Maximes et Réflexions (Goethe, trad. Sklower)/07

La bibliothèque libre.
Traduction par S[igismond]. Sklower.
Brockhaus et Avenarius, libraires-éditeurs (p. 147-247).

Septième Partie.


La première et la dernière chose qu’on doive exiger du génie, est l’amour de la vérité.


Celui qui est et reste vrai pour lui-même et pour les autres, possède la plus belle qualité des plus grands talents.


Les grands talents sont les plus beaux moyens de conciliation entre les hommes.


Le génie jouit d’une sorte d’ubiquité ; il devance et suit l’expérience ; il la devance dans les conceptions générales ; il la suit dans les faits particuliers.


Il y a un scepticisme pratique qui s’efforce sans cesse de se vaincre lui-même et d’arriver, par une expérience méthodique, à une espèce de certitude restreinte.


Le caractère général d’un tel esprit est la tendance à chercher en tout si telle propriété appartient réellement à tel objet ; et cela, dans le but de pouvoir appliquer avec certitude, dans la vie pratique, ce qui a été démontré par l’expérience.


Un esprit doué d’activité et de vivacité, qui dans la pratique poursuit toujours un but immédiat, est ce qu’il y a de plus distingué sur la terre.


La perfection est la loi du ciel ; y aspirer, la loi de l’homme.


On doit distinguer deux choses dans l’homme : ce qu’il a reçu de la nature, et ce qu’il a acquis par lui-même.


L’homme est suffisamment pourvu des moyens nécessaires pour satisfaire tous les véritables besoins de sa condition terrestre, s’il se fie à ses sens et les perfectionne de manière à ce qu’ils méritent toujours sa confiance.


Ce ne sont pas les sens qui nous trompent ; mais le jugement.


L’animal est instruit par ses organes ; l’homme instruit les siens et les gouverne.


Anaxagore enseignait que les animaux ont la raison active, mais non la raison passive, qui sert en même temps d’interprète au raisonnement.


Caractère juif : Énergie, principe de tout, - but immédiat. Pas un juif, si petit, si chétif qu’il soit, qui ne montre de l’énergie et de la résolution ; mais pour un but terrestre, temporel, l’intéret du moment.


Le langage juif a quelque chose de pathétique.


Toute tendance à l’idéal est suspecte, principalement chez les femmes. Quoiqu’il en soit, tout homme de talent s’entoure d’un sérail où l’on traite d’idées religieuses, morales et esthétiques.


Toute grande idée qui apparait dans le monde comme un évangile, est d’abord un scandale pour le peuple des sots et des pédants, et une folie aux yeux des esprits cultivés, mais superficiels.


Toute idée apparait d’abord dans le monde comme un hôte étranger, et lorsqu’elle commence à se réaliser, il est difficile de la distinguer d’un rêve et d’une chimère de l’imagination.


C’est là ce qu’on a appelé idéologie dans le bon et mauvais sens ; c’est pour cela aussi que les hommes positifs éprouvent tant d’antipathie pour les idéologues.


On peut reconnaitre l’utilité d’une idée et ne pas savoir encore parfaitement s’en servir.


Je crois à un Dieu. C’est une belle parole ; mais reconnaître Dieu dans ses œuvres, savoir où et comment il se manifeste, c’est la véritable félicité sur cette terre.


Keppler disait : Mon désir le plus élevé est de sentir en moi-même, au fond de mon âme, ce Dieu qui se trouve partout dans le monde extérieur. Le grand homme sentait, sans le comprendre clairement, qu’entre le principe divin qui résidait en lui et la divinité répandue dans l’univers, il y avait un rapport intime.


La raison critique a rejeté la preuve téléologique [1] de l’existence de Dieu ; mais ce qui ne vaut rien comme preuve, doit valoir comme sentiment, et nous en appelons à ce sujet à tous les travaux des hommes religieux, depuis la brontothéologie jusqu’à la niphothéologie. Ne devons-nous pas sentir dans l’éclair, le tonnerre et la tempête la présence d’une puissance supérieure ? dans le parfum des fleurs et dans la douce haleine du printemps, un être qui manifeste son influence bienfaisante ?


Ouvrages apocryphes. Il serait important de recueillir de nouveau tout ce que l’on connait déjà historiquement sur ces livres, et de démontrer que les écrits apocryphes dont les églises chrétiennes ont été inondées dans les premiers siècles de notre ère, et dont notre canon souffre encore maintenant, sont les principales causes pour lesquelles le christianisme, en aucun moment de l’histoire politique et religieuse, n’a pu se développer dans toute sa beauté et sa pureté.


Le mal incurable de ces disputes religieuses consiste en ce que les uns veulent ramener les plus hauts intérêts de l’humanité à des fables et à des mots vides de sens, tandis que les autres pensent trouver une base solide là où personne ne peut se reposer.


La foi, l’amour et l’espérance sentirent dans un moment de calme et de mutuelle sympathie un instinct plastique qui les porta à créer une charmante statue, une Pandore dans un sens plus élevé : la patience.


Partout où brûlent des lampes ou des cierges il y a des taches ; les flambeaux du ciel répandent seuls une lumière pure.


Les contemporains ne méritent pas que nous fassions quelque chose pour eux ; car les hommes qui vivent aujourd’hui peuvent mourir au premier moment. C’est pour le passé et l’avenir que nous devons travailler ; pour le passé, afin de reconnaître ses services, pour la postérité afin d’aumenter sa valeur.


Que chacun se demande avec quel instrument il peut et doit agir sur son siècle.


Que personne ne s’imagine avoir été attendu comme un sauveur.


Le caractère, dans les grandes et les petites choses se montre lorsque l’homme poursuit avec constance la réalisation d’un but qu’il se sent capable d’atteindre.


Celui qui veut agir ne doit songer qu’à l’à-propos du moment. On parvient ainsi à vaincre facilement les difficultés. C’est l’avantage des femmes lorsqu’elles savent le comprendre.


Le présent est une espèce de public ; il faut le tromper et lui faire croire qu’on travaille pour lui ; alors il nous laisse tranquille et continuer secrètement l’œuvre que doit admirer la postérité.


Rien de plus déplorable que la tendance à l’absolu dans ce monde où tout a des limites. Cela convient peut-être moins que jamais en 1830.


Avant la révolution tout était tendance ; depuis tout est devenu exigence.


Existe-t-il un âge mûr pour les nations ? C’est là une question singulière. Je répondrai oui, si tous les hommes pouvaient naître à trente ans ; mais la jeunesse sera toujours imprudente et la vieillesse timide. L’âge mûr, placé entre deux, aura beaucoup de peine à plaire à l’une et à l’autre.


Si l’on reste quelques mois sans lire les journaux, et qu’on en reprenne ensuite la lecture, on reconnait alors combien on perd de temps avec ces papiers. Le monde a toujours été divisé en partis. Pendant la lutte le journalisme les agace, entretient les affections et les haines, jusqu’à ce qu’enfin la victoire se décide ; alors on adore le fait accompli comme une divinité.


La femme qui a le plus de mérite est celle qui est en état de remplacer le père auprès des enfants, lorsqu’il est absent.


La vanité est une ambition toute personnelle ; ce n’est pas pour ses qualités réelles, ses mérites et ses actions, que l’on veut être estimé, honoré et recherché, mais pour soi-même ; aussi, la vanité convient-elle surtout à la beauté frivole.


On m’a reproché vivement, quoique d’une manière aimable et gracieuse, d’avoir publié plutôt mes pensées sur la littérature étrangère que mes jugements sur la nôtre ; et cependant rien n’est plus naturel. Les étrangers ignorent mes critiques ; ne s’en souviennent pas ou ne s’en offensent pas. On n’est pas impoli de loin ; mais, dans le voisinage comme dans la bonne compagnie, il ne faut rien dire de choquant ; chaque critique serait considérée comme une insulte.


Le classique est la santé, le romantique la maladie.


Ovide restait classique même dans l’exil ; ce n’est pas en lui-même qu’il cherchait la cause de son malheur, mais dans son éloignement de la capitale du monde.


Le romantique s’est précipité dans l’abîme qu’il s’est creusé lui-même. Il n’est guère possible de se figurer rien de plus hideux que certaines productions modernes.


Les Français et les Anglais ont encore été plus loin que nous dans ces excès. Des corps qui pourrissent de leur vivant, et se plaisent à contempler la décomposition de tous leurs membres ; des morts qui vivent encore pour en faire périr d’autres et nourrissent leurs cadavres de la substance des vivants ; voilà où en sont aujourd’hui nos écrivains. Dans l’antiquité, ces phénomènes apparaissent comme des cas extraordinaires de maladie ; chez les modernes, ils sont devenus endémiques et épidémiques.


La littérature se corrompt dans la même proportion que les hommes.


Quel temps extraordinaire, que celui où l’on est réduit à envier les morts.


Le vrai, le bon, et le parfait sont simples et toujours les mêmes, quelle que soit la forme sous laquelle ils apparaissent. Au contraire, l’erreur qui provoque le blâme, est au plus haut degré, multiple et diverse. Elle ne se borne pas à lutter contre le bon et le vrai ; elle se combat de ses propres mains ; elle est en contradiction avec elle-même. Aussi, dans toute littérature, le blâme doit l’emporter sur l’éloge.


Chez les Grecs, dont la poésie et la rhétorique avaient un caractère simple et positif, l’éloge parait plus souvent que le blâme. Il en est autrement chez les Latins. À mesure que la poésie et l’éloquence déclinent, le blâme augmente dans la même proportion, et l’éloge diminue.


Il y a des enthousiastes empyriques qui s’extasient sur certaines productions nouvelles, louables d’ailleurs, comme s’il ne s’était rien vu de pareil au monde.


Sacountala [2] : C’est ici que le poète apparait dans l’exercice de sa plus haute prérogative. Comme représentant de l’état le plus voisin de la nature, d’une délicatesse de mœurs exquise, de la tendance morale la plus pure, de la plus noble majesté, du culte de la divinité le plus sérieux, il ose se permettre des oppositions communes et des contrastes bizarres.


