Mes étrennes : la hache versus la bêche

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MES ÉTRENNES

LA HACHE
VERSUS
LA BÊCHE

LE PLUS GRAND ÉMANCIPATEUR
DU CANADA FRANÇAIS.



« C’EST MOI QUI SUIS GUILLOT,
BERGER DE CE TROUPEAU »
« LA HACHE »
VERSUS
« LA BÊCHE »


Hache. — Instrument tranchant dont on se sert pour couper et trancher le bois ; « Larousse », Grand Dictionnaire Encyclopédique (à l’Index naturellement). C’est aussi un outil dont on se servait dans les beaux temps de la Sainte Inquisition et plus tard pour couper le cou des récalcitrants. On s’en sert encore de nos jours, moralement parlant, mais seulement dans la P. de Q., pour abattre les têtes de ceux qui osent exprimer leur pensée librement, comme je le prouverai par la suite.

Bêche. — Lame de fer tranchante et emmanchée, en forme de pelle rectangulaire, qu’on emploie pour retourner la terre. « Larousse ». Au figuré la « Bêche » de mon ami Charlebois sert à retourner les idées qui finissent par s’élargir avec le temps, et sape les vieux préjugés existant et même florissant encore dans la P. de Q.

À l’occasion de la publication de cette fameuse « Bêche » de Basibi, la « Semaine Religieuse », organe de l’Archevêché de Montréal, publiait récemment ce qui suit, en décorant son article du titre d’avertissement officiel :


On vient de publier à Montréal un album de caricatures, portant pour titre « La Bêche. »

Cette brochure, nous ne pouvons nous empêcher de le dire, est d’un caractère tout à fait regrettable.

Elle indique de la part de ses auteurs, un grave oubli du respect profond que doivent tous les catholiques sans exception aux rites sacrés et aux ministres de notre sainte religion.


T’as qu’à voir !

Le rédacteur de l’organe archiépiscopal pourrait-il nous dire en quoi et de quelle manière cette publication « est d’un caractère tout à fait regrettable ? » C’est ce qu’il serait en peine de nous expliquer. La « Bêche » ne dit que la vérité, sous une forme séduisante, c’est vrai, mais enfin, il n’y a rien d’outré dans les caricatures. J’admettrai volontiers qu’elles ont un tort immense, celui d’être vraies.

Cette publication indique, paraît-il, « un grave oubli du respect profond que doivent tous les catholiques sans exception aux rites sacrés et aux ministres de notre sainte religion. » Et vous oubliez gravement, vous, que vous devez un respect profond aux esclaves qui vous ont donné toutes les richesses, les privilèges et toutes les prérogatives que vous possédez, sans compter ceux dont vous vous êtes emparés par la force, le mysticisme et le reste.

Le saint organe continue :


Sans doute, il est difficile toujours, et particulièrement aux heures d’agitation passionnée, de scruter les cœurs et de pénétrer le secret des intention, mais, il faut le reconnaître, les plus injustes abus, même si l’on croit sincèrement à leur existence, ne sauraient légitimer des manquements si graves envers la sainteté, des cérémonies du culte et les attributs liturgiques des divines fonctions du prêtre et de l’évêque.


Vous croyez que c’est aussi difficile que cela de scruter les cœurs et de pénétrer le secret des intentions. Vous n’êtes pas malin, monsieur le rédacteur de l’organe. Les cœurs ne se gênent plus guère d’exprimer leur pensée et le secret de leurs intentions est percé à jour. On veut savoir à quoi s’en tenir, et on est fatigué d’être pressuré plus souvent qu’à son tour.

Vous dites que les plus injustes abus, même si l’on croit sincèrement à leur existence ne sauraient légitimer des manquements si graves.

Belle morale, en vérité.

Voyons, mes frères, laissez-vous tondre et surtout ne dites rien, car il vous en cuira.

Et ensuite :


Se permettre de les travestir les unes et les autres, dans des illustrations grossièrement irrévérencieuses, et les offrir ainsi dénaturés en spectacle aux passions irréfléchies de la foule, n’est-ce pas courir le risque trop certain, risque sacrilège de sa nature, de porter atteinte aux choses les plus augustes et les plus saintes ? Comme il serait plus juste et plus noble de ne faire entendre que devant le tribunal des autorités compétentes ses plaintes ou ses revendications, et d’attendre en patiente et filiale docilité les réparations nécessaires.


