Maximes et Réflexions (Goethe, trad. Sklower)/06

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Traduction par S[igismond]. Sklower.
Brockhaus et Avenarius, libraires-éditeurs (p. 107-146).

Sixième Partie.


Personne ne doit et ne peut dévoiler les mystères de l’existence humaine ; il y a sur le chemin de la vie des pierres contre lesquelles tout voyageur vient heurter. C’est au poète à les signaler.


Ce ne serait pas la peine de vivre jusqu’à soixante-dix ans, si toute la sagesse du monde n’était que folie devant Dieu.


La vérité ressemble à Dieu ; elle n’apparait pas immédiatement. Nous devons la deviner sous ses manifestations.


Le véritable disciple apprend à connaître l’inconnu par le connu ; et se rapproche ainsi du maître.


Mais les hommes ne peuvent facilement dégager l’inconnu, car ils ne savent pas que leur raison suit les mêmes procédés que la nature.


Les dieux nous apprennent à imiter leurs propres œuvres. Cependant, nous ne savons que ce que nous faisons ; nous ne connaissons pas ce que nous imitons.


Les hommes se sont créé eux-mêmes des lois, sans savoir sur quoi ils les portaient ; mais l’ordre qui règne dans la nature est l’ouvrage des dieux.


Ce que les hommes ont établi de bien ou de mal n’est pas toujours conforme au but ; mais ce que font les Dieux, que cela paraisse bon ou mauvais, est toujours à sa place.


Je veux montrer que les arts de l’homme ressemblent aux phénomènes de la nature qui s’accomplissent d’une manière visible ou mystérieuse.


Il en est ainsi de l’art divinatoire ; il connait le passé dans ce qui se révèle à nos yeux ; il voit ce qui est caché ; le présent lui révèle l’avenir ; dans la mort il surprend la vie, et il trouve un sens à ce qui n’en a pas.


C’est ainsi que l’homme instruit connait toujours bien la nature de l’homme, tandis que l’ignorant la voit tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, et chacun d’eux la reproduit à sa manière.


Si du rapprochement des deux sexes nait un enfant, on peut dire que le connu a engendré l’inconnu. D’un autre côté si l’intelligence encore obscure de l’enfant reçoit des idées claires, il devient homme et apprend à connaitre l’avenir par le présent.


Sans vouloir comparer le principe vital, qui est périssable, à l’âme immortelle, il y a cependant aussi de la raison dans ce qui est purement vivant. Ainsi, l’estomac sait très-bien s’il a faim ou s’il a soif.


C’est ainsi que l’art de lire dans l’avenir a du rapport avec la nature humaine. Pour l’observateur éclairé ils sont tous deux toujours d’accord. Cette harmonie échappe à l’esprit borné.


Le fer se ramollit dans la forge par l’action du feu qui lui enlève les matières superflues. Lorsqu’il est purifié on le bat et on le rend flexible, puis on lui donne de la solidité par la trempe. Il en est de même de l’éducation.


Puisque nous sommes persuadés que celui qui contemple le monde intellectuel et possède la véritable idée du beau, peut aussi connaitre leur principe qui se dérobe aux regards des sens, tâchons, selon nos forces, de nous rendre compte à nous-mêmes, autant que ce sujet est susceptible de clarté, de la manière dont nous pouvons contempler la beauté de l’esprit et de l’univers.


Supposons donc que nous ayons sous les yeux deux blocs de pierre, l’un informe, l’autre façonné par l’art, une statue représentant un personnage humain ou divin. Si c’est une divinité, ce sera, si l’on veut, une Grâce ou une Muse ; si c’est un personnage humain, ce ne sera pas tel homme en particulier, mais plutôt un idéal, qui réunit tous les traits de la beauté épars dans la nature.


Cette pierre, dont l’art a su tirer une belle représentation, vous parait belle ; cependant ce n’est pas la pierre qui est belle, car autrement cet autre bloc serait beau lui-même ; c’est que le premier possède une forme qui lui a été donnée par l’art.


La matière n’avait pas d’elle-même cette forme ; celle-ci était dans l’imagination de l’artiste avant de passer dans la pierre. Et cependant elle n’était pas dans l’artiste parce qu’il avait des yeux et des mains, mais parce qu’il avait le génie de l’art.