Henri IV de Shakespeare : Si tous les écrits de cette espèce, qui sont parvenus jusqu’à nous, étaient perdus, on pourrait, au moyen de cette pièce, rétablir parfaitement la poésie et la rhétorique.


Mythologie. - Luxe de croyance.


Dans une traduction, il faut aller jusqu’à l’intraduisible. C’est alors seulement qu’on s’aperçoit combien une langue nous est étrangère, ainsi que la nation qui la parle.


Les questions les plus importantes qui s’adressent au sentiment comme à l’intelligence, à l’expérience comme à la réflexion, ne doivent se traiter que de vive voix ; et cependant un mot à peine prononcé, n’existe plus pour l’auditeur, si les suivants ne le lui rappellent par l’enchaînement des pensées. Qu’on fasse attention à une conversation du monde : si la parole n’est pas morte lorsqu’elle arrive à l’auditeur, il la tue par les contradictions, les définitions, les restrictions, les observations et les divagations si naturelles dans la conversation. La parole écrite est encore plus maltraitée. Chacun ne veut lire que les ouvrages auxquels il est accoutumé ; il demande, sous une forme nouvelle, les idées qui lui sont déjà connues et familières. Les ouvrages écrits ont néanmoins l’avantage d’être durables et de pouvoir attendre le moment où il leur sera donné d’agir sur le monde.


La raison et la déraison ont à souffrir ici-bas les mêmes contradictions.


Ce que l’on dit verbalement doit s’adresser au présent ; ce qu’on écrit doit être destiné à l’avenir.


La dialectique est le perfectionnement de l’esprit de contradiction, qui a été donné à l’homme afin qu’il apprît à connaître la différence des choses.


Avec les hommes qui partagent véritablement nos idées on ne peut se brouiller pour long-temps ; on se réconcilie toujours. Au contraire, avec ceux dont les sentiments sont opposés aux nôtres, on cherche vainement à rester d’accord ; il survient toujours quelque cause de rupture.


Nos adversaires croient nous réfuter en répétant leurs opinions sans faire attention à la nôtre.


Un esprit vraiment libéral est celui qui sait reconnaître le mérite.


Un problème difficile à résoudre pour les jeunes talents, c’est de reconnaître le mérite de leurs contemporains plus âgés, sans se laisser entraîner par leurs défauts.


Il y a des hommes qui s’étudient à découvrir les défauts de leurs amis. Il n’en résulte aucun avantage. Pour moi, j’ai toujours fait attention au mérite de mes adversaires, et j’en ai profité.


Le public veut être traité comme une femme ; on ne doit lui dire que ce qu’il veut entendre.


À chaque âge de l’homme correspond une certaine philosophie. L’enfant parait réaliste ; car il est aussi convaincu de l’existence des pommes et des poires que de la sienne. Il est naturel que le jeune homme, tourmenté par ses passions se replie sur lui-même. Il devient idéaliste. Quant à l’homme fait, au contraire, tout concourt à le rendre sceptique. Il fait bien de douter si les moyens qu’il a choisis pour arriver à son but sont justes. Avant et pendant l’action il doit contenir son intelligence, pour ne pas avoir à se repentir plus tard d’avoir fait un mauvais choix. Le vieillard incline toujours vers le mysticisme ; il voit que tant de choses dépendent du hasard, que la folie réussit et que la raison échoue ; que le bonheur et le malheur se font équilibre dans le monde. La vieillesse la plus avancée se repose dans celui qui a été, qui est et qui sera toujours.


Lorsqu’on vieillit il faut savoir s’arrêter avec conscience à un certain degré.


Il ne convient pas à un vieillard de suivre les opinions du jour, pas plus que la mode dans les habits.


Mais on doit savoir où l’on est et connaître la tendance des autres.


La mode est une tradition momentanée. Or, toute tradition entraîne avec elle une certaine nécessité ; celle de s’y conformer.


On s’est occupé long-temps de la critique de la raison ; je désirerais une critique du bon sens. Ce serait un véritable service rendu à l’espèce humaine, si l’on pouvait montrer au sens commun jusqu’à l’évidence, quelles sont ses véritables limites ; et c’est tout ce qu’il faut pour les besoins de la vie.


Tout bien considéré la philosophie n’est que le sens commun en langage amphigourique.


Le sens commun, dont la sphère est la vie pratique, ne se trompe que quand il veut résoudre des problèmes trop élevés ; mais aussi on trouve rarement une haute théorie dans le cercle où il se développe.


Car si l’on met de côté des problèmes qu’on ne pourrait résoudre que par les lois propres à la nature vivante, les explications mécaniques reviennent sans cesse à l’ordre du jour.


Dans ce qui concerne la pratique, un sens droit et ferme est la plus haute raison, parce que, vis-à-vis du bon sens, la raison n’a pas de plus haute fonction à remplir que de lui donner cette fermeté.


Tous les philosophes empyriques ont pour but l’idée, et ne peuvent la découvrir sous la diversité des faits. Tous les théoriciens la cherchent dans le réel, et n’y peuvent la retrouver.


Ces deux éléments, l’idéal et le réel, se trouvent réunis dans la vie, dans toute action, et dans l’art. On l’a dit souvent, mais peu de personnes savent en profiter.


Les philosophes, en particulier, se trompent lorsqu’ils cherchent séparément la cause et l’effet. Toutes deux forment un phénomène indivisible. Celui qui sait reconnaître la vérité de ce principe, est bien près de la vraie méthode. Le procédé génétique nous met déjà sur une meilleure voie, quoiqu’il ne suffise pas.


Tous les hommes pratiques cherchent à mettre le monde sur un plan horizontal : les esprits spéculatifs sur un plan vertical. Jusqu’à quel point cela peut-il leur réussir ? C’est leur affaire.


C’est seulement lorsqu’on ne voit pas de terme à sa pensée, qu’il faut penser.


Il en est de l’histroire comme de l’étude de la nature et de toutes les sciences profondes, présentes, passées et futures ; plus l’esprit pénètre avant dans les problèmes, plus ceux-ci deviennent difficiles. Celui qui ne redoute rien et qui marche hardiment, sent, à mesure qu’il avance, les hautes facultés de son esprit se développer, et goûte une jouissance délicieuse.


Celui qui doit se livrer à l’étude d’une science spéciale, ne peut manquer d’être trompé ou de se tromper lui-même, à moins que des circonstances indépendantes de sa volonté ne l’aient forcé d’embrasser cette carrière. Qui voudrait être médecin, s’il prévoyait tous les désagréments qui l’attendent ?


Celui qui rencontre de bonne heure des obstacles parvient à une liberté tranquille ; celui qui ne rencontre des obstacles que plus tard, ne connaît qu’une liberté amère.

Pensées diverses sur l’art.

L’art s’appuie sur une espèce de sens religieux, sur un sentiment sérieux, profond, inaltérable ; c’est pourquoi il s’allie volontiers à la religion. La religion n’a nullement besoin du sens de l’art ; elle repose sur le caractère sérieux des idées qui lui sont propres ; mais elle ne donne ni le sens du beau ni le goût.


Dans une excellente gravure de Rembrandt, qui représente Jésus-Christ chassant les marchands et les acheteurs du temple, l’auréole qui ordinairement environne la tête du Seigneur est répandue autour de la main qui, dans l’action divine, frappe avec force, rayonnante de lumière. La tête et le visage sont dans l’ombre.thumb|right|300px|center|Rembrandt van Rijn, Jésus chassant les marchands du temple


Une ancienne tradition rapporte que Dédale, le premier sculpteur, vit de très-mauvais œil l’invention du tour à potier. Il est possible que l’envie n’y fût pour rien ; mais le grand homme vraisemblablement pressentait que l’élément technique dans l’art finirait par entraîner celui-ci à sa ruine.


Un noble philosophe [3] a dit de l’architecture qu’elle est une musique pétrifiée, et ce mot a dû exciter plus d’un sourire d’incrédulité. Nous ne croyons pouvoir mieux reproduire cette belle pensée qu’en appelant l’architecture une musique muette.

Qu’on se représente Orphée bâtissant une ville aux accords de sa lyre. Un vaste emplacement est préparé ; le chantre divin, après avoir choisi l’endroit le plus convenable, prend sa lyre. Soudain les rochers, obéissant au charme irrésistible de l’harmonie, se détachent des montagnes régulièrement découpés et taillés. Comme saisis d’enthousiasme ils se meuvent et s’ébranlent ; puis ils se coordonnent d’après les règles d’une savante architecture, se disposent en assises, suivant les lois du rythme, et forment des murailles. Ainsi s’alignent des rues qui s’ajoutent les unes aux autres. La ville est bâtie ; des murs de défense forment son enceinte.

Les sons de la lyre ont cessé ; mais l’harmonie subsiste. Les habitants d’une pareille ville circulent et travaillent au milieu de ces mélodies éternelles ; l’esprit ne défaille jamais ; son activité est sans cesse tenue en éveil ; l’œil se substitue à l’oreille, usurpe son rôle et sa fonction. Les habitants, pendant les jours les plus ordinaires, sont dans un état idéal. Sans y songer, sans remonter à l’origine, ils goûtent la plus haute jouissance morale et religieuse. Que l’on se promène souvent dans Saint-Pierre de Rome, et on éprouvera quelque chose d’analogue à ce que nous osons exprimer.

Au contraire, dans une ville mal bâtie, où le hasard, avec son misérable balai, a entassé pêle-mêle les maisons et les édifices, les habitants vivent sans y penser au milieu du désordre et de la barbarie. Tout est morne et triste autour d’eux. Pour l’étranger, lorsqu’il entre dans la ville, ce spectacle produit sur lui la même impression de fifres, de tambours de basque, et si on se préparait à le faire assister à une danse d’ours et à des tours de singes.

NAÏVETÉ ET HUMOUR.