Pardonnez-moi, mon révérend, ces « illustrations grossièrement irrévérencieuses » sortent du cerveau et du crayon d’un des meilleurs artistes du Canada Français, et c’est probablement pour cette raison que votre épiderme est fouetté jusqu’à l’encre.

Vous ajoutez « qu’il serait plus chrétien et plus noble de ne faire entendre que devant le tribunal des autorités compétentes ses plaintes et ses revendications, et d’attendre en patiente et filiale docilité les réparations nécessaires. »

J’en ai tâté, Monsieur l’abbé, de ce tribunal et je sais ce qu’il en coûte, je vous le dirai tout à l’heure.

Et le révérend abbé continue :


Certains catholiques pensent-ils vraiment que leurs chefs hiérarchiques sont incapables de rendre justice à qui justice est due ? ou bien veulent-ils donner l’impression aux faibles et aux ennemis que le droit de l’Église du Christ est devenu un vain mot ? Non ! le phare lumineux du Vatican ne s’est pas éteint. Non ! la voix libératrice de Rome n’est pas prête à se taire. L’Église a les promesses de son divin fondateur jusqu’à la consommation des siècles. Les âmes droites le savent et s’adressent à elle, au lieu de s’exposer à jeter le mépris sur ses institutions, ses sacrements et ses ministres.


Oui, Monsieur, certains catholiques, et ils sont très nombreux, pensent que leurs chefs hiérarchiques sont, non pas incapables de rendre justice à qui justice est due, mais ils savent qu’ils ne veulent pas en se retranchant derrière le « Non Possumus. »

Les âmes droites peuvent se plier à toutes les injustices et à toutes les vexations, mais les âmes fortes et les esprits judicieux ne veulent pas se soumettre à l’arbitraire.

Je vous demanderai, mon révérend, comment il se fait que « La Presse » et « La Patrie » ont reçu un ukase de ne pas dire un mot de la « Bêche » ? Cela me semble étrange, du moment que votre publication, organe de l’Archevêché, se permet de la critiquer. Cela me paraît pour le moins anormal.


Maintenant, nous allons réveiller le passé, si l’on veut bien, ou même si l’on ne veut pas.

Je ne désire en aucune manière déflorer mon livre intitulé « La Race Inférieure », travail qui m’a déjà coûté douze mois d’ouvrage ardu et qui est à la veille de paraître. Cependant, les faits qui se passent aujourd’hui justifient le moyen que je prends pour rappeler à mes compatriotes qu’il y a deux poids et deux mesures chez les gens qui nous régentent.

Le 12 novembre, 1892, sans aucun avis, sans cause préalable, une publication importante, une revue rédigée par les meilleurs écrivains français du Canada, à cette date lointaine, était brutalement mise à l’index par l’Autorité, représentée par Mgr Fabre, un doux, un brave homme, mais si faible qu’il se laissait dominer par un entourage altier, arrogant, qui voulait tout conduire dans le pays.

Je ne pourrais pas dire précisément quelle était l’âme de cette conspiration, mais j’ai des raisons sérieuses de croire que le Chapitre tout entier de l’Archevêché avait décidé l’exécution des malfaisants qui se permettaient de réclamer l’imposition des taxes sur les propriétés ecclésiastiques, la gratuité des livres d’écoles, l’uniformité de ces mêmes livres, et autres réformes urgentes que nos successeurs dans la bataille pour la bonne cause finiront bien par obtenir tôt ou tard.

Le Directeur-Gérant de cette revue était votre humble serviteur, descendant d’une vieille famille française de La Rochelle un têtu qui ne se laisse pas abattre sans crier.

On m’a ruiné, c’est vrai, mais je ne le méritais pas. Cependant, si on avait daigné donner des explications, la pilule aurait été moins amère.

Mais je demanderai à l’Archevêque actuel quel est celui des deux qui a perdu le plus de poils et de plumes dans toute cette affaire ?

Est-ce le simple particulier, une unité, un atome dans cette société Canadienne-Française, ou la corporation puissante que le clergé représente ici ? La solution n’est pas difficile. Vous avez ruiné un homme, mais vous avez perdu quarante pour cent de vos recettes, Monseigneur.

Aujourd’hui, l’opinion publique vous demande de suivre votre ligne de conduite de 1892 et de condamner sans merci, sans phrases, et sans avis ceux qui vous attaquent comme « La Bêche » l’a fait.