Ainsi l’imagination de l’artiste renferme encore une idée supérieure de la beauté ; car la forme idéale qu’il conçoit ne passe pas dans la pierre ; elle reste dans son imagination, et fait naître une seconde forme inférieure, qui ne conserve pas sa pureté, et ne répond pas complètement aux yeux de l’artiste, mais seulement autant que la matière rebelle obéit à l’art.


Mais si l’art réalise des idées qu’il tire de lui-même et de son propre fond, et cela d’après un type fourni par la raison qui l’inspire dans toutes ses créations, il est donc vrai que c’est l’intelligence qui possède cette beauté supérieure de l’art, beauté plus vraie et plus parfaite que tout ce qui s’offre à nos regards.


En effet, puisque la forme, en passant dans la matière se projette au dehors, elle devient plus faible que celle qui reste immobile dans son principe. Car ce qui s’éloigne du centre sort de soi-même ; ainsi la force qui procède de la force, la chaleur communiquée par la chaleur, de même la beauté qui émane de la beauté. La cause productive doit donc être supérieure à ses effets. Ce n’est pas la musique dans son enfance qui a fait le musicien, mais la vraie musique, la musique idéale qui engendre cette musique dont les sons frappent nos oreilles.


Si quelqu’un, se croyait en droit de mépriser les arts, parce qu’ils imitent la nature, on pourrait lui répondre que la nature elle-même à des modèles qu’elle imite. En outre, les arts n’imitent pas précisément les objets tels que nous les avons sous les yeux ; ils remontent à ces idées de la raison qui sont les lois de la nature et auxquelles elle se conforme dans ses œuvres. Il y a plus, l’art tire beaucoup de lui-même, et d’un autre côté ajoute beaucoup à la nature ; il lui donne ce qui lui manque en perfection, parce que c’est lui qui possède la vraie beauté. Phidias a pu représenter Jupiter, quoiqu’il n’en trouvât pas le modèle autour de lui ; mais il concevait par la pensée le Dieu tel qu’il devait se manifester aux regards des hommes.


On ne doit pas en vouloir aux idéalistes anciens et modernes de ce qu’ils prennent si vivement à cœur de faire prévaloir l’être unique d’où tout est sorti, où tout doit rentrer. Car le principe qui répand la vie et l’ordre dans la nature est peut-être tellement confondu avec ses manifestations qu’il peut à peine conserver son existence indépendante. D’un autre côté, nous devenons trop exclusifs, lorsque nous refoulons le principe formateur des êtres et la forme la plus haute dans une unité qui se dérobe aux sens et à la conscience.


La nouvelle philosophie de nos voisins de l’ouest prouve que les hommes ont beau faire, et les nations aussi bien que les hommes, ils reviennent toujours à leur caractère primitif. Et comment en serait-il autrement, puisque c’est lui qui détermine leur nature et leur manière de vivre ?


Les Français ont abandonné le matérialisme, et dans l’explication du principe du monde ils ont reconnu davantage la nécessité de faire intervenir l’esprit et la vie. Ils se sont affranchis du sensualisme et ont accordé à la nature humaine un développement libre et spontané. Ils admettent en elle une puissance créatrice et ne cherchent plus à expliquer les arts par l’imitation de la nature extérieure. Puissent-ils persévérer dans cette voie.


Une philosophie éclectique n’est pas possible ; mais il peut y avoir des philosophes éclectiques.


Un éclectique, c’est celui qui choisit dans tout ce qui l’environne, dans tout ce qui se pase autour de lui, ce qui est conforme à sa nature et se l’approprie.


Il faut entendre dans le même sens tout ce qui s’appelle culture et perfectionnement, au point de vue à la fois théorique et pratique.


Deux philosophes éclectiques pourraient par conséquent être deux adversaires déclarés, si, nés avec des dispositions opposées, ils s’étaient approprié, chacun de son côté, dans tous les systèmes, ce qui convient à leur caractère. Il suffit de jeter un coup-d’œil autour de soi pour voir que chaque homme se comporte toujours ainsi, et par conséquent ne comprend pas pourquoi il ne peut ramener les autres à son opinion.


Il est rare que le vieillard le plus avancé en âge devienne pour lui-même un personnage historique, et que ses contemporains, lui apparaissent sous le même aspect. Aussi ne peut-il s’entendre avec personne.


Si on y regarde de plus près, on trouvera que pour l’historien lui-même, l’histoire n’est pas facilement de l’histoire. Chaque écrivain décrit les évènements du passé comme ceux dont il est témoin.