L’art est une œuvre sérieuse ; il est au plus haut degré lorsqu’il traite des sujets nobles et religieux. Mais l’artiste est supérieur à l’art et à l’objet qu’il représente ; supérieur à l’art, puisqu’il le fait servir à son but ; supérieur à l’objet, puisqu’il le traite à sa manière.


Les arts figuratifs [4] représentent le monde visible, les manifestations extérieures de la nature. Nous appelons naïf ce qui est purement naturel, et en même temps nous plait moralement. Les objets naïfs sont donc du domaine de l’art, qui est une expression morale de la nature. Les objets qui offrent les deux caractères naturel et moral sont les plus agréables.

Le naïf, comme naturel, a de l’affinité avec le réel. Lorsque le réel n’offre aucun trait moral, nous l’appelons commun.


L’art en lui-même est essentiellement noble. Aussi l’artiste ne recule pas devant le commun. Il y a plus, par cela seul qu’il l’accueille il l’anoblit, et c’est ainsi que nous voyons les grands artistes user hardiment de leur droit de majesté.


Dans tout artiste, il y a un germe de hardiesse, sans lequel le talent ne se conçoit pas, et qui perce particulièrement lorsqu’on veut imposer des limites à son imagination, ou l’employer comme instrument à la réalisation d’une idée étroite.


Raphaël est encore ici, parmi les artistes modernes, le talent le plus pur. Il est parfaitement naïf. Chez lui le réel n’est point en opposition avec le moral et le religieux. Le tapis sur lequel est représenté l’Adoration des Rois, chef-d’œuvre de composition qui ne peut être surpassé, nous montre tout un monde, depuis le vieux prince en prières jusqu’au maure, et au singe qui s’amuse avec une pomme sur le dos du chameau. Saint Joseph devait aussi être caractérisé d’une manière tout-à-fait naïve, comme père nourricier qui se réjouit des présents apportés par les mages.


Les artistes, en général, ont eu une idée originale au sujet de saint Joseph. Les Bizantins, à qui on ne reprochera pas d’avoir introduit un vain humour, représentaient le Saint avec un air triste, à la naissance du Sauveur. L’enfant est couché dans la crèche. Les animaux le contemplent, étonnés de trouver à la place de la paille aride dont ils se nourrissent, une créature vivante, céleste, et d’une grâce divine. Les anges adorent le nouveau-né ; la mère est aussi près de lui, silencieuse ; mais saint Joseph est tourné de côté et regarde obliquement, avec un air peu satisfait, la scène merveilleuse.


L’humour est un des éléments du génie ; mais du moment où il prédomine, il n’est plus que son faux-semblant. Il accompagne l’art à son déclin, le détruit et finit par l’anéantir.


Un travail que nous préparons, pourra donner sur ce point des explications intéressantes. Nous nous proposons de considérer exclusivement, par le côté moral, tous les artistes qui nous sont déjà connus sous d’autres rapports ; de montrer, d’après les sujets qu’ils ont choisis et leur manière de les traiter, en quoi le temps, le lieu, la nation et les maîtres d’un côté, et d’un autre leur propre individualité, leur indestructible originalité, ont contribué à les former tels qu’ils ont été, ou à les maintenir tels qu’ils étaient devenus.


L’art est un interprète de ce qui ne peut s’exprimer par la parole ; par conséquent, il semble absurde de vouloir l’interpréter à son tour par des mots. Cependant, la raison retire des efforts que nous faisons dans ce but plusieurs avantages, dont la pratique peut aussi beaucoup profiter.



APHORISMES SUR L’ART.

Pour mes amis et mes adversaires.


Quiconque veut aujourd’hui écrire ou discuter sur l’art, ne doit pas être étranger aux idées que la philosophie a développées et continue à développer de nos jours.


Avant de reprocher à un auteur son obscurité, on devrait regarder en soi-même, pour voir s’il y fait bien clair ; au crépuscule l’écriture la plus nette devient illisible.


Dans la discussion l’on doit bien se garder de dire des choses que personne ne vous conteste.


Quand on veut contredire des maximes, il faut être en état de les exposer clairement et de les réfuter avec la même clarté, sans quoi on risque de combattre des fantômes créés par son imagination.


L’obscurité de certaines maximes n’est que relative. Ce qui est obscur dans la théorie peut devenir très-clair dans la pratique.


Un artiste qui produit des œuvres remarquables n’est pas toujours en état de se rendre compte de ses propres créations, ni de celles des autres.


La nature et l’idée sont inséparables. Les séparer, ce serait détruire l’art aussi bien que la vie réelle.


Quand les artistes parlent de la nature, ils sous-entendent toujours l’idée sans en avoir clairement conscience.


Il en est de même de tous ceux qui professent une estime exclusive pour l’expérience ; ils oublient que l’expérience proprement dite n’est que la moitié de l’expérience. On parle d’abord de la nature et de son imitation, et ensuite on ajoute qu’il doit exister une belle nature ; il faut donc choisir, et sans doute ce qu’il y a de plus parfait ; mais à quel signe le reconnaître ? D’après quelle règle doit-on faire ce choix ? Où est cette règle ? Elle n’est pourtant pas dans la nature.


Et, en supposant que l’objet soit donné, que ce soit, par exemple, le plus bel arbre d’une forêt reconnue comme le type le plus parfait de son espèce ; maintenant, pour métamorphoser cet arbre en son image, je tourne autour de lui, je cherche à le saisir par son plus beau côté, je me place à une distance convenable pour le voir parfaitement dans son ensemble, j’attends un jour favorable ; et, après tout cela, croyez-vous que beaucoup des choses qui appartiennent à l’arbre réel soient passées sur le papier ?


Il est permis au vulgaire de le croire ; mais l’artiste, qui doit posséder le secret de son art, ne devrait pas tomber dans une pareille méprise.


Précisément, ce qui plait le plus comme nature à la multitude, dans un ouvrage d’art, ce n’est pas la nature extérieure, mais l’homme, la nature intérieure.


Le monde ne nous intéresse que par son rapport avec l’homme. Nous ne goûtons dans l’art que ce qui est l’expression de ce rapport.


Il est également difficile d’apprendre des bons modèles et de la nature.


On doit s’assimiler la forme aussi bien que la matière, et même cette transformation de la forme est ce qu’il y a de plus difficile.


Avoir tenté sans succès de satisfaire aux plus hautes exigences de l’art, mérite plus d’estime que d’avoir rempli parfaitement les conditions inférieures.

CONSEILS AUX JEUNES ARTISTES.

Lorsque les dillettantes ont fait leur possible, ils ont coutume de dire, pour s’excuser, que leur travail n’est pas encore achevé. Sans doute ils n’ont pas fini, parce qu’ils n’ont pas bien commencé. Quelques traits suffisent au maître pour représenter son œuvre comme finie. Exécutée ou non, elle est déjà parfaite. Le plus habile dilettante tâtonne toujours dans son incertitude, et à mesure que le travail avance, l’indécision du premier jet se trahit de plus en plus. C’est seulement à la fin que se découvre le défaut qui fait que l’œuvre est manquée, et qui, dès-lors, ne peut plus se réparer ; de cette façon, en effet, l’ouvrage ne peut être achevé.


Dans l’art véritable, il n’y a pas d’école préparatoire ; mais seulement un travail de préparation. La meilleur préparation est la part que prend le dernier élève au travail du maître. Souvent l’apprenti qui broyait des couleurs, est devenu un excellent maître.


Il n’en est pas de même de l’imitation mécanique vers laquelle, en général, l’homme est naturellement porté, à la vue d’un artiste de talent qui exécute des choses difficiles avec facilité.


Que le jeune artiste, les dimanches et les jours de fête, assiste aux danses du village ; qu’il observe les mouvements naturels ; qu’il donne à la jeune paysanne le vêtement d’une nymphe, aux jeunes villageois de longues oreilles, sinon des pieds de bouc. S’il a bien saisi la nature, s’il a donné à ses personnages des poses nobles et libres, personne ne saura d’où il a tiré son tableau, et chacun jurera qu’il a copié l’antique.


Il y a plus : s’il a quelquefois l’occasion de voir des danseurs de corde et des hommes qui se livrent en public aux exercices d’équitation, qu’il ne néglige pas de les observer ; qu’il fasse abstraction de ce qu’il y a en eux d’exagéré, de faux, de ce qui tient aux habitudes de leur métier, et qu’il apprenne à saisir la grâce infinie dont est capable le corps humain.


Que le jeune artiste ne dédaigne pas non plus d’étudier les formes des animaux ; qu’il cherche à se faire une idée générale des animaux domestiques, du cheval, du chien. Les animaux sauvages et étrangers méritent aussi d’attirer son attention.


Nous sommes bien convaincus de la nécessité des études d’après nature pour le sculpteur et le peintre ; seulement nous avouons que nous sommes souvent troublés en voyant l’abus qu’on fait d’un si louable exercice.


Il existe dans la nature beaucoup d’objets qui, considérés isolément, présentent le caractère de la beauté ; cependant, le talent consiste à découvrir les harmonies, et par là à produire des œuvres d’art. Le papillon qui vient se poser sur la fleur, la goutte de rosée qui humecte son calice, le vase qui la contient, la rendent plus belle encore. Il n’y a pas un buisson, pas un arbre qui ne puisse devenir intéressant par le voisinage d’un rocher, d’une fontaine, et à qui une perspective habilement ménagée ne donne un grand charme. il en est de même de la figure humaine, de la fome des animaux de toute espèce.


Le jeune artiste y trouvera plus d’un avantage ; il apprendra d’abord à réfléchir, à combiner, à saisir les rapports entre les objets qui s’harmonisent ensemble. Si de cette manière il compose avec talent, ce qu’on nomme l’invention, c’est-à-dire l’art de tirer une foule d’idées d’une simple particularité, ne lui manquera pas.


Si je demande à de jeunes peintres allemands, même à ceux qui ont séjourné longtemps en Italie, pourquoi on remarque dans les tons qu’ils donnent à leurs paysages tant de dureté et de sécheresse, pourquoi ils semblent avant tout fuir l’harmonie, ils répondent avec beaucoup d’aplomb : C’est ainsi que nous voyons la nature.


