Maurice de Saxe (Taillandier)/03

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Maurice de Saxe (Taillandier)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 52 (p. 86-124).
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MAURICE DE SAXE

III.
DERNIÈRES AVENTURES ET LOISIRS D’UN DUC DÉTRÔNÉ.


I.

Le XVIIIe siècle n’est pas seulement le siècle des aventures dans le royaume de l’esprit ; que d’aventures aussi dans le domaine des faits ! Ce n’est pas en vain que cette vive époque a été inaugurée par Charles XII, et que ce chef des aventuriers de l’épée a eu pour historien le chef bien autrement hardi des aventuriers de la plume. Dans la révolution des finances, dans le bouleversement des fortunes, dans le mélange des classes sociales, on voit éclater un besoin de mouvement, une fièvre de tentatives nouvelles qui se reproduit au sein des régions supérieures. Les plus grands événemens tiennent à un fil. Le hasard est maître de la terre. C’est l’heure des conspirations gigantesques, conspirations qui pourraient changer la face du monde et qui finissent par la potence. Alberoni et le comte de Goertz s’entendent d’un bout de l’Europe à l’autre ; pour renouveler à leur façon le personnel des souverains. Ils réussiront peut-être, si le don Quichotte du Nord, comme l’appelle son panégyriste, vit encore deux ou trois ans ; une balle renverse Charles XII dans la tranchée d’une forteresse, et le comte de Goertz est pendu. La littérature, sans trop y penser, reproduit quelque chose des imbroglios de la politique. Les héros du roman et de la comédie se confondent avec les personnages de la vie réelle. Gil Blas, passant du palais de l’archevêque à l’hôtel des comédiennes, a comme un pâle reflet de Dubois. Gil Blas est un Dubois innocent, Dubois un Gil Blas scélérat. Les Jeux de l’amour et du hasard, sur le théâtre de Marivaux, font penser aux jeux du hasard et de la force sur la scène où se disputent les trônes. Combien de rois dépossédés qui ne retrouveront pas leur couronne, comme les marquis ou les comtes, travestis en laquais, ont retrouvé leur Silvia ! Voltaire a résumé tout cela dans la page la plus spirituelle de Candide. On se rappelle les six étrangers avec lesquels Candide se trouva un soir à souper dans l’hôtellerie de la ville des doges : ce sont six rois détrônés qui, pour égayer leurs loisirs, sont venus passer le carnaval à Venise, le sultan Achmet III, le tsar Ivan, Charles-Edouard, Auguste III de Pologne, Stanislas Leczinski, enfin ce gentilhomme westphalien, Théodore de Neuhof, qui fut roi de Corse et mourut à Londres au fond d’un hôpital. Pourquoi donc Voltaire a-t-il oublié le duc de Courlande dans cette compagnie si plaisamment rassemblée ? Il se borne à jeter ces mots en finissant : « Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans la même hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs états par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du carnaval à Venise ; mais Candide ne prit pas seulement garde à ces nouveau-venus. Il n’était occupé que d’aller chercher sa chère Cunégonde à Constantinople. » En vérité, c’est faire tort au comte de Saxe. Maurice était aussi, à ce point de vue, un des représentans du XVIIIe siècle ; par ses aventures belliqueuses comme par ses longues années de loisir et d’ennui, il méritait bien, on va le voir, d’assister avec son ami Charles-Edouard au carnaval de Venise.

Au moment où Maurice, songeant à faire son métier de roi en Courlande, communiquait ses plans au comte de Friesen et s’interrompait tout à coup en disant : « Je rêve, ma foi, mon cher comte ! je n’y suis pas encore, et l’on peut appeler cela faire des châteaux en Espagne, » il était bien loin de soupçonner l’orage qui allait éclater sur sa tête. Les magnats polonais avaient résolu de faire casser l’élection du 28 juin 1726. On comprend aisément leur intérêt : la dynastie des Kettler venant à s’éteindre par la mort du duc Ferdinand, la Courlande, placée sous le protectorat de la Pologne, faisait retour à la république ; on la divisait en palatinats, et chacun des chefs de l’aristocratie polonaise prenait sa part de la proie. On comprend aussi l’embarras du roi Auguste : souverain d’une république féodale où il avait de nombreux ennemis à ménager, abandonné déjà par ses sujets à l’époque de l’invasion de Charles XII, toujours menacé au dedans et au dehors par les partisans de Stanislas Leczinski, le roi de Pologne n’était pas libre de soutenir la cause de Maurice de Saxe.

Auguste chargea Flemming de lui tracer un plan de conduite, afin de concilier, s’il était possible, le secret désir de son cœur et les nécessités de la situation. Ce plan, que nous avons sous les yeux, peut se réduire à ceci : les députés courlandais mandés en Pologne par les magnats et le ministère n’auront jamais l’air de compter sur l’appui du roi ; ils viendront en solliciteurs, se faisant aussi humbles qu’ils le pourront ; Maurice, de son côté, sollicitera de la république l’autorisation d’accepter l’honneur à lui déféré par la diète de Mitau ; les femmes garderont le silence, « car si elles parlaient pour l’affaire, elles feraient parler le roi malgré lui, ce qui aurait un mauvais effet. » Enfin le roi ne cessera de répéter qu’il est le gardien des droits de la république, et que ces droits ne subiront aucune atteinte. Seulement le roi aura soin d’ajouter : « La Courlande est sous notre protection, la Courlande se plaint ; ne convient-il pas d’écouter sa requête ? Que gagnerait-on d’ailleurs à pousser les Courlandais au désespoir ? » Après avoir tenu ce langage aux magnats en général, le roi dirait confidentiellement aux membres du ministère : « C’est contre ma volonté expresse que le comte de Saxe s’est jeté dans cette entreprise ; aujourd’hui toutefois, puisque l’affaire est aussi avancée, je verrais le succès de Maurice avec plaisir, pourvu qu’il n’en coûtât rien aux intérêts de la république. » On tâcherait ainsi d’amener les seigneurs polonais à ratifier l’élection de Mitau, ou bien, si l’on ne pouvait ratifier un vote qu’on avait déjà déclaré illégal, la république affirmerait son droit en déférant elle-même le gouvernement de la Courlande à l’électeur de Saxe, et celui-ci serait autorisé à se choisir un lieutenant « de la religion du pays, avec la qualité de prince, qui le gouvernerait dans les formes requises, in fundamento pactorum subjectionis. » En dernier lieu, dans le cas où la république, repoussant toutes ces propositions, exigerait absolument le partage de la Courlande en palatinats, on demanderait au moins qu’un de ces palatinats fût donné à Maurice.

Le roi de Pologne essaya en vain de faire triompher cette politique. Il eut beau déployer toutes les ressources de sa parole dans un entretien fort curieux avec l’évêque de Cracovie (30 septembre 1726), entretien dont le comte de Flemming a eu soin de rédiger tous les détails, l’évêque, comme les principaux seigneurs, opposa une résistance invincible aux argumens du roi. Les adhérens de Maurice, parmi la noblesse polonaise, ne formaient décidément qu’une minorité insignifiante. Impossible d’insister davantage, c’eût été risquer une guerre civile ou plutôt une insurrection de la Pologne tout entière, comme celle qui avait eu lieu à l’approche de Charles, XII, et cela au moment où le protégé de Charles XII, Stanislas Leczinski, aspirait encore à ce trône qu’il avait occupé. Le 11 octobre 1726, les ministres saxons, réunis en conseil, prononcèrent à l’unanimité « qu’il n’y avait plus aucune espérance de soutenir l’affaire. » On formula, séance tenante, un rescrit officiel par lequel le roi ordonnait à Maurice de quitter la Courlande et de déclarer aux Courlandais qu’ils n’avaient plus à compter sur lui. Ordre lui était signifié en même temps d’envoyer au gouvernement l’acte de la diète de Mitau qui constatait l’élection du 28 juin. Le roi ajoutait ces mots écrits de sa propre main : « C’est tout de bon que je vous demande l’acte de votre élection, et je vous dédommagerai d’une autre manière du sacrifice que vous me ferez en cela. » Les amis de Maurice, surtout le comte et la comtesse de Pociey, allèrent se jeter aux pieds de Flemming, le suppliant de tenir bon et de « sauver le comte de Saxe de toutes les infamies dont on le menaçait. » On pense bien que tout fut inutile. Flemming avait pu se soumettre un instant au désir du roi ; au fond, il n’était pas fâché de ce résultat, et comment ne pas deviner sur ses lèvres le méchant sourire d’un ennemi, quand il écrit au prince royal Frédéric-Auguste : « Mme Pociey me parla en français pendant que son mari me parlait en latin, tous deux à la fois, de manière que je ne compris rien. » Sa joie secrète éclate encore non plus d’une façon piquante, mais avec une emphase vraiment bouffonne, lorsqu’il rédige en ces termes le discours que le chambellan Grabowski devait prononcera la diète polonaise de Grodno : « Que ne fait le roi ! Il agit non-seulement en véritable roi en nous faisant voir comment sur toutes choses il chérit son peuple, mais il agit encore en républicain, en Brutus, — ce Romain, ce grand républicain ! Comme lui, il abandonne son fils à son peuple. Ce prince ne se contente pas d’être orthodoxe par rapport à la foi, il l’est aussi par rapport aux lois. Donnons-lui dès à présent le surnom de roi républicain ! »

Pendant ce temps-là, Maurice, confiant dans les bonnes dispositions du roi, s’était approché des frontières de Pologne, afin de répondre sans retard au premier appel. Il fallait qu’il pût se porter de sa personne auprès des seigneurs polonais, se montrer, se faire entendre, déjouer les intrigues. Flemming lui fait dire de s’arrêter à Covenau ; c’est là qu’il attendait les messages du roi quand il reçut comme un coup de foudre la sommation du 11 octobre. Exprimer sa surprise, sa colère, serait chose impossible. Huit jours après, quand il annonce l’aventure au comte de Friesen, sa main tremble encore, son sang bouillonne, il a cent argumens pour condammer la politique du roi, et dans la précipitation qui l’emporte on dirait que les mots et les idées s’embrouillent en son grimoire plus indéchiffrable que jamais.


« D’auprès de Grodno, le 20 octobre.

« Le feld-maréchal m’a servi un plat de sa façon : mon élection a été cassée par un diplôme authenthique que le roi a donné, où il s’oblige de me faire revenir et rendre toutes les pièces faites et dressées entre moi et les Courlandais… Il est très singulier que le roi n’ait pas eu la fermeté de tenir bon, ayant eu tous les ministres étrangers pour moi, un grand-général[1], et un parti assez nombreux dans la Pologne ! On a même fait la mine à ceux des nonces qui parlaient en ma faveur. La Pociey s’est tuée de faire dire au roi qu’il n’avait qu’à déclarer qu’il ferait ce que la république voudrait, mais qu’il fallait être d’accord ; non, tout cela n’a rien fait ! Le ministre de Russie lui a fait savoir qu’il devait seulement lui donner le temps de parler, qu’il avait de quoi faire bien vite taire la république ; point du tout, cela n’a rien fait ! Savez-vous ce que ce galant homme de feld-maréchal a fait pour m’empêcher d’arriver ? Il a fait accroire au roi que tout irait le mieux du monde, pourvu que ma présence n’agitât pas les esprits. Là-dessus on m’envoie un courrier ; je demeure à Covenau, et dans un tour de main on fait peur au roi, on le fait signer. Voilà où j’en suis, mon cher comte. Il est fâcheux qu’une affaire aussi bien annoncée que l’était celle-là devienne une difficulté affreuse par la faute de ceux qui devaient m’aider. Le grand-général s’est tiré d’affaire en grand homme et ne m’a pas tourné le dos un moment. Ses ennemis ont été trop heureux de se taire, et il les pousse encore actuellement l’épée dans les reins, si bien qu’ils ne savent où se fourrer. Une autre fois je vous dirai ce qui a fait peur au roi… (Ici plusieurs lignes indéchiffrables.)… Je ne puis me résoudre à vous laisser dans le doute de ce que je ne vous ai pas expliqué dans ma lettre. Sachez donc que la tsarine voulait contracter une alliance étroite avec Je roi, pour être soutenue dans ses vues, et que pour cet effet elle voulait me donner la princesse Elisabeth ; c’était une affaire bâclée. Le courrier que je reçus de Pétersbourg, je l’envoyai au roi qui le reçut à Bialistock chez Branicki. Sur cette bonne nouvelle, on but, et le roi, qui recommande toujours aux autres de se taire, eut la bonté d’en faire confidence à cette grande haquenée de Corongine[2] ; qui l’a d’abord dit à qui a voulu entendre. Jugez comme cela les a hâtés d’aller. On lui a parlé de confédération, la peur lui a pris ; vous savez le reste. Le prince royal, du temps qu’il était à Varsovie, m’a fait les premières ouvertures là-dessus et m’a écrit que cette affaire, se proposait. Je l’ai mise… (Plusieurs mots illisibles.)… et puis on me l’a fait peter dans la main. Je vous l’avoue, j’en suis furieux, et pour moi, et pour le roi, et pour le prince, à qui je suis sincèrement attaché. Croyez-moi, mon cher comte,… (Plusieurs mots illisibles)… et si la postérité le croira. »


Inutile de dire que Maurice, d’abord un peu étourdi du coup qui vient de l’atteindre, ne se résigna pas facilement. Il s’agit bien des compensations que lui promet le roi, quand son honneur est engagé auprès des Courlandais ! Il poursuit sa route, arrive à Grodno, et y trouvant une nouvelle lettre, une lettre confidentielle et pressante du roi son père, il répond aussitôt en ces termes :


« Grodno, le 23.

