et dont le côté pittoresque m’échappait entièrement. A tout prendre, en pareil cas, n’est-on pas en droit de regretter les connaissances professionnelles qui vous imposent de pareils sacrifices ?


III. — SOUVENIRS, NOTES ET PAYSAGES.

Pendant les mois qui suivirent, je vis bien des choses nouvelles. Un matin, comme nous remontions, notre steamer rencontra brusquement une grande crue qui s’était produite dans la nuit. Toute la surface du fleuve, subitement élargie, était noire de débris de toute espèce : branchages, troncs dépouillés, arbres entiers arrachés aux rives. Il fallait une singulière habileté pour passer au travers de ce torrent de bois, même pendant le jour ; et quand venait la huit, les difficultés augmentaient encore. De temps à autre, un énorme tronc, dissimulé sous l’eau, venait émerger juste sous nos bossoirs ; l’éviter était impossible. On arrêtait alors la vapeur et une de nos roues passait d’un bout à l’autre sur le corps de notre ennemi avec un bruit de tonnerre, pendant que le navire s’inclinait sur le flanc opposé, à la grande inquiétude des passagers. D’autres fois, on ne voyait même pas l’obstacle, et le navire venait donner à toute vapeur contre un de ces débris flottans entre deux eaux. Le choc était terrible et arrêtait net notre marche. D’autres fois encore, un de ces désagréables passans venait s’accrocher par le travers de notre avant et nous forcer à faire machine en arrière pour nous en débarrasser. En outre, la crue nous apportait un nombre considérable de radeaux, chalands et barques de différentes espèces qui venaient encore ajouter aux difficultés de notre navigation. Nos pilotes avaient, pour ces caboteurs du Mississipi, une haine que ceux-ci leur rendaient bien et qui se manifestait de la manière suivante. Les gens du steamer avaient grand soin, à chaque départ, de se munir de tracts. Les tracts, comme l’on sait, sont de courts imprimés, distribués gratis par des sociétés religieuses et destinés à répandre à peu de frais les vérités cléricales. La littérature en est pénible et la moralité fort ennuyeuse. Vingt fois par jour, pendant que nous suivions péniblement les contours du rivage à travers une flottille de nos fâcheux confrères, un canot s’élançait à notre rencontre. Les rameurs s’essoufflaient à franchir, sous l’ardeur du soleil, les deux ou trois milles qui nous séparaient et s’arrêtaient enfin, à bout de forces et d’haleine, tout auprès du navire :

— Un journal, s’il vous plaît ! criaient-ils à tue-tête.

Nos gens leur lançaient par-dessus bord une liasse de journaux de la Nouvelle-Orléans, qu’ils attrapaient au vol ; après quoi ils s’en retournaient sans rien dire par le même chemin. Alors, de tous les points de l’horizon on voyait surgir une foule d’esquifs semblables, qui tous convergeaient dans notre direction, faisant force de rames pour arriver les premiers. A peine étaient-ils à portée que nos mariniers leur envoyaient successivement des paquets de tracts attachés proprement à des planchettes de bois en guise de flotteurs. Le langage de ces gens, quand ils découvraient la fraude dont ils étaient victimes, devenait des plus riches en figures de rhétorique. Pour faire jurer un homme, rien ne vaut la littérature religieuse, surtout quand il a dû ramer sous un gros soleil pendant l’espace de deux milles dans l’espoir de se procurer un journal.

Au fond, cependant, une crue n’est pas bien gênante pour la navigation à vapeur, du moins dans certains endroits de la rivière. De Cairo à Bâton-Rouge, quand la rivière déborde, il n’est pas trop difficile de se diriger, même la nuit. Des deux côtés, les forêts font d’épaisses murailles de verdure, longues de plusieurs centaines de milles, et un steamer ne peut guère sortir de la rivière quand bien même il en aurait l’idée. Mais entre Bâton-Rouge et la Nouvelle-Orléans, c’est tout autre chose : le fleuve est large de plus d’un mille, et, par endroits, sa profondeur est de plus de deux cents pieds. Les deux rives sont déboisées et couvertes de plantations de cannes à sucre sur une surface de deux à quatre milles en largeur. Dès la première gelée, les planteurs se hâtent de recueillir leur récolte et ils entassent les détritus en grandes meules qu’on appelle baganse ; après quoi ils y mettent le feu ; et ces meules brûlent lentement en répandant une fumée infernale. Les rives sont protégées par une levée d’environ quatre mètres qui suit le fleuve à une certaine distance du bord. Il en résulte que, lorsque les eaux débordent et que sur un espace d’une centaine de milles, les meules de bagasse brûlent sans intervalle, un steamer ne sait plus où donner de la tête pendant la nuit. On ne peut rien distinguer à deux pas devant soi et il est impossible de deviner si on est au milieu du fleuve ou si l’on va se heurter à une plantation. Un des plus grands steamers de Vicksburg entreprit une fois de naviguer ainsi au milieu des cannes à sucre ; il y resta une semaine entière.

Depuis lors, bien des inondations se sont succédé sur les bords du Mississipi. La dernière et la plus terrible a été celle de mars 1882. Après avoir crevé ses levées, le fleuve se répandit au loin dans la campagne, transformant les plaines cultivées en un immense désert d’eau, lugubre et silencieux. Pourtant, lorsque le temps était beau, la nature s’efforçait de prendre un air de fête : les arbres étaient d’un vert plus éclatant ; çà et là, un buisson d’aubépine en fleur parfumait l’air et quelques oisillons insoucians sifflaient le long du rivage. Le soleil se levait et se couchait au milieu d’un océan d’azur et de carmin. On ne voyait pas un pouce du sol pendant des lieues et l’eau montait jusqu’aux branches des plus grands arbres. Tous les champs offraient le même coup d’œil : des huttes naufragées dans les pâturages, une barque pleine de nègres accrochée tant bien que mal au premier chêne venu, et, çà et là, une maisonnette dont l’auvent seul dominait l’inondation. Mais la misère, malgré cet aspect grandiose, était effroyable. Des milliers de familles se trouvaient sans abri et la perte presque complète de leurs troupeaux les laissait sans moyens d’existence pour l’avenir. Des villes entières (comme Troy et Trinity) se trouvaient submergées. Il fallut les efforts les plus énergiques d’un courageux citoyen, le général York, pour arriver à sauver quelque chose dans cette destruction universelle. Pendant de longues semaines, toutes les vallées du Mississipi et de ses derniers affluens restèrent ensevelies dans l’eau. — On voit que le grand fleuve, si utile en temps ordinaires, a des colères subites et désastreuses. Mais je reviens, à l’époque où je vivais en pilote sur le Mississipi. C’était au moment où la navigation à vapeur voyait son importance aller chaque jour s’accroissant. Les navires avaient l’habitude de quitter la Nouvelle-Orléans vers quatre ou cinq heures de l’après-midi. À cette heure, en conséquence, les quais présentaient l’aspect le plus pittoresque : sur une longueur de deux ou trois milles, les steamers s’alignaient, vomissant de grands jets de fumée noire par leurs doubles cheminées, les chauffeurs ayant eu soin, pendant les derniers instans, de brûler quelques morceaux de bois résineux. Chacun des navires en partance déroulait à son avant un pavillon, et quelquefois un autre à l’arrière. Sur toute l’étendue des quais, l’agitation était extrême : passagers accourant les mains pleines de paquets, omnibus et chariots marchant dans toutes les directions, officiers des navires emplissant l’air de jurons variés, toute une cohue papillotante à l’œil se démenait noyée dans un flot de nègres en sueur hurlant des chansons de circonstance auxquelles le cliquetis des crics, le ronflement des grues, servaient d’accompagnement. Un son de cloche : l’heure du départ est arrivée. Simultanément, la longue file de planches qui unissait à la terre ferme les steamers impatiens, se relève et rentre à bord, ramenant ça et là un passager attardé qui se cramponne à belles dents. Plusieurs des navires reculent et entrent dans le fleuve, laissant de grands vides dans la rangée de ceux qui restent. La foule s’entasse sur le quai pour mieux voir. L’un après l’autre, les steamers détachés se redressent, concentrent leurs forces et se mettent en route à toute vapeur, pavillon flottant, tout l’équipage massé sur l’avant. D’ordinaire, ce sont des nègres ; le plus grand d’entre eux, hissé sur le cabestan, agite un drapeau et tous hurlent un chœur immense pendant que les canons donnent le signal du départ et que les milliers de spectateurs agitent en l’air leurs chapeaux en criant : « Hourra ! »