On prétendra peut-être que cette publication est uniquement dirigée contre les évêques Irlandais des États-Unis. Illusion ! Sans être dans les secrets de ceux qui ont inspiré l’auteur de cette œuvre magistrale, je sais qu’elle s’applique aussi bien au clergé de la P. de Q. qu’à celui des États-Unis.

Celui qui nierait que les abus signalés par « La Bêche » n’existent pas chez nous serait un ignorant ou un fanatique aveuglé par le préjugé. Malheureusement, grâce à notre éducation boiteuse, l’hypocrisie règne en maîtresse souveraine dans notre belle province. C’est le vice dominant, le péché capital de la race. Et comment voulez-vous qu’il en soit autrement, aussi longtemps que nous serons pétris comme une pâte molle ?

Ça marche tout de même, et la publication de « La Bêche » en est la preuve.

On n’a pas osé la condamner comme le « Canada-Revue » et l’« Écho des Deux-Montagnes », parce que l’on craint des représailles.

À cette époque, j’étais déjà à moitié usé par une période de vingt-cinq années de travail de nuit dans des ateliers surchauffés à une température de 85 à 90 degrés, sans compter la responsabilité de conduire des hommes peu commodes à mener. J’ai réussi, malgré tout, à continuer la lutte jusqu’en 1901. Alors, les influences sont devenues trop fortes, et j’ai été forcé de sombrer une deuxième fois, non pas abattu, mais trop faible financièrement pour combattre l’occultisme.

Langlois était jeune, ardent à la lutte ; il n’avait pas de famille à soutenir et à faire vivre, et il avait du ressort. Aussi, il se permet de publier un journal, « Le Pays, » et ne se gêne nullement de prêcher les idées que nous avions émises en matière d’éducation.

Que voulez-vous ? Il est appuyé sur des capitaux, et il est résolu.

Tant mieux ! il n’en dira jamais assez pour me satisfaire.


Pendant que j’ai les mains dans la pâte, je me permettrai une réminiscence. Ce sont deux portraits à la plume écrits par votre ami Roullaud que vous avez marié dans votre chapelle particulière, il y a quelques années.

Voici ce que Roullaud écrivait le 30 septembre 1893 :


La tête de l’Archevêque de Montréal (Mgr Fabre) est remarquable ; elle respire surtout la bonté et la douceur, deux qualités qui, trop souvent, versent dans un défaut : la faiblesse. Le visage d’un ovale allongé, le front haut et large, les cheveux rares mais d’une blancheur vénérable, les yeux à fleur de tête, la bouche souriante, les traits d’une excessive mobilité, tout cela constitue un ensemble harmonieux qui impose la sympathie et le respect. Un peintre chargé de représenter un prélat dans une composition idéale observera nécessairement la tête de Monseigneur sans l’avoir jamais vue. Je comprends maintenant l’attachement de l’abbé Proulx à notre digne Archevêque.


Je passe maintenant au vôtre, Monseigneur. Il est aussi flatteur que le précédent, mais un peu plus corsé.


M. l’abbé Bruchési, lui, a un masque de bénédictin. Tête petite, mais bien faite. Il y a quelque chose d’élégant et de distingué dans toute sa personne, cependant il ne me plaît pas à première vue. Son regard est dur, et le lorgnon qui l’intercepte ne l’atténue pas ; ses traits sont fins mais raides ; l’angle facial, bien droit, indique une vaste intelligence, et les lèvres minces, pincées, presque nulles, dénotent chez lui une fermeté redoutable. Je suis sûr que M. Bruchési n’a jamais franchement ri. Il a des mains remarquablement belles, et il porte une bague ornée d’un gigantesque améthyste. Un pareil bijou au doigt d’un laïque classerait son porteur parmi les croquants, mais au doigt d’un chanoine, il indique une ambition et un espoir.


Vous n’avez pas été déçu, Monseigneur. Vous y êtes.

Voilà ! il n’y a rien à ajouter.


Si je voulais aujourd’hui, à vingt ans de distance, ouvrir mes tiroirs et livrer au public toutes les paperasses que je possède, il y a bien des gens haut placés qui seraient surpris et énervés.

Je raconterais, par exemple, qu’un curé du comté de Vaudreuil, fils d’un boucher du faubourg St-Joseph, picoté tant qu’on veut, qui fabriquait son propre whisky dans son presbytère, me disait que le régime « sous lequel nous vivons durerait aussi longtemps que lui-même, et que cela lui suffisait. »

Il avait raison, car il est mort depuis cette époque.