« Sire, en arrivant ici, l’on m’a remis la lettre dont votre majesté m’a honoré. J’y vois avec une douleur extrême la nécessité, sire, de vous désobéir ou de me déshonorer. J’appelle de ma situation au cœur de votre majesté. S’il ne me condamne pas, je me consolerai avec plaisir du sort que la destinée me prépare. »


— Cette réponse ne signifie rien, dit le roi à Flemming en lui lisant le billet, nous n’en sommes pas plus avancés. — Elle signifiait du moins que le duc-élu de Courlande ne renonçait pas à la lutte. Il était trop tard assurément pour que Maurice pût déjouer à Grodno les intrigues de ses adversaires. La diète polonaise avait réussi à éloigner ou à déconcerter les dissidens ; l’unanimité était assurée au parti qui voulait faire casser l’élection de la diète de Mitau. On raconte qu’un gentilhomme saxon, M. de Dieskau, eut l’idée de se déguiser, de se raser les cheveux, de prendre le costume des seigneurs de Pologne, et de pénétrer ainsi dans l’assemblée pour opposer son liberum veto à la décision de la diète : singulière entreprise à laquelle il serait difficile de croire, si elle n’était attestée par des témoins. Ce stratagème de comédie montre bien que la cause de Maurice était désespérée en Pologne. Le 9 novembre 1726, la diète de Grodno prononce la nullité de l’élection faite à Mitau le 28 juin. Maurice est banni de Courlande, et sa tête mise à prix. Quant aux seigneurs courlandais qui ont élu le comte de Saxe malgré le veto du gouvernement, déclarés traîtres à la loi fondamentale, traîtres au pacte séculaire qui soumet la Courlande au protectorat de la Pologne, ils auront à rendre compte de leur crime devant le tribunal de la république. On voit quels étaient les sentimens des magnats polonais pour la noblesse de Courlande. Ces haines de race qui durent encore aujourd’hui, ces haines du Slave et du Germain qui font que l’héroïque Pologne du XIXe siècle est si froidement défendue, même par les libéraux, même par les démocrates de Berlin ou de Vienne, contre des oppresseurs sans pitié, ces haines éclatent ici d’une manière sauvage au milieu des questions d’intérêt. Flemming, s’il est vrai qu’il fût mêlé secrètement à l’affaire, n’avait pas eu de peine à soulever les passions. Il s’agissait pour lui d’effrayer le roi son maître, de le guérir une bonne fois de ses complaisances pour Maurice ; il s’agissait aussi d’effrayer Maurice et d’en finir avec l’aventurier dont les coups de tête gênaient la politique saxonne. Effrayer Frédéric-Auguste, cela pouvait réussir à Flemming, bien que le roi de Pologne, on va le voir, ait considéré tout d’abord comme une plaisanterie ces tragiques menaces des Polonais. Effrayer Maurice était chose moins facile. On en peut juger par cette lettre qu’il adresse de Mitau, le 15 novembre, à son cher confident, M. de Friesen :


« Eh bien ! mon cher comte, me voilà proscrit, ma tête mise à prix ! Dieu me fasse miséricorde si je suis pris ! Je crois que l’on ne me fera non plus de quartier qu’à un loup. Tout cela, ce sont des gentillesses de M. le feld-maréchal ; mais, comme je ne m’en étonne pas, aussi n’en suis-je pas autrement fâché, car, entre vous et moi, je me moque de la vie. Ce qu’il y a de très singulier, c’est que j’ai été condamné sans avoir été cité, sans avoir été accusé ni convaincu d’aucun crime, ni demi. En vérité, cela est fort drôle. Cependant ce décret est établi à éternité par la constitution de l’année 1726, et le roi, mon très honoré père, ainsi que toute la noble, prudente et juste assemblée, l’ont signé. Si je vous disais que j’en suis affligé, je ne vous dirais pas la vérité, car l’on m’ouvre une belle carrière ; cependant il est inouï que l’on traite quelqu’un de ma sorte ainsi. Qu’ai-je donc fait pour me voir proscrit comme un scélérat infâme ? Ah ! messieurs du sénat et de la république, vous me paierez la sottise que le Flemming vous a fait faire, et vous allez voir un beau train ! On veut donc que je prenne les armes ? Soit ! je les prends ; mais, tant que je pourrai tenir mon épée dans mes mains, je m’en servirai pour vous détruire. C’est ici, mon cher comte, où il faut vaincre ou mourir. Je commencerai, n’eussé-je que cent hommes, et quand ils seront tués, j’en chercherai d’autres, et cela tant que je respirerai. Si vous savez quelque part officiers ou soldats, adressez-les moi ; ils seront mes compagnons de fortune.

« Adieu, je suis furieux, non pas de ce que l’on me fait, mais parce que j’ai raison de l’être. Le feld-maréchal et Manteuffel sont deux grands coquins. Cela n’est pas nouveau, mais je veux faire à l’avenir comme ce barbier qui, se cachant dans les roseaux, criait toujours :

« Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne ! »

Voilà un beau cri de guerre, et celui qui le pousse est homme à tenir parole. « Je commencerai, n’eussé-je que cent hommes ; quand ils seront tués, j’en chercherai d’autres, et cela tant que je respirerai. » Or il a plus de cent hommes pour entrer en campagne ; la Courlande entière est prête à se lever avec Maurice ! C’est du moins ce qu’il écrit le 2 décembre au feld-maréchal de Flemming. Il vient d’apprendre que la diète de Grodno, avant de se séparer, a nommé une commission chargée de se rendre en Courlande et d’y faire exécuter ses décisions. « Qu’ils viennent donc ! s’écrie-t-il ; qu’ils tâchent d’entrer ! » Et sa première pensée est d’envoyer cet avertissement à Flemming :


« Votre excellence peut être persuadée que les Courlandais périront tous plutôt que délaisser entrer la-commission en Courlande ; ceux qui seraient d’un autre système seraient tués sur-le-champ comme traîtres à la patrie. Bref, à moins qu’on ne les extermine, on n’en viendra pas à bout. C’est ce que j’ai l’honneur d’assurer à votre excellence, et il ne faut pas croire que remontrances ou autres choses ici fassent impression. Le désespoir est général, et ils aimeront mieux être la victime des Russes, s’ils ne peuvent l’éviter, que celle des Polonais, se flattant toujours qu’un événement qui change le sort des royaumes et des empires pourra aussi changer le leur un jour. Dixi et liberavi animam meam. »


Tandis que Maurice de Saxe dégageait ainsi sa conscience, il y avait au fond d’une abbaye une malheureuse femme qui suivait avec anxiété les péripéties des affaires de Courlande. Quelle joie maternelle avait ressentie la chanoinesse de Quedlinbourg en apprenant les premiers succès de son fils ! Maurice, au milieu de ses aventures, écrivait souvent à sa mère. On, a publié quelques-unes de ses lettres il y a une trentaine d’années, lettres charmantes, exquises, pleines de tendresse et d’enthousiasme[3]. Nous n’avons pas malheureusement les réponses d’Aurore de Koenigsmark ; mais comme on les devine bien par les billets de Maurice ! comme elle prend sa part de tout ce qui lui arrive ! Elle a vendu ses bijoux pour lui procurer des ressources ; elle lui envoie ses vœux, ses encouragemens, ses conseils, toute son âme. Maurice aura donc enfin dans le monde la place qu’elle lui souhaitait depuis tant d’années ! Le voilà-duc ! le voilà souverain ! Les Koenigsmark revivent en lui avec leur héroïsme guerrier, mais plus grands, plus heureux, une couronne sur le front ! Non, tout cela n’était qu’un rêve ; le souverain d’hier est redevenu l’aventurier d’autrefois ; il est proscrit, sa tête est désignée aux sicaires, et s’il tombe aux mains des Polonais, « on ne lui fera pas plus de quartier qu’à un loup. » Que fait la pauvre mère ? quels conseils donne-t-elle à Maurice eu des conjonctures si graves ? Elle hésite sans doute entre les inspirations de l’héroïsme et celles de la prudence, puisque Maurice lui écrit le 18 novembre : « Laissez-moi la main libre, madame : vous verrez revivre sous vos yeux le vieux Koenigsmark, celui qui tenait en échec les armées de l’Allemagne[4] ! » Quatre jours après (22 novembre), il lui annonce qu’il vient de demander des secours à M. de Loewenhaupt, son cousin, officier au service du roi de Suède. « Il y en a des milliers là-bas qui meurent de faim. » Et lui-même, le comte de Loewenhaupt, pourquoi ne viendrait-il pas chercher fortune en Courlande ? Maurice lui a proposé d’accourir au plus vite, pour peu qu’il s’ennuie dans les glaces du nord ; il en fera, son lieutenant. Que Mme de Koenigsmark veuille bien lui écrire de son côté ; l’entreprise est belle et glorieuse, surtout pour ceux qui auront l’honneur d’y jouer les premiers rôles. « J’ai trop d’affaires sur les bras, ajoute Maurice ; je ne puis m’occuper à la fois et de l’armée et de la politique. Loewenhaupt et moi, nous nous partagerons la besogne. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs qu’il donne sa démission en Suède ; le gouvernement suédois ne lui reprochera pas d’être venu secourir un de ses pareils contre les Polonais. » Ce même billet nous apprend que Maurice avait l’espoir de mettre bientôt quatre mille hommes sur pied. Il va jusqu’à s’écrier dans la fièvre de sa colère et de ses illusions : « Qui sait si le monde ne reverra pas en moi un nouveau Coriolan ? » c’est-à-dire : malheur à la république ! malheur au roi de Pologne ! On se figure aisément quelles devaient être les angoisses d’Aurore de Koenigsmark à la lecture de pareils messages. Avant d’autoriser son fils, par ses conseils, à se jeter dans les derniers hasards, elle veut savoir ce que signifie cette proscription, cette tête mise à prix, et elle écrit à l’un des ministres du roi de Pologne, à M. de Watzdorf, qui s’est toujours montré pour elle aussi respectueux, aussi bienveillant, que Flemming a été dur et cruel. Nous, n’avons pas la lettre d’Aurore de Kœnigsmark, mais voici la réponse de M. de Watzdorf. Nous la donnons tout entière, parce qu’elle éclaire d’un jour inattendu ce dramatique imbroglio.


« Par la lettre dont votre excellence a bien voulu m’honorer, je vois la peine que les nouvelles de M. le comte de Saxe vous ont causée. Je puis vous assurer, madame, que, sans parler des sentimens d’autrui sur ruse affaire de cette nature, j’en ai, en mon particulier, conçu un véritable déplaisir, non que je croie que, pour tout ce qui s’est passé à Grodno, M. le comte de Saxe en soit moins duc de Courlande un jour, mais par suite de mon humeur accommodante qui souhaiterait que toutes les choses justes, louables, se fissent de bonne grâce. Pour celle-ci, ce n’est pas en cela qu’elle abonde, et c’est de quoi je suis fort fâché ! Quant à la conservation d’une dignité acquise par son mérite j’espère, madame, que vous aurez assez bonne opinion des Courlandais pour croire qu’ils n’ont pas entrepris cette affaire légèrement, qu’ils ont prévu une partie de ce qui s’est passé, et, bref, qu’ils ont réponse à tout. L’acte de proscription ne m’est connu que par ouï-dire. Cela ne tire pas à conséquence : M. le comte de Saxe n’est pas Polonais ; par conséquent il ne doit pas plus s’en affliger que moi, si les Espagnols me reprochaient de ne pas aimer leur nation. Ce ban prétendu ne suppose pas un prix pour la tête. Je ne sache pas qu’il en ait été question ; mais quand cela serait, comme il n’y a pas de fou en Pologne pour ces sortes de dépenses, je crois que M. le comte de Saxe peut voyager dans ce pays-là sans s’attendre à rien de funeste. Vous savez au reste, madame, que la proscription n’est pas toujours un augure certain à faire échouer les personnes qui en sont l’objet. Jules César l’a été, et s’il a trouvé des vestales sous la main pour dissiper l’orage, le comte de Saxe, dans un siècle où un pareil secours pouvait devenir un peu… (mot illisible), le comte de Saxe, dis-je, trouvera dans l’entremise de la cour russienne de quoi conjurer l’orage d’une façon ou d’une autre. Enfin, madame, vous en serez quitte, selon toute l’apparence, pour un peu d’inquiétude et d’alarme, en quoi la distance des objets aura eu plus d’influence que l’importance de la réalité. »


Voilà donc, et de l’aveu d’un ministre du roi de Pologne, à quoi se réduit cette proscription du comte de Saxe. Il est évident que le roi joue un double jeu. Si Flemming a voulu tromper son maître et l’engager dans des mesures violentes contre Maurice, Frédéric-Auguste se moque de son ministre. Tout en laissant faire la diète de Grodno, en feignant même de partager ses colères, il espère bien que les Courlandais auront réponse à tout. C’est le sentiment du roi que M. de Watzdorf a exprimé dans la lettre qu’on vient de lire. À ce moment-là même, M. de Manteuffel écrivait au chargé d’affaires saxon à Saint-Pétersbourg : « Dites bien au baron Ostermann que notre inaction ne doit pas être interprétée comme un désaveu du comte de Saxe ; nous désirons plutôt son succès, pourvu que la chose puisse se faire sans que le roi y paraisse. » Manteuffel ajoute que le roi a les mains liées par l’opposition de la noblesse polonaise, qu’il a été même forcé d’écrire à la tsarine, au nom de la république, pour la prier d’intervenir dans les affaires de Courlande et de désigner le coadjuteur du duc Ferdinand. La lettre officielle est pour les seigneurs polonais ; c’est à Ostermann d’en compléter le sens pour la tsarine. Ce coadjuteur du duc Ferdinand désigné par la Russie, le roi de Pologne demande que ce soit le comte de Saxe. Ceux qui ne sont pas initiés à tous ces secrets ne peuvent comprendre que Maurice, sans armée, sans argent, soutenu par une noblesse courageuse, mais dénuée de ressources, ayant contre lui son père, le ministère saxon, les états de Pologne, menacé de quelque intervention périlleuse du côté de la Russie ou de la Prusse, proscrit enfin et exposé aux coups des fanatiques, s’acharne obstinément à cette lutte impossible. Un Français, M. de Brosses, ayant écrit à un diplomate russe, M. le comte de Flodrof, pour l’interroger à ce sujet, a il est difficile, répond le diplomate, de se former une idée de son entreprise quand on voit les déclarations et les ordres de sa majesté. On s’y perd. »

La doyenne de Quedlinbourg, mieux informée de la situation grâce aux confidences de M. de Watzdorf, s’était empressée de rassurer son fils et de lui conseiller la prudence. « Je vous remercie de vos conseils, écrit Maurice à Mme de Kœnigsmark (28 décembre). Vos idées sont les miennes. Ma position s’est fort améliorée depuis que les Russes se sont déclarés pour les Courlandais. Ils ont signifié aux autorités polonaises que si une commission entrait en Courlande, ils y entreraient aussi, étant bien résolus à empêcher l’incorporation du duché à la république[5]. » On s’agitait beaucoup en effet à Saint-Pétersbourg dans" l’intérêt du comte de Saxe. Lefort et ses amis redoublaient d’instances auprès de la tsarine, assiégeaient Ostermann, s’efforçaient de gagner Menschikof ; mais que d’intérêts en jeu dans cette affaire ! La Russie ne demandait pas mieux que de soutenir Maurice à la condition de compromettre le roi son père auprès des états de Pologne. Le 31 décembre, les chefs du ministère moscovite, Menschikof, Ostermann, Apraxin, Galitzin, conviennent de présenter à l’impératrice un rapport favorable au comte de Saxe, pourvu toutefois que le roi de Pologne ait un plan de conduite bien arrêté, c’est-à-dire sans doute qu’il dise tout haut ce qu’il faisait dire tout bas, et marche ouvertement d’accord avec la Russie. Lefort, désolé, ne peut prendre cet engagement pour son maître ; il y a plusieurs semaines qu’il demande sur ce point des instructions précises et ne reçoit aucune réponse. C’est alors que l’ambassadeur saxon, dans la chaleur de son zèle pour Maurice, imagine une combinaison qui assurera l’appui de la tsarine au duc-élu de Courlande, sans qu’on ait à s’inquiéter désormais des tergiversations du roi de Pologne et de ses ministres.