En pareil cas, l’émulation s’impose naturellement. Aussi n’était-il pas rare, à l’époque dont je parle, de voir deux navires se défier à la course et instituer un match des plus palpitans. Alors l’excitation était à son comble et le public se passionnait pour la lutte annoncée, s’imaginant à tort qu’elle présentait de graves dangers. Il n’en était rien, au moins depuis qu’une loi protectrice était venue limiter l’emploi de la vapeur à un chiffre fixe de livres par pouce carré. Pendant une course, le mécanicien ne chômait guère et ne dormait pas. Toujours en alerte, il passait son temps à courir d’un robinet à l’autre et à surveiller sa machine. Le vrai danger, au contraire, était à bord de ces vieilles carcasses aux allures de limaçon, qui laissaient aux mécaniciens tout le loisir de sommeiller pendant que l’eau baissait dans les chaudières. Mais n’importe ; les spectateurs croyaient le contraire, et l’erreur ajoutait un piquant de plus à leur plaisir. Aussi était-ce pour eux une affaire d’importance. La date en était fixée plusieurs semaines à l’avance et toute la vallée du Mississipi brûlait d’impatience. Les paris se multipliaient, tout autre sujet de conversation paraissait oiseux et vide.

Le grand jour approchait, et les deux steamers faisaient leurs préparatifs : il s’agissait de ne pas s’embarrasser du moindre poids inutile. Tout objet encombrant ou pouvant exposer à l’air une surface résistante était supprimé sans pitié. Les vergues et parfois même le reste du gréement étaient envoyés à terre, au risque de ne plus pouvoir remettre à flot le navire si par hasard il touchait. La légende raconte même que, quand l’Éclipse et le Shotwell coururent leur célèbre match en 1853, on alla jusqu’à gratter les dorures de l’Éclipse, et que son capitaine se fit raser la tête pour diminuer le poids du navire. Bien entendu, ce sont là de ces faits dont l’authenticité est contestable. Ce qui est sûr, c’est que, si le steamer atteignait son maximum de vitesse avec un tirant d’eau de cinq pieds et demi à l’avant et de cinq pieds à l’arrière, il était chargé de façon à obtenir tout juste ce chiffre et n’aurait pour rien au monde surajouté un fétu à sa cargaison. On n’embarquait que le moins possible de passagers, non-seulement parce qu’ils ajoutent du poids, mais surtout parce qu’ils gênent l’équilibre du navire en se portant tous à la fois du même côté pour mieux voir. On échelonnait à l’avance sur le trajet des chalands de bois et de charbons tout prêts à s’accrocher aux steamers pour renouveler leur provision. L’équipage était doublé pour assurer la prompte exécution de tous les travaux.

Puis, au jour fixé, le départ s’effectuait en grande pompe au bruit du canon, des fanfares et des hourras de la foule amoncelée jusque sur les toits des maisons. L’un après l’autre, allant comme le vent, les deux steamers ont disparu à l’horizon. Ils ne s’arrêteront pas une minute entre la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis, — une distance de douze cents, milles. A peine s’ils accosteront un instant dans les plus grandes villes ou aux endroits désignés pour leur approvisionnement. Jour par jour, ils poursuivront leur route, presque toujours en vue l’un de l’autre. Ils pourraient presque marcher côte à côte si les pilotes se valaient entre eux. Mais tel n’est pas le cas, et la palme doit rester au pilote le plus alerte. — C’était là que se révélait toute l’importance de l’art du gouvernail. La moindre inadvertance suffisait pour faire perdre à l’un des deux lutteurs un terrain difficile à reconquérir et c’était au pilote que revenait, en dernière analyse, la plus grande part du succès ou de la défaite.

Quelques-unes de ces courses sont restées célèbres même de nos jours, où les plus grands événemens tombent si vite dans l’oubli. En 1853, l’Eclipse et le Shotwell coururent, entre la Nouvelle-Orléans et Cairo un match qui n’a pas été égalé depuis, l’Éclipse arriva première, après avoir mis trois jours, trois heures et vingt minutes à parcourir 1,510 kilomètres. Sa vitesse moyenne avait donc été d’un peu plus de 21 kilomètres par heure, et l’on peut dire qu’elle n’a jamais été dépassée. En 1870, il est vrai, le R. E. Lee accomplit le même trajet en trois jours et une heure. Mais, dans l’intervalle entre ces deux voyages, le Mississipi, par les procédés dont j’ai parlé plus haut, s’était raccourci d’une cinquantaine de milles, ce qui lui donne une vitesse moyenne inférieure à celle de l’Éclipse. C’est pourtant le R. E. Lee qui, dans une autre occasion, se couvrit d’une gloire qu’aucun rival n’a encore pu effacer. Je veux parler de la fameuse course dans laquelle il triompha du Natchez. Parti de la Nouvelle-Orléans le 30 juin 1870, à quatre heures cinquante-cinq minutes de l’après-midi, il atteignait Saint-Louis, le 4 juillet, à onze heures vingt-cinq du matin. Il avait mis trois jours, dix-huit heures et trente minutes à parcourir 1,801 kilomètres ½ ! Il avait six heures et demie d’avance sur le Natchez, qui prétendit avoir été arrêté par le brouillard. Le R. E. Lee était commandé par le capitaine John W. Canon, et le Natchez, par un vétéran de la marine du Sud, le capitaine Thomas P. Feathers.

J’ai dit que, dans les courses de ce genre, il ne se produisait jamais d’accidens graves. Ils n’étaient cependant pas aussi rares en toute occasion. Pendant que je terminais mon apprentissage, il y en eut un qui m’atteignit cruellement. Mon frère Henri, qui était mon cadet, était embarqué en qualité de commis à bord de la Pennsylvania, commandée par le capitaine Klinefelter. La nuit qui précéda son départ, nous causions tous deux sur le quai, et notre conversation portait précisément sur ce sujet des accidens. Nous nous demandions si, en pareil cas, un simple particulier, sans autorité officielle, pouvait être utile à quelque chose au milieu, de la panique générale ; notre conclusion fut affirmative, et en conséquence nous décidâmes que, si jamais un désastre se produisait à notre bord, nous nous attacherions au navire pour tâcher d’y rendre le plus de services possible. Henri n’oublia pas cette résolution.

Notre steamer quitta la Nouvelle-Orléans deux jours après la Pennsylvania. Comme nous arrivions à Napoléon, dans l’Arkansas, on me remit une seconde édition d’un journal de Memphis. La Pennsylvania avait sauté ; on parlait de cent cinquante morts ; mon frère était compté parmi ceux qui avaient pu échapper au désastre. Un peu plus loin, je trouvai un autre journal. Cette fois, mon frère était cité parmi les blessés. Ce n’est qu’à Memphis même que je pus avoir les détails de la catastrophe.

