Mes haines/La Géologie et l’Histoire

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Mes haines, causeries littéraires et artistiquesG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 129-138).

LA GÉOLOGIE ET L’HISTOIRE




L’histoire du monde date du jour où deux atomes se sont rencontrés. Pour l’historien, les annales d’une contrée commencent aux origines d’une nationalité ; pour le penseur et le philosophe, ces annales remontent jusqu’à Dieu, la Force première, et embrassent l’histoire de la formation du sol et celle de la création et des perfectionnements de l’être.

M. Victor Duruy a pris nos annales nationales à la naissance de la terre. Il a voulu qu’il n’y ait pas de lacune dans son récit, et il a commencé par le commencement. La préface qu’il nous donne raconte la création depuis le grain de sable jusqu’à la montagne, depuis l’animal infusoire jusqu’à l’homme ; elle est le complément indispensable de toute histoire, le premier chapitre contenant les différentes phases par lesquelles la terre a passé avant de constituer le sol que nous habitons, les différentes transformations que l’être a subies avant de devenir homme. Ainsi, nous aurons l’exposé de l’œuvre entière : les époques antérieures, dont nos royaumes et nos peuples ne sont que les conséquences, ne seront plus négligées ; l’histoire ira du premier jour du monde au dernier déluge, racontant rapidement les faits de ces siècles que la science commence à connaître ; puis elle étudiera les hommes, les derniers êtres créés, depuis Adam jusqu’aux sociétés modernes.

Toutefois, avant d’entreprendre l’étude d’un peuple, elle examinera le sol qu’il habite, tel que le dernier déluge le lui a laissé. Car, selon l’expression de M. Victor Duruy : « l’homme, formé du limon de la terre, garde toujours quelque chose de son origine, et les nations effacent bien tard, si elles le font jamais, l’empreinte de leur berceau. » La géographie physique et morale viendra au secours de l’histoire ; elle expliquera les mœurs et le caractère du peuple, elle donnera les raisons de ses victoires et de ses défaites, de l’unité de l’esprit national et de la vie large et solide du royaume. Il y a un lien intime entre une nation et la contrée où elle s’est développée : étudier la contrée, c’est déjà étudier la nation.

Tel est le sujet de l’Introduction générale à l’Histoire de France : une première partie consacrée à l’histoire géologique du sol français, une seconde partie consacrée à la description de ce sol, à sa géographie physique et morale. Cette étude doit servir d’introduction à une histoire de France en dix ou douze volumes, depuis longtemps préparée.

Ce sont de terribles annales que celles de la terre dans les époques antérieures à l’âge présent. Nous datons notre âge de six mille ans ; les êtres qui nous ont précédés dataient les leurs de plusieurs millions d’années, années d’incendies et de convulsions qui secouaient à toute heure les entrailles du monde. Nous avons derrière nous un passé effrayant de profondeur, vingt et quelques terres différentes, des milliards de peuples, une histoire inconnue et terrifiante. La création, pour arriver à nous, a longtemps vécu, se transformant et se perfectionnant. Là, sans doute, est la grande histoire : nos quelques siècles de troubles humains ne sont rien comparés aux éternités que les êtres et la terre ont traversées au milieu des flammes et des écroulements. Que doit être devant Dieu la période humaine, lorsqu’il considère les âges antérieurs ? Il est bon de songer à cette longue préface de notre histoire : notre orgueil tombe et la vérité se dégage.

Je vois dans l’étude de la géologie une croyance nouvelle, croyance philosophique et religieuse. Sans doute, nous sommes ici en pleine hypothèse ; mais cette hypothèse a plus de vraisemblance que les autres hypothèses acceptées comme des vérités. Les théodicées, les religions humaines rapportent le monde entier à l’homme ; elles font de lui le centre, le but de la création. Une pensée d’orgueil nous a guidés dans les explications que nous avons données de l’univers, et ce qui prouve que les religions sont nos œuvres, c’est que toutes elles tendent à l’exaltation de l’homme et qu’elles sacrifient l’œuvre entière à son profit. Dieu doit être autrement juste envers cette terre qui lui a déjà coûté tant de siècles. Nous, nés d’hier, nous disparaissons dans l’immense famille des créatures et nous devenons l’être du moment, le plus parfait si l’on veut, mais non le dernier peut-être.

Au lieu d’affirmer que le ciel et la terre ont été créés uniquement à notre usage, nous devons penser plutôt que nous avons été créés à l’usage du grand Tout, de l’œuvre qui s’élabore depuis le commencement des temps. Nous allons ainsi vers l’avenir, simple manifestation de la vie, phase de la créature, faisant avancer d’un pas la création vers le but inconnu. Il y a je ne sais quelle grandeur, quelle paix suprême, quelle joie profonde, dans cette idée que Dieu travaille en nous, que nous préparons la terre et l’être de demain, que nous sommes un enfantement et qu’au dernier jour nous assisterons, avec l’univers entier, à l’achèvement de l’œuvre.