Le chroniqueur ne reproduit que ce qui est renfermé dans son étroit horizon, les évènements particuliers de sa ville natale, de son convent, aussi bien que ceux de son époque.


Les maximes des anciens, que l’on a coutume de répéter si souvent, ont une tout autre signification que celle qu’on a pu leur donner dans les temps postérieurs.


Celle-ci, par exemple : « Nul ne doit entrer dans l’école des philosophes, s’il ne connait la géométrie », ne signifie pas : on doit être mathématicien pour être philosophe.


La géométrie est ici considérée dans ses premiers éléments, comme nous la trouvons dans Euclide, et telle qu’on l’enseigne aux commençants. Elle est alors la meilleure préparation et même l’introduction naturelle à la philosophie.


Lorsqu’un enfant commence à comprendre que le point visible a pour principe le point mathématique invisible ; que le plus court chemin d’un point à un autre doit être conçu comme ligne droite, avant que cette ligne soit tracée sur le papier, il éprouve déjà un sentiment d’orgueil et de satisfaction intérieure ; et ce n’est pas sans raison ; car la source de toute pensée abstraite lui est ouverte ; l’idée et la réalité potentià et actu lui sont clairement révélées ; le philosophe ne lui découvrira rien de nouveau, et quant au géomètre, le principe de toute pensée abstraite lui est donné.


Si nous prenons ensuite ce mot remarquable : Connais-toi toi-même ; nous ne devons pas l’interpréter dans un sens ascétique. Ce n’est nullement l’heautognosie de nos modernes hypocondristes, humoristes et heautontumorumènes. Il veut dire tout simplement fais attention à toi-même, prends une certaine connaissance de toi-même ; afin de savoir comment tu dois te conduire vis-à-vis de tes semblables et du monde. Pour cela il n’est pas nécessaire de se torturer l’esprit pour trouver un sens psychologique profond. Tout homme sensé sait par expérience ce que cela doit signifier ; c’est en effet un conseil salutaire dont chacun peut tirer le plus grand avantage dans la vie pratique.


Qu’on se mette bien dans l’esprit que ce qui a fait la grandeur des Écoles de l’antiquité, et en particulier de celle de Socrate, c’est qu’elles se proposaient pour but le principe et la règle de toute la vie et de la conduite humaine ; elles ne s’attachaient pas à de vaines spéculations, mais à la vie pratique et à l’action.


Puisque la base de l’éducation dans nos écoles est l’antiquité, dont la connaissance exige l’étude des langues grecque et latine, nous devons nous féliciter de ce que ces études, si nécessaires pour une plus haute culture intellectuelle, ne soient jamais rétrogrades.


Si nous nous plaçons en face de l’antiquité, et que nous nous proposions sérieusement de nous former à son école, il nous semble que nous devenons hommes alors pour la première fois.


Le maître qui enseigne le latin dans les écoles, lorsqu’il essaie à écrire ou à parler cette langue, s’élève à ses propres yeux et se croit un homme plus important qu’il n’oserait se l’imaginer dans ses occupations journalières.


L’esprit né pour la poésie et les arts plastiques se sent, en présence de l’antiquité, dans une disposition idéale pleine de charme.


Encore aujourd’hui les chants homériques ont la vertu de nous délivrer, au moins pour un instant, du terrible fardeau que les traditions de plusieurs milliers d’années ont amassé sur nos têtes.


De même que Socrate appela l’attention de l’homme sur lui-même, afin qu’il se rendit compte de sa nature par un procédé tout simple ; de même Platon et Aristote procèdent en face de la nature comme deux esprits destinés à se la soumettre, l’un par son génie et son imagination, l’autre par son esprit observateur et sa méthode. Ainsi, chaque fois que, dans le système général de la science ou dans ses détails, nous nous approchons de ces trois grands hommes, c’est un événement qui nous cause la joie la plus vive, et qui a toujours la vertu de contribuer au plus haut degré à notre développement intellectuel.


Pour échapper à la multiplicité des détails, au morcellement et à la confusion qui règnent dans les sciences physiques chez les modernes, on doit toujours se poser cette question : Comment aurait fait Platon en présence de la nature, si, malgré son unité fondamentale, elle lui était apparue avec cette variété de phénomènes ?