Lefort, dans une de ses dépêches de 1724, avait mandé au roi de Pologne un événement assez singulier dont on s’occupait beaucoup à Saint-Pétersbourg. On sait que l’impératrice était Allemande et de très basse origine. « Sa mère était une malheureuse paysanne nommée Erb-Magden, du village de Ringen en Esthonie, province où les peuples sont serfs… Jamais elle ne connut son père… Le vicaire de la paroisse l’éleva par charité jusqu’à quatorze ans ; à cet âge elle fut servante à Marienbourg chez un ministre luthérien de ce pays[6] « Quand le tsar Pierre l’épousa en 1707 après la prise de Marienbourg à la suite des aventures que chacun connaît, elle avait laissé dans son pays quelques parens de sa mère, des oncles ou des cousins. Dix ans plus tard, l’un d’entre eux, nommé Carlsamuelovitz, se fit présenter au tsar, alors que celui-ci, revenant de son voyage d’Allemagne, traversait la Courlande pour rejoindre ses états. C’était un meunier qui gagnait péniblement sa vie au service d’un seigneur courlandais. Le tsar, l’accueillant avec bonté, lui avait fourni les moyens de se rendre en Russie. Dans quelle partie de la Russie ? On ne sait. Ce qui semble probable, c’est que la tsarine épiait le moment de ramener son parent à Saint-Pétersbourg. Après son couronnement comme impératrice[7], elle jugea sans doute l’occasion favorable pour demander et obtenir cette faveur, car c’est précisément en 1724 que Lefort signale à ses correspondans de Varsovie l’existence d’un parent de la tsarine établi incognito depuis quelques mois dans la capitale de l’empire. L’incognito disparut peu à peu. L’ancien meunier et sa famille firent bientôt partie de la. cour. En 1726, cette famille se composait du père, de la mère, de trois filles et de plusieurs fils. L’aînée des filles avait alors dix-huit ans ; la cadette, Sophie Carlovna, en avait seize. Celle-ci, que Lefort nous représente comme « peu jolie, hardie, espiègle, raisonnablement têtue, mais spirituelle, » était depuis 1725 « première demoiselle de la tsarine. » Il y avait en outre deux tantes, « vraie pépinière d’héritiers, de cohéritiers, etc. » Déjà traitée avec beaucoup d’égards du vivant de Pierre le Grand, « cette famille prolifique, » comme l’appelle le ministre saxon, fut comblée de faveurs après la mort du tsar. Catherine n’était plus retenue par des motifs de discrétion et de prudence. Le fils de l’ancien meunier eut rang parmi les pages ; le meunier lui-même fut nommé comte le 16 janvier 1727. « On assure qu’il n’en restera pas là, écrit Lefort, et qu’on le verra sans délai cordon bleu et déclaré prince. On travaille avec vigueur à réparer les défectuosités de leur état. » Ce travail vigoureux, cette nomination de comte, tout cela éveilla l’attention de Lefort. Le diplomate, avec son flair si sûr, comprit qu’il pouvait y avoir là-quelque danger pour Maurice, car enfin cette couronne de Courlande si enviée, si disputée, et remise aux mains de l’impératrice pour qu’elle en fît présent à un prince de son choix, ne pouvait-elle pas tenter l’ancien meunier courlandais ? « On assure qu’on le verra sans délai cordon bleu et déclaré prince. » Péripétie aussi inquiétante qu’inattendue ! Si le nouveau comte avait sérieusement l’ambition d’être duc-souverain, si Catherine formait aussi ce projet pour lui ou quelqu’un des siens, adieu la dernière ressource de Maurice, l’appui moral de la Russie ! Lefort voulut concilier tout, et, imaginant une combinaison nouvelle avec cette prestesse qui le caractérise, il eut l’idée de marier le comte de Saxe à Sophie Carlovna, la fille du meunier, cousine et première demoiselle de l’impératrice. a Le cabinet de Lefort, dit spirituellement M. de Weber, était un véritable bureau de mariages au service du comte de Saxe. »

Ce projet n’eut pas de suites. Est-ce Maurice qui refusa de s’y prêter ? La chose est plus que probable. Celui qui avait montré si peu d’empressement pour la nièce et la fille de Pierre le Grand en montra sans doute bien moins encore pour cette parente de Catherine, « peu jolie et raisonnablement têtue. » Il dut comprendre toutefois, comme Lefort, que ses affaires se gâtaient à Saint-Pétersbourg. Nous trouvons des détails fort curieux sur son existence à Mitau pendant ce mois de janvier 1727, où se débattait pour lui une question décisive, to be or not to be. Aurore de Kœnigsmark avait envoyé auprès de son fils un jeune gentilhomme suédois, le comte Axel Cronhielm, qui cherchait aventure. C’était pour elle un moyen d’avoir des nouvelles de Maurice, de le surveiller de loin, de lui faire parvenir plus sûrement ses secours ou ses conseils. Le comte Axel, dont l’imagination, à ce qu’il paraît, s’était bâti des châteaux en Courlande, fut un peu désappointé en voyant de près la situation de Maurice. Singulier souverain que ce duc en espérance ! Point de palais, point de maison organisée ; tant qu’il n’est que successeur désigné du vieux duc, il n’a droit à aucun des revenus de la couronne. « Sans les trois mille ducats que le roi de Pologne lui a fait passer dernièrement, ses affaires seraient dans le plus misérable état. La noblesse de ce pays est incroyablement avare. Maurice a une garde de cent hommes, dont quarante ont été raccolés avec peine. Voilà toute son armée, et comment la paiera-t-il ? Je n’en sais rien. » On voit quelles illusions se faisait Maurice quand il se croyait sûr de mettre prochainement sur pied une armée de quatre mille hommes. Les Courlandais, malgré, leur enthousiasme chevaleresque et patriotique, ressemblaient en cela aux seigneurs féodaux de la Pologne. « La noblesse, dit Voltaire, monte à cheval dans les grandes occasions… La difficulté des vivres et des fourrages la met dans l’impuissance de subsister longtemps assemblée. » Maurice trouvera peut-être une armée quand sonnera l’heure de la lutte ; en attendant, il est seul avec une centaine de gardes. Voilà ce que le comte Axel écrit à Aurore de Kœnigsmark. Et quel séjour que celui de Mitau ! Que faire ? que devenir ? comment tromper l’ennui ? « Le prince en est réduit à passer au lit la plus grande partie de la journée et à se faire lire Don Quichotte, »

Pendant que le comte de Saxe, en rêvant aux difficultés de sa situation, écoute les aventures du chevalier de la Manche, on ne s’étonnera pas que des idées extravagantes lui traversent quelquefois le cerveau. La Pologne est hostile, la Saxe joue un double jeu, la Russie, qui ne songe qu’à ses intérêts, va lui tourner le dos à la première occasion ; à qui s’adresser ? Il conçut le projet de faire appel aux Anglais en leur offrant un établissement maritime sur les côtes de Courlande. C’était soulever contre soi et la Russie, et la Suède, et l’empire d’Allemagne, toute l’Europe du centre et du nord. M. de Manteuffel fait allusion à ce projet quand il écrit : « Ses propositions sont des plus vastes, des plus scabreuses et des plus mal digérées. » Le même personnage revient encore sur ce sujet dans une lettre à M. de Fontenay, l’un des compagnons de Maurice, qui était alors comme son chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg : « Que rien de tout cela ne transpire, que rien n’en parvienne aux oreilles des ministres russes ; la moindre chose qui arriverait au comte de Saxe serait d’aller écrire des libros tristium quelque part en Sibérie. » Il en transpira quelque chose, non pas à Saint-Pétersbourg, mais à Vienne. La chancellerie impériale s’en émut. L’empereur d’Allemagne fit écrire au ministère saxon (8 janvier 1727) qu’il était bien convaincu assurément que le roi de Pologne ne pouvait approuver un tel projet, et encore moins y avoir aucune part, mais qu’il désirait toutefois en recevoir l’assurance expresse. « Le roi, répondit M. de Manteuffel, a trop bonne opinion de la sagesse de M. le comte Maurice pour le croire capable de penser à un tel projet, et quand il le serait, sa majesté est si éloignée d’y avoir la moindre part qu’elle serait la première à l’en blâmer. »

Maurice, averti à temps, abandonna cette folle pensée, et se tourna de nouveau vers la Russie. Il était toujours soutenu à Saint-Pétersbourg par l’activité chaleureuse de Lefort, par les démarches de Fontenay, et aussi par la sympathie obstinée des deux princesses Anna Ivanovna et Elisabeth Petrovna. Cependant les combinaisons de Maurice avaient révélé chez lui une ardeur si téméraire que le roi de Pologne jugea nécessaire d’y couper court une fois pour toutes. Il était pressé d’ailleurs, et plus vivement que jamais, par la noblesse polonaise, qui s’inquiétait non sans raison des menées de Maurice à Saint-Pétersbourg et de l’intervention toujours imminente des Moscovites. Le roi écrit donc à Maurice et le supplie de quitter la Courlande au plus tôt ; une occasion très honorable lui est offerte ; l’Espagne, poussant l’Autriche à la guerre contre l’Angleterre et la France, vient de faire des provocations d’où peut sortir une grande lutte ; la France s’y prépare : n’est-ce pas là qu’est la place de Maurice ? N’est-il pas maréchal-de-camp dans l’armée française ? n’a-t-il pas son régiment qui l’appelle ? Là-bas la gloire, ici des aventures meurtrières ; est-ce à lui d’hésiter ? Voilà de l’argent pour faire le voyage. Le roi lui promet 4,000 ducats, et d’avance il lui en envoie 1,000 par le capitaine de Glasenapp. Un diplomate, ami dévoué de Maurice, M. de Lagnasco, joint à ces prières du roi deux mémoires très développés où la force des bonnes raisons est soutenue par l’éloquence du cœur. Maurice les lit la plume à la main, et y répond en marge ; voici une de ses notes :


« Je demande si, quand on a une fois livré sa parole, on est le maître de la retirer sans le consentement de ceux à qui on l’a livrée, et si le roi peut ordonner à quelqu’un de la violer… Il vaut mieux que je perde les bontés du roi par une si noble cause que si je les conserve par une lâcheté. Après cela, il s’en ira comme il plaira à la fortune, pourvu que je n’aie rien à me reprocher, et soit sur une brèche, sur un échafaud ou par une fièvre que je termine ma vie, il n’importe guère… Je déteste toute fortune qui me viendra par trahison. »


Il reste donc, et tout d’abord on dirait que la fortune veut récompenser son héroïsme. Le gouvernement moscovite envoie un de ses agens, le comte Dévier, déclarer aux Courlandais que la Russie les soutiendra contre la Pologne. Mais nous marchons ici de surprise en surprise. Les péripéties se succèdent comme dans une comédie de cape et d’épée. Le comte Dévier, après avoir rassuré les Courlandais, revient le 9 février à Saint-Pétersbourg. Huit jours après, Lefort annonce à ses correspondans de Varsovie un événement « qui va changer tout le système de la machine. » Lefort avait bien raison de redouter ces parens de l’impératrice qu’il fallait placer à tout prix, ces meuniers à peine débarbouillés de leur farine dont il fallait faire des cordons bleus ! « Je sais de bonne part, dit-il, que samedi passé le mariage entre Sapiéha et la nièce Sophie s’est conçu, l’on dit même signé, et que le fils de Menschikof doit épouser la sœur de Sophie et être fait duc de Courlande. Cet enfant fut fait avant-hier chevalier de l’ordre, des mains de Catherine, chose inouïe. La tsarine lui donna son ruban même et la croix et l’étoile qu’elle a portés, ornés de brillans. »

Ainsi Menschikof avait recherché pour son fils l’alliance que Lefort aurait désirée pour Maurice. C’est la revanche de Menschikof dans cette longue bataille, et c’est aussi une preuve nouvelle que le diplomate saxon avait le nez fin. Faut-il ajouter à cela les fautes de Maurice auprès d’Anna Ivanovna ? Tous les biographes de Maurice racontent qu’il perdit l’appui de la douairière de Courlande précisément au mois de janvier ou de février 1727 pour avoir courtisé une de ses filles d’honneur. L’événement, à coup sûr, n’a rien d’invraisemblable ; mais les circonstances du récit ont bien l’air d’appartenir aux arrangeurs vulgaires du XVIIIe siècle. En tout cas, peu importe ; le désir de procurer un établissement à la famille de l’impératrice, la pensée d’utiliser à cet effet les embarras de la Courlande, toutes ces choses aujourd’hui révélées par les dépêches des archives de Saxe suffisent pour expliquer le revirement de la politique russe.

Ce revirement allait-il changer les dispositions des Courlandais ? La diète de Mitau venait de se réunir au mois de février, et il s’agissait de prendre une résolution définitive. Laquelle ? Céder à la Pologne, ménager la Russie, ou persister à soutenir l’élu du 28 juin ? Au milieu des complications aggravées de jour en jour, il n’est pas surprenant que l’unanimité du premier vote ait disparu. Maurice fut obligé de déployer tous ses talens politiques pour rallier ses amis de la diète. On le devine du moins par une lettre qu’il écrit le 4 mars au comte de Friesen. La diète ! il l’appelle un monstre, bellua multorum capitum, un monstre qui parle sans cesse, écoute peu, n’agit point.