Kant nous a fait remarquer qu’il existe une critique de la raison ; qu’il y a des motifs de surveiller cette faculté, la plus haute que l’homme possède. Chacun peut vérifier sur lui-même combien cette maxime est utile ; mais je voudrais, au même point de vue, faire sentir la nécessité d’une critique des sens, dans l’intérêt de l’art en général, et en particulier de l’art allemand, s’il est destiné à reprendre une nouvelle vie et à faire de nouveaux progrès.


L’homme, originairement doué des plus heureuses dispositions pour la science, a besoin d’être formé par l’éducation. Ses facultés ne peuvent se développer que par les soins que lui prodiguent ses parents et ses maîtres, par l’exemple ou une expérience laborieusement acquise ; de même l’artiste n’est pas né tout formé, mais seulement avec le germe du talent. La nature peut bien lui avoir donné le plus heureux coup-d’œil pour saisir les formes, les proportions, les mouvements ; mais pour la haute composition, l’ensemble, la distribution de la lumière et des ombres, le choix des couleurs, le talent naturel peut bien lui manquer, sans qu’il s’en doute.


S’il ne se sent pas disposé à apprendre des grands maîtres des siècles passés ou de ses contemporains ce qui lui manque pour devenir un véritable artiste, abusé par la fausse idée de son originalité, il restera en arrière et au-dessous de lui-même ; car ce n’est pas seulement ce qui est inné en nous, mais ce que nous avons pu acquérir qui nous appartient et se confond avec nous.

THÉÂTRE ALLEMAND.

Le terme d’École, comme on l’emploie dans l’histroire des arts figuratifs, où l’on parle d’une école Florentine, Romaine et Vénitienne, ne pourra plus s’appliquer désormais au théâtre Allemand. C’est une expression dont on pouvait peut-etre encore se servir il y a trente ou quarante ans, parce qu’alors il était permis de concevoir une représentation conforme à la nature et à l’art, déterminée par des circonstances locales ; mais, si on y regarde de près, le mot école ne convient aux arts fiugratifs eux-mêmes que dans leurs commencements. Aussitôt qu’une école a produit de grands artistes, l’art s’étend et se propage au loin. Florence exerce son influence sur la France et l’Espagne ; les Hollandais et les Allemands apprennent des Italiens et acquièrent ainsi plus de liberté dans l’imagination et dans le goût, tandis que les artistes du midi apprennent de nous une technique plus heureuse et une exécution plus parfaite.


Le théâtre Allemand se trouve à une époque définitive, où une culture générale est tellement répandue partout, qu’elle n’appartient plus à un lieu particulier, et ne peut partir d’un point déterminé.


Le principe de l’art théâtral, comme de toute autre espèce d’art, est le vrai, le naturel. Plus celui-ci a de valeur et de sens, plus le poète et l’auteur savent le prendre à un degré élevé ; plus la scène occupe elle-même un rang élevé. Sous ce rapport c’est un grand avantage pour l’Allemagne que la récitation des chefs-d’œuvres soit devenue générale et se soit répandue même en dehors du théâtre [5].


La déclamation et la mimique reposent sur la récitation. Maintenant, comme dans la lecture, c’est à celle-ci que l’on doit surtout s’attacher et s’exercer ; il est manifeste que les lectures publiques devraient être l’école du vrai et du naturel, si les hommes qui entreprennent une pareille tâche étaient pénétrés de l’importance et de la dignité de leur mission.


Les œuvres de Shakespeare et de Calderon ont surtout gagné aux yeux du public par de pareilles lectures ; cependant, prenons toujours bien garde ici que les défauts imposants des poètes étrangers qui, malgré leur génie, s’écartent souvent du vrai, ne contribuent à corrompre notre goût.


L’originalité dans l’expression est le commencement et la fin de tout art ; mais chaque nation a une originalité particulière qui s’écarte des qualités communes à l’humanité. Cette originalité peut nous choquer d’abord ; mais, à la fin, si elle parvient à nous plaire, si nous nous laissons entraîner, elle peut l’emporter sur notre propre nature originale et l’étouffer.


Combien Shakespeare et de Calderon n’ont-ils pas faussé notre goût ? combien ces deux astres brillants du ciel poétique ne nous ont-ils pas égarés ? C’est ce que pourront faire remarquer un jour les historiens de la littérature.


Je ne puis approuver une imitation complète du théâtre Espagnol. Calderon, malgré ses beautés, a tant de choses conventionnelles, qu’il est difficile à un observateur ordinaire de reconnaître le grand talent du poète à travers l’étiquette du théâtre.

Si l’on met quelque chose de semblable sous les yeux du public, il faut lui supposer toujours une bonne volonté telle, qu’il soit disposé à passer sur ce qui est étranger, à goûter un esprit, des manières, un rythme étrangers, à se dépouiller de ses habitudes, pour vivre pendant quelque temps dans un autre monde.


Les fragments du Traité d’Arioste sur la Poésie offrent un singulier caractère. Si l’on connaît le théâtre en homme du métier, comme moi, qui ai consumé une notable partie de ma vie à cultiver cet art, qui ai même beaucoup travaillé pour le théâtre, on voit d’abord qu’avant tout il faut avoir pénétré à fond les opinions philosophiques de l’auteur, pour comprendre comment il envisageait cette forme de l’art. Sans cela, il embrouille nos études. C’est ainsi que les poétiques modernes, en ne s’attachant qu’à la partie superficielle de sa doctrine, se sont égarés sur ses traces.


Le but de l’art tragique consiste uniquement à manifester sous la forme d’un événement passé, et à représenter, dans un exemple frappant, un phénomène de l’âme, un fait moral.


Ce qu’on appelle des motifs, ce sont donc des phénomènes prprement dits de l’âme humaine, qui se sont déjà mille fois produits et se renouvellent sans cesse. Seulement le poète ne les représente que sous une forme historique.


Composer une œuvre dramatique n’appartient qu’au génie. La sensibilité doit dominer à la fin, la plus haute intelligence au milieu, et la raison, proprement dite [6], au commencement ; l’ensemble doit être représenté par une imagination vive et brillante.

RÉFLEXIONS

SUR

LA LITTÉRATURE, LA POÉSIE, ETC. [7]

Le monde est si vaste et si riche, et la vie si variée, que les sujets de poésie ne manqueront jamais. Mais toute poésie doit être de circonstance ; c’est-à-dire que la réalité doit en fournir l’occasion et la matière. Un cas particulier devient général et poétique par cela seul qu’il est traité par le poète. Toute mes poésies sont des poésies de circonstance. Elles sont inspirées par la réalité. C’est là qu’est leur principe et leur base. Quant aux poésies dont le caractère est un vague idéal, je n’en fais aucun cas.


Qu’on ne dise pas que la réalité manque d’intérêt ; car le talent du poète consiste précisément à être capable de trouver un côté intéressant dans un sujet ordinaire. La réalité doit fournir les motifs, les points essentiels, ce qu’on peut appeler le noyau de la composition ; mais tirer de là un ensemble harmonieux et vivant, c’est l’affaire du poète.


On voit dans les monuments de l’ancienne architecture allemande, la fleur d’une civilisation extraordinaire. Celui qui contemple cette fleur en elle-même ne peut que s’étonner ; mais quand on considère la vie intérieure et cachée de cette plante, que l’on étudie l’action des forces qui ont présidé à son organisation, et que l’on examine comment la fleur s’est développée peu-à-peu, on voit les choses d’un autre œil, et l’on sait ce que l’on voit.


Quand je jette un regard en arrière sur mes premières années et mon âge mûr, et que, maintenant dans ma vieillesse, je vois combien est petit le nombre des contemporains de ma jeunesse, qui vivent encore, je ne puis m’empêcher de songer au séjour d’été dans une ville de bains. Aussitôt après son arrivée, on se lie avec ceux qui déjà étaient là depuis quelque temps, et qui s’en vont dans les premières semaines. Maintenant, on s’attache à la seconde génération, avec laquelle on reste la meilleure partie de la saison, et avec laquelle on se lie intimement. Mais celle-ci à son tour s’en va, et nous laisse seul avec la troisième, qui arrive peu de temps avant notre départ, et avec laquelle nous ne voulons pas avoir de rapports.


On m’a toujours considéré comme un homme particulièrement favorisé de la fortune, et en effet, je ne veux pas me plaindre, ni accuser ma destinée. Mais au fond, ma vie n’a été que peine et travail, et je puis dire que, dans les soixante-quinze années de ma vie, je n’ai jamais compté quatre semaines d’un véritable bonheur. C’était rouler continuellement une pierre qui retombait sans cesse.

Mon vrai bonheur consistait dans mes opinions et mes théories politiques ; mais elles étaient renversées, contrariées ou empêchées par ma position extérieure.

Si j’avais pu moins m’occuper des affaires publiques et vivre davantage dans la solitude, j’aurais été plus heureux et j’aurais été plus loin comme poète. Mais, après la publication de Werther et de Goetz, devait se confirmer pour moi ces paroles d’un sage : « Si l’on a fait quelque chose pour plaire au monde, il a soin qu’on ne le fasse pas une seconde fois. » Un nom répandu au loin, une haute position sociale ne sont pas à dédaigner dans la vie. Mais, avec toute ma réputation et le rang que j’occupe, je n’ai pu aller plus loin que de me taire devant l’opinion d’autrui, pour ne pas blesser. Ce serait, en effet, une mauvaise plaisanterie, si je n’avais pas eu l’avantage sur les autres de pénétrer leurs pensées, tandis qu’ils ignoraient les miennes.


