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VIII
Où il est démontré que certains passagers ne sont pas bons à embarquer à bord d’un boutre africain.
Le lendemain, à l’abri d’un baobab, qui les défendait contre les torrents de feu du soleil, deux hommes s’entretenaient avec animation. En remontant la principale rue de Loango, où ils venaient de se rencontrer par le plus grand des hasards, ils s’étaient regardés, faisant mille gestes de surprise.
L’un avait dit :
« Toi… ici ?…
— Oui… moi ! » avait répondu l’autre.
Et, sur un signe du premier, qui était Saouk, le second, un Portugais du nom de Barroso, l’avait suivi hors de la ville.
Si Saouk ne parlait pas la langue de Barroso, Barroso parlait la langue de Son Excellence, ayant longtemps vécu en Égypte. Deux anciennes connaissances, on le voit. Barroso faisait partie de cette bande d’aventuriers qu’entretenait Saouk, lorsqu’il se livrait à des déprédations de toutes sortes, sans être trop inquiété par les agents du vice-roi, grâce à l’influence de Mourad, son père, le propre cousin de Kamylk-Pacha. Puis, la bande s’étant dispersée après quelques hauts faits auxquels il eût été impossible d’assurer l’impunité, Barroso avait disparu. De retour en Portugal, où ses aptitudes naturelles ne trouvèrent pas à s’exercer, il avait quitté Lisbonne pour venir travailler dans une factorerie du Loango. À cette époque, le commerce de la colonie, presque anéanti à la suite de l’abolition de la traite, se réduisait au transport de l’ivoire, de l’huile de palmes, des sacs d’arachides et des billes de bois d’acajou.
Actuellement, ce Portugais, qui avait navigué autrefois — âgé d’une cinquantaine d’années alors, — commandait un boutre de fort tonnage, le Portalègre, qui faisait le service de la côte au compte des négociants du pays.
Ce Barroso, avec un passé tel que le sien, une conscience si parfaitement dépourvue de scrupules, une audace acquise au cours de ses anciens métiers, était juste l’homme qu’il fallait à Saouk pour mener à bonne fin ses criminelles machinations. Arrêtés au pied de ce baobab, dont les bras de vingt hommes n’eussent pas entouré le tronc, — qu’était-ce auprès du fameux banian de Mascate ? — tous deux purent causer sans crainte d’être entendus, et de choses menaçantes pour la sécurité de maître Antifer et de ses compagnons.
Après que Saouk et Barroso se furent réciproquement raconté leur existence depuis l’année où le Portugais avait quitté l’Égypte, Son Excellence en vint au fait sans ambages. Par prudence, si Saouk se garda de faire connaître l’importance du trésor qu’il prétendait s’approprier, du moins amorça-t-il la cupidité de Barroso avec l’appât d’une somme considérable.
« Mais, ajouta-t-il, j’ai besoin pour me seconder d’un homme résolu… courageux…
— Vous me connaissez, Excellence, répondit le Portugais, et vous savez que je ne recule devant aucune besogne…
— Si tu n’es pas changé, Barroso…
— Je ne le suis pas.
— Sache donc qu’il y aura quatre hommes à faire disparaître, et peut-être un cinquième, si je juge convenable de me débarrasser d’un certain Ben-Omar dont je passe pour être le clerc sous le nom de Nazim.
— Un de plus, peu importe ! répondit Barroso.
— D’autant mieux que celui-là, il suffira de souffler dessus pour qu’il n’en soit plus jamais question.
— Et comment comptez-vous ?…
— Voici mon plan, répondit Saouk, après s’être bien assuré que personne ne pouvait l’entendre. Les gens dont il s’agit, trois Français, le Malouin Antifer, son ami et son neveu, puis un banquier tunisien, nommé Zambuco, viennent de débarquer à Loango, afin d’aller prendre possession d’un trésor déposé dans un des îlots du golfe de Guinée…
— En quels parages ?… demanda vivement Barroso
— Les parages de la baie Ma-Yumba, répondit l’Égyptien. Leur intention est de remonter par terre jusqu’à cette bourgade, et j’ai pensé qu’il serait aisé de les attaquer, lorsqu’ils reviendraient à Loango avec leur trésor pour y attendre le passage du paquebot de Saint-Paul, qui doit les ramener à Dakar.
— Rien de plus facile, Excellence ! affirma Barroso. Je me fais fort de trouver une douzaine d’honnêtes aventuriers, toujours à l’affût d’une bonne affaire, et qui ne demanderont que de vous prêter assistance, moyennant un prix convenu… et convenable.