Nous croyons pouvoir affirmer que, par cette méthode, on parviendrait à organiser les connaissances humaines jusque dans leurs dernières divisions, et que, sur cette base, on pourrait élever l’édifice de chaque science et en poser le faîte, quels que soient les secours et les obstacles que présente l’activité intellectuelle du siècle. C’est peut-être une recherche que nous devons nous proposer chaque jour, si nous ne voulons pas rejeter la meilleure méthode et adopter la plus mauvaise.


On vante le dix-huitième siècle parce qu’il s’est livré principalement à l’analyse ; la tâche du dix-neuvième consiste maintenant à découvrir les fausses synthèses qui règnent dans la science, et à analyser de nouveau ce qu’elles renferment.


Il n’existe que deux vraies religions : l’une reconnait et adore le Dieu saint qui habite en nous et autour de nous, invisible et sans formes ; l’autre l’adore sous la forme la plus belle. Tout ce qui est intermédiaire entre ces deux cultes est idolâtrie.


Sans doute l’esprit humain cherchait à s’affranchir à l’époque de la réforme. L’antiquité grecque et romaine qui venait d’être révélée fit naître le désir ardent de jouir de la liberté, du bien-être, du bon goût. Mais cette révolution ne fut pas peu favorisée par le besoin qu’éprouva le cœur humain de revenir à la simplicité des premiers temps, et l’imagination de se concentrer en elle-même.


Tous les saints furent à-la-fois chassés du ciel ; la divine mère avec son tendre enfant furent délaissés ; les sens, la pensée, le cœur de l’homme se reportèrent sur le Christ adolescent, accomplissant sa mission morale, souffrant injustement, plus tard glorifié comme demi Dieu et enfin adoré comme un Dieu véritable.


Sa figure se dessina seule en face de l’Univers ; il imprima au monde une nouvelle direction morale ; l’humanité s’appropria ses souffrances en se les proposant comme modèles, et sa glorification fut le gage d’une vie éternelle.


Comme l’encens ranime le charbon qui s’éteint, de même la prière ranime l’espérance dans le cœur de l’homme.


Je suis persuadé qu’on sent toujours davantage la beauté de la Bible à mesure qu’on l’entend mieux ; c’est-à-dire quand l’on voit que chaque mot, compris d’abord d’une manière générale et appliqué à nous-même, a un sens particulier immédiat pour chaque individu et qui se prête à toutes les circonstances et tous les lieux.


En y regardant de près, nous devons chercher tous les jours à nous réformer et à protester contre les autres quoique non dans un sens religieux.


Une chose à laquelle nous devons travailler tous les jours sans relâche et pour laquelle nous devons faire sans cesse de nouveaux efforts, c’est de mettre notre langage le plus possible en harmonie immédiate avec nos sentiments, nos perceptions, nos pensées, avec ce que nous éprouvons, imaginons et concevons par la raison.


Que chacun s’examine, et il trouvera que cela est plus difficile qu’il ne croit ; car malheureusement pour l’homme les mots ne sont que des à-peu-près. Il pense la plupart du temps mieux qu’il ne parle.


Efforçons-nous sans cesse, par la clarté et la précision, de bannir les termes faux, impropres, inintelligibles qui se rencontrent ou se glissent dans nos discours et dans ceux des autres.


Avec les années augmentent les épreuves.


Aussitôt que je cesse d’être moral, je perds toute autorité.


La censure et la liberté de la presse seront toujours en lutte…. Le pouvoir tient à ne pas être contrarié dans ses desseins et ses actes par des gens qui élèvent la voix pour le contredire. Ceux-ci veulent proclamer des principes qui légitiment leur désobéissance.


Cependant, on doit remarquer que le parti qui se prétend opprimé, cherche de son côté à étouffer la liberté de la presse ; c’est surtout lorsqu’il conspire et qu’il ne veut pas que ses complots soient trahis.


On n’est jamais trompé ; on se trompe soi-même.


Nous avons dans notre langue un mot qui exprime la différence entre le peuple considéré d’une manière abstraite, et le peuple proprement dit (Volkheit-Volk). C’est le même rapport qu’entre l’enfance et l’enfant ('Kindheit-Kind). Le précepteur doit écouter l’enfance et non l’enfant. Le législateur et l’homme qui gouverne doivent entendre de même la voix du peuple. Le peuple ainsi conçu exprime toujours la même chose. Il est sage, raisonnable ; ses intentions sont pures et vraies. Le peuple, comme on l’entend vulgairement, ne sait ce qu’il veut. C’est dans le premier sens que la loi peut être l’expression de la volonté générale des peuples, volonté que la foule ne manifeste jamais, que le politique éclairé comprend, à laquelle l’homme sage sait se conformer, et que le bon prince se plait à satisfaire.