Il était six heures du matin, la journée s’annonçait comme une des plus chaudes de la canicule. La Pennsylvania remontait lentement le fleuve, au nord de Ship Island, à peu près à 60 milles au-dessous de Memphis. Le steamer avait pris en remorque un chaland rempli de bois, qu’une partie de l’équipage était en train de vider. Le pilote Ealer était à son poste. Le mécanicien en second et un chauffeur avaient charge de la machine. Les commis dormaient, ainsi que le mécanicien-chef et le second. Les passagers, qui étaient nombreux, n’étaient pas encore sortis de leur cabine. Le capitaine Klinefelter se faisait raser sur le pont. Voyant que la provision de bois était embarquée et que le chaland était à peu près vide, le pilote sonna pour donner l’ordre de marcher en avant à toute vapeur. Une seconde après, quatre des chaudières, sur huit, firent explosion avec un fracas épouvantable, et un tiers à peu près du bateau, à l’avant, fut projeté en l’air avec les deux cheminées. Presque tous les débris retombèrent pêle-mêle sur le navire ; puis, au bout d’un instant commença l’incendie.

Quantité de gens furent jetés au loin par la force de l’explosion. Le charpentier, qui dormait, n’avait pas quitté son matelas, lorsqu’il se retrouva dans l’eau, à 25 mètres du steamer. Plusieurs personnes disparurent complètement, et nul ne les vit plus. George Ealer, le pilote, eut assez de présence d’esprit pour s’envelopper la tête dans sa jaquette ; il se sentit brusquement précipité et tomba sur les chaudières qui n’avaient pas éclaté, suivi de sa roue, et enveloppé dans un nuage de vapeur brûlante. De tous ceux qui respirèrent cette vapeur, aucun n’échappa. Mais Ealer, grâce à sa précaution, put en sortir intact, et se frayer un chemin jusqu’à l’air libre. Mon frère Henry et l’un de ses collègues avaient été jetés à l’eau. Leur premier mouvement fut de se diriger vers le rivage qui n’était qu’à quelques centaines de mètres. Mais tout à coup Henry déclara qu’il ne se sentait pas blessé, et revint vers le navire, dans l’espoir de se rendre utile. Il était atteint cependant et même mortellement.

À bord, l’incendie faisait des progrès. Les cris et les gémissemens remplissaient l’air. Beaucoup de gens avaient été brûlés, beaucoup aussi blessés. Un malheureux prêtre avait été coupé en deux par un levier de fer, au moment de l’explosion. Il mourut lentement, dans d’atroces souffrances. Un jeune enseigne de la marine française, âgé de quinze ans, fils d’un amiral, avait été brûlé affreusement ; il supportait avec courage des douleurs terribles. Les deux seconds, également couverts de brûlures, étaient à leur poste ; ils firent passer le chaland à la proue du navire, et, aidés du capitaine, ils repoussèrent les passagers qui voulaient l’envahir, pendant qu’on organisait le sauvetage des blessés. Mais l’incendie gagnait rapidement du terrain. Plusieurs personnes, emprisonnées sous les débris du navire, poussaient des cris déchirans. Tous les efforts pour éteindre le feu furent inutiles ; il fallut enfin jeter les seaux de côté, et les officiers, munis de haches, essayèrent de délivrer ceux qui ne pouvaient pas s’échapper. Parmi eux se trouvait un des chauffeurs. Il n’était pas blessé, mais il était dans l’impossibilité de se dégager. Quand il vit que l’incendie allait chasser les travailleurs, il supplia qu’on lui brûlât la cervelle pour échapper à une plus horrible mort. En effet, les travailleurs furent bientôt forcés de s’éloigner et durent écouter pendant longtemps les supplications de cet infortuné, sans pouvoir lui porter secours.

Enfin, l’incendie finit par chasser du bord tous ceux qui y étaient restés. On s’entassa pêle-mêle dans le chaland, puis les cordes qui l’attachaient au navire furent coupées, et tous deux descendirent le fleuve à la dérive. Le chaland aborda à l’extrémité de Ship-Island, et là, sans abri, sous un soleil torride, les malheureux naufragés durent attendre toute la journée, privés de nourriture, et dénués de tout soin. L’n steamer finit par arriver, qui les transporta à Memphis, où ils furent immédiatement secourus avec une cordialité parfaite. Mon frère Henry avait déjà perdu connaissance. Les médecins examinèrent ses blessures et, les jugeant fatales, s’occupèrent de ceux qu’ils espéraient sauver. Les blessés, au nombre de quarante, furent placés sur des lits dans la grande salle d’un établissement public. Les dames de Memphis vinrent chaque jour les soigner, les panser, et leur apporter les mille douceurs que leur suggérait l’expérience, car ce n’était pas la première fois qu’un drame aussi affreux se déroulait aux portes de la ville. Les médecins, les étudians en médecine se partageaient les veilles, et la ville fournissait les fonds nécessaires.

Quand j’arrivai, le spectacle, nouveau pour moi, était lugubre. Dans la grande pièce claire, deux longues rangées de lits s’étendaient, portant chacun une vague figure humaine, dont la tête disparaissait dans une épaisse enveloppe de ouate. Je passai là six jours et six nuits dont la tristesse m’est restée au cœur. Chaque jour je voyais se renouveler une scène toujours plus poignante : le transport des cas désespérés dans une chambre spéciale. On voulait épargner aux autres le lugubre spectacle de leur agonie et leur éviter une souffrance de plus. On emportait le condamné le plus silencieusement possible, et une muraille d’infirmiers dissimulait, autant que faire se pouvait, la litière fatale. Mais le mystère n’était pas facile ; au fond, chacun devinait aisément ce que voulait dire cet appareil singulier, ces gens courbés en avant et marchant lentement, sans faire de bruit. Tous les yeux suivaient le cortège, et un frisson le précédait, courant de lit en lit, comme une vague.

Le tour de mon frère devait bientôt venir. Un des premiers médecins de la ville, le docteur Peyton, essaya vainement toutes les ressources de son art pour le sauver. Comme le premier examen l’avait révélé, ses blessures étaient inguérissables. Le soir du sixième jour, son esprit incertain s’occupa de choses lointaines et ses doigts anémiés se mirent à griffer sa couverture. Son heure était arrivée. Nous emportâmes le pauvre enfant dans la chambre de mort.


IV. — VINGT ANS APRES.

Depuis lors, une vingtaine de longues années se sont écoulées une à une. Mon éducation terminée, j’avais obtenu ma patente, et peu à peu j’étais parvenu à compter parmi les vrais pilotes, Ma situation était prospère. La navigation à vapeur allait se développant chaque jour davantage, — et le travail venait au-devant de moi. C’était tout ce qu’il me fallait ; le temps passait doucement, sans secousses, et j’espérais terminer mes jours sur le grand fleuve, la main sur ma roue. Mais, un beau jour, survint la guerre de sécession ; le commerce s’arrêta d’abord, puis, quand la tourmente fut passée, il prit d’autres voies, et préféra les nouveaux chemins de fer au vieux Mississipi. Les steamers disparurent peu à peu, et à peine en trouve-t-on encore quelques-uns aujourd’hui sur cette route jadis si fréquentée. Des remorqueurs, plus économiques et moins brillans, font à peu près tout le gros travail de nos jours. Mon métier se trouvait ainsi annulé entre mes mains ; il fallut chercher d’autres moyens d’existence.