On m’accuse peut-être de procéder par insinuations malveillantes. N’ayez crainte, je n’ai jamais trahi personne, même, mes pires ennemis, et j’ai toujours combattu ceux-ci à visage découvert. J’ai probablement commis des erreurs dans des temps troubles où toute arme était permise pour ne pas être écorché vif. Mais de là à livrer des secrets qui m’ont été confiés sous le sceau de l’honneur, il y a loin. Ma dignité personnelle seule serait suffisante pour m’empêcher d’en agir ainsi.

Je ne dis toutes ces choses que pour rétablir les faits et dégager ma responsabilité sans exposer d’autres personnes à subir les humiliations et les mauvais traitements que j’ai soufferts par suite d’une injustice révoltante.


Pour donner une légère idée au lecteur du genre de copie que je détiens, des manuscrits authentiques, je me permettrai de rééditer les quelques lignes qui vont suivre, qui ont déjà été publiées le 3 septembre, 1892.

L’auteur de ces lignes est un des hommes les plus éminents de la Province, un catholique convaincu, un pratiquant rigide qui se rend tous les dimanches à la grand’messe à Notre-Dame, et, pour comble, est un parfait honnête homme. Ses motifs ne peuvent être mis en suspicion.

Je publie cet écrit pour vous dire que j’ai conservé la plupart des manuscrits que j’ai publiés, et que ceux que je n’ai pas aujourd’hui en ma possession m’ont été volés par des âmes pieuses.


Le scandale humiliant qui court les rues en ce moment est une leçon terrible pour les autorités ecclésiastiques et pour les catholiques de cette Ville.

C’est l’histoire qui se répète et se répétera aussi longtemps que le monde durera.

On perd les hommes en les encensant continuellement, en excusant leurs abus, en justifiant leurs exagérations, en leur faisant croire que tout leur est permis.

À force de leur dire qu’ils sont maîtres absolus de tous et qu’ils peuvent tout prendre, ils finissent par prendre nos femmes.

Il est temps que, dans l’intérêt de la religion et du clergé lui-même, les hommes dont personne ne peut soupçonner les motifs disent la vérité.

Il faut être aveugle pour ne pas prévoir la tempête qui éclatera tôt ou tard et brisera tout, si le clergé ne fait pas ce que les circonstances exigent.

Plus il a fait de bien, plus son influence a été grande et bienfaisante, plus il doit être sur ses gardes et tenir compte des plaintes qui se font entendre partout.

Les abus d’autorité, l’accumulation des richesses, l’amour du bien-être, la condamnation pendant des années des hommes les plus honnêtes, le défaut de surveillance des jeunes prêtres, l’imprudence avec laquelle on les met en contact journalier avec les femmes, l’acharnement avec lequel on se cramponne à des privilèges et à des exemptions de taxes et de redevances que tout bon citoyen devrait payer, tout cela devrait produire, dans l’ordre religieux, politique et social, tout ce que nous voyons.

Ces idées jetées à la hâte sur le papier, demanderont des développements ; ce sera pour une autre fois.

En attendant, que les têtes sages réfléchissent et avisent.

UN AMI DU CLERGÉ.


Ces manuscrits constituent avec mes dettes, le seul héritage que j’ai à laisser. Ils moisiront jusqu’à ma mort, mais, dans l’intervalle, personne ne connaîtra les noms des signataires.


En 1892, la direction du « Canada-Revue » déléguait auprès de Mgr Fabre trois hommes aussi éminents que respectables : MM. Louis Fréchette, Calixte LeBeuf et Arthur Globensky, pour lui demander des explications. La seule réponse qu’ils ont pu obtenir a été celle-ci : « Soumettez-vous ! » Mais à qui et à quoi ? « Soumettez-vous ! »

Et cependant, M. Calixte LeBeuf aurait dû s’attendre au moins à la reconnaissance de l’Archevêque, vu qu’il avait été son confident et avait réglé des causes épineuses pour l’institution.


Je ne suis pas très éloigné de croire, Monseigneur, que, dans votre for intérieur, vous n’êtes pas très fâché des charges de Charlebois, car, en fin de compte, si les évêques irlandais ne vous ont pas soufflé le chapeau de cardinal cette fois-ci, ils l’ont rudement compromis.