De quel droit gouvernons-nous ? Ce n’est pas la question. Nous gouvernons. Que le peuple ait le droit de nous renverser, c’est ce dont nous nous inquiétons peu ; nous prenons garde seulement que cette idée ne lui vienne à l’esprit.


Si l’on pouvait abolir la mort, il n’y aurait rien à dire. Abolir la peine de mort serait difficile. Mais si cela arrivait, on serait bientôt forcé de la rétablir.


Si la société se démet du droit d’infliger la peine de mort, chacun se fera immédiatement justice à lui-même, et la sanguinaire vendetta viendra frapper aux portes.


Toutes les lois sont faites par des vieillards et par des hommes. Les jeunes gens et les femmes veulent l’exception ; les anciens la règle.


Ce n’est pas l’homme de bon sens, mais le bon sens, l’homme raisonnable, mais la raison qui nous gouvernent.


Louer quelqu’un, c’est se rendre son égal.


Le patriotisme est étranger à l’art et à la science. Tous deux appartiennent, comme toutes les nobles productions de l’esprit humain, au monde entier, et ils ne peuvent être perfectionnés que par un concours général et libre de tous les hommes d’une même époque, travaillant les yeux fixés sans cesse sur les chefs-d’œuvre et les découvertes du passé.


L’avantage inappréciable que les étrangers retirent de notre littérature, en l’étudiant aujourd’hui pour la première fois, est de se préserver de toutes les maladies par où elle a dû passer pendant la période de son développement, qui a duré près d’un siècle ; et, s’ils savent en profiter, de se former eux-mêmes de la manière la plus désirable.


Ce que les Français du dix-huitième siècle détruisaient, Wieland le tournait en ridicule.


Que sont la plupart des tragédies, sinon les passions mises en vers de gens qui s’embarrassent fort peu des choses extérieures ?


Yorik Sterne est l’écrivain le plus charmant qui ait existé. En le lisant on sent son âme s’épanouir et prendre un essor libre ; son humour est inimitable ; et toute espèce d’humour n’a pas la vertu d’alléger l’âme.


La vue est le plus noble de nos sens. Les quatre autres ne nous instruisent que par l’organe du tact. Nous entendons, nous sentons, nous odorons, nous palpons tous les objets par le toucher. La vue occupe un rang infiniment plus élevé ; elle a quelque chose de subtil par où elle s’éloigne de la matière et se rapproche des capacités de l’esprit.


Si nous nous mettions à la place des autres, l’envie et la haine que nous éprouvons si souvent à leur égard disparaitraient ; et si nous mettions les autres à notre place, l’orgueil et la prétention en seraient beaucoup diminués.


Quelqu’un a comparé la méditation et l’action à Rachel et à Lia ; l’une était plus féconde et l’autre plus gracieuse.


Après la santé et la vertu, il n’y a rien de plus précieux au monde que le savoir, et rien n’est plus facile à acquérir. Toute la difficulté consiste à être calme et à savoir dépenser le temps que, du reste, nous ne pouvons mettre en réserve.


Si l’on pouvait mettre de côté du temps comme de l’argent, ce serait une excuse pour l’oisiveté de la moitié des hommes, mais non pas une excuse complète ; car ce serait ressembler à un ménage qui vivrait du capital sans s’occuper des intérets.


Les nouveaux poètes mettent beaucoup d’eau dans leur encre.


Parmi les nombreuses sottises que l’on entend débiter dans les écoles, je n’en connais pas de plus ridicules que les discussions sur l’authenticité des écrits et des ouvrages de l’antiquité. Est-ce l’auteur ou son ouvrage que nous admirons ou que nous devons blâmer ? C’est seulement l’auteur que nous avons sous les yeux. Que nous importe le nom lorsque nous étudions une œuvre d’esprit ?


Quel est celui qui voudrait soutenir que nous avons sous nos yeux Virgile ou Homère lorsque nous lisons les écrits qui leur sont attribués ? Mais c’est l’écrivain que nous avons devant nous, et que demandons-nous de plus ? Les savants qui attachent tant d’importance à des choses si futiles, ne me paraissent pas plus sages qu’une très-belle dame qui me demandait un jour en souriant avec beaucoup de grâce : Quel est donc l’auteur des drames de Shakespeare ?