Partout on s’occupe dans les universités de trop de choses, et surtout de choses inutiles. Chaque professeur développe sa spécialité bien au-delà de ce que réclament les besoins de ses auditeurs. Autrefois on enseignait la chimie et la botanique comme dépendant de la médecine, et le médecin en savait assez. Mais maintenant la chimie et la botanique sont devenues des sciences à perte de vue ; l’étude de chacune demande la vie d’un homme, et on les exige cependant du médecin. Un tel état de choses ne mène à aucun résultat ; on abandonne et on oublie une science pour une autre. Un esprit sensé refuse de se plier à toutes ces exigences en sens contraire, se borne à une spécialité, et devient fort dans une seule partie.


Si l’esprit et un développement supérieur de l’intelligence pouvaient tomber dans le domaine public, le poète aurait beau jeu ; il pourrait être toujours vrai et n’aurait pas à craindre d’exprimer les plus belles pensées. Mais il n’en est pas ainsi ; le poète est obligé de se tenir toujours à un certain niveau ; il doit songer que ses ouvrages tomberont dans les mains d’un public mêlé ; il doit prendre garde de ne pas donner un scandale aux braves gens par une franchise trop grande. Ensuite, le temps est une singulière puissance. C’est un tyran qui a ses caprices et qui, à chaque siècle, fait une figure différente aux actions et aux paroles des hommes. Ce qu’il était permis de dire aux Grecs ne nous conviendrait plus ; ce qui, aux yeux de Shakespeare, convenait à la rudesse des mœurs de ses contemporains, les Anglais de nos jours ne peuvent plus le supporter ; de sorte que, dans ces derniers temps, on a senti le besoin d’une famille de Shakespeare (Family-Shakespeare).


Si je n’avais porté en moi-même le monde par anticipation, je serais resté aveugle les yeux ouverts, toutes mes expériences et mes études n’auraient été qu’un vain et inutile effort. La lumière est hors de nous, et les couleurs nous environnent ; mais si nous ne portions pas la lumière et la couleur dans nos propres yeux, nous ne les apercevrions pas hors de nous.


Il y a des esprits excellents qui ne peuvent rien produire à l’improviste, ni d’après une vue superficielle ; mais dont la nature a besoin du calme et du silence pour se pénétrer profondément de chaque sujet. De semblables talents nous impatientent souvent, parce que nous obtenons rarement d’eux ce que nous désirons pour le moment ; mais c’est de cette manière que l’on atteint à la perfection.


C’est surtout la spéculation philosophique qui nuit aux Allemands et donne souvent à leur style un caractère incompréhensible, vague et diffus. Plus ils approchent de certaines écoles philosophiques, plus leur style est défectueux. Les Allemands qui s’occupent d’affaire, et dont la tendance est toute pratique, sont ceux qui écrivent le mieux. Ainsi, le style de Schiller devient riche en images et pathétique, aussitôt qu’il ne philosophe plus.

De même, il y a chez nous des femmes de talent qui écrivent dans un excellent style, au point de surpasser en cela beaucoup de nos écrivains estimés.

En général, les Anglais écrivent bien, comme des hommes nés orateurs et qui appliquent leur esprit pratique à la réalité.

Les Français ne démentent pas leur caractère dans leur style ; leur naturel est éminemment sociable, et à ce titre, ils n’oublient pas le public auquel ils s’adressent ; ils s’efforcent d’être clairs pour convaincre le lecteur, et agréables pour lui plaire.

En général, le style d’un écrivain est le miroir fidèle de son âme. S’il veut avoir un style clair, il faut que ses pensées soient claires, et si quelqu’un veut avoir un style élevé, il faut qu’il ait le caractère élevé.


Mes adversaires sont innombrables, mais il n’est pas impossible de les classer.

Je commence par ceux qui le sont par stupidité. Ce sont ceux qui ne m’ont pas compris, qui me blâmaient sans me connaître. Cette masse considérable m’a causé dans ma vie beaucoup d’ennuis ; mais il doit leur être pardonné, car ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

Une seconde classe, très-nombreuse, se compose des envieux. Ces gens sont jaloux de mon bonheur et de la position honorable que je me suis faite par mon talent. Ils déchirent ma réputation, ils m’auraient volontiers anéanti. Si j’étais malheureux, ou dans une position misérable, ils cesseraient leurs attaques.

Vient maintenant un grand nombre de ceux qui sont devenus mes adversaires à cause du peu de succès de leurs ouvrages. Parmi eux il y a des hommes de talent ; mais ils ne pouvaient pas me pardonner de les avoir éclipsés.

Une quatrième classe de mes adversaires sont ceux qui me font une opposition systématique. Je suis homme, et comme tel j’ai des défauts et des faiblesses humaines. Mes écrits, par conséquent, n’en pouvaient pas être exempts ; mais comme je m’occupais sérieusement et sans relâche de perfectionner et d’anoblir mes facultés, je me trouvais être dans un progrès continuel, et il arrivait souvent qu’ils blâmaient un défaut dont j’étais depuis long-temps délivré. Ces braves gens m’ont fait bien peu de mal ; ils tiraient sur moi lorsque j’étais déjà loin d’eux. En général, je ne me souciais pas d’un ouvrage après l’avoir terminé ; je ne m’en occupais plus, et je songeais à quelque nouveau travail.

Une foule d’autres personnes se sont montrées mes adversaires à cause de la divergence d’opinions et de la différence de vues. On dit des feuilles d’un arbre qu’on en trouve à peine deux qui se ressemblent. De même, parmi des milliers d’hommes, on en trouverait à peine deux qui s’accordent parfaitement dans leurs pensées et leurs sentiments. Cette vérité reconnue, je dois moins m’étonner du nombre de mes adversaires que de celui de mes amis et de mes partisans. Mon siècle s’est séparé de moi ; car il marchait dans la voie du sentimentalisme ; tandis qu’avec ma tendance objective je restais seul, à mon préjudice, dans la route opposée.


C’est une grande folie chez bien des hommes de demander que tout le monde soit d’accord avec eux. Je n’ai jamais eu cette faiblesse. J’ai toujours considéré l’homme commme un être complet en soi, que je cherchais à étudier et à connaître dans son originalité, et dont je n’attendais, du reste, aucune sympathie. Par cette voie je suis arrivé à fréquenter tous les hommes. C’est par cela seulement que nous parvenons à connaître les différents caractères et que nous acquérons l’habileté nécessaire dans la vie ; car c’est précisément avec des caractères opposés au nôtre qu’il faut nous observer avec une grande attention, si l’on veut vivre avec eux sans les choquer. Par là, les différents côtés de notre caractère se développent et se perfectionnent, de sorte que bientôt on se sent capable de soutenir toute espèce de vis-à-vis.


La religion est avec l’art dans le même rapport que tout autre intérêt élevé de la vie. De même que les autres éléments de la vie humaine, elle ne doit être considérée que comme lui fournissant des sujets, et, à ce titre, elle a les mêmes droits. La foi et l’incrédulité ne sont pas les sens avec lesquels on doit apprécier une œuvre d’art. Ce jugement appartient à d’autres capacités, à d’autres facultés. L’art doit travailler pour ceux de nos organes qui sont capables de le comprendre. S’il ne le fait pas, il manque son but ; il passe devant nous sans produire son effet. Un sujet religieux peut être un sujet excellent pour l’art, mais seulement dans le cas où il est l’expression de la nature humaine dans ce qu’elle a de général. C’est pourquoi la Vierge avec son enfant est un sujet qui a été traité cent fois, et qu’on verra toujours avec plaisir.


La pensée de la mort ne trouble pas mon esprit ; car j’ai la profonde conviction que l’âme est une substance indestructible. C’est un être dont l’activité se développe éternellement. Elle est semblable au soleil qui parait se coucher pour nos yeux humains ; mais qui ne se couche réellement jamais, et dont la lumière éclaire éternellement le monde.


Pour faire époque dans ce monde il faut deux choses ; d’abord avoir une bonne tête, et ensuite avoir fait un grand héritage. Napoléon héritait de la révolution française ; Frédéric-le-Grand de la guerre Silésienne ; Luther de l’ignorance du clergé. J’ai hérité de l’erreur de la doctrine de Newton [8].


Les Français font très-bien d’étudier et de traduire maintenant nos écrivains ; car, limités comme ils le sont dans la forme, limités dans les motifs, il ne leur reste d’autre moyen que de se tourner vers l’étranger. On peut supposer aux Allemands un certain manque de formes ; mais nous sommes supérieurs aux Français par le fond. Les pièces de théâtre d’Iffland et de Kotzebue ont une si grande richesse d’idées qu’ils y cueilleront pendant long-temps avant de les avoir épuisées. Notre idéalité philosophique leur convient particulièrement ; car tout ce qui est idéal peut servir à un but révolutionnaire.

Les Français ont de la raison et de l’esprit, mais ils manquent absolument de principes et ne savent rien respecter. Ce qui leur sert dans le moment, ce qui peut être utile à leur parti est pour eux le bien. C’est pourquoi ils ne nous louent pas, parce qu’ils reconnaissent notre mérite, mais dans l’espoir de fortifier leur opinion par nos idées.


Ce qui manque à la plupart de nos jeunes poètes, c’est que les sentiments personnels qu’ils expriment n’ont pas assez d’importance, et qu’ils ne savent pas trouver des images dans le monde qui les entoure. Dans les cas les plus favorables, il leur arrive de trouver des formes qui traduisent fidèlement leur pensée et répondent à la situation de leur âme ; mais saisir des images pour elles-mêmes, parce qu’elles sont poétiques, et lors même qu’elles ne seraient point en harmonie avec notre disposition intérieure, c’est à quoi ils ne songent pas.

Si, au moins, nos poètes lyriques étaient des personnages plus importants, formés par de fortes études et par les relations sociales, leurs productions pourraient bien ne pas manquer de valeur.


Le malheur de notre société est qu’au lieu de vivre et de jouir de ce qu’il possède, chacun veut gouverner. Il en est de même dans l’art ; au lieu de jouir des œuvres que nous possédons, chacun, de son côté, veut aussi produire. Personne ne songe à se frayer une route indépendante par une œuvre originale de poésie ; on tourne sans cesse dans le même cercle.