J’accumulai les expériences. D’abord mineur dans les terrains argentifères de Nevada, je fus ensuite reporter de journaux, puis mineur encore, tenté par l’auri sacra fames, en Californie ; puis je revins au journalisme, à San-Francisco, aux îles Sandwich, en Europe, en Orient, à titre de correspondant particulier. Ensuite je me fis conférencier, et en dernier lieu, écrivailleur de minces ouvrages, après avoir définitivement dressé ma tente parmi les inamovibles de la Nouvelle-Angleterre. — Après des fortunes si diverses, la tranquillité (levait me paraître chose un peu fade. Un matin, je me sentis mordu au cœur par le désir de revoir le théâtre de mes premiers exploits, et me voilà en route de nouveau, pour un vrai pèlerinage, cette fois.

Après-un long trajet, nous approchons de la Nouvelle-Orléans. Les environs de la grande ville sont restés les mêmes, et l’aspect général n’a pas changé. Les eaux du fleuve (nous sommes à l’époque de la crue) atteignent presque au faite de la levée qui protège la cité. Tout le pays avoisinant, plat et bas, a l’air d’une gigantesque cuvette aventurée au milieu des flots. La ville est au fond, protégée par cette mince muraille de terre qui la défend seule contre une destruction certaine. A l’entrée, se dressent encore les vieux magasins à sel, qui ont vu, au début de la guerre de sécession, se réaliser de si prodigieuses fortunes, grâce à la hausse imprévue de cette denrée. Les quais, avec leurs larges planches, s’allongent toujours sur la même étendue ; mais les steamers ont disparu, sinon complètement, du moins presque tous. L’aspect de la ville, en somme, a très peu changé. C’est toujours la même poussière, épaisse et mélangée de papiers, qui remplit les rues, et vient s’épandre en couches grises sur l’eau qui dort dans les ruisseaux profonds. Dans la région du sucre et des salaisons, les trottoirs sont, — comme jadis, — encombrés de grands tonneaux, de barils, de quartauts aux contenus variés. Les maisons de commerce ont gardé leur laideur austère et leur apparence poussiéreuse.

La principale rue, Canal-Street, est plus remuante et plus populeuse que de mon temps, avec son courant incessant, ses processions de tramways, et, vers le soir, ses larges vérandahs s’ouvrant au second étage, pleines de gens élégans. L’architecture, pourtant, n’y offre rien de remarquable. A proprement parler, il n’y a pas d’architecture à la Nouvelle-Orléans, si ce n’est dans les cimetières. L’accusation est dure à formuler contre une ville aussi riche, aussi libérale, aussi énergique, et qui compte 250,000 habitans ; mais elle n’en est pas moins vraie. Le seul monument est la Douane, grande bâtisse de granit, fort coûteuse, mais qui est à peu près aussi décorative qu’un gazomètre ou une prison d’état. Il faut remarquer toutefois qu’elle est antérieure à la guerre de sécession, et que l’architecture n’a pris naissance en Amérique qu’au lendemain de ce grand conflit. À ce point de vue, il est permis de regretter que la Nouvelle-Orléans n’ait pas en le bénéfice d’un de ces incendies grandioses qui ont renouvelé si complètement certaines cités du Nord. A Boston et à Chicago, les quartiers incendiés se distinguent du reste de la ville par une élégance toute commerciale, il est vrai, mais qu’aucun autre pays ne pourrait peut-être dépasser. D’ailleurs, la Nouvelle-Orléans a cherché, ces derniers temps, à suivre le mouvement architectural ; quand la Bourse des cotons sera terminée, la ville jouira d’un noble et imposant édifice, d’aspect très substantiel, et où les imitations et le rococo n’auront aucune part. Malgré les frais considérables de construction, elle y trouvera de nombreux avantages. Ce beau monument en fera sans doute naître plusieurs autres, et sa valeur suggestive doit dès à présent entrer en ligne de compte.

Au reste, sous tous les autres rapports, la ville est en grand progrès. Les hommes éminens, les esprits profonds et nourris d’idées y sont en nombre. Les eaux d’égout, vu la nullité des pentes, restaient stagnantes de mon temps et faisaient surgir de temps à autre de terribles variétés épidémiques. Aujourd’hui, un mécanisme puissant aspire et refoule, deux ou trois fois par jour, ces flots pestilentiels ; dans la plupart des égouts, on est arrivé à entretenir un courant continu, qui empêche les dépôts de se former. Plusieurs autres améliorations ont été apportées à l’hygiène de la cité, avec tant de succès que la Nouvelle-Orléans passe, — à part les irruptions meurtrières de la fièvre jaune, — pour une des villes les plus saines de l’Union. Au point de vue du transit commercial, elle a une importance considérable et alimente largement toutes les voies de transport qui viennent y aboutir. L’éclairage électrique y est mieux établi et plus complet que partout ailleurs et donne aux quais, sur tout leur développement, un aspect féerique. Le téléphone est partout. Les clubs, indispensables aux véritables Anglo-Américains, y sont nombreux et bien organisés. Les journaux ont pris, dans ces dernières années, un essor inouï. Le Times-Democrat, par exemple, qui est l’un des principaux, avait, lors des dernières inondations, frété un bateau à vapeur destiné à secourir les riverains en détresse. Il y a deux ans, ce même journal publiait, dans les premiers jours d’août, un compte rendu général sur le mouvement industriel et commercial dans la vallée du Mississipi, depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’à Saint-Paul. Ce compte rendu ne comprenait pas moins de quarante pages à sept colonnes, en tout deux cent quatre-vingts colonnes formant un total de quatre cent vingt mille mots, — près de trois fois la matière d’un volume in-8o. — Voilà qui vaut mieux sans doute que l’architecture publique.

Je dis publique, car en résumé, l’architecture privée ne laisse pas trop à désirer, malgré sa simplicité un peu primitive. La plupart des maisons sont en bois et ont l’air confortable. Celles des quartiers élégans sont grandes et couvertes d’un badigeon blanc immaculé. Elles ont de larges vérandahs portées sur des colonnes assez décoratives. Elles sont presque toujours entourées de jardins et s’élèvent, tout enguirlandées de roses, au milieu d’un massif de feuillage verdoyant et de floraisons multicolores. Un seul détail, dans ces demeures si commodes et si avenantes, vient choquer l’œil et prêter à la critique. C’est un grand réservoir, peint en vert, quelquefois haut de deux étages et grimpé sur des échasses qui s’appuie à l’angle de chacune de ces maisons. Au premier abord, il leur communique à toutes un faux air de brasserie endimanchée. Il faut pourtant en prendre son parti. Quand on ne peut pas avoir d’eau de source, le plus sage est de se contenter de celle qui vient des cieux, et c’est ce que font les habitans de la Nouvelle-Orléans. — Dans les vieux quartiers hispano-français, les maisons offrent un aspect tout différent. Elles se pressent les unes contre les autres, avec une laideur austère et une affectation de dignité presque risible ; elles sont toutes bâties sur le même modèle, et sont uniformément recouvertes d’une épaisse couche de plâtre auquel le temps et le climat ont donné une teinte chaude et changeante qui fait leur principale beauté. A chaque étage, on trouve une vérandah qui occupe toute la façade et qui est fermée par une rampe de fer ouvragé. Ces rampes sont souvent très ornementales ; le dessin en est parfois léger et original ; au centre se trouve un grand monogramme compliqué à l’infini. Quelques-unes de ces rampes, assez anciennes, ont été forgées de main d’homme, ce qui leur donne, paraît-il, une certaine valeur comme bibelots.