— Je n’en ai jamais douté, Barroso, et, sur ces territoires déserts, le coup ne peut manquer de réussir.
— Sans doute, Excellence, mais j’ai à vous proposer une combinaison plus avantageuse.
— Parle donc.
— Je commande ici un boutre de cent cinquante tonneaux, le Portalègre, qui transporte des marchandises d’un port à l’autre de la côte. Or, mon boutre doit précisément partir dans deux jours pour Baracka du Gabon, un peu au nord de Ma-Yumba.
— Eh ! s’écria Saouk, c’est là une circonstance dont il faut profiter ! Maître Antifer s’empressera de prendre passage à bord de ton boutre, afin d’éviter les fatigues et les dangers d’un voyage à pied sur le littoral. Tu nous débarqueras à Ma-Yumba, tu iras livrer tes marchandises au Gabon, et tu reviendras nous chercher… Et, pendant la traversée du retour à Loango…
— Entendu, Excellence.
— Combien as-tu d’hommes à bord ?…
— Douze.
— Dont tu es sûr ?…
— Comme de moi.
— Et que transportes-tu au Gabon ?…
— Une cargaison d’arachides, et, en outre, six éléphants achetés par une maison de Baracka, qui doit les expédier à une ménagerie de Hollande.
— Tu ne parles pas le français, Barroso ?…
— Non, Excellence…
— Moi, n’oublie pas que je ne suis censé ni le parler ni le comprendre. Aussi chargerai-je Ben-Omar de te faire la proposition, et le Malouin n’hésitera pas à l’adopter. »
Ce n’était pas douteux, en effet, et il y avait lieu de craindre que les deux colégataires, dépouillés de leurs richesses, ne disparussent avec leurs compagnons pendant la navigation de retour à travers le golfe de Guinée.
Et qui aurait pu empêcher le crime ? Et qui pourrait en rechercher les auteurs ?
Le Loango n’est pas sous la domination portugaise comme le sont l’Angola et le Benguela. C’est un des royaumes indépendants de ce Congo, — compris entre le fleuve Gabon, au nord, le fleuve Zaïre, au sud, — qui devait bientôt appartenir à la France. Mais, à cette époque, depuis le cap Lopez jusqu’au Zaïre, les rois indigènes reconnaissaient le souverain de Loango et lui payaient tribut généralement en esclaves : tels ceux de Cassange, Tomba Libolo, et certains vassaux régnant sur de petits territoires très divisés. La société est régulièrement constituée parmi ces nègres : en haut, le roi et sa famille, puis les princes-nés, c’est-à-dire issus d’une princesse qui seule peut leur transmettre la noblesse, puis les maris des princesses qui sont suzerains, puis les prêtres, les fétiches ou « yangas », dont le chef Chitomé est de vertu divine, enfin les courtiers, les marchands, les clients, c’est-à-dire le peuple.
Quant aux esclaves, il y en a beaucoup, il y en a trop. On ne les vend plus à l’étranger, il est vrai, et c’est une des conséquences de l’intervention européenne pour l’abolissement de la traite. Est-ce bien le souci de la dignité, de la liberté humaine, qui a provoqué cette abolition ? Tel n’était point l’avis de Gildas Trégomain, lequel se montra parfait connaisseur des hommes et des choses, quand, ce jour-là, il dit à Juhel :
« Si on n’avait pas inventé le sucre de betteraves, et si l’on ne se servait que de sucre de canne pour sucrer son café, la traite s’exercerait encore et probablement s’exercerait toujours ! »
Mais, de ce que le roi du Loango est le roi d’un pays qui jouit de toute son indépendance, il ne s’ensuit pas que ses routes soient suffisamment surveillées et les voyageurs à l’abri de tout péril. Aussi eût-il été difficile de trouver un territoire plus favorable, ou une mer plus propice à un mauvais coup.
C’était bien ce dont se préoccupait Juhel, — en ce qui concernait le territoire du moins. Si son oncle ne s’en inquiétait guère, déséquilibré comme il l’était, le jeune capitaine n’envisageait pas sans une sérieuse crainte ce cheminement de deux cents kilomètres le long du littoral jusqu’à la baie Ma-Yumba. Il crut devoir en prévenir le gabarier :
« Que veux-tu, mon garçon ? lui répondit Gildas Trégomain. Le vin est tiré, il faut le boire !
— En réalité, reprit Juhel, ce n’était qu’une promenade, cette excursion que nous avons faite de Mascate à Sohar, et encore étions-nous en bonne compagnie !
— Voyons, Juhel, ne pourrait-on former à Loango une caravane d’indigènes ?…
— Je ne me fierais pas plus à ces moricauds qu’aux hyènes, panthères, léopards et lions de leur pays !