C’est bien là le but suprême de votre ambition.

Pour vous c’est le bâton de maréchal, car je n’irai pas jusqu’à supposer que vous ayez l’ambition de devenir Pape. Et encore, « Quien sabe ? »

Mais prenez votre mal en patience pour le moment, et rappelez-vous la maxime sacrée :

« La vengeance m’appartient, » dit le Seigneur.

Votre tour viendra.

Maintenant, si je vous ai demandé la tête de Charlebois, ce n’est pas parce que je lui veux du mal. J’admire son talent et je souhaite ardemment qu’il vende 100,000 exemplaires de sa « Bêche. » Mais je crois qu’il mérite le même sort que Langlois et moi. Ensuite, je puis lui donner l’assurance formelle qu’on s’y fait avec le temps.

Ainsi, la première fois que j’ai été condamné, ça été dans la personne de mon père. C’est bien vrai que je n’étais pas encore au monde. Mais c’est un détail qui ne tirait pas à conséquence, vu que la sentence portait jusqu’à la septième génération.

J’en suis rendu aujourd’hui à la huitième ou neuvième — je ne compte plus, mais j’espère qu’avec le temps j’accrocherai la douzaine. En dehors de cela, il me reste une autre ressource : celle de me faire pendre. Je pense bien que ce n’est pas l’envie qui manque, c’est l’occasion. Si on brûlait encore, on pourrait m’élever un petit bûcher tout mignon sur le Champ-de-Mars. Mais comme on est certain que cela m’arrivera après la dissolution de l’être, ça revient à la même chose. Je serai incinéré d’abord, et ensuite nous verrons.

Je demande donc cette condamnation dans un but de justice ; on me dira peut-être que cela ne me regarde pas, mais c’est logique et ça s’impose.


Pour terminer, mon cher Charlebois, et pour votre gouverne, rappelez-vous ceci : Quiconque a offensé le fils de l’épicier du faubourg St-Joseph, ne peut compter que sur la rancune d’un parvenu.

J’en sais quelque chose.

Toutes les issues m’ont été fermées, les travaux que j’ai faits pendant quatorze ans pour le compte de grandes institutions m’ont été retirés, les traductions que j’ai faites pendant vingt ans m’ont été enlevées, et aujourd’hui, absolument indifférent à tout, stoïque au suprême degré, je me contente de vivoter en défiant qui que ce soit de me rendre plus pauvre que je ne suis, mais en étant capable tout de même de subvenir à mes dépenses légitimes à l’aide du travail que je fais toutes les nuits dans le silence de mon cabinet.

En outre, si après avoir été condamné, si le malheur vous en veut au point que vous soyez obligé de traverser un certain faubourg de Montréal, par une soirée d’été, vous verrez des gens pieds nus, la chemise ouverte, hirsutes, mordant le court tuyau d’un brûle-gueule culotté, et affalés sur les trottoirs, qui crieront en vous voyant passer : « V’là l’maudit ! »

Vous voyez que la perspective est jolie.

Je ne blâme personne, mais je soupçonne fort qu’il y a des influences qui militent tout le temps contre moi. Il ne faudrait pas croire, toutefois, que j’ai la marotte de la persécution, car je détruirais d’un mot par des preuves écrites tous les faux avancés et les rapports infâmes qui ont été lancés perfidement jusque dans ma propre famille, et semant ainsi la discorde entre le père, la mère et les enfants. Si c’est là de la charité chrétienne, je n’en veux plus dans ma soupe. Je trouve qu’elle est au rebours du bon sens.

La « Semaine Religieuse » ajoute aussi qu’il y a plusieurs autres publications malsaines et très dangereuses dans la ville de Montréal. On n’a donc pas encore appris dans les milieux ecclésiastiques que les idées marchent, et il est très possible qu’on ne l’apprenne que trop tard.

Je ne sais pas bien quelles sont les publications visées par l’organe, mais je ne serais pas étonné que le journal de Jules Fournier, « L’Action, » en fut du nombre.

En voilà un qui met des gants qui ne sont pas de soie, mais des gants de boxe.

Mais en dehors de tout cela, il y a une considération dont on ne tient pas compte en haut lieu. On n’a pas encore semblé s’apercevoir que l’on dit un peu partout (je parle ici de la classe instruite) tout ce que l’on pense.

Et je signe.

A. FILIATREAULT


Montréal, 1er Janvier, 1912.