Les cimetières ne sont pas une des moindres curiosités de la Nouvelle-Orléans. Les morts y sont enfermés dans des cellules construites au-dessus du niveau du sol. Ces cellules ont l’aspect de maisonnettes ou de petites chapelles. Elles sont généralement bâties en marbre et avec assez d’élégance. Elles sont pour la plupart en façade le long des allées du cimetière, et, à voir leurs toits blancs et leurs pignons aigus s’étendant au loin dans toutes les directions, on se croirait réellement dans la « cité des morts. » Ces vastes enclos sont merveilleusement entretenus. Devant l’entrée de tous ces édicules, la main pieuse des survivans a placé des fleurs dans des vases pleins d’eau, et les renouvelle chaque jour. Parfois, il est vrai, le deuil s’affirme d’une façon plus simple et de plus mauvais goût. Les tombes les plus pauvres sont ornées de ce qu’on appelle des « immortelles ; » c’est généralement une croix ou une couronne, faite d’une grosse étoffe noire, avec un nœud jaune au milieu, le tout formant un assemblage aussi laid que solide. Les jours où le soleil est le plus chaud, une nuée de petits caméléons, — le plus gracieux de tous les reptiles, — vient prendre ses ébats sur les tombes et y chasser gaîment les mouches. En somme, les habitans de la Nouvelle-Orléans sont gens essentiellement pratiques. Ne pouvant, à cause de la nature du sol, se donner le luxe d’avoir des caveaux de famille, ils ont appris à s’en passer. Les vivans ne s’en plaignent guère, et les autres, point du tout[6]. Mais, de toutes les surprises que me réservait la ville, la plus agréable fut sans contredit la rencontre que je fis, au coin d’une rue, de mon ancien professeur et patron, Horace Bixby, devenu capitaine d’un grand steamer, la Ville de Bâton-Rouge, un des derniers construits. L’excellent homme n’était changé en rien : c’était la même figure mince, les mêmes cheveux bouclés, la même vivacité, la même décision dans le regard et dans le mouvement, la même allure militaire. Vingt et un ans s’étaient écoulés depuis que je ne l’avais vu, sans ajouter une ride à son front, ou un cheveu blanc à sa coiffure. Séance tenante, il fut convenu que je remonterais encore une fois le fleuve avec lui, dans son nouveau navire. En attendant, il m’invita à visiter avec lui la grande plantation de l’ancien gouverneur Warmouth, qui cultive la canne à sucre sur un domaine de deux mille six cents acres, d’après des méthodes aussi neuves que scientifiques. Ces méthodes lui ont valu, il y a quatre ans, de perdre quarante mille dollars, sans compter d’autres menus frais que j’omets à dessein. Heureusement, depuis, la récolte de M. Warmouth a été d’une tonne et demie à deux tonnes par acre, ce qui est un rendement trois ou quatre fois supérieur au rendement ordinaire, et lui a permis de compenser largement ses précédentes dépenses.

Le lendemain, nous quittions la Nouvelle-Orléans par une délicieuse chaleur, et j’eus le plaisir de voir la sortie du port s’effectuer exactement de la même manière qu’aux temps heureux de mes débuts. M. Bixby déploya la même sévérité vis-à-vis de l’apprenti pilote qui tenait ma place, et je crus avoir regagné une bonne vingtaine d’années en voyant la figure consternée du malheureux adolescent. Nous entrons dans le navire et je retrouve, presque intact, le même décor qu’il y a vingt ans. Les grandes plantations de cannes à sucre sont toujours là, bordant des deux côtés le large fleuve, et s’étalant en tapis de verdure jusqu’aux murailles sombres des forêts à l’horizon. Les rives sont couvertes d’habitations diverses, tellement rapprochées les unes des autres qu’on se croirait presque dans une rue gigantesque. Çà et là, un manoir de dimensions plus saillantes s’élève, entouré d’arbres. Tout le pays a un air de tranquille prospérité. Pourtant, à regarder de plus près, il me semble que les cases des noirs sont moins bien entretenues, et sur les villas des planteurs, la peinture blanche s’écaille et tombe en plus d’un endroit. Il en est même qui ont l’air presque abandonné. Les cicatrices de la grande guerre civile sont lentes à guérir en ce pays. Bâton-Rouge marque en quelque sorte la limite de la région méridionale. C’est là que le fleuve rapproche ses rives et restreint son lit ; là aussi commencent pour le pilote les difficultés de la navigation. La ville est toujours habillée de fleurs comme une fiancée. Les magnolias qui entourent le Capitole sont couverts d’odorantes boules de neige, et c’est encore le soleil des tropiques qui frappe sur nos têtes. Plus haut, nous passons devant Port-Hudson, où la flotte de l’amiral Farragut livra son grand combat nocturne contre les batteries confédérées, le 15 avril 1863. — Chemin faisant, j’entends à côté de moi une conversation que je note avec sollicitude. Les interlocuteurs étaient deux commis voyageurs, l’un venant de Cincinnati, l’autre de la Nouvelle-Orléans, et tous deux également féconds en manières de se procurer de l’argent. Après avoir parlé de l’inondation, ils en étaient venus aux confidences en ce qui concernait leurs affaires.

— Ainsi tenez, disait le représentant de Cincinnati en enfonçant son couteau dans le beurre, voilà un produit de ma maison. Regardez, sentez, goûtez, essayez-le de toutes les façons. A votre aise, allez, ne vous gênez pas. Qu’est-ce que c’est, à votre avis ? Du beurre, n’est-ce pas ? Eh bien ! pas le moins du monde ; c’est de l’oléomargarine : voilà ce que c’est. Quant à la distinguer du beurre, vous ne le pourrez pas ; un expert même y perdrait son latin. C’est nous qui la fabriquons. Nous avons la fourniture de tous les bateaux dans l’Ouest ; on n’y embarque plus une livre de beurre. Les affaires vont bien, comme vous pensez. Dans quelque temps, nous aurons aussi les hôtels, et vous verrez le jour où on ne trouvera plus une once de beurre dans toute la vallée du Mississipi et de l’Ohio, c’est moi qui vous le dis. Le beurre a fait son temps ; nous fabriquons l’oléomargarine par milliers de tonnes, et nous la vendons si bon marché qu’on est bien forcé de la prendre. Dans chaque ville où je me suis arrêté, entre Natchez et Cincinnati, j’ai eu des commandes énormes !

Le traître continua de la sorte, dix minutes durant, son hymne à la falsification. Quand il eut fini, son collègue prit la parole.

— Sans doute, c’est très réussi comme imitation ; mais il y en a d’autres. Ainsi, par exemple, maintenant, on fait de l’huile d’olive avec de l’huile de graine de cotonnier ; impossible de les distinguer…

— Je sais bien, repartit l’homme de Cincinnati ; je sais aussi que, pendant un certain temps, l’affaire a été excellente. On envoyait le produit en France et en Italie, et on le faisait revenir. La douane des États-Unis estampillait les envois, ce qui servait de garantie pour l’authenticité de nos huiles. C’était de l’or en bouteille. Mais la France et l’Italie ont fini par casser les vitres ; elles vous ont établi un gros impôt, et l’huile de cotonnier ne pouvant pas supporter l’élévation correspondante du prix, il a bien fallu abattre les cartes…

— Vraiment ! vous croyez ? Attendez un instant, s’il vous plaît.

Il disparut et revint presque aussitôt avec deux bouteilles à long col qu’il déboucha.

— Sentez-moi cette huile-là, goûtez-la, examinez les étiquettes ; l’une d’elles est de la véritable huile d’olive européenne, l’autre n’est jamais sortie de ce pays-ci. Faites-vous la différence ? Vous voyez bien que non. Les plus malins ne le pourraient pas. Et nous ne nous amusons pas, je vous assure, à envoyer nos produits en Europe. Ils sortent tels quels de notre manufacture à la Nouvelle-Orléans, huile, bouteilles et tout. Tout, excepté les étiquettes. Ah ! les étiquettes, par exemple, nous les achetons à l’étranger, et elles ne nous reviennent pas cher. Tenez, dans un litre d’huile de cotonnier, il y a tout juste un centigramme de je ne sais quoi qui lui donne mauvais goût. Notre maison a trouvé moyen de le faire disparaître, et c’est la seule. Après quoi on peut en faire ce qu’on veut. Nous allons vite, et les affaires aussi. Peut-être que vous fournirez tout le beurre d’ici peu ; mais je vous jure qu’il ne se fera bientôt plus une salade sans nous, entre le golfe du Mexique et le Canada.