Il n’y a pas non plus d’efforts sérieux pour arriver à un ensemble. Chacun ne pense qu’à se faire remarquer, à mettre en évidence son individualité. Cette fausse tendance se montre partout, et on imite en cela nos modernes virtuoses, qui ne choisissent pas pour leur exécution des morceaux capables de procurer aux auditeurs une véritable jouissance musicale, mais plutôt ceux dans lesquels l’exécutant peut faire admirer son habileté acquise. C’est partout l’individu qui veut se montrer dans sa spendeur, et on ne trouve nulle part un homme désintéressé qui, par amour pour l’art en général, veuille lui faire le sacrifice de son individualité.

Ajoutez à cela que l’on produit les choses les plus pitoyables, sans s’en douter. Les enfants font déjà des vers ; jeunes gens ils s’imaginent être quelque chose, jusqu’à ce qu’enfin, devenus hommes, ils ouvrent les yeux, comprennent les chefs-d’œuvre, et s’effraient d’avoir perdu leurs meilleures années dans une fausse direction.

D’autres même n’arrivent jamais à se faire une idée de la perfection et à reconnaître leur insuffisance. Ils produisent des choses médiocres jusqu’à la fin. Il est certain que si chacun pouvait arriver assez tôt à reconnaître tous les chefs-d’œuvre dont le monde est rempli, et ce qu’il faudrait pour produire quelque chose digne d’être mis à côté de ces ouvrages, sur cent jeunes gens qui s’occupent de poésie, à peine un seul se sentirait assez de courage, de talent et de persévérance pour continuer à vouloir atteindre à une semblable perfection.

Beaucoup de jeunes peintres n’auraient jamais pris un pinceau, s’ils avaient su comprendre de bonne heure ce qu’est un maître comme Raphaël.


Après Sophocle, il y a peu d’écrivains que j’aime autant que Ménandre. Il est partout pur, noble, grand, plein de sérénité ; sa grâce est inimitable. Il est bien à regretter que nous ayons si peu de lui ; mais ce peu est inimitable ; et les hommes de talent y peuvent beaucoup apprendre.

L’essentiel est que celui dont nous voulons apprendre s’accorde avec notre nature. Ainsi, par exemple, Caldéron, quelque grand qu’il soit, n’a exercé aucune influence sur moi, ni en bien, ni en mal ; mais il eût été dangereux pour Schiller, il l’aurait égaré. Ainsi, c’est un bonheur pour celui-ci que Caldéron n’ait été connu généralement en Allemagne qu’après sa mort. Caldéron est très-grand en tout ce qui concerne la technique et l’art théâtral. Schiller, au contraire, beaucoup plus moral, plus sérieux et plus grand dans tout ce qui concerne les caractères ; et il eût été dommage pour lui de perdre quelque chose de ces qualités, sans atteindre, sous d’autres rapports, à la grandeur de Caldéron.


Molière est si grand qu’on l’admire toujours de nouveau en le relisant. C’est un auteur à part. Ses comédies confinent à la tragédie. Il est facile de le comprendre, et cependant personne, en cela, n’a le courage de l’imiter. Son Avare surtout, dans lequel la passion détruit tout sentiment naturel entre le père et le fils, est grand et tragique dans la haute signification du mot. Lorsque dans une pièce allemande on fait du fils un parent, on détruit tout l’effet, et cela n’a plus de sens. On craint de laisser apparaître le vice dans sa véritable nature. Mais alors, quel intéret présente-t-il ? Et qu’y a-t-il de tragique, si ce n’est ce que nous ne pouvons supporter ?

Je lis tous les ans quelques pièces de Molière, de même que je contemple de temps en temps les gravures d’après les maîtres italiens. Car nous autres pygmées nous ne sommes pas capables de conserver dans notre esprit la grandeur de pareilles choses ; il faut que nous y revenions de temps en temps, pour renouveler en nous de semblables impressions.

On parle toujours d’originalité. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Aussitôt après notre naissance le monde commence à exercer sur nous son influence, et cela continue ainsi jusqu’à la fin ; et, en général, que pouvons-nous revendiquer comme nous étant réellement propre, si ce n’est l’énergie, la force, la volonté ?

Si je pouvais dire tout ce dont je suis redevable aux grands hommes qui m’ont précédé ou qui ont été mes contemporains, il ne me resterait plus rien. Mais, en outre, l’époque de notre vie, où une grande personnalité exerce sur nous son influence, n’est pas indéfférente. Il fut pour moi de la plus haute importance que Lessing, Winkelmann et Kant fussent plus âgés que moi ; que les deux premiers aient exercé de l’influence sur ma jeunesse ; le dernier sur ma vieillesse. Il y a plus, de même qu’il était important que Schiller fût encore jeune et dans la première sève de son génie, lorsque je commençais déjà à me fatiguer du monde, il ne l’était pas moins que les frères de Humboldt et de Schlegel commençassent à paraître sur la scène, sous mes yeux. Je ne puis dire combien d’avantages sont résultés pour moi de ces circonstances.


Entre toutes choses on n’apprend que de ceux qu’on aime. Une pareille disposition se trouve, à mon égard, dans la génération actuelle des jeunes talents ; mais j’ai très-rarement éprouvé la même sympathie au début de ma carrière littéraire. Je ne saurais nommer un seul homme de mérite dont je n’aie eu à essuyer la critique. Immédiatement après la publication de Werther, on y trouva tant de choses à blâmer, que si j’avais voulu effacer tous les endroits attaqués, il ne serait pas resté une seule ligne de tout le livre. Mais ce blâme ne me nuisait pas ; car ces jugements personnels de quelques hommes, même distingués, étaient balancés par le suffrage de la foule ; mais celui qui n’attend pas un million de lecteurs, ne devrait jamais écrire une ligne.

Maintenant, le public dispute depuis vingt ans, pour savoir lequel est le plus grand de Schiller ou de moi ; il devrait plutôt se réjouir d’avoir deux hommes sur lesquels il puisse ainsi disputer.


Le sentiment vif des situations et la faculté de les exprimer, c’est là ce qui fait le poète.


Le défaut de caractère chez les savants et les écrivains est la source de tout le mal de la littérature moderne.

Ce défaut se montre surtout dans la critique, et le monde en souffre ; car elle répand le faux pour le vrai ; ou, par une misérable vérité, elle détruit ce qui valait mieux pour nous.

Jusqu’à présent le monde croyait à l’héroïsme de Lucrèce et de Mucius Scévola, et se laissait enthousiasmer par leurs actions. Vient maintenant la critique historique, qui prétend que ces personnages doivent être considérés comme des fables et des fictions inventées par le patriotisme des Romains. Que devons-nous faire d’une aussi pauvre vérité ? Si les Romains étaient assez grands pour inventer de pareilles actions, nous devrions être assez grands pour y croire.

Ainsi, j’avais toujours éprouvé beaucoup de joie en lisant un fait historique du treizième siècle. À l’époque où l’empereur Frédéric II était en démêlé avec le pape, le nord de l’Allemagne étant ouvert de toutes part à l’invasion, les hordes asiatiques entrèrent en effet et s’avancèrent jusqu’en Silésie, lorsque le duc de Liegnitz les effraya par une grande défaite. Alors elles se tournèrent vers la Moravie ; mais les barbares furent de nouveau battus par le comte de Sternberg. Ces vaillants hommes vivaient en moi comme les libérateurs de la nation allemande. Mais que fait maintenant la critique historique ? Elle prétend que ces héros se sont sacrifiés tout-à-fait inutilement ; car l’armée asiatique ayant été rappelée, se serait retirée d’elle-même. Par là un grand fait historique et patriotique perd sa valeur ou est détruit, et nous éprouvons un sentiment pénible.


Je n’aurais jamais aussi bien connu toute la petitesse des hommes, et combien peu ils ont en vue un but vraiment grand, si je ne m’étais pas trouvé en rapport avec eux par mes recherches sur les sciences naturelles. J’ai remarqué alors que la science n’a d’intéret pour eux qu’autant qu’elle les fait vivre, et qu’ils adorent même l’erreur quand elle soutient leur existence. Il en est de même dans la littérature. la conception d’un but élevé, le sens du vrai et du bien, le désir de leur propagation sont des phénomènes très-rares. les hommes se poussent et se protègent naturellement. Ce qui est vraiment grand leur répugne, et ils voudraient le bannir de ce monde, afin d’avoir eux-mêmes quelqu’importance. Telle est la foule ; et les hommes distingués qui s’élèvent au-dessus d’elle, ne valent guère mieux.

Tel, que je pourrais nommer, avec son grand talent et sa vaste instruction, aurait pu être fort utile au pays ; mais son manque de caractère a privé la nation d’ouvrages remarquables, et la nation l’a privé de son estime.

Un homme comme Lessing nous manque. Car, pourquoi est-il si grand ? C’est par son caractère, par sa fermeté. Il y a beaucoup d’hommes aussi sensés, et d’une intelligence aussi développée ; mais où trouver un semblable caractère ?

Beaucoup d’hommes ont de l’esprit et des connaissances, mais en même temps sont remplis de vanité ; et, pour se faire admirer de la foule comme des hommes d’esprit, ils mettent la décence de côté, et rien ne leur est sacré.

Mme  De Genlis a donc bien raison de s’opposer aux impudences et au libertinage d’esprit de Voltaire ; car, dans le fond, quelque spirituel qu’on soit, le monde n’y gagne rien. Que peut-on élever sur cette base ? Cela peut causer le plus grand mal en donnant le vertige aux hommes, et en leur faisant perdre l’équilibre.

Que savons nous donc, après tout ? et jusqu’où pouvons-nous aller avec tout notre esprit ?

L’homme n’est pas né pour résoudre les problèmes du monde, mais sa destinée est de chercher où le problème commence, et de se tenir ensuite dans les limites du compréhensible.

Ses facultés ne suffisent pas pour mesurer les phénomènes de l’univers, et vouloir transporter dans l’univers sa propre raison, c’est une vaine tentative, l’intelligence humaine étant renfermée, comme elle est, dans un horizon si étroit.