« A Mitau, le 4 de mars 1727.

« Me voilà enfin venu à bout de ce monstre qui a tant de têtes, plus de bouches, peu d’oreilles et point de bras, c’est-à-dire la diète. Tout s’y est terminé selon mes souhaits, et les Courlandais y ont confirmé tout ce qu’ils ont fait en ma faveur à la précédente. Sans avoir égard à toutes les foudres qu’on a lancées contre eux à Grodno, ils envoient un député à Varsovie, non pour traiter, mais pour protester contre tout ce qui s’est fait à Grodno contre eux, ainsi que notre commission qui doit venir, assurant qu’on ne la recevra pas[8]. Voilà, mon cher comte, où en sont les choses. Si vous trouvez que je me sois bien conduit pour un homme proscrit, sans argent, sans alliances et sans troupes, je serai très content, et votre suffrage me dédommagera de toutes mes veilles et mes peines… Je crois que l’on sera dans une belle fureur contre moi à Varsovie, et que le ministère saxon sautera aux nues… Priez Dieu pour moi ! Je vais entreprendre l’aventure la plus périlleuse. »


Un courageux député, M. de Médem, se charge d’aller porter à Varsovie les résolutions de la diète de Mitau. La diète polonaise, convoquée à la hâte (12 mars), ne tarde pas à se rassembler. Dans la séance du 24 mars, sur le rapport du grand-maréchal de la cour (oberhof marschall), elle décide à l’unanimité que les Courlandais sont des rebelles et donne l’ordre d’arrêter leur envoyé, si le roi ne s’y oppose. Le roi consent, sauf à intervenir plus tard, et M. de Médem est fait prisonnier.

Si les députés courlandais étaient toujours prêts à payer de leur personne aux heures décisives, ils refusaient pourtant à Maurice l’appui d’un service continu, d’une organisation régulière. Nul sacrifice de leur temps ou de leur fortune, impossible de mettre sur pied un corps de troupes. Le jour où Maurice écrivait à M. de Friesen : « Priez Dieu pour moi ! j’entreprends l’aventure la plus périlleuse ! » il tenait le même langage à sa mère, et, tout en remerciant la diète de son courage, il se plaignait amèrement des habitudes du pays. Cette dure expérience ne lui fut pas inutile ; il se la rappelait, je n’en saurais douter, lorsque, cinq ans plus tard, rédigeant, sous le titre de Rêveries, son bréviaire du général en chef, il s’occupait, dès le premier chapitre, de la manière de lever les troupes. Après avoir indiqué les différens procédés de son temps, procédés injustes, irréguliers, pleins de conséquences funestes, il propose une grande innovation, celle que l’égalité moderne a consacrée dans l’Europe entière, et c’est là surtout que je retrouve l’influence de ses souvenirs personnels, tant il est vrai que le malheur est une bonne école pour un esprit bien fait. « Ne vaudrait-il pas mieux, s’écrie-t-il, établir par une loi que tout homme, de quelque condition qu’il fût, serait obligé de servir son prince et sa patrie pendant cinq ans ? Cette loi ne saurait être désapprouvée, parce qu’il est naturel et juste que les citoyens s’emploient pour la défense de l’état. En les choisissant entre vingt et trente ans, il ne résulterait aucun inconvénient. Ce sont les années du libertinage où la jeunesse va chercher fortune, court le pays et est de peu de soulagement à ses parens. Ce ne serait pas une désolation publique, parce que l’on serait sûr que, les cinq années révolues, on serait congédié. Cette méthode de lever des troupes serait un fonds inépuisable de belles et bonnes recrues qui ne seraient pas sujettes à déserter. On se ferait même par la suite un honneur et un devoir de remplir sa tâche ; mais, pour y parvenir, il faudrait n’en excepter aucune condition, être sévère sur ce point, et s’attacher à faire exécuter cette loi par préférence aux nobles et aux riches. Personne n’en murmurerait. Alors ceux qui auraient servi leur temps verraient avec mépris ceux qui répugneraient à cette loi, et insensiblement on se ferait un honneur de servir ; le pauvre bourgeois serait consolé par l’exemple du riche, et celui-ci n’oserait se plaindre, voyant servir le noble. La guerre est un métier honorable. Combien de princes ont porté le mousquet[9] !… »

Puisque ce moyen lui manque de recruter des soldats, puisque ni le trésor public ni les habitudes du pays ne lui permettent d’organiser une armée, il faut bien qu’il s’adresse aux puissances étrangères. Il avait songé d’abord aux Anglais ; il se tourne maintenant vers la France. Il part, traverse la Pologne d’un bout à l’autre, voit secrètement le roi à Bialistock, arrive à Dresde, où il est reçu par le prince royal, se dispose enfin à gagner la France et Paris. Maurice s’était fait de singulières illusions, s’il avait pu croire que le gouvernement français irait s’engager de gaité de cœur dans ces complications de l’Europe du nord. Le cardinal Fleury, uniquement occupé à maintenir la paix, avait écarté des causes de guerre plus sérieuses que celle-là. Arrivé à Paris vers la fin d’avril, le duc-élu de Courlande en repartit le 2 juin sans avoir rien obtenu. Le 21, il était à Pillnitz auprès du roi son père, fort bien accueilli, mais à la condition de ne pas lui souffler mot des affaires de Courlande. « Je suis au mieux avec le roi, écrit-il à Mme de Kœnigsmark, et nous nous voyons comme s’il n’y avait jamais rien eu entre nous. Il n’est pas plus question de la Courlande que si elle n’existait point. On ne m’en dit rien ; je poursuis donc ma route. La mort de la tsarine est pour moi une terrible catastrophe… Je m’attends aux complications les plus étranges. »

La mort de la tsarine ! voilà en effet la crise qui va précipiter le dénoûment. Si quelque chose pouvait soutenir Maurice dans cette situation désespérée, c’était la bienveillance secrète de Catherine. Maurice, il est vrai, ne souhaitait pas l’intervention des Russes en sa faveur. « Timeo Danaos, » écrivait-il à sa mère ; il espérait du moins que l’attitude et le langage de l’impératrice feraient hésiter les Polonais. Catherine morte, il était évident que Menschikof allait mettre la main sur la Courlande. La tsarine avait succombé le 17 mai. Dans un état comme la Russie du XVIIIe siècle, un changement de règne est toujours une révolution de palais. Après les premières intrigues, et quelques-unes fort tragiques, auxquelles donna lieu la succession de Catherine[10], Menschikof était devenu le plus terrible des tyrans. « Jamais, écrit Lefort au roi de Pologne (2 juin 1727), jamais on n’a redouté le tsar Pierre comme on redoute aujourd’hui le prince Menschikof ; tout se courbe à ses pieds. Dieu ait pitié de quiconque oserait lui opposer la moindre résistance ! Le despotisme d’autrefois n’est rien auprès de celui-ci. À peine est-on libre de respirer ! Il n’est personne qui ne tremble. Il continue à faire arrêter les gens à tort et à travers. Il s’agit bien de crimes contre l’état ! tout homme soupçonné d’avoir au fond du cœur une objection, un blâme, un désir contre la toute-puissance du despote est perdu[11]. » Pour affermir son pouvoir, Menschikof a déjà fiancé sa fille aînée, Marie, au jeune tsar Pierre II (3 juin) ; il donnera sa cadette au futur duc de Courlande, dont il.se réserve le choix. Quel sera ce duc ? Menschikof n’en sait rien encore ; il est décidé seulement à faire place nette en Courlande. Le général Lascy, qui commande huit mille hommes en Livonie, a l’ordre d’expulser Maurice de Saxe.

Maurice, revenu de Dresde à Mitau après de périlleuses aventures, reçoit la sommation du général moscovite : s’il ne quitte pas immédiatement la Courlande, on lui fait entrevoir ce un pays éloigné en perspective. » C’est le moment de vous lever enfin, hommes de Courlande ; où êtes-vous ? Il faut croire que Maurice s’était singulièrement exagéré les dispositions de ses électeurs quand il écrivait au comte de Friesen : « Mes Courlandais sont fermes comme roche, ils partageront ma fortune, ils mourront avec moi. » Maurice est seul avec ses gardes et quelques recrues arrivées des Pays-Bas. Sa petite troupe, où l’on regrette de ne pas voiries gentilshommes courlandais, est composée ainsi : douze officiers, parmi lesquels le général Belling et un capitaine français, M. de La Gascherie, qui était venu trois jours auparavant faire visite à Maurice ; cent quatre hommes d’infanterie, quatre-vingt-dix-huit dragons et trente-trois domestiques. Maurice, pour gagner du temps, veut mettre la mer entre l’armée russe et ses compagnons. Il se retire à quelque distance de la côte dans l’île d’Usmaïz et les îlots qui l’avoisinent. Là il commence à se retrancher, et fait demander dix jours au général Lascy avant de répondre à la sommation qu’il a reçue. On lui accorde quarante-huit heures. Le délai est passé, les Russes sont en marche, ils approchent… Comment se défendre avec cette poignée d’hommes ? Faut-il donc les sacrifier tous par un faux point d’honneur ? Maurice, c’est là un de ses traits distinctifs comme chef d’armée, a toujours respecté la vie du soldat, il a toujours condamné avec horreur toute effusion inutile de sang humain. Il rassemble ses camarades et leur donne l’ordre de ne pas se défendre ; l’honneur est satisfait. « Quant à moi, ajoute-t-il, ils ne me prendront ni aujourd’hui ni demain. Nous verrons par où toute cette comédie finira ! »

Le 19 août, il monte à cheval, et, tantôt nageant avec sa monture, tantôt traversant à gué les points où la mer est basse, il aborde à Windau. Pendant ce temps, la petite armée se rend au général russe, qui la traite avec honneur. Les bagages de Maurice sont pris, excepté une cassette qui renfermait le diplôme de son élection au duché de Courlande, et que son fidèle serviteur, Beauvais, put soustraire à toutes les recherches.

Ainsi finit cette singulière aventure ; mais ce ne fut pas Menschikof qui profita de la victoire. Quelques semaines après, au moment où Maurice, en perdant son duché, gardait du moins d’héroïques souvenirs, gage de sa gloire future, le despote qui avait tiré l’épée de la Russie contre un homme désarmé allait expier en Sibérie son orgueil et ses iniquités (septembre 1727). Les Russes, chose singulière, avaient travaillé pour la Pologne. Les commissaires polonais, entrés à Mitau sans coup férir à la suite du général Lascy, s’empressèrent d’effacer toutes les traces de l’élection de Maurice. Les Courlandais firent soumission entière ; la diète rassemblée à Mitau le 15 septembre 1727 déclara illégal et sans effet le vote unanime du 28 juin 1726.

Dans une lettre à Mme de Kœnigsmark, Maurice, parlant de la faiblesse de son père en face de la république de Pologne, se compare au Nicomède de Corneille. Prusias, c’est le roi de Pologne ; Flaminius, c’est la république dominant le roi ; Nicomède, c’est lui, Maurice de Saxe, essayant de rendre au roi le sentiment de sa dignité souveraine et ne faisant que lui inspirer de ridicules alarmes :

Ah ! ne me brouillez pas avec la république !


Il y a une différence pourtant : le Nicomède du poète, pareil à ce Polyeucte dont l’enthousiasme chrétien convertit Pauline et Félix, finit aussi par éveiller le goût de l’indépendance et chez Prusias, et chez Attale, et chez Arsinoé ; Maurice au contraire est demeuré seul, Nicomède est vaincu. Noble défaite après tout, et qui le désignait aux chances glorieuses de l’avenir ! Son père a beau le traiter de galopin, l’impression générale de cette histoire est restée dans le souvenir des hommes du XVIIIe siècle, et Rulhière, qui était loin de connaître les détails publiés aujourd’hui en France pour la première fois, en résume fidèlement l’esprit quand il écrit ces mots : « Le jeune comte de Saxe ne manqua point à sa fortune ; réduit à se défendre contre deux puissances, dont l’une employait l’autorité des lois, le traitait de rebelle et sous ce titre mettait sa tête à prix, et dont l’autre, n’ayant que la force pour elle, fit envahir le pays par une armée, il osa soutenir une guerre. Il trouva des ressources dans son génie ; il se retira avec honneur, quand il ne lui resta plus aucune autre ressource que la retraite, conservant ses droits, s’il en avait, et ayant commencé d’acquérir par cette entreprise illustre, quoique malheureuse, le nom qui le rendit immortel[12]


II

Et maintenant, en attendant les grands jours, le voilà qui prend place au souper de Candide. L’hôtellerie de Venise pour lui, c’est la France de Louis XV ; le carnaval où il va chercher à se distraire, c’est le Paris du XVIIIe siècle.