Il faut mieux faire la chose la plus insignifiante du monde, que de passer une demi-heure sans rien faire.


Le courage et la modestie sont les vertus qu’on peut le moins révoquer en doute ; car elles sont d’une nature telle que l’hypocrisie ne peut les imiter. Elles ont encore cette propriété de se manifester toutes deux de la même manière et sous les mêmes traits.


La plus insupportable engeance de voleurs, ce sont les sots ; ils nous volent à-la-fois notre temps et notre bonne humeur.


Le respect de nous-même est la règle de notre moralité. Le respect de nos semblables, celle de notre conduite envers eux.


L’art et la science sont des mots que l’on emploie souvent, et dont on comprend rarement la différence précise. On les emploie souvent l’un pour l’autre.


Je n’aime pas les définitions qu’on en donne. J’ai vu quelquefois la science comparée à l’esprit de saillie ; l’art, à l’humeur. Je trouve en ceci plus d’imagination que de philosophie. Il y a bien là une idée de la différence qui les sépare, mais nullement de leur caractère propre.


Je pense qu’on pourrait appeler la science la connaissance du général, le savoir abstrait ; l’art, au contraire, serait la science réalisée et mise en action. La science représenterait la raison, et l’art son mécanisme. Aussi, peut-on appeler également l’art la science pratique. D’après cela la science serait le théorème, et l’art le problème.


On m’objectera peut-être qu’on regarde aussi la poésie comme un art, et cependant il n’y a en elle rien de mécanique ; mais je nie qu’elle soit un art. Elle est encore moins une science. Les arts et la science sont du domaine de l’entendement. Il n’en est pas de même de la poésie. Celle-ci est due à l’inspiration. Elle était déjà conçue dans l’âme avant de se développer. On ne doit l’appeler ni art ni science, mais génie.


Encore aujoud’hui, tout homme d’un esprit cultivé devrait toujours avoir à la main les ouvrages de Sterne, afin que le dix-neuvième siècle comprît ce dont nous somme redevables à cet écrivain, et ce que nous pourrons lui devoir par la suite.


Dans le développement successif des littératures, ce qui a exercé une grande influence à une époque antérieure, s’éclipse momentanément, et les productions nouvelles qui en sont nées obtiennent la prédominance. C’est pour cela que l’on fait bien de jeter de temps en temps un coup d’œil en arrière. Ce qui est original en nous se conserverait mieux et sous une forme plus vivante, si nous ne perdions pas de vue nos ancêtres.


L’étude de la littérature grecque et romaine doit rester toujours à la base de la haute culture intellectuelle.


Les antiquités chinoises, indiennes, égyptiennes, ne sont toujours que des curiosités. On fait très-bien de les étudier et avec elles l’histoire du monde ; mais elles sont pour nous de peu d’utilité en ce qui concerne la culture esthétique et morale de nos facultés.


Les Allemands ne peuvent courir un plus grand danger que celui de s’associer au mouvement intellectuel et de se former sur le modèle de leurs voisins. Il n’est peut-être aucune nation plus propre à se développer par elle-même. Aussi, c’est pour eux un très-grand avantage d’avoir fixé si tard l’attention des autres peuples.


Si nous jetons un coup-d’œil sur notre littérature telle qu’elle existait, il y a un demi-siècle, nous trouvons qu’elle n’avait rien produit sous une influence étrangère.


Mais le mépris de Frédéric-le-Grand, qui ne voulait rien savoir de ce que faisaient les Allemands, les piquait au vif, et alors ils faisaient leur possible pour paraître quelque chose à ses yeux.


Maintenant qu’une littérature universelle commence à se répandre, celle des Allemands, si on y regarde de près, doit beaucoup perdre. Ils feront bien de faire attention à cet avertissement.


Des esprits très-éclairés ne remarquent pas qu’ils veulent expliquer les principes qui servent de base à l’expérience, et où par conséquent la raison doit se reposer.


Cependant cela même peut avoir ses avantages, car sans cela peut-être les recherches de la science s’arrêteraient trop tôt.


À l’époque où nous vivons, pour réussir chacun doit embrasser une carrière spéciale, soit un art libéral, soit une profession. Le savoir seul ne suffit pas. Dans le tourbillon du monde, avant qu’on ait acquis une connaissance superficielle sur toute chose, la vie s’est écoulée.