La raison de l’homme et la raison de la divinité sont deux choses très-différentes.

Aussitôt que nous accordons à l’homme la liberté, c’en est fait de l’omniscience de Dieu ; car aussitôt que la divinité sait ce que je ferai, je suis forcé d’agir comme elle sait.

Je mentionne cela comme un exemple qui prouve combien nous devrions nous garder de toucher aux mystères de la nature divine. Aussi ne devons-nous exprimer des maximes d’un ordre aussi élevé, qu’autant qu’elles sont utiles au monde. Quant aux autres, nous devons les garder en nous-mêmes ; mais qu’elles reflètent leur lumière sur notre conduite, comme le doux rayon d’un soleil caché.


Shakespeare nous donne des pommes d’or dans des coupes d’argent. Nous obtenons bien par l’étude de ses pièces les coupes d’argent ; mais nous n’avons à y mettre que des pommes de terre. C’est là le mal.


Si Byron eût eu occasion de se décharger par de violentes sorties au parlement de tout ce qu’il y avait d’opposition en lui, il serait un talent beaucoup plus pur comme poète. Mais comme il parlait à peine dans le parlement, il gardait sur son cœur tout ce qu’il avait contre sa nation, et il ne lui restait d’autre moyen de s’en délivrer que de l’exprimer sous une forme poétique. J’appellerais volontiers une grande partie des effets négatifs de Byron : Des discours du parlement rentrés (Verhaltene Parlamentsreden), et je ne croirais pas les avoir mal désignés.


Si quelqu’un veut apprendre à chanter, tous les sons qui sont dans sa voix semblent naturels et faciles ; ceux qui n’y sont pas paraissent dans le principe très-difficiles. Mais celui qui veut devenir un grand chanteur, doit apprendre à vaincre les difficultés ; il faut que tous les sons soient à sa disposition. Il en est de même du poète. Tant qu’il n’exprime que ses sentiments personnels, il n’est pas encore poète ; il le devient du moment où il s’approprie le monde extérieur et sait l’exprimer ; alors, il est inépuisable et peut être toujours nouveau. Au contraire, une nature subjective a bientôt dépensé le peu qu’elle possède de son fond, et se perd à la fin dans la manière.

On parle toujours de l’étude des anciens, mais cela ne veut pas dire autre chose, si ce n’est : observez le monde réel et tâchez de le rendre ; car c’est ce que faisaient de leur vivant les anciens.


Toutes les époques rétrogrades et de dissolution sont subjectives ; au contraire, toutes les époques progressives ont une tendance objective. Notre siècle tout entier est rétrograde, car il est subjectif. C’est ce que nous voyons, non-seulement dans la poésie, mais aussi dans la peinture et dans plusieurs autres arts. Au contraire, toute saine tendance quitte l’intérieur pour le monde extérieur, comme on le voit dans toutes les grandes époques qui étaient réellement en progrés, et qui présentaient un caractère objectif.


Si une pièce de théâtre nous a causé une grande impression à la lecture, nous croyons qu’elle produirait le même effet sur la scène ; et nous nous figurons que l’on pourrait, sans beaucoup de peine, arriver à ce but. Mais pour réussir au théâtre, la chose est bien différente. Une pièce qui n’a pas été originairement composée pour la scène et combinée par le poète dans ce dessein fomel, n’offre pas une progression assez rapide ; elle renferme toujours quelque chose de déplacé et de contradictoire.


Pour réussir au théâtre, une pièce doit être symbolique, c’est-à-dire que chaque scène en elle-même doit avoir un sens propre, et conduire à une autre plus significative encore. Le Tartuffe de Molière est sous ce rapport un grand modèle. Songez seulement à la première scène ! quelle exposition ! Tout est hautement significatif dès le début, et fait conclure à quelque chose de plus important encore qui doit venir à la suite.

On rencontre la même perfection théâtrale chez Calderon. Ses pièces conviennent tout-à-fait à la scène ; il n’y a pas un trait en elles qui ne soit calculé pour l’effet dramatique. Calderon est le génie poétique qui avait en même temps la plus haute raison.


Shakespeare écrivait ses pièces sous la seule inspiration de sa nature ; il faut aussi considérer son époque, et le théâtre de ce temps n’exigeait de lui rien de plus. Ce que Shakespeare avait fait était bien accueilli. Si Shakespeare eût écrit pour la cour de Madrid ou pour le théâtre de Louis XIV, il aurait adopté une forme théâtrale plus régulière. Cependant, il ne faut pas nous plaindre ; car ce que Shakespeare perd pour nous comme poète dramatique, il l’a gagné comme poète dans un sens plus général. Shakespeare est un grand psychologue, et on apprend de ses pièces à connaître le cœur humain.


Raphaël, et ses contemporains avaient passé par une manière étroite et peu naturelle, avant d’arriver à la nature et à la liberté. Les artistes de nos jours, au lieu de remercier la providence d’être venus plus tard, au lieu de profiter des avantages de leur position, et de marcher en avant dans la voie qui leur est ouverte, retournent à cette fausse manière. Cela fait peine à voir, et on ne peut concevoir un pareil aveuglement. Aussi, comme ils ne trouvent pas sur cette route un appui, ils le cherchent dans la religion et dans un parti ; car sans ces deux appuis, ils ne pourraient se soutenir dans leur faiblesse.

Dans le développement de l’art, il existe une filiation. Considérez un grand maître, vous trouverez toujours qu’il profite des bonnes qualités de son prédécesseur, et c’est là précisément ce qui le rend si grand. Des hommes comme Raphaël ne sortent pas du sol. Ils avaient pour base l’antique et tout ce qui avait été produit de plus parfait avant eux. S’ils n’avaient pas profité des avantages de leur temps, on aurait peu de choses à dire d’eux.


Je n’ai jamais étudié la nature dans un but poétique. Mais des dessins de paysage pendant ma jeunesse, et plus tard des recherches de naturaliste, m’ont conduit à une connaissance exacte des objets de la nature. J’ai ainsi appris peu-à-peu à connaître la nature jusque dans les plus petits détails ; de sorte que, si j’ai besoin de quelque chose comme poète, je l’ai à ma disposition. Je pèche rarement contre la vérité. Cette observation de la nature manquait à Schiller. Je lui ai raconté tout ce qu’il y a de descriptions locales dans son Tell ; mais c’était un si admirable génie, que, même d’après mes récits, il put faire quelque chose qui eût de la réalité.


Les français s’éveillent [9], et leur réveil mérite bien qu’on s’en occupe. Je m’applique avec soin à me faire une idée de la situation actuelle de la littérature française, afin de pouvoir, si cela me réussit, en porter mon jugement. Il est d’un très-grand intéret pour moi de voir que les mêmes idées qui sont déjà, depuis long-temps, passées chez nous, commencent seulement à produire leur effet chez eux. Sans doute le talent médiocre reste toujours enfermé dans le temps, et doit se nourrir des idées contemporaines. Chez les Français de nos jours, tout est comme il en était autrefois chez nous, jusqu’à la dévotion, qui commence à se montrer de nouveau chez eux, avec la seule différence qu’ils l’emportent sur nous par leur élégance et leur esprit.


J’ai lu un roman chinois ; il n’est pas si étrange qu’on pourrait le croire. Les hommes y pensent, agissent et sentent comme nous ; on se sent bien vite leur semblable. Seulement chez eux tout est plus clair, plus simple et plus moral. En même temps tout est positif, bourgeois, sans grande passion et sans verve poétique ; par là, ce roman ressemble beaucoup à mon Hermann et Dorothée, et aux romans anglais de Richardson. Mais il s’en distingue en ce que la nature extérieure se développe parallèlement à la nature humaine. On entend toujours l’eau gémir dans les étangs, sous les coups des dorades, toujours les oiseaux chanter sur les branches. Le jour est toujours pur et sans nuage; la nuit toujours éclairée par les rayons de la lune. On parle beaucoup de la lune, mais elle ne change pas le paysage ; sa clarté est censée être la même que celle du jour. L’intérieur de leurs maisons est aussi propre, aussi agréable que leurs images. Je cite comme exemple ce passage : « J’entendis rire les aimables jeunes filles, et, lorsque je les aperçus, elles étaient assises sur des sièges de canne. » On voit par-là une situation tout-à-fait gracieuse ; on ne peut se représenter des sièges de canne sans y joindre une idée de légèreté et d’élégance. Viennent ensuite une foule de légendes qui accompagnent toujours le récit, et dont l’application est proverbiale. Par exemple, celle d’une jeune fille qui était si légère qu’elle pouvait se balancer sur une fleur sans briser la tige. Une autre, d’un jeune homme qui se comportait si bravement et si honnêtement, qu’il avait l’honneur, dans sa trentième année, de parler à l’empereur ; une autre d’un couple d’amants qui avaient montré une telle continence pendant une longue fréquentation, que, lorsqu’ils furent obligés de passer une nuit dans la même chambre, ils veillèrent ensemble sans se toucher ; et d’autres innombrables légendes, qui ont rapport à la décence et à la morale. Ce n’est que par cette rigide modération, que l’empire chinois s’est maintenu pendant des milliers d’années, et qu’il se maintiendra encore long-temps.

J’ai trouvé dans les chansons de Béranger un contraste très-remarquable avec ce roman chinois. Le fond des chansons de Béranger est immoral et licencieux, et me déplairait au plus haut degré, s’il n’était traité par un aussi grand talent que Béranger. Grâce à lui, de pareils sujets deviennent supportables et même agréables. Mais n’est-il pas bien remarquable que le sujet du poète chinois soit tout-à-fait moral, et ceux du premier poète de la France précisément le contraire.


