Les Écrivains/Merveilles de la science

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (Deuxième sériep. 60-67).


MERVEILLES DE LA SCIENCE


Sous ce titre : Enquête sur l’état psychique des artistes et des scientistes, M. A. Hamon, sociologue bi-mentaliste, aidé de M. René Ghil, poète biométrique et sully-prudhommesque, lance à travers l’Europe pensante et le Nouveau-Monde artiste, la circulaire que voici. Ai-je besoin de dire qu’elle me parut vraiment extraordinaire ? Stupéfaction, tel fut l’état psychique où me mit la lecture de ce document… ah ! oui, de ce document, si j’ose m’exprimer ainsi.

132, Avenue de Clichy.
Monsieur,

Il nous a paru intéressant de rechercher l’état psychique, essentiel et comparé, des artistes (peintres, musiciens, poètes, romanciers), et des scientistes (naturalistes, biologistes, philosophes, sociologues, etc…).

Dans ce but, nous avons dressé le questionnaire suivant. Notre intention est d’utiliser les documents envoyés, dans un ouvrage à paraître fragmentairement dans les revues de France et de l’étranger, et, ensuite, en librairie.

Persuadés que vous voudrez bien nous aider en cette œuvre scientifique, nous vous prions de nous favoriser de votre réponse dans le plus court délai possible.

Veuillez agréer, etc…

A. Hamon,
René Ghil.

Nota. — Les réponses peuvent être faites en portugais.

Suit le questionnaire, divisé en quatre chapitres principaux, lesquels sont, chacun, subdivisés en une infinité de sous-chapitres qui convergent, en divergeant, vers l’idée dominante des chapitres, habilement disposés selon des rythmes tangentiels et circonstancieux. Je ne sais si j’explique clairement la pensée de M. A. Hamon.

À mon grand regret, je me vois dans l’impossibilité matérielle de le publier, ce curieux questionnaire. Non que les lois sur la pudeur et sur la sécurité de l’État s’y opposent. Mais parce que les vingt-quatre colonnes du Journal ne suffiraient pas à contenir les cent vingt-huit questions — d’ailleurs joyeusement scientistes — qui composent ce monumental morceau. On m’excusera.

On m’excusera, j’aime à le croire. Mais nulle force, dans le monde, ne m’empêchera de clamer et de proclamer que voilà une idée qui n’est pas bête. Non seulement elle n’est pas bête, cette idée, mais on peut, on doit affirmer, sans exagération, ni emballement, qu’elle est véritablement et scientistement géniale. Oui, géniale : je maintiens le mot pour les pauvres diables qui seraient tentés — ô l’ignorance ! — d’en sourire.

Déjà, dans la Psychologie de l’anarchiste-socialiste, M. A. Hamon nous avait magistralement montré comment — pour la plus grande gloire du document, certes ! — il faut savoir tirer parti de la copie des autres, et que l’on peut être, à bon compte, sans jamais écrire soi-même, un intarissable et prestigieux écrivain. J’avais applaudi à cette tentative qui offrait aux biologistes affaiblis et aux poètes impuissants, le miraculeux et facile moyen de ne pas interrompre une production, dont la source, en eux, était depuis longtemps, irrémédiablement tarie. Parodiant un mot célèbre, je m’étais écrié : « La littérature, c’est de faire travailler les autres ! ». On sait donc avec quelle sympathie j’avais accueilli cette nouveauté. Mais la sympathie devint vite de l’enthousiasme. Et combien s’accroît, aujourd’hui, cet enthousiasme, lorsqu’il m’est donné de constater à quel point de perfection réalisée M. A. Hamon a pu hausser cette tentative dont la portée sociale est incalculable, et la trajectoire, à travers la bi-mentalité universelle, reste malheureusement inobservable encore, comme tant de choses.