Ce Paris, qui devait plus tard lui prodiguer tant d’ovations, lui faire décerner tant de couronnes par des déesses d’Opéra au milieu des acclamations de la foule, Paris d’abord ne fit guère attention à sa présence. Ses aventures de Courlande l’avaient rendu plus célèbre dans l’Europe du nord que chez les Parisiens. Les chroniqueurs du temps, soit l’avocat Barbier, soit le duc de Luynes, ne commencent à citer son nom qu’après plusieurs années. Il va peu à la cour, il chasse, il dort, il s’amuse enfin, c’est-à-dire qu’il meurt d’ennui. Si on veut trouver le nom de Maurice de Saxe mentionné quelque part avec sollicitude pendant la période qui suit son retour de Courlande, il faut s’adresser à ses amis du Nord, aux princes russes, aux diplomates saxons. Lefort n’a pas renoncé à le marier en Russie. Au commencement de 1728, le général Münnich, celui qui jouera plus tard un rôle si tragique dans les révolutions de palais à Saint-Pétersbourg, rencontre Lefort à la cour et lui demande des nouvelles du comte de Saxe : et où est-il ? que fait-il ? C’est ici que sa destinée l’appelait. Je m’étonne qu’il ne pense pas sérieusement à se placer. Il peut faire sa fortune, si la cour de Pologne veut aider de son côté. — Je comprends ce que vous voulez dire, répond l’envoyé du roi de Pologne ; mais le comte peut-il faire aucune démarche avant de connaître les sentimens de la princesse Elisabeth ? — S’il ne tient qu’à cela, je les saurai demain. » Nous résumons ici les dépêches de Lefort en nous servant de ses expressions mêmes. Le lendemain, la princesse, interrogée par Münnich, répondait « qu’elle avait résolu de ne s’engager avec aucun médiateur avant de voir celui qui devait la posséder. » N’était-ce pas suggérer à Maurice l’idée d’un voyage à Saint-Pétersbourg ? Quelques jours après, l’invitation devenait plus pressante. Lefort écrivait au roi que la princesse Elisabeth voulait absolument faire connaissance avec Maurice et voir de ses propres yeux « si la marchandise lui plairait. » On parlait encore ce langage dans cette cour à demi tartare. Pourquoi donc les amis de Maurice ne le décident-ils pas à tenter cette nouvelle campagne et à prendre sa revanche ? Lefort n’y comprend rien. Les argumens se pressent sous sa plume bavarde : « Sans ce qu’on donnera à la princesse Elisabeth, elle est déjà un très gros parti ; les terres de la tsarine que le tsar lui a données passent cent mille roubles de revenu. » Et puis la cour le veut, la cour l’appelle. On dirait une sorte de réaction contre Menschikof. Ostermann, Dolgorouki, tous les vainqueurs du moment, raffolent de Maurice. L’occasion est plus belle que jamais. Un fonctionnaire supérieur, grand ami de Maurice, étant parti pour l’Allemagne et la France, Lefort est persuadé qu’on lui a donné mission de ramener le comte de Saxe. Voici ce qu’il écrit le 24 janvier :


« Bacon est parti cette nuit pour aller rejoindre le comte de Saxe. Les discours qu’on lui a tenus, et la façon dont la cour du tsar lui fait précipiter son voyage, semblent lui dire à mots couverts : Allez-vous-en et amenez-nous-le. À vue de pays, tout par le en faveur du comte, depuis que l’amour du tsar a passé sur la Sibin[13]. Le zèle des Dolgorouki s’est aussi réveillé en faveur du comte. Enfin je suis émerveillé de voir ce qui se passe. Il n’est non plus question de la Courlande que s’il n’en fut jamais. Chacun crie : mariage ! mariage ! Ce ne sont pas les partis qui manquent à la princesse Elisabeth, — jusqu’au duc Ferdinand qui a fait faire des propositions ! On se flatte que le génie du comte plaira infiniment au tsar ; il est chasseur, aime à monter à cheval, et beaucoup d’autres qualités qui sympathisent. »


Lefort, dans son dévouement pour Maurice, se faisait sans doute des illusions, non pas sur les sentimens de la princesse, mais sur les dispositions des puissans du jour. Manteuffel, en lisant ces dépêches de l’envoyé saxon, trouvait que l’ardeur de son correspondant l’empêchait de voir nettement les choses. « Lefort est trop sanguin, » disait-il[14]. D’ailleurs il consultait de son côté deux grands personnages de la cour de Russie et en recevait cette réponse « qu’il faudrait être fou pour conseiller pareille tentative au comte de Saxe. » Maurice lui-même, soit prudence, soit dégoût des fatigues et des déconvenues récemment essuyées, partageait cette opinion. « Je ne puis, écrivait-il, me risquer à de certaines démarches qui me donneraient du ridicule et me fatigueraient inutilement par l’ennui du séjour et par la longueur du voyage. Je vous dirai en outre que je ne suis pas du tout pressé de me marier, si je ne trouve toutes les convenances qui peuvent mettre les choses à couvert des événemens. » L’ennui du séjour, la longueur du voyage, qu’est-ce à dire ? Maurice avait bien su s’ennuyer à Mitau, devait-il s’ennuyer davantage à Saint-Pétersbourg ou à Moscou ? Ces mots se rapportent à un projet de Lefort, qui, pendant tout l’été de 1728, ne cessait de faire dire aux amis du comte de Saxe : « Tout va bien, nous réussirons, que le comte se tienne aux environs de Moscou[15] et soit prêt à venir ici au premier appel pour saisir l’occasion favorable. » En même temps il leur contait maintes anecdotes qui ne laissaient point de doute, à l’entendre, sur les sympathies de la princesse. « Le roi de Pologne ayant envoyé à Elisabeth un magnifique service de porcelaine (septembre 1728), une personne de son entourage lui dit : Voilà le premier présent que votre altesse ait reçu d’une tête couronnée. — C’est vrai, répondit-elle, mais j’aurais mieux aimé que le roi m’en fît un autre. — Et lequel donc ? — Un mari. » Un autre jour, au mois de décembre, un ami de Maurice, M. de Fréneuse, ayant écrit à une dame de la cour, Mme de Rame, pour la prier de sonder les dispositions de la princesse au sujet du comte de Saxe, la princesse se fit montrer cette lettre, prit plaisir à toutes les choses flatteuses qu’elle y trouva pour elle, puis manda le diplomate saxon et lui dit en présence de Mme de Rame : « Ne faites pas savoir au comte de Saxe que j’ai lu la lettre de son ami, mais écrivez-lui que je serai charmé de le voir. » Enfin les démarches de Lefort auprès du roi de Pologne devinrent si vives, si pressantes, que le roi, pour terminer l’affaire ou s’en débarrasser une bonne fois, dut signifier à son représentant le memorandum que voici :


« Le roi ayant ouï les différens rapports que son envoyé extraordinaire, le sieur Lefort, lui a faits au sujet d’un projet formé par quelques amis à la cour de Russie pour marier M. le comte de Saxe avec la princesse Elisabeth, et ayant fait attention, entre autres choses à ce que ces amis souhaitent que le comte se rende sur les lieux, et à ce que ledit sieur Lefort demande d’être instruit des sentimens de sa majesté sur ce projet, sa majesté a ordonné de lui faire savoir qu’elle ne s’opposera ni au projet en question, ni à ce que le comte de Saxe aille à Moscou, pourvu qu’elle puisse être assurée préalablement : 1° que la princesse Elisabeth veuille l’avoir pour époux, 2° que sa majesté le tsar y consente, 3° qu’on veuille et puisse procurer au comte un établissement convenable en Russie, et 4° qu’on n’exige pas du roi que sa majesté lui fasse elle-même un établissement qu’il ne dépend pas d’elle de lui procurer.

« Sa majesté ne pouvant consentir à ce que le comte de Saxe fasse encore, comme ci-devant, le galopin et l’aventurier, à moins d’être sûr de ces quatre conditions préliminaires, elle enjoint au sieur Lefort de bien recommander aux amis sus-mentionnés de l’éclairer avant toute chose là-dessus, lui défendant en même temps de rien avancer ou assurer, ou d’agir au nom de sa majesté pour faire réussir le mariage en question, avant d’être assuré des quatre points susdits. »


Ce curieux document est du 7 février 1729 ; six semaines après, le 21 mars, Lefort écrivait à Varsovie ces paroles vraiment inattendues après tant d’instances et d’enthousiasme : « La conduite irrégulière que la princesse tient depuis quelque temps, et qui se manifeste de jour en jour, semble avoir entièrement dégoûte les amis de son excellence le comte de Saxe de pousser, son projet plus loin. La chose est si vraie que l’on n’est plus d’opinion qu’il faille renouer l’entrevue dont j’ai parlé ci-devant. Il paraît même que cette conduite engendre du mépris ; les amis du comte disent qu’il n’y faut plus penser. » Encore une couronne qu’aurait pu lui donner le hasard et que le hasard emporte ! Quelles furent les réflexions de Maurice lorsque, douze ans plus tard, la princesse Elisabeth, poussée par Lestocq et le marquis de La Chétardie, s’empara si résolument du trône de Russie avec ses deux cents grenadiers dont elle resta le capitaine[16] ? Ni Lestocq ni La Chétardie n’auraient eu besoin de donner le signal de la révolution. Il est probable que cet acte hardi aurait devancé l’année 1741. Le duc de Biren n’eût pas été régent après la mort d’Anna Ivanovna (1740), la duchesse Anna n’eût pas été régente ; les destinées de la Russie auraient suivi certainement un autre cours, et nous connaissons assez le cœur de Maurice pour affirmer que le règne d’Elisabeth n’eût pas été marqué par les cruautés qui lui impriment dans l’histoire une flétrissure éternelle. On aurait vu peut-être des tragédies d’un autre genre ; qui l’eût emporté du généreux Maurice ou de la féroce Elisabeth ? Ces rêveries, que l’imagination ne peut écarter tout à fait en présence de rapprochemens aussi extraordinaires, sont demeurées le secret du comte de Saxe. Il est impossible qu’un esprit si vif, si plein de ses souvenirs et toujours si porté aux aventures, n’ait point ressenti quelque émotion en assistant du sein de sa gloire aux honteux exploits de la femme qui aurait pu lui donner un empire. Nous n’en trouvons pourtant aucune trace dans ses lettres[17]. Quels qu’aient pu être ses sentimens à cette époque, nous l’estimons heureux d’avoir été conduit par la fortune dans notre France du XVIIIe siècle. Pendant qu’Elisabeth envoyait quatre-vingt mille infortunés en Sibérie, et parmi eux les plus dignes serviteurs de l’état, un Münnich, un Ostermann, Maurice, escaladant la brèche de Prague, donnait à nos soldats un chef digne de leur courage. Elisabeth arrêtait pour longtemps en Russie l’œuvre civilisatrice de Pierre le Grand ; Maurice, au milieu de nos mœurs amollies, relevait toute une nation en ramassant l’épée de la France. Lequel des deux avait régné ?

Tandis que Lefort combinait les projets de mariage dont nous venons de raconter la rupture soudaine au mois de mars 1729, Maurice avait fait une perte dont on aimerait à le voir plus profondément affligé. Sa mère était morte à l’abbaye de Quedlinbourg dans la nuit du 15 au 16 février 1728. D’après tous les biographes d’Aurore de Kœnigsmark, la vie de la pauvre femme fut abrégée par la douleur que lui causèrent les événemens de Courlande. Dédaignée par le roi, combattue sans cesse par Flemming, elle avait mis tout son espoir dans ce fils qu’elle aimait tant. C’était à lui de venger les Kœnigsmark. L’orgueil de la grande dame et l’affection de la mère comptaient également sur la prospérité prochaine de Maurice. Il allait l’atteindre, cette couronne, et quand les ennemis se dressaient pour la lui disputer, quel cri, sorti de son cœur, avait retenti au cœur de sa mère : « Soyez tranquille, madame ! le vieux Kœnigsmark va revivre sous vos yeux ! » Et tout cela, sauf l’héroïsme de Maurice, s’était évanoui comme une fumée. Aurore de Kœnigsmark en mourut. Sa dernière parole, nous l’apprenons aujourd’hui par les archives de Dresde, fut pour son fils bien-aimé. On lui avait dit que les plaintes de Maurice contre le roi et ses ministres avaient eu de perfides échos à Varsovie ; une dernière fois encore, avant de mourir, elle essaie d’apaiser les ressentimens de son ennemi : « Si le comte de Saxe, écrit-elle à Flemming, s’est plaint comme on a voulu le dire, je supplie votre excellence de le pardonner à l’aiguillon de l’honneur et de l’ambition qui le piquait. » Et lui, que fait-il ? Pourquoi n’est-il pas auprès du lit de mort de sa mère ? Pourquoi la pauvre délaissée n’a-t-elle pas au moins son fils pour lui fermer les yeux ? Maurice était en Hollande, occupé de je ne sais quelle affaire, lorsqu’il reçut le funeste message. Il partit pour l’Allemagne, sans beaucoup d’empressement, à ce qu’il semble, puisqu’il n’arriva que vers le milieu d’avril dans le lieu où reposait la dépouille mortelle de sa mère. Le mois suivant, il est à Danzig, puis à Berlin auprès du roi de Pologne, qui faisait une visite au roi de Prusse. M. de Weber nous fait remarquer ici avec complaisance que Maurice, pendant les fêtes de cette réception, se lia d’une étroite amitié avec le prince qui devait être un jour Frédéric le Grand, et qu’il étonna les Prussiens par sa force, son habileté à la chasse, son adresse à tous les exercices du corps… Et pas un mot de sa douleur et de ses regrets ! Maurice ne pensait-il à sa mère qu’en ses heures de détresse ? Faut-il croire décidément que, né pour la guerre et les aventures, l’oisiveté lui était plus pernicieuse qu’à tout autre ?