Le monde nous impose déjà la nécessité d’une culture générale ; nous n’avons pas besoin de nous en occuper ; mais il faut s’approprier une spécialité.


Les plus grandes difficultés sont où nous ne les cherchons pas.


Lorenz Sterne naquit en 1715 et mourut en 1768. Pour le comprendre, il faut faire attention à l’éducation morale et à l’influence ecclésiastique de son époque. On doit à ce sujet bien se rappeler qu’il était le contemporain de Warburton.


Une âme indépendante comme la sienne risque de tomber dans l’arrogance, si elle ne trouve un contrepoids moral dans une noble bienveillance.


Tout s’échappait spontanément de son esprit et portait l’empreinte d’une extrême délicatesse. À travers leur conflit perpétuel, il distinguait la vérité de l’erreur, s’attachait fortement à la première, et ne prenait aucun souci de l’autre.


Il éprouvait une antipathie prononcée contre le sérieux, parce qu’il est didactique et dogmatique, et qu’il devient facilement pédantesque. Or, il avait le pédantisme en horreur. De là aussi son éloignement pour la technologie.


Dans ses études et ses lectures, qui étaient très-variées, il découvrait partout les défauts et les ridicules.


Il nomme Shandeisme l’impossibilité de s’arrêter deux minutes de suite sur un sujet sérieux.


Cette facilité de passer rapidement du sérieux au plaisant, de l’intérêt à l’indifférence, de la tristesse à la joie, doit être dans le caractère irlandais.


La sagacité et la pénétration chez lui sont infinies.


Pour la gaîté, la facilité de s’accomoder de tout, la patience dans les voyages qui mettent au plus haut point un caractère à l’épreuve, on ne trouverait pas facilement son égal.


Plus nous sommes enchantés de voir ainsi une âme libre et indépendante, plus nous devons nous rappeler ici que, parmi les qualités qui nous charment, il en est peu que nous devions prendre pour modèle.


Son épicurisme, dans lequel se montre toute la délicatesse pleine de charme de son esprit, serait dangereux à imiter pour beaucoup d’hommes.


Ses rapports avec sa femme ainsi qu’avec le monde méritent d’être remarqués. Il dit quelque part : Je n’ai pas su profiter de mes malheurs domestiques en homme sage.


Il plaisante avec beaucoup de grâce sur les contradictions qui rendent sa position équivoque.


« Je ne puis, dit-il, supporter les sermons ; je crois que je m’en suis donné une indigestion dans ma jeunesse. »


Il est un modèle en rien, mais il donne des vues sur tout, et il éveille l’intelligence.


Notre participation aux affaires publiques n’est que de la politique de cabaret.


Rien ne doit être estimé plus haut que le prix d’un jour.


Pereant qui ante nos nostra dixerunt. Un mot si étrange ne pourrait sortir que de la bouche d’un homme qui s’imaginerait être un autochtone. Celui qui tient à honneur de descendre d’ancêtres raisonnables, doit leur accorder au moins autant de bon sens qu’à lui-même.


Les auteurs les plus originaux de notre époque ne le sont pas parce qu’ils disent quelque chose de nouveau, mais seulement parce qu’ils sont capables de répéter les choses déjà dites comme si elles ne l’avaient jamais été.


Par conséquent, la plus belle preuve d’originalité consiste à savoir donner à la pensée d’autrui de si riches développements qu’il n’eût été facile à personne de voir combien elle était féconde.


Une foule de pensées naissent et se développent par l’effet de la culture générale des esprits, comme les rameaux se couvrent de fleurs au printemps. Dans la saison des roses on voit partout fleurir des roses.


Tout dépend des sentiments. Où le sentiment existe, la pensée ne peut manquer de se développer ; tel est le sentiment, telle est la pensée.


Il est impossible de rien reproduire avec une exacte impartialité. On pourrait dire que le miroir fait exception, et cependant il ne nous présente jamais notre figure véritablement telle qu’elle est. Dans le miroir, notre image est retournée. Ce qui est à droite est à gauche. Cette comparaison peut s’appliquer à toutes les réflexions que nous faisons sur nous-mêmes.


Au printemps et en automne il arrive rarement qu’on songe au coin du feu ; et cependant si, par hasard, nous venons à passer devant un foyer allumé, nous nous arrêtons comme captivés par la sensation agréable que nous éprouvons. Il y a quelque chose d’analogue dans toutes les tentations.