Je vois de plus en plus que la poésie appartient en commun à l’humanité, et qu’elle se produit partout dans une foule d’individus. l’un fait un peu mieux que l’autre, et sa renommée dure un peu plus long-temps que celle d’un autre. Voilà tout. Chacun doit se dire que le don de la poésie n’est pas une chose si rare, et que personne ne doit être fier d’avoir fait une bonne pièce de vers. Mais malheureusement, nous autres Allemands, si nous ne quittons pas le cercle étroit de notre entourage, nous arrivons bien vite à cette prétention pédantesque. Quant à moi, je tourne mes regards vers les nations étrangères, et je conseille à tout le monde de faire la même chose. Littérature nationale ne veut pas dire grand’chose aujourd’hui. C’est maintenant l’époque d’une littérature du monde, et chacun doit contribuer à hâter son avènement. Mais même en appréciant des productions étrangères, nous ne devons pas rester attachés à quelque chose de particulier, et le considérer comme un modèle. Nous ne devons pas penser que ce modèle soit la littérature chinoise, ou une autre littérature, ou Calderon ou les Niebelungen. Mais si nous avons besoin d’un modèle, il faut toujours retourner aux Grecs, dont les ouvrages nous représentent le type du beau. Il faut considérer tout le reste d’une manière historique, et nous approprier le bien, autant que cela est possible.


La seule chose qui manque à Manzoni est de ne pas savoir combien il est grand poète, et quels sont ses droits comme tel. Il a trop de respect pour l’histoire ; c’est pourquoi il aime à ajouter à ses pièces quelques explications, dans lesquelles il prouve combien il est fidèle aux détails historiques. Les faits qu’il raconte peuvent être historiques, mais ses caractères ne le sont pas, pas plus que mon Thoas et mon Iphigénie. Aucun poète n’a connu les caractères historiques qu’il représentait ; s’il les eût connus, il aurait difficilement pu les employer tels qu’ils ont été. Le poète doit savoir quels effets il veut produire, et arranger, d’après cela, la nature de ses caractères. Si j’avais voulu représernter Egmont comme père d’une douzaine d’enfants, ainsi que l’histoire nous le montre, sa conduite légère aurait paru absurde. Il me fallait donc un autre Egmont, un Egmont mieux en rapport avec ses actions et avec mes intentions poétiques ; et c’est, comme dit Claire : Mon Egmont.

Et à quoi seraient bons les poètes s’ils répétaient seulement le récit d’un historien ? Le poète doit aller au-delà, et nous donner, s’il est possible, quelque chose de mieux, de plus élevé. Les caractères de Sophocle portent en eux quelque chose de l’âme élevée du grand poète, de même que les caractères de Shakespeare ont quelque chose de la sienne. C’est ainsi qu’on est dans le vrai, et on doit toujours faire de même. Shakespeare va plus loin, il rend ses Romains anglais ; et il a raison, car sans cela la nation ne l’aurait pas compris. Les Grecs montraient encore ici leur supériorité, en ce qu’ils s’occupaient moins de la fidélité historique avec laquelle un fait était représenté, que de la manière dont le poète l’avait traité. Nous en avons un exemple remarquable dans le Philoctète. Ce grand sujet fut traité par les trois grands tragiques, en dernier lieu, et de la manière la plus parfaite par Sophocle. L’excellente pièce de ce poète est heureusement parvenue tout entière jusqu’à nous. D’un autre côté on a trouvé des fragments du Philoctète d’Eschyle et de celui d’Euripide, par lesquels on peut voir suffisamment comment ils ont traité leur sujet. Si le temps me le permettait, je restaurerais ces pièces comme je l’ai fait pour le Phaéthon d’Euripide, et ce travail ne serait pour moi ni désagréable ni sans utilité. Le nœud de la pièce est fort simple. Il s’agit de tirer Philoctète et l’arc d’Hercule de l’île de Lemnos ; mais comment ? Par quel moyens ? C’était l’affaire du poète ; et ici chacun pouvait montrer son esprit d’invention, et surpasser ses rivaux. C’est Ulysse qui doit l’en tirer, mais doit-il être ou non reconnu de Philoctète ? Et à quel signe doit-il être reconnu ? Ulysse doit-il aller seul le chercher, ou être accompagné ? Dans ce cas qui doit l’accompagner ? Chez Eschyle le compagnon est inconnu ; chez Euripide c’est Diomède ; chez Sophocle c’est le fils d’Achille. En outre, dans quel état doit-il trouver Philoctète ? L’île doit-elle être habitée ou non ? Et si elle est habitée, une âme compatissante doit-elle ou non s’intéresser à lui ? et cent autres choses semblables qui étaient laissées à la disposition des poètes ; et dans le choix ou le rejet desquelles l’un pouvait montrer une plus haute intelligence que les autres. C’est là le point essentiel ; les poètes de nos jours devraient faire de même, et non pas toujours demander si un sujet a ou n’a pas été traité. Ensuite, ils s’en vont chercher au nord ou au sud des évènements extraordinaires qui soient suffisamment barbares, et qui n’agissent sur nous que comme simples événements. Mais faire quelque chose d’un sujet simple par la manière supérieure dont on le traite, exige un grand talent, et c’est là aussi ce qui manque.


Si la critique destructive est préjudiciable quelque part, c’est surtout en matière religieuse, car ici tout repose sur la foi à laquelle on ne peut revenir quand on l’a perdue.


Mes écrits ne deviendront jamais populaires. Le croire serait se tromper. Mes ouvrages ne sont pas faits pour la foule, mais seulement pour quelques hommes d’élite qui veulent s’occuper des idées semblables, et qui ont la même tendance.


Les femmes sont des coupes d’argent dans lesquelles nous plaçons des pommes d’or. Mes idées sur les femmes ne sont pas tirées de la vie réelle ; mais elles sont nées avec moi et ont pris leur origine en moi-même. Dieu sait comment ? Ainsi, les caractères des femmes que je représente dans mes ouvrages ne s’en sont pas mal trouvés ; elles sont toutes meilleures qu’on ne les rencontre dans la vie réelle.


Tout ce qui est grand et sensé n’existe que dans la minorité. Il y a eu des ministres qui avaient contre eux le peuple et le roi, et qui exécutaient seuls leurs grands desseins. Il ne faut pas penser que la raison puisse devenir populaire. Les passions et les sentiments peuvent devenir populaires ; mais la raison sera toujours le partage de quelques hommes d’élite.


J’ai dit que le classique est la santé, et le romantique la maladie. Alors, les Niebelungen sont classiques comme Homère ; car tous les deux ont de la santé, de la vigueur. La plupart des productions modernes ne sont pas romantiques parce qu’elles sont modernes, mais parce qu’elles sont faibles, maladives ou malades ; et les œuvres antiques ne sont pas classiques parce qu’elles sont antiques ; mais parce qu’elles ont de la force, de la fraîcheur et de la santé. Si nous distinguions, d’après ces qualités, le classique et le romantique, nous nous entendrions sans difficulté.


Ce qui séduit aujourd’hui les jeunes gens, c’est que nous vivons à une époque où l’instruction est si répandue qu’elle se communique, en quelque sorte, à l’atmosphère que le jeune homme respire. Des pensées philosophiques et poétiques vivent et se meuvent en lui, il les a respirées avec l’air qui l’environne ; mais il pense qu’elles sont sa propriété, et il en parle comme lui appartenant. Après avoir rendu au temps ce qu’il a reçu de lui, il devient pauvre. Il ressemble à une source d’où a jailli quelque temps de l’eau qu’on y avait portée et qui cesse de murmurer aussitôt que la provision de liquide est épuisée.


C’est une chose bien délicate que de donner un conseil, et si l’on observe que les choses les plus sensées ne réussissent pas, que les choses les plus absurdes mènent au but, on revient de l’idée de vouloir donner un conseil à quelqu’un. Dans le fond, un homme qui demande un conseil montre un esprit borné, et celui qui le donne, de la prétention. On ne devrait donner un conseil que dans les affaires sur lesquelles on peut avoir personnellement de l’influence. Si quelqu’un me demande un conseil, je lui dis bien que je suis prêt à le lui donner, mais à condition qu’il promettra de ne pas agir en conséquence.


On pense toujours qu’il faut devenir vieux pour être sensé ; mais, dans le fond, on a bien assez, à mesure qu’on avance dans la vie, de se maintenir aussi sage que l’on a été. L’homme devient il est vrai, dans les différentes époques de sa vie, autre qu’il n’était ; mais il ne peut pas dire qu’il soit devenu meilleur. Il est des choses sur lesquelles il peut avoir autant raison à vingt ans qu’à soixante. Sans doute, l’aspect du monde change selon qu’on le considère de la plaine, d’un promontoire ou des glaciers. On voit d’un de ces points de vue un plus grand espace du monde que d’un autre ; mais on ne peut dire qu’on le voit plus exactement. C’est pourquoi, l’essentiel, pour un auteur qui laisse des monuments de différentes périodes de sa vie, est d’avoir un fond solide, et d’être animé d’un bon esprit, d’avoir dit franchement et loyalement sa pensée. S’il en est ainsi, si ses écrits sont l’image fidèle du moment où ils ont paru, ils jouiront toujours de l’estime, quelle que soit la marche, le développement, et même le changement de ses idées.

Fin.
  1. Par les causes finales.
  2. La Reconnaissance de Sacountala, drame sanscrit de Calidasa
  3. Novalis
  4. La sculpture et la peinture.
  5. Les auteurs qui jouissent de la plus haute réputation en Allemagne, Tieck et les deux Schlegel, par exemple, ne dédaignaient pas de lire en public les œuvres dramatiques de Goethe, de Shakespeare, de Calderon, etc.
  6. Il n’y a pas de termes en français pour rendre les mots allemands Vernunft et Verstand. Vernunft est la plus haute faculté de l’esprit, la raison qui conçoit l’idéal. Verstand est la raison logique, le raisonnement.
  7. Ces réflexions sont tirées des conversations de Goethe avec Eckermann.

    Gespraeche mit Goethe in den letzten Jahren seines Lebens 1823-1832. Von Eckermann. Leipzig. Brockhaus, 1837.

  8. Goethe veut parler de sa théorie des couleurs.
  9. Ceci a été dit en 1827.