L’oisiveté ! c’est là le tourment de Maurice. En 1729, nous le retrouvons établi à Paris, cherchant à tuer le temps, occupé de toute espèce de riens, achetant des chiens de chasse pour le roi de Pologne, souvent aussi méditant sur l’art de la guerre, inventant des machines, ou se plongeant tête baissée dans ses rêveries. C’est à cette époque, au commencement de 1730, qu’il vit mourir Adrienne Lecouvreur. Il est inutile de rappeler ici quelle part la célèbre tragédienne avait occupée dans l’existence de Maurice. Le spirituel historien de la régence, Lémontey, nous dit que le comte de Saxe, au moment de son arrivée à Paris, avait en son héroïsme sauvage quelque chose des allures de Duguesclin, de celui que les dames du XVe siècle appelaient le Sanglier. Quelle distance du XVe siècle au XVIIIe ! Le sanglier saxon, au milieu des reines du théâtre, est devenu un des types du mondain. Vainement son vieux général, le comte de Schulenbourg, lui a-t-il conseillé les vertus austères, l’amour de l’étude et la crainte de Dieu ; vainement lui a-t-il répété ces paroles viriles : « Soyez irréprochable dans vos mœurs, et vous dominerez les hommes. » C’était trop demander au fils du roi Auguste et d’Aurore de Kœnigsmark. Avec cette nature à la fois active et rêveuse, demi-française et demi-germanique, comment eût-il pu résister aux séductions d’un monde où l’idée de Dieu était absente, où l’idée du devoir était bafouée ? Les poètes chanteront ses faiblesses, Voltaire lui adressera la Défense du Mondain, « non-seulement comme à un mondain très aimable, mais comme à un guerrier très philosophe, qui sait… tantôt faire un souper de Lucullus, tantôt un souper de houssard[18], » et soixante ans après sa mort des plumes sérieuses glorifieront encore la douce école où les vertus sauvages du sanglier germanique se sont transformées à la française. « Sous l’enveloppe du Sarmate, Adrienne découvrit le héros et entreprit de polir le soldat… Comme au temps de la chevalerie, ses soins, sa tendresse, ses sages conseils, initièrent son ami aux connaissances aimables, aux vertus bienveillantes, aux mœurs choisies qui dans la suite le naturalisèrent Français autant que ses victoires. À sa douce école, l’Achille d’Homère devint l’Achille de Racine. Elle orna son âme sans l’amollir, et modéra ce qu’on remarquait d’extraordinaire et de singulier dans la tournure de ses idées. Elle lui fit connaître notre langue, notre littérature, et lui inspira le goût de la poésie, de la musique, de la lecture, de tous les arts, et cette passion du théâtre qui le suivit jusque dans les camps. On peut dire du vainqueur de Fontenoy et de sa belle institutrice, qu’elle lui avait tout appris, hormis la guerre qu’il savait mieux que personne et l’orthographe qu’il ne sut jamais[19]… »

Aimable et spirituelle apologie qu’on pourrait insérer à bon droit parmi les notes de la Défense du Mondain. Il y a pourtant le revers de la médaille, et, sans faire une homélie puritaine, il faut bien se demander comment de telles affections se dénouent. Est-il vrai que Maurice, à son retour de Courlande, allant chercher des. consolations chez sa belle institutrice, y ait trouvé le comte d’Argental établi sur le pied de la plus parfaite intimité ? Comment croire ensuite à la réconciliation qui aurait suivi cette scène ? comment y croire ou comment l’apprécier ? Ces va-et-vient de la passion et de la vanité, ces caprices, ces désordres, ce sacrifice perpétuel de la dignité au plaisir, c’est bien là une objection assez grave à l’optimisme mondain de Voltaire et de Lémontey. On a conté de tragiques détails sur la mort d’Adrienne Lecouvreur ; un des plus douloureux, à mon avis, et celui dont personne ne parle, c’est l’indifférence de Maurice de Saxe, ou du moins l’espèce d’embarras qu’il éprouve entre le sentiment de sa douleur et le soin de sa dignité. Quand la pauvre Adrienne fut si odieusement traitée sur son lit funéraire, quand on lui refusa non-seulement des prières, mais une sépulture, quand on fut obligé de transporter son corps la nuit dans un fiacre, et que deux portefaix, guidés par un parent, allèrent furtivement lui creuser une fosse au milieu des chantiers, à l’extrémité déserte du faubourg Saint-Germain[20], était-ce donc à Voltaire que le comte de Saxe devait laisser le soin de protester contre le fanatisme de la loi ? Ne se devait-il pas à lui-même, ce mondain très aimable et ce guerrier très philosophe, de mêler sa plainte, j’allais dire son cri, aux généreuses invectives du poète ? On assure que sa seule protestation eut lieu vingt ans après, lorsqu’il ordonna en mourant que son corps fût consumé dans de la chaux vive ; il semblait dire par là : luthérien de naissance, je suis hors la loi de ce pays, comme Adrienne pour d’autres causes ; je ne veux pas être enfoui comme elle, par pitié, dans une fosse obscure et inhospitalière. Amer ressentiment, ou plutôt outrage mérité à une loi inique ! On aimerait mieux cependant que le comte de Saxe n’eût pas attendu si longtemps pour venger Adrienne ; on aimerait mieux qu’il l’eût protégée à l’heure du péril et de la honte ; mais il faut que ces aventures-là finissent toujours de même et que le mot de Pascal se justifie : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. »

Adrienne Lecouvreur était morte le 20 mars 1730. Pendant une grande partie de cette année, nous rencontrons Maurice dans les cours d’Allemagne, non pas errant comme une âme en peine, mais cherchant les distractions et les plaisirs. Le voici à Munich, à Dresde, à Mühlberg, à ce somptueux camp de Mühlberg où le roi de Pologne, du 30 mai au 29 juin, reçut si magnifiquement les princes de l’empire[21]. Il y revoit le prince royal de Prusse, et le héros futur de la guerre de sept ans s’y entend à merveille avec le futur vainqueur de Fontenoy. Il revient passer l’hiver en France ; puis de mois en mois, tant l’oisiveté est insupportable à cette nature de feu, on le voit courir de Paris à Dresde et de Dresde à Paris. Une de ses préoccupations pendant l’année 1731 se rapporte à une danseuse de l’Opéra, Mlle Sallé, qui devait paraître à Dresde dans un opéra du célèbre compositeur Hasse. Fera-t-elle le voyage avec Maurice ? Grande affaire, où le tacticien, à vaincre accoutumé, fut battu cette fois bel et bien ; mais n’est-ce pas assez d’indiquer en passant les misères d’une existence sans but ? Mieux vaut le suivre quand il se retrouve lui-même, quand la maladie l’arrache aux voluptés et le rend aux méditations sérieuses. Vers la fin de l’année 1732, au retour d’un voyage à Dresde, il est pris d’une fièvre violente qui met ses jours en danger. Que faire pendant les longues nuits de la convalescence ? Le sommeil a fui sa paupière ; cloué sur son lit, il faut bien qu’il pense, qu’il rêve, et alors cet art de la guerre, son premier amour, se représente à son imagination, avec ses difficultés, ses problèmes, ses périls enivrans, ses promesses plus enivrantes encore. Il prend la plume et coordonne ses Rêveries. Ce sont des rêveries en effet, rêveries d’un soldat et d’un capitaine, rêveries de l’intelligence la plus positive et de la plus audacieuse ambition. Sous les détails techniques, on y sent partout le long espoir et les vastes pensées. Maurice n’est plus le gentilhomme désœuvré gaspillant sa vie à plaisir, c’est le chef qui organise une armée pour je ne sais quelle expédition mystérieuse. Il a son idéal, et il l’applique. « Toutes les sciences, s’écrie-t-il, ont des principes et des règles ; la guerre seule n’en a point. » Ces principes, ces règles, il essaiera de les formuler dans son livre, comme il serait heureux de les démontrer dans l’action. Point de routine, c’est la première loi. Est-ce donc qu’il est permis d’innover témérairement dans un art si difficile, après tant de génies inspirés et de glorieuses expériences ? Non certes ; il faut respecter l’usage, car l’usage a souvent une illustre origine. N’oubliez pas cependant que les usages s’altèrent, se confondent, parce que nous n’en savons pas toujours le véritable sens, et que les esprits créateurs d’où ils émanent ont rarement livré leurs secrets. « Gustave-Adolphe a créé une méthode que ses disciples ont suivie, et ils ont fait tous de grandes choses. Depuis ce temps-là, nous avons dérogé successivement, parce que l’on n’avait appris que par routine. De là vient la confusion des usages, où chacun a ajouté ou retranché… J’approuve la noble hardiesse du chevalier de Folard, qui a été le seul qui ait osé franchir les bornes des préjugés. Rien n’est si pitoyable que d’en être l’esclave ; mais il va trop loin : il avance une opinion qui détermine le succès sans faire attention que ce succès dépend d’une infinité de circonstances que la prudence humaine ne saurait prévoir. Il suppose toujours les hommes braves sans faire attention que la valeur des troupes est journalière, que rien n’est si variable, et que la vraie habileté d’un général consiste à savoir s’en garantir par les dispositions, par les positions, et par ces traits de lumière qui caractérisent les grands capitaines. Peut-être s’est-il réservé cette matière, qui est immense ; peut-être aussi n’y a-t-il pas fait attention. C’est pourtant de toutes les parties de la guerre la plus nécessaire à étudier. » Quant à lui, dans ces pages rapides, il tâchera d’être complet. Deux livres composent son manuel et correspondent exactement aux divisions naturelles de la mécanique de la guerre ; l’un traite des parties de détail, l’autre des parties sublimes.

On n’attend pas de nous l’analyse et encore moins la critique des Rêveries du comte de Saxe. C’est aux gens de l’art à commenter ce curieux ouvrage et à en marquer la place dans la littérature militaire. Il a été trop exalté par les uns, trop rabaissé par les autres. Celui-ci ne craint pas d’affirmer, que les Rêveries attestent un écrivain militaire du premier ordre ; celui-là n’y voit que « la boutade d’un homme de génie, une bluette de grand seigneur, enfin un opuscule bien au-dessous de la réputation que des adulateurs ont faite à Maurice de Saxe en le saluant du titre d’auteur. » Un juge compétent, M. de La Barre Duparcq, s’élève à la fois contre ces éloges sans mesure et ces blâmes sans justice ; il admire la sagacité, le bon sens pratique, fruit d’une longue expérience, qui décorent maintes pages du livre. M. de La Barre Duparcq aurait pu conclure plus favorablement encore d’après le commentaire qui précède son jugement ; n’y a-t-il que du sens pratique et de la sagacité dans un ouvrage écrit sous l’impression de la fièvre et où l’auteur a devancé quelques-unes des conceptions du vainqueur d’Arcole et de Rivoli ? N’est-ce pas lui qui a proclamé ce principe « que tout le secret de la guerre est dans les jambes, » principe, ajoute M. Duparcq, dont l’empereur Napoléon a fait de si merveilleuses applications ? N’est-ce pas lui qui a révélé ce fait, démontré aujourd’hui de nouveau par nos dernières guerres de Crimée et d’Italie, à savoir que la grande arme, l’arme terrible, victorieuse, c’est la baïonnette, et non pas la poudre ou le plomb ? « En tirant, on fait plus de bruit que de mal, et on est toujours battu… La poudre n’est pas si terrible qu’on le croit… J’ai vu des salves entières ne pas tuer quatre hommes, et je n’en ai jamais vu, ni personne, je pense, qui ait causé un dommage assez considérable pour empêcher d’aller en avant et de s’en venger à grands coups de baïonnettes et de fusils tirés à brûle-pourpoint. C’est là où il se tue du monde, et c’est le victorieux qui tue. » N’est-ce pas lui qui a protesté contre l’emploi des armées trop nombreuses, préférant cinquante mille hommes à cent mille, comme plus faciles à remuer, à tenir dans la main, à porter rapidement d’un point à un autre[22] ? « Ce ne sont pas les grandes armées qui gagnent les batailles, ce sont les bonnes. » N’est-ce pas lui enfin, qui, sans négliger les détails, a toujours mis au-dessus de tout — l’art de camper, l’art de se mouvoir, c’est-à-dire l’action, et encore l’action, et toujours l’action ?

Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse ici bien autrement que le capitaine, c’est l’homme, c’est l’esprit ardent et songeur, c’est le duc détrôné de Courlande qui continuera pendant le reste de sa vie à poursuivre son royaume imaginaire. Les écrivains qui ont jugé les Rêveries du comte de Saxe comme un livre simplement technique n’étaient pas au vrai point de vue. Ce bréviaire du chef d’armée est surtout le commentaire des événemens de Courlande. On ne le comprendra tout à fait, j’ose le dire, qu’après la lecture des faits inconnus jusqu’ici et révélés par les archives saxonnes. Pourquoi ce chapitre intitulé : Description de la Pologne et projet de guerre pour une puissance qui se trouverait dans le cas de faire la guerre à cette république ? Pourquoi cette manière si vive d’intervenir à tout propos, de se mettre lui-même en scène, de dire : Je ferais, et bientôt ensuite je ferai ? Pourquoi ces affirmations qui ressemblent a des bravades ? « La conquête de toute la Pologne serait l’affaire de deux campagnes et ne coûterait pas un sou. » Il s’exprime encore au conditionnel ; un peu plus loin, il parle des fortifications en palissades dont les bois de la Pologne lui fourniraient les matériaux, et aussitôt l’y voilà installé. Ce n’est plus un projet ; il est à l’œuvre, il combat, il défie l’ennemi, la Pologne, l’Europe entière. « Une fois établi dans ces postes, comme je ne vois aucune difficulté de pouvoir le faire, je me moque de tous les alliés de la Pologne et de tous ceux qui voudraient entreprendre de la secourir. Ce n’est au reste ni l’affaire des Tartares, ni celle des Turcs ; il faudrait pour cela toutes les forces et les richesses de la France, de l’Angleterre et de la Hollande. Ainsi lancé à fond de train, rien ne l’arrête. Il y a là un crescendo d’imagination comme dans les projets de Pichrocole ou de la laitière : « J’ai dit qu’il ne fallait que quarante-huit mille hommes pour soumettre la Pologne. Qui est-ce qui m’empêcherait, quand j’y serais établi, d’en avoir cent mille ? Le pays ne les fournirait-il pas ? ou ne saurait-il les entretenir ? Craint-on de n’en pouvoir faire la levée ? On me dira peut-être : « Mais ce sont des Polonais ! » comme si un homme n’était pas un homme. Il n’y a que la discipline et la manière de mener les hommes qui y fait. Et, comme j’ai déjà dit, ceux qui croient que les légions romaines étaient toutes composées de Romains de Rome même se trompent fort : elles l’étaient de toutes les nations ; mais la discipline était la même, et parce qu’elles étaient bonnes, cette discipline et cette manière de combattre, toutes les troupes étaient bonnes, surtout lorsqu’elles étaient menées par d’habiles chefs. » Avec ces cent mille hommes, Polonais et autres, il braverait l’Europe conjurée. Comment ne pas retrouver ici le duc détrôné de Courlande toujours préoccupé de prendre sa revanche contre la république de Pologne ?

Il y a autre chose encore dans les Rêveries du comte de Saxe. On connaît la jolie pièce de Voltaire sur la science des Eugène et des Maurice. Le poète a vu chez son libraire un ouvrage nouveau qui portait ce titre singulier : la Tactique. Qu’est-ce que cela ? D’où vient ce nom ? D’un mot grec qui signifie le grand art, l’art par excellence. Ah ! sans doute il y trouvera le secret de prolonger la vie, de la rendre facile et douce. Livre divin ! il l’ouvre, il le dévore…

Mes amis ! c’était l’art d’égorger son prochain.