On ne saurait, au début d’une histoire des hommes, éveiller de plus grandes pensées. J’aime à voir mettre, en face de nos luttes orgueilleuses, notre commencement et notre fin, ce qui nous a précédé et ce qui nous suivra sans doute. Les annales des âges antérieurs viennent nous assigner notre véritable place dans la création, et les hypothèses que l’on peut faire sur les âges futurs, sont un appel à la justice et au devoir, à la paix universelle.

M. Victor Duruy raconte, bouleversement par bouleversement, l’histoire des anciennes terres. Il étudie à la fois le monde et les êtres, suivant pas à pas la formation du sol et celle de l’homme. Chaque cataclysme apporte son fragment de continent, chaque race qui se montre apporte sa part de vie. Peu à peu, la France se forme, l’homme naît. Il a fallu des siècles et des siècles. Parfois, les terres s’abîmaient de nouveau au fond des océans, les créatures périssaient, la vie devenait languissante. Enfin, un peu avant le dernier déluge, la contrée que nous nommons la France prit la configuration qu’elle a maintenant, « l’homme parut et Dieu se reposa. »

Non, Dieu ne se reposa pas. Hier, aujourd’hui, à toute heure, il travaille en nous, autour de nous. La création continue, l’œuvre marche, grandit. Le labeur des mondes est éternel. Nous sentons la terre en enfantement tressaillir sous nos pieds, nous sentons la matière s’épurer en nous. Il y a encore de nouvelles contrées dans le sein de notre globe, il y a encore dans notre être, dans nos vagues aspirations et nos désirs d’infini, de nouveaux êtres plus purs et plus parfaits. C’est là une absurde croyance de croire que Dieu peut prendre du repos et qu’il vit, oisif, dans quelque coin du ciel, se contemplant dans notre image, satisfait de son œuvre et ignorant les besoins de perfection qui nous agitent nous-mêmes.

L’histoire des mondes antérieurs nous fait donc espérer des mondes futurs. Nous qui sommes le présent, nous devons puiser, je le répète, une grande force dans cette croyance, car si le passé nous abaisse au rang de créatures de transition, l’avenir promet à la terre dont nous faisons partie, un progrès indéfini dans la suite des âges.

L’homme est né, le sol français est formé. Dès lors, M. Victor Duruy aborde la seconde partie de son introduction, la description du sol. Il nous donne un plan en relief de la France, étudiant les montagnes, les vallées et les fleuves, décrivant la scène de ce théâtre gigantesque sur lequel il va tout à l’heure faire agir tout un peuple et le heurter au monde entier. D’abord, il s’occupe de l’intérieur ; il décrit les Vosges et les Cévennes, la Seine et la Loire, ces montagnes et ces fleuves essentiellement français ; puis il parcourt les plaines, la contrée entière. Le côté intéressant et original de ce travail, ce qui distingue cette étude d’un simple traité de géographie, c’est la continuelle relation que l’auteur établit entre la nature, la disposition du sol et l’histoire. Londres est une ville grise et triste, parce qu’elle a été bâtie dans un pays de marne et d’argile qui n’a fourni que de mauvais matériaux ; Paris, au contraire, construit en pleine contrée de gypse et de pierre meulière, est toute blancheur et toute gaieté.

La région a ainsi partout influé sur les œuvres des hommes. M. Victor Duruy insiste surtout sur cette influence que les lieux ont eue sur un peuple. Il explique la prospérité, la grandeur de la France par son merveilleux système de montagnes et de fleuves ; les montagnes y répartissent admirablement les eaux, les fleuves font d’une immense vallée une seule cité, selon le mot de Napoléon, qui disait que, de Paris au Havre, il n’y avait qu’une ville, dont la Seine était la grande rue. Les villes, d’ailleurs, ne sont pas jetées à l’aventure ; l’auteur montre qu’elles devaient être fondées où elles s’élèvent. Il nous donne ainsi un tableau raisonné de la France intérieure, cherchant dans la conformation du sol l’explication des faits, ou du moins tâchant de nous dire dans quelle mesure la scène a agi sur les établissements et sur les actes des personnages. On peut affirmer, sans crainte d’avancer un paradoxe, que, si la scène avait été autre, l’histoire aurait également changé en grande partie.