Là-dessus, pleins d’admiration l’un pour l’autre, les deux malfaiteurs échangèrent leurs cartes. Comme ils s’éloignaient, le marchand de beurre fit une dernière question.

— Mais pourtant, il faut bien que vous fassiez estampiller vos produits à la douane. Comment vous y prenez-vous ?

Je n’entendis pas la réponse, à mon grand regret ; mais je restai rêveur devant les douces perspectives que leurs paroles m’avaient ouvertes.

Nous arrivions à Natchez après avoir fait 300 milles en vingt-deux heures et demie, un des trajets les plus rapides que j’aie vus. La ville est séparée en deux parties très distinctes. La ville basse, au bord de la rivière, est un éparpillement de minces et vilaines maisonnettes. Dans les temps anciens, à l’époque où la vapeur faisait défaut, elle jouissait d’une réputation détestable au point de vue moral. La ville haute, au contraire, perchée au sommet de la colline, a toujours passé pour une des plus riantes de la vallée. Comme ses voisines, elle cherche à s’étendre et s’entoure d’un réseau de chemins de fer, qu’elle dirige en tous sens dans le riche pays environnant. L’industrie y est florissante. La filature Rosalie compte cent soixante métiers et cent ouvriers. La compagnie des cotons de Natchez a commencé ses opérations il y a quatre ans, avec un capital de 105,000 dollars, entièrement souscrit par les habitans de la ville. Deux ans plus tard, le capital social fut porté à 225,000 dollars. Le nombre des métiers a été porté de cent vingt-huit à trois cent quatre. La compagnie travaille environ cinq mille balles de coton par an et répand sur le marché plus de 4 millions de mètres de shirtings et de sheetings. Les actions de la société sont cotées près de 5,000 dollars. Inutile de dire que le marché n’en est pas encombré.

En sortant de Natchez, nous fûmes rejoints par un orage splendide, que j’accueillis presque comme une vieille connaissance. Le vent était si fort que le navire fut obligé d’accoster, et je restai seul dans la chambre du pilote. La tempête courbait les jeunes arbres, mettant à l’air le dessous pâle des feuilles. Les tourbillons se succédaient presque sans intervalle, brisant les branches et faisant courir sur la grande forêt des vagues presque blanches qui se poursuivaient. Toute couleur avait disparu du paysage, noyé dans un gris de plomb par les nuées envahissantes. Les coups de tonnerre, de plus en plus rapprochés, étaient assourdissans ; la pluie tombait par torrens, et la violence du vent finit par devenir telle que la chambre des pilotes se mit à craquer en tous sens, en roulant comme une barque en pleine mer. Je ne m’y attardai pas plus longtemps et je descendis dans l’entrepont. Je ne sais pas ce que sont les orages des Alpes, dont on a tant parlé, n’en ayant jamais vu ; je doute qu’ils puissent égaler ceux de la vallée mississipienne ou les dépasser. Si, par hasard, ils en étaient capables, je préfère conserver mon ignorance en ce qui les concerne.

L’arrivée à Vicksburg me réservait une surprise. Jadis, nous arrivions au pied même des collines que surmonte la ville ; aujourd’hui, il est impossible de s’approcher aussi près. Un détour du fleuve a changé la situation de la ville. Une île énorme s’est formée devant ses quais, et c’est à peine si l’on peut y atterrir, quand les eaux sont hautes, au moyen d’un long circuit. Vicksburg est devenue une cité terrestre, comme Sainte-Geneviève, Osceola et plusieurs autres. Elle porte encore, d’ailleurs, les cicatrices de ses terribles souffrances pendant la guerre de la sécession. On voit encore la ceinture de retranchemens qui l’environnait ; à chaque pas, des arbres mutilés par le canon, des abris creusés dans le sol argileux viennent raconter quelqu’une des péripéties de ce siège émouvant.

Le bombardement dura six semaines, du 18 mai au 4 juillet 1863, jour où le général confédéré Pemberton remit la ville au général Grant. Pendant ces six semaines, l’existence ne fut pas précisément charmante dans l’intérieur de Vicksburg. La population comprenait 27,000 soldats et 3,000 non-combattans. La ville était rigoureusement fermée, du côté de la rivière, par les canonnières, et, de l’autre côté, par de solides retranchemens. Plus de journaux ni de nouvelles du monde extérieur, plus de steamers allant et venant sur le fleuve, plus de trains aux stations du chemin de fer : partout le silence et l’inaction. La farine atteignait 200 dollars le baril ; le blé, 10 dollars le boisseau ; le lard, 5 dollars la livre ; le rhum, 100 dollars le gallon ; et le reste à l’avenant. A trois heures de la nuit, le silence dans les rues était si complet que c’est à peine si l’on entendait le pas cadencé des sentinelles dans le lointain. Puis, tout à coup, la terre tremble sous les coups répétés de l’artillerie ; en une seconde tout le ciel est sillonné des rouges éclairs des bombes, qui s’entre-croisent en tous sens. Une pluie de fer et de feu s’abat sur la ville endormie, sur les rues, qui s’emplissent subitement d’une foule effarée. Tous se sauvent en courant vers les caves-abris, poursuivis par les lazzi des soldats, qui leur crient en riant : « A vos trous, les rats ! » — Pendant quatre ou cinq heures, ou même six, l’ouragan meurtrier continue, puis, aussi brusquement qu’il avait commencé, il cesse, et dans les rues vides, le silence se rétablit. Alors ça et là une tête anxieuse sort d’une cave, regarde avec soin en tous sens. Le calme continuant, le corps suit la tête, et de tous côtés on voit surgir de malheureuses créatures épuisées, à moitié étouffées, qui s’étirent, échangent quelques mots avec leurs voisins, et rentrent chez eux, en attendant que le bombardement vienne les en chasser encore une fois. — De toutes les villes riveraines du fleuve, Vicksburg fut celle qui résista le plus longtemps ; elle connut les plus tristes éventualités de la guerre, y compris l’assaut et la famine.

Aujourd’hui, la citadelle disparaît chaque jour devant la cité commerciale. Vicksburg est un centre important qui a le monopole des affaires dans les vallées du Yazou et de la Sunflower et d’où rayonnent un grand nombre de railways. On peut, si l’étroitesse de vues de ses citoyens ne vient pas retarder ses progrès, lui prédire un avenir prospère.

Nous dépassons ensuite Arkansas City, petit bourg malsain né d’un contact regrettable entre le fleuve et la ligne de chemin de fer du Texas. La ville d’Helena, mieux située, portait encore les marques de la dernière inondation, pendant laquelle le fleuve avait déposé dans ses rues une épaisse couche de boue. Une inondation du grand fleuve est presque aussi désastreuse qu’un incendie général. Le navire s’arrêtait deux heures à Helena pour décharger du fret. C’était un dimanche, et la population de couleur, de beaucoup la plus nombreuse, remplissait les rues d’étoffes voyantes, et la gaîté contrastait singulièrement avec la boue pestilente et les mares mal desséchées qu’on rencontrait à chaque pas. Helena est la seconde ville de l’Arkansas ; elle compte 5,000 habitans. Tout le pays environnant est exceptionnellement productif. Le commerce y est florissant ; de 40 à 60,000 balles de coton par an s’y écoulent. Deux chemins de fer s’y réunissent, et les recettes brutes de la ville sont évaluées à 4 millions de dollars par an.