Si Maurice n’avait enseigné que l’art d’égorger son prochain, il eût écrit un manuel de tactique comme celui dont plaisantait Voltaire. Ce serait le livre du capitaine et rien de plus. Les rêveries de l’auteur seraient incomplètes, puisque l’une des chimères de son esprit n’y aurait laissé aucune trace. Maurice n’aspirait pas seulement à vaincre, à conquérir ; il aura aussi, nous le verrons plus tard, l’ambition de fonder un empire, de créer une nation. Tous les grands tacticiens ont un penchant instinctif à s’occuper d’organisation sociale. L’habitude de remuer des bataillons éveille naturellement l’idée de régler les sociétés humaines. Vauban, en plein XVIIe siècle, a été le plus hardi des réformateurs, et Catinat, dans ses méditations silencieuses, avait prédit la révolution[23]. Sans être un réformateur à la Vauban, sans avoir en aucune manière la prévoyance de Catinat, Maurice a ses projets socialistes, projets étranges, où se reconnaît beaucoup moins un bienfaiteur de l’humanité qu’un chercheur d’empires, un fondateur de peuples. C’est alors qu’il écrit ces lignes : « Après avoir traité d’un art qui nous instruit avec méthode à la destruction du genre humain, je vais tâcher de faire connaître les moyens auxquels on pourrait avoir recours pour en faciliter la propagation. Il n’y a sorte de choses dont on ne s’avise lorsqu’on n’a rien à faire : on réfléchit sur les plus élevées ainsi que sur les moindres. La diminution extraordinaire dans le monde depuis Jules César a souvent attiré mon attention. Il est certain que les peuples innombrables qui habitaient l’Asie, la Grèce, la Scythie, la Germanie, les Gaules, l’Italie et l’Afrique, ont disparu à mesure que la religion chrétienne s’est étendue en Europe et la mahométane dans les autres parties du monde. Cette diminution va toujours en augmentant. Il y a environ soixante ans que M. de Vauban fit le dénombrement des habitans de la France ; il en trouva vingt millions. Il s’en faut bien que ce nombre y soit à présent. »

Maurice commet ici de singulières erreurs ; c’est l’esclavage qui avait dépeuplé le monde, et c’est le christianisme qui l’a régénéré. Si les vingt millions de Français comptés par Vauban ne se retrouvaient plus en 1732, est-ce donc à la sévérité chrétienne du XVIIIe siècle qu’il faut attribuer cette déchéance ? Privilèges des castes, iniquité des lois, corruption des mœurs, voilà, sous des formes qui varient suivant les époques, les causes constantes du dépeuplement des états. Or, en se trompant ainsi sur le principe du mal, Maurice devait se tromper bien plus gravement encore sur le remède. Le christianisme et le mahométisme, suivant ce réformateur, contribuent également à paralyser le rôle social de la compagne de l’homme, l’un en prononçant l’indissolubilité du mariage, l’autre en permettant la pluralité des femmes. « Il faudrait, dit-il, établir par les lois qu’aucun mariage à l’avenir ne se ferait que pour cinq années, et qu’il ne pourrait se renouveler sans dispense, s’il n’était né aucun enfant pendant ce temps. » Il ajoute, il est vrai, que les époux dont l’union aurait été féconde et renouvelée trois fois de suite seraient désormais inséparables. Après quoi il s’écrie intrépidement : « Tous les théologiens du monde ne sauraient prouver l’impiété de ce système. » On croit presque entendre le cri du Cid défiant les Castillans et les Maures : théologiens de l’Europe chrétienne et de l’Asie musulmane, voilà le cartel du comte de Saxe.

Si le saint-simonisme anticipé de l’auteur des Rêveries n’a pas droit à l’honneur d’une réfutation, il mérite pourtant d’être signalé comme un des traits caractéristiques de sa physionomie. Maurice est persuadé qu’une législation établie sur ces principes « fonderait une monarchie redoutable à toute la terre. » Et cette monarchie, si l’occasion lui était offerte, pourquoi ne serait-ce pas la sienne ? Quelque peuple que ce puisse être, cette loi miraculeuse le transformera. Son système lui est si cher qu’il se livre à toute sorte de calculs pour s’en démontrer à lui-même l’efficacité infaillible. Il suppute, de génération en génération, toutes les chances d’accroissement dans son royaume d’utopie. Il prévoit les résultats de chaque union quinquennale, il additionne, il multiplie, et arrive à ce résultat, qu’un million de femmes, dont chacune donnerait le jour à six enfans, et dont les enfans à leur tour suivraient l’exemple de leurs mères, auront produit en cent quatre-vingts ans neuf cent soixante-dix-huit millions d’âmes. Il ajoute avec la joie sereine du législateur qui se complaît d’avance dans son œuvre : « Ce chiffre est énorme ; lors même qu’on en retrancherait les trois quarts, il serait prodigieux. » N’est-ce pas déjà le rêveur qui voudra rassembler un jour tous les Juifs de l’Europe et les transporter dans les contrées incultes de l’Amérique, pour en faire une nation puissante dont il sera le monarque ?

« J’ai composé cet ouvrage en treize nuits. J’étais malade ; il pourrait donc bien se ressentir de la fièvre que j’avais. Cela doit m’excuser sur la régularité et l’arrangement, ainsi que sur l’élégance du style. J’ai écrit militairement et pour dissiper mes ennuis. Fait au mois de décembre 1732. » Ces mots, tracés de la main de Maurice, se lisent sur l’un des deux manuscrits des Rêveries que possède la bibliothèque de Dresde. L’auteur, comme on voit, ne demande grâce que pour la composition et le style ; quant aux idées, il est prêt à les soutenir, et si elles sentent quelquefois la fièvre, c’est une fièvre qui a duré toute sa vie.

À peine rétabli, le comte de Saxe veut porter lui-même ce manuscrit à son père. Il arrive à Dresde le 12 janvier 1733. Le roi était parti la veille pour Varsovie ; trois semaines après, on reçut la nouvelle de sa mort. On sait que le prince royal Frédéric-Auguste, devenu électeur de Saxe par droit de naissance, hérita aussi de la royauté d’Auguste II, grâce à de pauvres intrigues que soutenait l’empereur d’Allemagne. On sait également que cette élection du nouveau roi de Pologne, faite au détriment de Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV, amena une guerre entre la France et l’empire. Quelle va être la situation de Maurice ? Son devoir d’officier supérieur l’appelle sous les drapeaux de la France, les liens du sang lui indiquent sa place auprès du roi son frère. Tous les historiens du comte de Saxe affirment que le roi de Pologne lui offrit le commandement de son armée, et que le comte aima mieux nous rester fidèle. M. de Weber ne trouve aucune trace de cette proposition du roi dans les archives saxonnes ; s’il reconnaît qu’en cette année 1733, et avant l’ouverture des hostilités, une mésintelligence assez vive éclata entre les deux frères, il l’explique par un nouvel incident des affaires de Courlande. En signant un traité avec la Russie (10 juillet), le roi de Pologne s’était engagé à maintenir l’intégrité du duché de Courlande, avec ses droits et franchises, tant sous le duc régnant que sous ses successeurs régulièrement élus, et le nom de Maurice n’avait pas même été prononcé dans les négociations auxquelles ce traité donna lieu. Le duc de Biren, candidat présumé, offrait pourtant de se retirer devant Maurice ; le roi de Pologne, jaloux de faire sa cour à l’impératrice Anna Ivanovna, dont les prédilections pour Biren commençaient à se déclarer, n’accepta point ce refus et sacrifia Maurice. M. de Weber semble croire que ce procédé du roi rejeta tout naturellement le comte de Saxe dans les rangs de l’armée française, c’est-à-dire, en d’autres termes, que Maurice n’eut pas à opter entre son pays d’adoption et son pays natal. La conduite du roi de Pologne ne serait-elle pas plutôt une punition infligée à Maurice ? Maurice a préféré la France à la Saxe, la Saxe se venge : tel est l’enchaînement des choses. Pour moi, je n’ai aucun doute à ce sujet lorsque je vois Maurice, en 1734, après un fait d’armes éclatant, réclamer au duc de Noailles, son chef, la récompense qui lui est due, et rappeler ses titres en ces termes : « J’ai moins consulté les devoirs du sang et ceux de mes intérêts que ceux de l’honneur qui m’attachent au service du roi[24]. » Les devoirs du sang, ses intérêts en Courlande, lui conseillaient d’accepter le commandement des troupes saxonnes ; l’honneur lui disait de rester en France. C’est l’honneur seul qu’il a écouté.

La France, unie à l’Espagne et à la Sardaigne, avait donc déclaré la guerre à l’empire. Une armée passe le Rhin sous les ordres du maréchal de Berwick. Maurice est un de ses lieutenans et prend part au siège de Kehl. C’est là, dans les tranchées de la citadelle, qu’il se trouve pour la première fois en face de ces troupes allemandes où s’était illustrée sa jeunesse. La prise de Kehl termine cette rapide campagne. L’année suivante, il reparaît à son poste, d’abord sous le comte de Belle-Isle, ensuite sous le duc de Noailles. Le prince Eugène, chargé de gloire et d’années, est dans les rangs ennemis ; on dirait que le génie de Maurice fait explosion au choc de son vieux général. Il débute par un trait de maître. Eugène avait coupé l’armée française et la menaçait des deux côtés ; Maurice le déloge, lui prend son camp, opère la jonction des corps, sauve l’armée tout entière. Quelle verve quand il raconte la première charge ! « Rien ne fut plus fier que ce moment-là. » Et lorsqu’il annonce au duc de Noailles la position imprenable où il vient de s’enfermer pour débloquer Berwick et obliger Eugène à la retraite : « Monsieur, je me suis accommodé comme dans une boîte, et je me crois imprenable… Vous pouvez affirmer à M. le maréchal que, s’il veut, je serai demain à six heures du matin au-delà d’Ettlingen, prêt à lui ouvrir les barrières. » Établi cinq jours après dans le camp même d’où le prince Eugène nous tenait en échec, il a le droit d’écrire au duc de Noailles :


« Au camp de Graben, le 9 mai 1734.

« Monsieur, quoique les belles actions parlent d’elles-mêmes, je me trouve dans le cas d’être obligé de me louer moi-même. Je n’ai ni parens, ni amis A la cour, et une fausse modestie dégénère en stupidité. Vous ne sauriez douter, monsieur, que je ne serve le roi uniquement par honneur. La fortune m’a favorisé ; j’ai eu le bonheur de faire une action d’éclat qui est de la dernière importance pour l’avantage et la gloire des armes du roi. Sans moi, l’on aurait peut-être vu périr inutilement la plus belle partie des troupes, et peut-être aurait-on été contraint de se retirer. Le prince Eugène fuit et tout cède à la gloire de vos armes. C’est moi qui vous en ai frayé le chemin ; c’est moi qui ai trouvé les moyens de pénétrer dans des lieux inaccessibles, qui ai disposé les troupes, qui ai attaqué, conduit et vaincu à la tête de vos grenadiers,… en m’exposant à des périls qui font encore frémir ceux qui en ont été les témoins. Vous ne sauriez mieux faire, monsieur, que de récompenser les belles actions, parce que ces récompenses donnent de l’émulation. Il y a quatorze ans que j’ai l’honneur d’être au service du roi en qualité de maréchal-de-camp ; j’en ai près de quarante, et je ne suis pas d’espèce à être assujetti aux règles et à vieillir pour parvenir aux grades… Si vous y ajoutez le titre d’étranger, vous trouverez des raisons suffisantes pour m’avancer et pour porter le roi à m’accorder cette grâce, en y ajoutant l’agrément qui met le prix aux choses.


La récompense qu’il sollicitait avec cette franchise militaire ne tarda point à venir : au mois d’août 1734, Maurice était nommé lieutenant-général des armées du roi. Il rendit encore des services pendant la campagne de 1735 ; il eut surtout l’occasion de voir de près l’impéritie des généraux en chef. Avec quelle amertume il s’en plaint au duc de Noailles : « Je vous entretiendrais, monsieur, du nombre des fautes que nous avons faites, s’il était nécessaire de démontrer la misère de notre conduite. » Il savait bien par expérience ce que valaient nos soldats, il avait vu briller l’épée de la France au soleil des batailles, et il souffrait de la voir en des mains inhabiles. Ah ! qu’il est impatient de pouvoir enfin la saisir !

L’heure n’est pas venue encore ; il faut traverser une nouvelle période de désœuvrement et d’ennuis. Un armistice est signé le 5 novembre 1735 entre les parties belligérantes, et des négociations sont ouvertes qui amèneront la paix du 3 octobre 1736. Maurice recommence à errer de Paris à Dresde. Il se réconcilie avec le roi. son frère, et passe auprès de lui l’hiver qui suit la conclusion de la paix. C’est là qu’il apprend la mort du vieux duc de Courlande (4 mai 1737). Il essaie encore de maintenir ses droits ; il veut empêcher du moins la prescription et réserver les chances de l’avenir. Voici ce qu’il écrit aux députés des états de Mitau après leur avoir exprimé ses sentimens de condoléance sur la mort du vieux duc et les embarras de la crise prochaine : « Vous aviez prévu cette triste situation, et vous avez fait en ma faveur une élection éventuelle qui devrait avoir son effet à présent, si la fatalité n’était inséparable des choses humaines… Quant à moi, je me flatte que vous me rendrez assez de justice pour croire que je me ferais une félicité de mourir en combattant pour vous, s’il était question de combattre. Ce serait m’acquitter en quelque façon de ce que je vous dois. » On sait que le duché de Courlande fut donné alors, sous l’influence d’Anna Ivanovna, impératrice de Russie, à un aventurier d’un autre genre, à ce paysan courlandais devenu duc de Biren, qui plus tard gouverna les Moscovites comme régent de l’empire, et, précipité du souverain pouvoir par Elisabeth, fut exilé en Sibérie. Ne semble-t-il pas que le duché de Courlande porte malheur aux concurrens de Maurice ? Biren ira retrouver dans les neiges la tombe de Menschikof.