Avec un sens très exact des contingences et un flair de psychologue supérieurement doué, M. A. Hamon, amplifiant sa méthode et généralisant sa conception de la littérature, s’adresse, cette fois, à une catégorie de citoyens, naturellement bavards, incroyablement vaniteux et pour qui, parler de soi constitue, sinon la seule raison d’être, du moins la préoccupation favorite. Si tous les artistes et scientistes sollicités répondent aux cent vingt-huit questions de MM. A. Hamon et René Ghil, ces derniers ont, désormais, leur vie durant, des volumes tout faits sur la planche… La statistique nous apprend, en effet, qu’il existe, rien qu’en France et dans la principauté de Monaco, quatre cent quatre mille peintres, sans en excepter M. Carolus-Duran ; dix-huit mille neuf cent douze sculpteurs ; six cent trente mille musiciens ; un million de poètes et quatorze millions de romanciers, les divers scientistes désignés par M. A. Hamon, y compris les photographes, les bandagistes et les conducteurs des ponts et chaussées, composant le reste de la population. À dix autobiographies par volume, calculez ce que cela fait de volumes. Ô Eugène Fasquelle, cher et intrépide éditeur, dont nous célébrions hier, en un cordial banquet, la décoration si méritée, auriez-vous jamais prévu un tel mascaret de livres dans le Caudebec sommeillant et tranquille de nos littératures ?

Ce qui me ravit plus encore que la beauté sainte de cette méthode de travail, si ingénieusement inaugurée par MM. A. Hamon et René Ghil, c’est sa sûreté scientifique. Avec un tel luxe de précautions empiriques, pas d’erreurs possibles : on peut, d’ailleurs, en avoir un aperçu, réduit, chaque semaine, dans Le Figaro, où les peintres, invités à établir leur état psychique, essentiel et comparé, à dresser rapidement la nomenclature de leur anthropométrie morale, ne parlent que de leur merveilleux génie et des exceptionnels prodiges que sont leurs facultés picturales, visuelles, auditives, olfactives, tactiles, gustatives, intellectuelles, amoureuses et littéraires, comme M. Benjamin Constant, lequel, interrogé dévotement sur les sensations que lui cause sa propre peinture, déclarait modestement ceci :

— Oui, je suis le plus grand peintre de ce temps, et peut-être de tous les temps… Mais, que voulez-vous ? Cela n’a rien d’étonnant… C’est ma fonction naturelle, en somme… Il n’y a donc pas lieu que je tire de cette incontestable supériorité un orgueil quelconque… Non… Ce par quoi je suis vraiment particulier — dirai-je, surhumain, pourquoi pas ?… — c’est par mon génie de littérateur et de philosophe… Je m’amuse, souvent, à buriner des maximes des pensées d’un ordre spirituel vraiment unique, si unique vraiment, que les maximes d’un La Rochefoucauld, les pensées d’un Pascal ou d’un Goethe, semblent, au regard des miennes, les piteuses réflexions d’un enfant idiot.

Et cet autre qui disait :

— Oh ! moi !… je fais bon marché de la syntaxe de mon dessin… Ce qui le caractérise, voyez-vous, et lui assure l’éternelle admiration des hommes… c’est la ponctuation !… Elle est sublime !

Je dédie ces deux documents à M. A. Hamon et à M. René Ghil, pour leur donner un avant-goût de tous ceux dont ils sont appelés à éditer, en des volumes de science rigoureuse, les incommensurables vanités…

Hier, j’ai rencontré M. A. Hamon. Armé d’un mentaloscope, qui est un instrument bizarre et compliqué, rappelant, par la forme, la si curieuse machine à décerveler qu’inventa récemment M. Alfred Jarry, il recueillait l’état psychique, essentiel et comparé, du citoyen Faberot.

— Vous voyez, me dit-il… Ça va… ça va… En attendant les réponses à mon questionnaire, je vais dans la rue, au café, à domicile… avec mon instrument…

Et comme je lui marquais mon étonnement.

— Oh ! fit-il… N’ayez crainte. Il rédige tout seul… C’est très commode !…

S’adressant au citoyen Faberot, M. Hamon commanda :

— Attention !… je continue.

De la main gauche, il tenait son questionnaire… de la main droite, il ajustait le mentaloscope sur le crâne du citoyen Faberot, étonné et sérieux.

— Quatrièmement ! lut-il en même temps qu’il tournait rapidement une petite manivelle qui faisait : « Crrr… crr… crr… » Quatrièmement… Êtes-vous plutôt harmoniste que coloriste ? Mélodiste que dessinateur ?… ou réciproquement ?

M. Hamon cessa de tourner la manivelle, et du fond de l’instrument, parmi des bruits de déclics et des vibrations de ressorts, j’entendis une toute petite voix rageuse et sourde qui disait, en portugais :

— Suis chapelier, nom de Dieu ! Espèce de bouffi !

— Rigoureusement scientifique ! déclara M. Hamon, qui déplaça l’instrument sur le crâne du citoyen… et se remit à tourner la manivelle. « Cinquièmement… »

Mais je m’enfuis en riant…

1896.