Poésies (Éphraïm Mikhaël)/Miracles

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Œuvres de Éphraïm Mikhaël Voir et modifier les données sur WikidataAlphonse Lemerre Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 145-149).

MIRACLES


C est dans une ville ancienne et riche, au bord d’un Océan céruléen, dans une ville étrange où parmi les obélisques et les pylônes, grouillent et grondent des machines. Du haut d’une longue terrasse de marbre, le poète Azahel contemple dans le port un fourmillement de voiles ambitieuses. Dans le crépuscule heureux, sous le ciel vibrant de vols d’hirondelles, il songe à l’inutilité des heures.

Mais il sait qu’en cette cité où vivent des savants et des sages et des docteurs de la Loi, lui seul a connu l’infirmité de la Raison, et il pense aux hommes qui portent à travers les âges, comme un précieux et pesant reliquaire, le ridicule sens commun, et parce qu’il l’a dédaigné il se glorifie en son cœur.

Or, parmi la foule du port, apparaît un étranger vêtu d’un manteau de laine d’une forme noble et surannée. Ses yeux, pareils à des gemmes antiques, semblent garder des souvenirs de visions primordiales, et sous ses pieds les dalles frémissent respectueusement.

Au moment où le poète Azahel est descendu parmi la foule, l’étranger a levé les bras au ciel et maintenant il s’écrie, avec une voix qui retentit comme les clairons, des temples : « Hommes, je suis un prophète de Dieu. Je suis venu pour vous faire entendre la Parole, et ceux qui voudront me suivre, je les mènerai, en marchant sur les flots de la mer, dans la véritable Terre Promise. » Alors s’éleva dans la foule une rumeur de désappointement. Des jeunes gens, après avoir regardé alternativement le prophète et le ciel où s’épaissit le brouillard vespéral, s’en vont d’un pas négligent. Des savants observent silencieusement, et des marchands, ayant jeté un dernier regard sur leurs bons vaisseaux à l’ancre dans le port pacifique, s’éloignent en haussant les épaules. Pourtant un docteur de la Loi a dit avec un sourire : « Maître, si tu es l’Envoyé de Dieu, montre-nous quelque signe. En vérité, ne pourrais-tu pas, selon le rite des prophètes, guérir les muets et les aveugles ? »

Il y avait sur le port un aveugle et un muet. Le prophète imposa ses mains sur leur front, et l’aveugle ouvrit les yeux, et le muet parla d’une voix claire. Le prophète demanda : « Est-ce un signe suffisant et voulez-vous me suivre ? » Mais la foule demeure immobile, l’aveugle hoche la tête et le muet s’écrie avec sa voix nouvelle : « Je ne te crois pas ! »

C’est pourquoi l’étranger étend sa droite confiante vers l’horizon maintenant plein de nuit et répète les mots sacrés de la Genèse : « Que la lumière soit ! » Et voici que dans l’Orient éclate une aurore printanière.

Inquiets, les docteurs de la Loi se rapprochent des savants. Cependant il n’y a pas un homme qui s’avance de la mer.

Alors, avec une tristesse d’ange vaincu, le grand étranger va s’asseoir rêveusement sur les marches d’un temple ancien, devant les portes qui sont closes depuis des milliers d’années. La foule, peu à peu, se disperse, les savants et les docteurs désertent le port, et comme ils s’en reviennent ils se sentent moins troublés parce que la nuit naturelle est revenue. Seul Azahel est resté près du temple fermé et il contemple l’homme d’au delà. Si c’était vraiment l’Envoyé ? Oh ! le reconnaître, le saluer, le suivre vers la terre d’élection !… Mais l’esprit d’Azahel s’obscurcit de terrestres idées, et il peut seulement penser que cet homme est très beau à cause de sa haute taille et de ses regards de dieu.

Soudain le vieillard se lève et marche vers le poète : « Azahel, tu as aimé une vierge qui est morte. Je vais te la rendre. » Aussitôt, vêtue d’une robe funéraire, et sortant toute rose de la mort comme des fraîcheurs d’une mer matinale, une jeune femme apparaît. Rieuse et oublieuse des choses divines de la tombe, elle tend ses bras vers l’aimé.

Mais lui s’enfuit avec terreur à travers les rues silencieuses ; parmi les pylônes et les obélisques et les simulacres des dieux oubliés, il s’enfuit offusqué par le miracle comme un oiseau de nuit qu’épouvantent des flambeaux. Et c’est seulement lorsqu’il est revenu sur la paisible terrasse de marbre qu’il ose tourner ses regards vers le port hanté de prodiges.

En ce moment une lumière mystérieuse brille du côté de l’Orient. Sur l’Océan aplani le grand vieillard biblique passe avec tranquillité, et des reflets d’étoiles dans l’eau font à sa route une double bordure de diamants. Maintenant Azahel voudrait se lever et s’en aller aussi sur les vagues miraculeuses. Mais il se sent si lourd de raison qu’il ne peut même pas lever ses mains honteuses vers l’Envoyé qui s’en revient.

1886.