J’ai repris presque toutes mes anciennes habitudes du bord, et, bien entendu, je me fais réveiller avec le pilote de service à quatre heures du matin, car on n’a jamais trop d’occasions d’assister au lever du soleil sur le Mississipi. L’heure même qui précède est charmante par le profond silence qui règne de toutes parts, et le sentiment exquis de solitude et de repos qui s’empare du voyageur. Puis le difficile arrive par degrés, les murailles noires de la forêt commencent à pâlir, de grandes échappées de fleuve se révèlent. L’eau est tranquille et polie comme un miroir et dégage ça et là des vapeurs blanches aux allures de fantômes. Le calme de la nature est infini : pas un souffle d’air, pas une feuille qui bouge. Tout à coup un oiseau solitaire entonne sa chanson, un autre lui répond, et, en quelques minutes, une véritable orgie musicale gagne d’arbre en arbre. On ne voit pas les chanteurs, mais on avance au sein d’une atmosphère tout harmonieuse. Puis quand la lumière s’est un peu développée, le décor devient splendide. Le vert sombre des fouillées voisines va se dégradant à l’horizon ; au promontoire prochain, il s’est transformé en une teinte douce et printanière. Les rivages lointains sont comme des nuages presque immatériels au-dessus de l’eau, qui les reflète à l’infini. Puis, quand le soleil est tout à fait levé et distribue sur toutes les parties du paysage les splendeurs de sa lumière, on est forcé d’avouer que le spectacle auquel on vient d’assister vaut qu’on s’en souvienne.

L’étape suivante est Memphis, où nous retrouvons encore les souvenirs de la guerre civile. C’est là que fut livrée une des plus grandes batailles qui eurent lieu sur le fleuve. C’est une ville superbe, admirablement située sur une falaise qui domine le cours du Mississipi. Les rues sont droites et larges, et même belles, bien que le pavage laisse à désirer. Les égouts sont une merveille, mais de construction récente. Il y a quelques années, ils étaient moins remarquables. C’est à la suite d’une dure leçon que les habitans ont opéré cette heureuse réforme. On se souvient de l’invasion terrible de la fièvre jaune, qui enleva des centaines, des milliers d’individus. La population avait diminué, tant par suite de l’épidémie que par suite de l’émigration, au point d’être réduite des deux tiers, et les choses restèrent longtemps en cet état. Un Allemand, M. Ernest de Hesse-Wartegg, a raconté dans son livre intitulé : Mississipi-Fahrten, quelques-uns des épisodes les plus émouvans de cette épouvantable tragédie. « C’est en août, dit-il, que la fièvre jaune atteignit son maximum d’intensité. Chaque jour, des centaines d’habitans tombaient, victimes de la terrible épidémie. La ville était un gigantesque cimetière ; les deux tiers de la population avaient quitté la place ; les pauvres, les vieillards et les malades restaient seuls, désignés d’avance aux coups du fléau. Les maisons étaient fermées ; aux portes d’un grand nombre, une petite lampe brûlait, indiquant que la mort avait passé par là. Souvent, plusieurs personnes avaient disparu ensemble, et gisaient côte à côte dans la même maison ; un crêpe noir pendait aux fenêtres. Les magasins étaient fermés, leurs propriétaires étant tous partis ou décédés.

« L’affreuse maladie ! Il lui fallait bien peu de temps pour enlever les gens les plus vigoureux. Un léger malaise, une heure de fièvre, puis le hideux délire, et enfin la mort jaune ! Au coin des rues, dans les squares, on voyait à terre des malades, surpris là par l’épidémie. On rencontrait même des cadavres raidis et tordus. La famine survint. La viande se gâtait en quelques heures dans l’air fétide et pestilentiel, et noircissait à vue d’œil. De temps en temps, on entendait sortir d’une maison des cris atroces ; après un court intervalle, ils cessaient : la mort avait accompli son œuvre. Des hommes dévoués arrivaient alors avec un cercueil, se hâtaient d’y clouer la victime, et l’emportaient au cimetière. La nuit, un silence de plomb tombait sur la ville. A peine entendait-on le pas précipité des médecins ou des voitures emportant les morts, et, dans l’éloignement, le roulement sourd d’un train de chemin de fer passant avec la rapidité du vent auprès de la cité funeste, sans s’arrêter. »

Aujourd’hui, Memphis a recouvré la vie. La population dépasse 40,000 âmes, et le commerce va se développant tous les jours. C’est la ville charitable par excellence, et elle a bien mérité le surnom de Ville du bon Samaritain. Elle a des fonderies, des ateliers de construction, des fabriques de matériel pour les chemins de fer, et reçoit par an près de cinq cent mille balles de coton. Cinq lignes de chemin de fer viennent y aboutir, et on construit en ce moment la sixième.

Nous continuons à remonter le fleuve. Après avoir passé devant New-Madrid, nous atteignons Columbus, et naturellement la conversation roule sur la grande bataille de Belmont, qui fut livrée sur les bords du fleuve, à cet endroit, pendant la guerre de sécession, et qui se termina par la défaite du général confédéré Cheatham. En approchant de Cairo, nous manquons de détruire un bateau à vapeur qui dédaignait nos signaux et persistait à vouloir se mettre en travers de notre route. Nous faisons machine en arrière, et nous le sauvons, pour ainsi dire, à la force du poignet. Au point de vue littéraire, je regrette notre magnanimité. — C’est à Cairo que l’Ohio se jette dans le Mississipi et que nous entrons dans le haut fleuve, avec une certaine anxiété, il est vrai, car c’est un des points où le cours du « Père des eaux » est le plus mobile et le plus dangereux. Une dizaine d’îles s’y sont fondues comme autant de morceaux de sucre, et les rochers s’y déplacent transversalement sur des distances équivalentes à un mille, ce qui ne laisse pas d’embarrasser le navigateur. Aussi, entre Cairo et Saint-Louis, chaque pas fait en avant est marqué par un naufrage. On en compte environ un par mille, à peu près deux cents en tout.

Avant de nous arrêter à Saint-Louis, nous passons encore devant Cap-Girardeau, joli bourg situé sur le flanc d’une colline, et où les jésuites ont établi un collège florissant, ce qui a amené la construction de plusieurs autres établissemens rivaux sur le même point ; puis devant le pénitencier de Chester, qui est situé dans l’état d’Illinois. Toute cette partie du fleuve entre Cairo et Saint-Louis est remarquable par la beauté et la variété du paysage. Enfin nous dépassons Sainte-Geneviève, une charmante petite ville, dont le fleuve excentrique s’éloigne chaque jour davantage. Sainte-Geneviève est de fondation française, c’est une des dernières reliques d’un temps où la domination de la France s’étendait depuis Québec jusqu’aux bouches du Mississipi.

L’aspect de Saint-Louis s’était grandement modifié depuis mon dernier séjour. L’ancienne population marinière faisait défaut désormais. Le matelot mississipien avait disparu, avec ses prétentions singulières, ses grâces et ses dépenses inattendues. Les salles de billard n’en présentaient plus un seul spécimen. Aucun des joueurs ne se hasardait à taper familièrement sur l’épaule du patron de l’établissement. Rien ne marquait mieux la décadence de la navigation sur le grand fleuve. Encore une aristocratie dont le temps a fait justice ! — En revanche, certaines choses n’avaient guère changé à Saint-Louis. Comme je regagnais ma chambre à l’hôtel, après avoir quitté le paquebot, je rencontrai un de mes compagnons de voyage. Il versait des larmes amères.

— Comment faire quand on a soif ici s’écrie-t-il ? en me voyant. Est-on forcé de boire une pareille abomination !