L’écrivain étudie ensuite les frontières : les Pyrénées, ces murs de granit « qui font que Berlin, Varsovie, même Saint-Pétersbourg, sont plus près de nous, malgré l’éloignement, que ne l’étaient naguère Saragosse, Madrid ou Grenade ; » les Alpes, tout aussi hautes et implacables, mais percées de nombreuses portes, montagnes géantes qui séparent à peine « la France et l’Italie, deux sœurs s’il y en eut jamais parmi les nations ; » le Jura, autre muraille inexpugnable, et cette plaine de malheur qui va de Lauterbourg à Dunkerque et qui a laissé passer toutes les invasions ; enfin, la longue ligne de nos côtes, du Var aux Pyrénées et de l’Adour à Dunkerque, les rochers d’Antibes, les bords terribles des golfes du Lion et de Gascogne, les landes et les dunes, les sables et les récifs. Ici, le sol a encore fait l’histoire : les Pyrénées, les Alpes et le Jura ont vu grandir notre puissance à leur ombre ; la plaie béante que la France a au nord l’a maintes fois conduite à l’agonie ; nos côtes nous ont donné une des premières marines du monde, sans nous accorder cependant les ports magnifiques de notre voisine l’Angleterre. Un Français sent une véritable joie à suivre sur la carte les frontières de son pays, et le seul regret qu’il éprouve est de voir au nord la plaie béante. Les peuples nous doivent la ligne du Rhin, que la nature a certainement créée pour nous.

Le dernier chapitre du livre est le plus délicat et le plus discutable. M. Victor Duruy y étudie les régions naturelles et historiques, et y fait ce qu’il nomme la géographie morale de la France. Ici, nous sommes en pleine physiologie. L’auteur obéit à la direction générale des esprits de notre temps, qui cherchent dans le monde physique et matériel l’explication des faits moraux ; il renouvelle les tentatives de M. Taine et de M. Deschanel. On ne saurait, d’ailleurs, avancer avec plus de prudence et de discrétion sur ce terrain glissant. Il explique d’abord la prépondérance de Paris par sa position géographique ; il établit ensuite, à l’aide du même procédé, ce qu’il nomme les points obscurs et les points lumineux de la France. Personne, jusque-là, n’oserait l’accuser de système ; par exemple, son explication de la prospérité commerciale de la Flandre est excellente : « Un pays, dit-il, qu’il fallut couper de canaux pour le rendre habitable, n’était pas favorable aux évolutions de la lourde cavalerie des seigneurs. » D’autre part, cette assertion que les montagnes de nos frontières nous donnent d’excellents soldats, tandis que nos côtes nous fournissent nos meilleurs marins, n’a rien de paradoxal et me paraît même un peu puérile. Mais l’écrivain va plus loin : il établit des ressemblances entre différents plateaux, entre différentes vallées ; il compare l’Auvergne à la Vendée, le bassin de la Seine au bassin de la Garonne, et il veut que ces pays, de natures et de terrains semblables, produisent des hommes semblables.

M. Victor Duruy frise là le système qui a été reproché si durement à l’auteur de l’Histoire de la Littérature anglaise. Il dresse toute une carte morale : le Midi produit des artistes, l’Ouest, au contraire, en est pauvre ; les architectes et les rédacteurs de nos coutumes viennent du Nord, les savants se trouvent un peu partout. Il en arrive même à écrire cette phrase, en parlant de nos provinces : « Toutes ont leur culture propre, et donnent à leurs habitants des usages et un caractère différents, même une constitution médicale particulière. » Et plus bas : « Changez le milieu où l’homme vit, et vous changerez, au bout de quelques générations, sa constitution physique, ses mœurs, avec bon nombre de ses idées. » M. Victor Duruy s’aperçoit alors qu’il va appeler sur sa tête les foudres des spiritualistes, et il se hâte d’apporter au système quelques restrictions. Il adoucit sa pensée. « Nous croyons, conclut-il, que les mœurs, par conséquent la tournure d’esprit et l’aptitude générale d’une population, dépendent, pour le commun des hommes, des circonstances physiques et morales au milieu desquelles ils naissent et vivent. Mais, si la foule se laisse docilement marquer d’une même empreinte, les hommes supérieurs résistent. » Ainsi, tout est sauvé ; la liberté de l’âme est conquise, — pour les hommes supérieurs. Ce ne sera plus que la masse, le peuple, qui obéira aux influences du sol ; le génie naîtra et se développera en tous lieux, il sera indépendant de la terre. M. Victor Duruy est un homme prudent.

L’œuvre entière est une glorification de la France, et c’est surtout à ce point de vue qu’elle est saine et fortifiante. Il se dégage des pages un amour profond du pays, une admiration sans bornes pour sa beauté et sa puissance. La France est l’unité dans la variété ; elle est grande par l’admirable solidarité qui existe entre ses provinces et par sa position unique au monde. L’écrivain parle avec enthousiasme de ce sol français, qui a tous les terrains, tous les végétaux et tous les climats de la vieille Europe ; de ce peuple français, si divers de types et de tempéraments, qui vit de contrastes et de mutuelle dépendance. Nous sommes la grande route des idées entre le Nord et le Midi ; nous élaborons les pensées de tout un monde. De là viennent cette prépondérance intellectuelle et cette puissante nationalité dont M. Victor Duruy a cherché les causes en philosophe historien.