Maximes et Réflexions (Goethe, trad. Sklower)/05

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Traduction par S[igismond]. Sklower.
Brockhaus et Avenarius, libraires-éditeurs (p. 95-106).

Cinquième Partie.


On prend chacun dans le monde pour ce qu’il se donne ; mais il faut se donner pour quelque chose. On supporte plus volontiers les gens incommodes que les hommes insignifiants.


On peut tout imposer à la société ; mais seulement pour un temps.


Nous n’apprenons pas à connaître les hommes lorsqu’ils viennent à nous ; nous devons aller à eux pour savoir ce qu’ils sont.


Je trouve assez naturel que nous ayons beaucoup à redire sur les personnes qui viennent nous voir, et que, lorsqu’elles nous ont quittés, nous ne les jugions pas avec beaucoup de bienveillance ; car nous avons pour ainsi dire, le droit de les apprécier d’après notre mesure. Les hommes sages et bienveillants eux-mêmes ont de la peine, en pareil cas, à s’abstenir d’un jugement sévère.


Au contraire, lorsque nous sommes chez les autres et que nous les voyons avec leur entourage, leurs habitudes, les chose que leur position rend nécessaires et inévitables ; lorsqu’enfin nous les voyons agir, il faudrait être bien peu sensé et avoir bien de la mauvaise volonté pour trouver ridicule ce qui devrait plutôt nous paraître, sous plus d’un rapport, digne d’estime.


On doit chercher à gagner, par la conduite et les bonnes mœurs, ce qu’on ne pourrait obtenir autrement que par la force, et même ce que la force ne donne pas toujours.


La société des femmes est l’élément des bonnes mœurs.


Comment le caractère qui constitue l’originalité dans l’homme peut-il se maintenir avec le savoir-vivre ?


Le savoir-vivre, loin de nuire à l’originalité, devrait lui prêter un nouveau lustre.


La familiarité, à la place du respect, est toujours ridicule. On ne déposerait jamais son chapeau après avoir fait les premiers compliments, si l’on savait combien cela parait comique.


Il n’y a aucun signe extérieur de politesse qui n’ait un principe moral. La bonne éducation serait celle qui donnerait à-la-fois le signe et le principe.


La conduite sociale est un miroir dans lequel chacun montre son image.


Il existe une politesse du cœur ; elle est parente de l’amour ; c’est d’elle que naissent les manières les plus aisées dans la société.


Une dépendance volontaire est la position la plus belle ; mais comment serait-elle possible sans l’amour ?


Nous ne sommes jamais plus éloignés de l’objet de nos désirs que quand nous nous imaginons le posséder.


On n’est jamais plus esclave que quand on se croit libre sans l’être.


Celui qui ose se déclarer libre sent dans le moment même sa dépendance ; celui qui ne craint pas de se déclarer dépendant se sent libre.


Il n’y a pas d’autre moyen de se défendre contre la supériorité d’autrui que d’aimer.


C’est quelque chose de terrible pour un homme distingué que de voir un sot tirer vanité de ses rapports avec lui.


Il n’y a pas de grand homme, dit-on, pour le valet de chambre ; mais cela vient simplement de ce que le grand homme ne peut être reconnu que par ses pairs. Le valet de chambre saura probablement bien apprécier ses égaux.


La plus grande consolation pour la médiocrité est de voir que le génie n’est pas immortel.


Les plus grands hommes tiennent toujours à leur siècle par quelque faiblesse.


On croit généralement les hommes plus dangereux qu’ils ne sont. Les sots et les hommes sensés sont également inoffensifs ; il n’y a que la demi-sottise et la demi-sagesse qui soient dangereuses.


L’art est le plus sûr moyen de se soustraire aux exigences du monde, et cependant il n’y a pas de liaisons plus sûres que celles dont l’art est le principe.


Dans la plus haute prospérité et dans le dernier degré de malheur, nous avons toujours besoin de l’artiste.


Voir le difficile traité facilement nous donne l’idée de l’impossible.


Les difficultés croissent à mesure qu’on approche du but.


Si nous regardons volontiers devant nous, c’est que nous nous plaisons secrètement à arranger au gré de nos désirs ce qui flotte vaguement dans l’avenir.


Nous nous trouvons rarement dans une grande réunion sans penser que le hasard, qui a ainsi rassemblé tant de personnes, doit aussi y avoir amené nos amis.


On a beau vivre retiré, on devient, sans s’en apercevoir, créancier ou débiteur.


Lorsque nous rencontrons quelqu’un qui nous doit de la reconnaissance, nous nous le rappelons sur-le-champ. Combien de fois rencontrons-nous des personnes à qui nous devons de la reconnaissance, sans y penser ?


On ne parlerait pas souvent dans le monde, si l’on savait combien souvent on comprend mal les autres.


Celui qui parle long-temps seul devant les autres, sans flatter ses auditeurs, excite leur aversion.


Chaque mot qui sort de notre bouche peut être contredit.


Les conversations dont le fond est la contradiction ou la flatterie sont également mauvaises.


Les réunions les plus agréables sont celles où règne entre tous les membres une politesse naturelle qui n’exclut pas la gaîté.


Les hommes ne révèlent nulle part mieux leur caractère, que dans ce qu’ils trouvent ridicule.


Le ridicule nait d’un contraste moral entre des objets hétérogènes fortuitement réunis, et sans que leur existence en paraisse compromise.


L’homme vulgaire rit souvent sans sujet, par le simple effet d’une satisfaction intérieure qu’il ne peut contenir.


À un degré inférieur, la raison trouve presque tout risible ; à un degré supérieur, presque rien.


On se laisse reprocher ses défauts, on supporte les punitions, on souffre patiemment tous les désagréments qu’ils nous attirent ; mais nous ne pouvons nous décider à y renoncer.


Certains défauts sont nécessaires à notre manière d’être individuelle. Nous serions très-fâchés si nos anciens amis venaient à se dépouiller de certaines originalités.


On dit d’un homme, lorsqu’il fait quelque choses contre sa manière et ses habitudes : il mourra bientôt.


Quels sont les défauts que nous devons conserver et même cultiver en nous ? Ceux qui flattent les autres plus qu’ils ne leur nuisent.


Les passions sont des défauts ou des vertus poussées seulement à l’excès.


Nos passions sont de véritables phénix. Lorsqu’une ancienne est consumée, une nouvelle renait aussitôt de ses cendres.


Les grandes passions sont des maladies sans espérance, ce qui pourrait les guérir les rend plus dangereuses encore.


La passion s’exalte et s’adoucit également par l’aveu. Le juste milieu n’est peut-être en rien plus désirable que dans la confiance et la réserve à l’égard des personnes que nous aimons.


Citer les morts à notre tribunal ne peut jamais être conforme à l’équité. La vie n’est-elle pas une expiation ? Qui a le droit, si ce n’est Dieu, de leur demander compte ? La postérité doit s’occuper de leurs œuvres et de leurs actions, plutôt que de leurs fautes et de leurs souffrances.


Les défauts ne nous montrent que l’homme ; les bonnes qualités révèlent l’individu ; nous avons tous en commun les imperfections et les malheurs. Ce qui nous distingue, ce sont nos vertus.