Et il me montra un verre de liquide noirâtre qu’on lui avait apporté comme eau.

— C’est donc impossible à avaler ? demandai-je.

— Je pourrais peut-être en venir à bout si j’avais un peu d’eau propre pour laver celle-ci.

L’eau est toujours restée la même dans ce pays. Elle est fournie par le Missouri, dont les flots turbulens contiennent une énorme quantité de terre en suspension. Si on a la patience de laisser son verre en repos pendant une demi-heure, on peut aisément renouveler le miracle de la Genèse et séparer l’eau de la terre. Après quoi, on les trouve toutes deux excellentes : l’une à boire, l’autre à manger. L’eau est très saine et la terre très nutritive. Les indigènes ne les prennent pas successivement, mais ensemble, ainsi que l’a voulu la nature. Quand ils trouvent un pouce de vase au fond de leur verre, ils l’agitent avec une petite cuiller comme on fait d’un morceau de sucre mal fondu. Ce mélange, en somme, est bien préférable à l’eau ; il est excellent pour la navigation, comme pour la boisson. En revanche, pour tout autre usage, il ne vaut rien ; on peut s’en servir, cependant, pour baptiser les nouveau-nés.

Le lendemain matin, je parcourus la ville. Malgré des changemens radicaux, elle n’a pas l’air neuf. À Saint-Louis, rien ne peut avoir l’air neuf. La fumée de charbon donne tout de suite un air d’antiquité aux monumens les plus récens. La ville, d’ailleurs, a doublé d’étendue depuis l’époque où je l’ai vue, et compte actuellement 400,000 habitans. L’architecture des maisons privées a complètement changé de caractère et est devenue remarquable d’élégance et de goût. Elles sont isolées à présent et entourées de jardins verdoyans, au lieu d’être entassées toutes ensemble comme autrefois. Le noble et beau parc de la Forêt, celui de Tower Grave et le Jardin botanique sont autant d’heureuses innovations. Aussi un regret poignant me vient-il à l’esprit en considérant cette superbe cité. La première fois que je la vis, j’aurais pu l’acheter pour la somme de 6 millions de dollars. Je ne me consolerai jamais de ne l’avoir pas fait. Il est difficile de s’expliquer aujourd’hui comment j’ai pu laisser échapper une aussi bonne affaire. Mais, hélas ! en ce temps-là j’avais bien des raisons pour ne pas la conclure.

Mais de tous les changemens que je constate autour de moi, le plus complet, le plus triste m’attend sur la « levée. » J’y ai vu autrefois une rangée non interrompue d’alertes steamers qui s’étendait sur une longueur de plus d’un mille ; aujourd’hui, à peine si l’on aperçoit une demi-douzaine de bateaux à moitié endormis. Les quais sont déserts ; un nègre seul, écrasé par l’ivresse, fait tache dans la solitude silencieuse, à l’endroit même où les armées de commerçans s’entre-dévoraient autrefois ! Remorqueurs et chemins de fer ont accompli leur œuvre de destruction. Le gigantesque pont qui s’allonge au-dessus de nos têtes a joué aussi son rôle dans l’anéantissement de l’ancienne navigation. Au bord de la rivière, le pavage est mauvais, les trottoirs ne sont plus entretenus, et la boue est maîtresse du chemin. Saint-Louis est une grande et prospère cité ; mais ce n’est plus à la rivière qu’elle doit cette prospérité. Et les villes, comme les hommes, ayant la reconnaissance courte, Saint-Louis semble chaque jour se détourner davantage du fleuve auquel elle doit la vie. La navigation à vapeur sur le Mississipi était née vers 1812 ; en trente années, elle avait atteint à son apogée, et, trente autres années après, elle s’est trouvée réduite à presque rien. Les chemins de fer lui ont enlevé les passagers en faisant, en deux ou trois jours, ce que le steamer mettait une semaine à faire. Les remorqueurs l’ont achevée en transportant cinq ou six fois la charge d’un navire à des prix dérisoires. A peine si aujourd’hui une ou deux compagnies fluviales, soutenues par d’énormes capitaux, trouvent à vivre à force d’économies. Les beaux jours d’autrefois sont passés et ne reviendront plus.

Moi-même, que suis-je, sinon un débris de ce passé que je regrette, le dernier représentant d’une race qui va s’éteindre, et dont il ne restera peut-être pas même le souvenir ? C’est avec cette triste pensée que je quitte le grand fleuve, ce « Père des eaux, » dont j’ai fait le dieu de ma jeunesse, et qui m’avait donné en échange l’indépendance et la dignité de ma vie. Il est dur parfois de faire place aux autres, alors qu’on se sent encore quelque appétit au grand banquet de l’existence. L’amertume de ces réflexions me poursuit jusque dans le wagon banal où je monte pour reprendre le chemin de ma demeure. La vulgarité des choses quotidiennes va me reprendre, et c’est à peine si je pourrai, de temps en temps, songer à mes aventures d’autrefois, à mes échappées d’héroïsme et de folie au temps où je naviguais sur le Mississipi. Je ne les oublierai pas cependant, car là se sont écoulées mes meilleures et mes plus chères années, celles dont on ne se repent jamais, celles qui consolent et qu’on voudrait toujours revivre.


EUGÈNE FORGUES.

  1. Voyez l’étude de M. Th. Bentzon sur Mark Twain, dans la Revue du 15 juillet 1872.
  2. Mark Twain est un des termes dont se servent, sur le Mississipi, les sondeurs chargés d’éclairer la marche d’un bateau. Il indique une profondeur de deux fathoms ou de 3m,66.
  3. Il ne faut pas chercher dans ce travail, nécessairement trop court, une version littérale de l’ouvrage de Mark Twain. A mon sens, toute traduction, pour être complète, exige deux qualités, l’exactitude et le rendu. Avec un écrivain comme Mark Twain, la première est à peu près impossible à atteindre, et la seconde, très difficile. J’ai donc cherché à donner de son livre une sorte d’adaptation, ou pour mieux dire, de réduction analytique. J’ai suivi un ordre plus logique et plus intelligible pour le lecteur français ; j’ai aussi éloigné pas mal de floraisons parasites. Ce procédé, excellent pour faire connaître un auteur étranger, a un grand mérite : celui de n’être pas nouveau. Il a été pratiqué à cette place même par mon père, une trentaine d’années durant, avec un talent dont les plus anciens lecteurs de la Revue n’ont sons doute pas perdu le souvenir.
  4. La vallée de l’Obi est la plus étendue après celle du Mississipi. Puis vient celle du Rio de la Plata, qui offre de curieuses analogies avec celle du Mississipi ; puis les vallées de l’Yénisei, de la Lena, de l’Amour, du Hoang-Ho, du Yang-tze-Kiang, et du Nil. La vallée du Gange, qui vient ensuite, est moitié moins grande que celle de notre fleuve.
  5. Les bluff-reefs sont des rides produites à la surface de l’eau par un banc de sable sous-jacent. Les wind-reefs sont des rides analogues, mais qui sont produites par de simples courans d’air ou des déviations dans le flot, et qui n’indiquent aucun danger Le snag (litt. bosse, nœud), est un tronc d’arbre retenu au fond par des racines et incliné dans le sens du courant. Lorsqu’il est entièrement sous l’eau, et qu’un navire vient se heurter sur la pointe, il peut causer les plus graves avaries.
  6. Les Israélites seuls et les pauvres sont enterrés dans le sol même. Pour les premiers, c’est une simple tolérance. La ville se charge à ses frais de l’inhumation des seconds. Mais, même en ce cas, les fosses ne dépassent pas trois ou quatre pieds de profondeur.