Cependant le comte de Saxe est revenu à Paris dans l’automne de 1737, et l’on ne devinerait jamais à quels emplois va le réduire l’oisiveté. Auguste III, très curieux des nouvelles de Paris et continuant en cela des traditions de famille, trouvera dans Maurice un chroniqueur officiel. Oui, voilà le futur vainqueur de Fontenoy devenu collecteur d’anecdotes au service de la cour de Dresde. Il remplira ainsi ses loisirs, ce souverain sans couronne, ce général sans armée ; il recueillera les on-dit, il répétera les scandales, il sera l’écho de la cour et de la ville. Les deux bourgeois de Paris, greffiers des rumeurs publiques, l’avocat Marais et l’avocat Barbier, ne savaient pas que le duc de Luynes s’était donné la même besogne dont ils s’acquittaient si minutieusement ; combien ils eussent été plus fiers encore en apprenant que le duc-élu de Courlande et de Sémigalle leur faisait concurrence ! Et ce n’était pas le roi de Pologne qui avait imposé cette tâche à son frère ; Maurice l’avait choisie lui-même. « Mon chroniqueur est mort, lui écrit un jour Auguste III, veuillez m’en trouver un parmi les lettrés de Paris. » — « Eh ! vive Dieu ! ce sera moi, » répond le disciple d’Adrienne Lecouvreur. — Il y met pourtant ses conditions ; voyez ce billet du 5 décembre 1737 adressé au comte de Brühl, premier ministre du roi de Pologne :


« Lundi prochain, qui sera le 9, je commencerai à envoyer à votre excellence les nouvelles de Paris. Je les écrirai moi-même, mais j’ai bien des conditions à faire. Premièrement, je veux être lu, car je ne veux pas en être pour mon écriture, mon encre et mon papier, et si personne ne me lit, je veux au moins que ce soit Pétrouchon, à qui je vous prie de faire mes complimens.

« Mes nouvelles seront adressées au roi, mais elles seront sans signature ; ainsi il n’y aura pas de réponse à me faire. Je veux que le roi les lise, et après lui la reine, après quoi votre excellence les livrera à qui il lui plaira. La reine en tiendra le cas secret et ne fera que s’en confesser une fois l’an à Pâques. Je mettrai cependant un manteau aux choses, qui à la vérité pourrait bien n’être qu’un manteau d’été, c’est-à-dire de gaze ; mais d’envoyer des nouvelles de Paris et de ne pas dire des folies, autant vaudrait-il se taire. Votre excellence reconnaîtra aisément à tout ce que j’exige là le caractère babillard des gazetiers. »


Le directeur des archives saxonnes, placé à la source des renseignemens, aurait dû nous donner ici quelques détails sur ce Pétrouchon, qui ne sait pas encore lire, on va le voir, et que Maurice réclame gaîment pour lecteur, à défaut du roi et de la reine. Il savait bien qu’il n’aurait pas besoin de recourir à Pétrouchon. Les conditions du gazetier babillard furent acceptées avec reconnaissance. « Votre excellence, lui répond le comte de Brühl, peut être sûre que le roi lira toujours le premier votre feuillet, et après lui la reine, — excepté les cas où le manteau d’été dans lequel vous prétendez envelopper certaines particularités et expressions trop gaillardes ne suffirait pas pour des oreilles modestes. Après cela, vos nouvelles, monseigneur, amuseront aussi vos autres amis, et pour peu qu’elles soient intéressantes, elles trouveront assez de lecteurs, — jusqu’à Pétrouchon, quand il aura appris à lire. » Cette réponse du comte de Brühl est accompagnée d’un post-scriptum du roi : « Si aux particularités divertissantes il se trouvait ajouté quelquefois des anecdotes de la cour où vous êtes, et qui eussent influence dans les affaires, ce ne serait que mieux. » Tel est donc le programme du conteur : particularités divertissantes, nouvelles de cour, indications politiques. Nous ne savons si l’on publiera un jour les chroniques parisiennes du maréchal de Saxe ; en attendant, nous pouvons en offrir une page à nos lecteurs. C’est une curiosité qui a son prix. Il s’agit des prétentions du duc de Richelieu, gouverneur du Languedoc, et de la leçon qui lui fut gaillardement donnée par un simple chanoine. La bouffissure insolente déconcertée par l’esprit et l’aplomb d’un homme du midi, voilà un tableau bien français. Le plaisir que prend Maurice en le dessinant à la plume est aussi un trait de caractère.


« M. de Richelieu essuie dans son gouvernement de Languedoc de petites mortifications qu’il s’attire peut-être un peu plus qu’il ne faudrait. On nous conte ici qu’il y exige à son passage tous les honneurs qu’eût pu exiger en sa place son fameux grand-oncle Armand, de si glorieuse mémoire : salves d’artillerie, premières visites, harangues, Te Deum. Il ne vit plus que de ces friands morceaux-là. Il avait demandé à je ne sais quel chapitre, sur son passage, harangue et Te Deum. Un vieux singe de chanoine se chargea de tirer d’affaire son chapitre, qui supportait cette semonce altière très impatiemment. Il vint à la tête de ses confrères comme pour haranguer. M. de Richelieu les reçut gravement. Les révérences faites et rendues, et le silence imposé, au lieu de harangue, le vieux prêtre dit au gouverneur : « Monseigneur, comment se porte le roi ? » L’autre, ébahi d’une question si familière, ne sonna mot. « Monseigneur, recommence le harangueur » nous vous prions de nous dire comment se porte le roi ? » Le duc n’y sut autre chose que de dire brusquement : « Fort bien. Après ? — Messieurs, dit le chanoine aux autres, vous entendez les bonnes nouvelles qu’on nous donne de la santé du roi ; allons, pour en rendre grâces à Dieu, chanter un Te Deum où, je crois, M. le gouverneur voudra bien assister. » Il y assista en effet, de peur de pis, et l’on fit ainsi danser M. le vaniteux, bien que les violons ne jouassent pas pour lui. Il n’a osé, depuis cet endroit-là de sa marche, demander des Te Deum. »


Cette page fait désirer la suite. Pourquoi le gardien des archives de Dresde se borne-t-il à éveiller ainsi notre curiosité ? Il le dit expressément : c’est que le manteau d’été, le manteau de gaze promis par le chroniqueur dissimule trop peu, dans cette correspondance royale, les scandales de la ville et de la cour au temps de Louis XV.

Laissons donc le duc détrôné de Courlande continuer à tromper ses ennuis en rédigeant des historiettes libertines. N’est-il pas pour quelque temps encore le septième convive du souper de Candide ? Charles-Edouard, après la chute de ses espérances, cherchera un étourdissement dans l’ivresse ; Théodore, roi de Corse et de Capraja, sera conduit à l’hôpital par la fainéantise ; Maurice de Saxe gaspille sa vie dans les plaisirs, et, malheureux de sa force inoccupée, tourmenté par son génie sans emploi, il finit, à ce moment de sa vie aventureuse, par devenir une sorte de Tallemant des Réaux. Ne dirait-on pas qu’il veut faire rougir la Fortune de l’indignité où elle le réduit ? C’est le motif invoqué par Machiavel, lorsque, dans sa misérable villa de San-Casciano, déchu de son rôle politique et de sa généreuse ambition, il ne craint pas de s’attabler avec les rustres du grand chemin. Mais le soir, après ces journées honteuses, il l’a dit lui-même en termes pleins de grandeur, Machiavel jette là ses habits souillés de boue, et, vêtu de son costume de cour, il entre en son cabinet d’étude, au milieu de ses livres, en présence des sublimes esprits d’Athènes et de Rome, comme un ambassadeur dans un conseil de rois. Ainsi a fait Maurice aux heures de réveil moral, et cette inspiration l’a sauvé. Il lit Polybe, il y découvre sur plusieurs points la justification de ses Rêveries, il s’exalte à l’idée des grandes choses que sut accomplir la discipline romaine ; un esprit viril le soutient et le redresse. Ces lectures fécondes que lui conseillait Schulenbourg le préservent des derniers excès ; il s’en moquait naguère, il en sent aujourd’hui la vertu, et il en gardera la mémoire lorsque, prenant pitié de la condition du soldat en temps de paix, il se montrera si ardent à instituer des bibliothèques militaires. Le travail, la nécessité du travail continu, qui en a parlé plus pertinemment que ce désœuvré ? C’est ainsi qu’il a relevé le niveau moral des armées de la France dans une époque de mollesse ; c’est ainsi qu’il s’est trouvé prêt lui-même pour les occasions glorieuses. En 1740, la mort de l’empereur Charles VI est le signal d’une guerre européenne ; Maurice reparaît sur les champs de bataille, et s’il cherche encore sa couronne de Courlande « dans le brouillamini général » comme il l’écrit gaîment au comte de Brühl, c’est lui-même surtout qu’il cherche, c’est lui-même qu’il trouvera. Qu’importe que sa chimère lui échappe toujours ? Il sera l’homme de Prague, de Raucoux, de Lawfeld, l’homme qui, animé de l’esprit de la vieille France et le réveillant parmi nous, laissera comme une excitation et comme un noble héritage à la France nouvelle le souvenir de Fontenoy.

Ne vous souvient-il plus des jours de Fontenoy ?


C’est un des derniers cris de Voltaire, une quinzaine d’années avant 89.


SAINT-REN2 TAILLANDIER.

  1. Le comte Pociey. Ce mot de grand-général représente ici un titre et non une appréciation donnée par Maurice.
  2. Le mot est-il estropié ? est-ce un nom véritable ? Le directeur des archives de Dresde se borne à mettre ici un point d’interrogation. On aimerait à savoir quelle est cette grande haquenée.
  3. Deukwürdigkeiten fer Gräfin Maria-Aurora Koenigsmark und der Koenigsmark’schen Familie. Nach bisher unbekannten Quellen von Dr Friedrich Cramer, 2 vol., Leipzig 1836. voyez tome II, p. 112-123.
  4. Allusion à Jean-Christophe de Koenigsmark, un des héros de la guerre de trente ans, le compagnon et le continuateur de Gustave-Adolphe. C’était surtout un preneur de villes. Il emporta d’assaut la citadelle de Prague, où cent ans plus tard son petit-fils, Maurice de Saxe, devait aussi entrer par la brèche. L’image de ce vieux soldat était souvent présente à la pensée de Maurice.
  5. Denkwürdigkeiten der Grâfln Maria Aurora Kœnigsmark… Voyez t. II, p. 118.
  6. Voltaire, Histoire de Charles XII, livre V.
  7. Catherine, qui avait épousé Pierre le Grand en 1707, ne fut couronnée qu’en 1724.
  8. La phrase est si incorrecte, qu’elle en est presque inintelligible. Voici le sens : « ….. Pour protester contre tout ce qui s’est fait à Grodno, et aussi contre l’envoi de la commission polonaise, assurant qu’on ne la recevra pas. »
  9. Mes Rêveries, par Maurice comte de Saxe, livre premier, chap. Ier, article Ier.
  10. Voyez Ernest Hermann, Geschichte des russischen Staates, tome IV, p. 493-495.
  11. Cité par Ernest Hermann, Geschichte des russischen Staates, tome IV, p. 509.
  12. Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, livre III.
  13. Le tsar Pierre II, après avoir été fiancé d’abord à la fille de Menschikof, avait dû épouser ensuite la princesse Elisabeth, sa tante, la même que le diplomate saxon désirait pour Maurice. En 1727, Pierre avait treize ans, Elisabeth dix-neuf. Nous ne savons quelle est la personne désignée ici sous le nom de la Sibin. Il s’agit peut-être d’une fille du prince Dolgorouki, fort occupé alors à consolider sa faveur auprès du jeune souverain.
  14. Zu sanguinisch.
  15. Depuis la chute de Menschikof, le parti russe, vainqueur du parti allemand, avait fait transporter la cour à Moscou, pour marquer le retour aux vieilles traditions nationales.
  16. Voyez Ernest Hermann, Geschichte des russischen Staates, t. IV, p ; 679.
  17. Nous savons seulement et nous raconterons plus tard que le comte de Saxe, pendant la campagne de 1741, ayant eu un congé pour aller à Moscou, y fut reçu magnifiquement par la tsarine Elisabeth. C’était au lendemain de la chute de Biren, duc de Courlande. Maurice, qui sollicitait l’appui de la tsarine pour la revendication de ses droits, n’obtint d’elle, malgré ce fastueux accueil, qu’une réponse insignifiante.
  18. Voltaire, lettre à M. le comte de Saxe en lui envoyant la Défense du Mondain.
  19. Notice sur Advienne Lecouvreur. — Œuvres de Lémontey. 1829, t. III, p. 328-329.
  20. A l’endroit où se trouve aujourd’hui l’angle sud-est des rues de Grenelle et de Bourgogne.
  21. Cette fête laissa de brillans souvenirs dans les cours du XVIIIe siècle. En janvier 1739, à l’occasion d’un bal extraordinaire qui se préparait aux Tuileries et qui allait coûter des sommes énormes, le duc de Luynes consigne en ses mémoires ce qu’on vient de lui raconter au sujet du grand carrousel donné en 1662 par Louis XIV. Cette histoire du grand carrousel où Colbert joue un rôle fort curieux a pour but de prouver que certaines dépenses faites à propos peuvent être très productives. Le carrousel de 1662, qui devait coûter au roi un million, lui avait rapporté beaucoup plus d’un million, tous les frais étant couverts. Le duc de Luynes ajoute : « Le roi Auguste donna, il y a environ dix ans, une fête militaire encore plus magnifique que celle dont je viens de parler ; c’était un camp de paix à Mühlberg, près de Dresde. Ce camp lui coûta 33 millions. Il y avait plus de trente mille hommes de troupes. Les deux derniers jours, le roi donna à manger à toute l’armée. Le roi de Prusse y était et fut fort étonné de sa magnificence extraordinaire ; il demanda au roi de Pologne comment il pouvait faire. Le roi Auguste tira un ducat de sa poche et lui dit : « Si vous aviez ce ducat, vous le garderiez, et moi je le donne ? il me revient cinq ou six cents fois dans ma poche. » — Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV, 1735-1758, t. II, p. 334, Paris 1860. — Excellent principe, pourvu qu’on l’applique avec le génie d’un Colbert ; il serait périlleux de l’interpréter à faux. Les prodigalités du roi Auguste ont ruiné la Saxe et la Pologne ; les économies du père de Frédéric le Grand n’ont pas été inutiles à l’accroissement de la Prusse.
  22. Il s’agit pour lui, bien entendu, des armées d’opération ; la nécessité des réserves est hors de cause.
  23. C’est Saint-Simon qui nous a révélé ces pensées de Catinat : « Il voyait tous les signes de destruction, et il disait qu’il n’y avait qu’un comble très dangereux de désordre qui pût enfin rappeler l’ordre dans ce royaume, » Mémoires de Saint-Simon, chapitre 321.
  24. Lettres et Mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, 6 vol. Paris 1794. Voyez tome Ier, p. 9.