— Ah ! il y a de ces bêtes à foison ?…
— À foison, sans compter des lentas qui sont des vipères venimeuses, des cobras qui vous crachent leur écume à la figure et des boas de dix mètres…
— Un joli endroit, mon garçon ! Vrai, cet excellent pacha n’aurait pu en choisir un plus convenable ! Et tu affirmes que ces indigènes…
— Sont de médiocre intelligence, sans doute, comme tous les Congolais, mais ils en ont assez pour piller, voler, massacrer les fous qui s’aventurent sur cette abominable région… »
Ce bout de dialogue donne une très exacte idée des préoccupations de Juhel, partagées par Gildas Trégomain. Aussi, éprouvèrent-ils tous les deux un véritable soulagement, lorsque Saouk, par l’intermédiaire de Ben-Omar, eut présenté le Portugais Barroso à maître Antifer et au banquier tunisien. Plus de longues étapes à travers ces contrées dangereuses, plus de fatigues sous ce climat excessif pendant un assez long voyage ! Comme Saouk n’avait rien dit de ses rapports antérieurs avec Barroso, comme Juhel ne pouvait soupçonner que ces deux coquins s’étaient connus autrefois, sa défiance ne fut point éveillée. L’essentiel, c’est que l’on ferait le trajet par mer jusqu’à la baie Ma-Yumba. Le temps était beau… On serait rendu en quarante-huit heures… Le boutre débarquerait ses passagers dans le port… il irait à Baracka… au retour il les rembarquerait avec le trésor… et tous regagneraient Loango d’où le prochain paquebot les ramènerait à Marseille… Non ! jamais la chance ne s’était si nettement déclarée en faveur de Pierre-Servan-Malo. Sans doute, il faudrait payer d’un bon prix le transport sur le boutre… Eh ! qu’importait ce prix !
Il y avait deux jours à passer à Loango[1], en attendant que la demi-douzaine d’éléphants, expédiés de l’intérieur, fut rendue à bord du Portalègre. Aussi Gildas Trégomain et Juhel — le premier toujours désireux de s’instruire, — s’amusèrent-ils à parcourir la bourgade, la « banza », comme on dit en langue congolaise.
Loango ou Bouala, la vieille cité, mesurant quatre mille cinq cents mètres de circuit, est bâtie au milieu d’un bois de palmiers. Elle ne se compose que d’un ensemble de factoreries, entourées de « chirubèques », sortes de cabanes faites de tiges de raphias et couvertes en feuilles de papyrus. Les comptoirs y sont portugais, espagnols, français, anglais, hollandais, allemands. Rien de plus mélangé, on le voit. Mais que de nouveau pour le gabarier ! Les Bretons des bords de la Rance ne ressemblent guère à ces indigènes demi-nus, armés d’arcs, de sabres de bois et de haches arrondies. Le roi de Loango, affublé d’un vieil uniforme ridicule, ne rappelle que de très loin le préfet d’Ille-et-Vilaine. Les bourgs entre Saint-Malo et Dinan ne possèdent point de ces cases, abritées de cocotiers gigantesques. Enfin les Malouins ne sont pas polygames, comme ces paresseux de Congolais qui laissent tous les gros ouvrages à leurs femmes, et se couchent lorsque celles-ci sont malades. Seulement, les terres de la Bretagne ne valent pas les terres du Loango. Ici, il suffit de remuer le sol pour en obtenir de superbes récoltes, ce « manfrigo » ou millet dont les épis pèsent un kilogramme, ce « holcus » qui pousse sans culture, ce « luco » qui sert à la fabrication du pain, ce maïs, qui donne trois moissons par année, le riz, les patates, le manioc, le « tamba », espèce de panais, les « insanguis » ou lentilles, le tabac, des cannes à sucre dans les parties marécageuses, des vignes au voisinage du Zaïre, importées des Canaries et de Madère, des figues, des bananes, des oranges nommées « mambrochas », des citrons, des grenades, des « coudes », fruits en forme de pommes de pin qui contiennent une substance farineuse et fondante, des « neubanzams », sortes de noisettes très goûtées des nègres, et des ananas qui poussent naturellement sur les terrains déserts.
Et puis, quels arbres énormes, — des mangliers, des sandals, des cèdres, des tamariniers, des palmiers, et nombre de ces baobabs d’où l’on tire un savon végétal et un marc de fruit, qui est très recherché des nègres !
Et quelle agglomération d’animaux, des cochons, des sangliers, des zèbres, des buffles, des chevreuils, des gazelles, des antilopes par troupes, des éléphants, des martres, des zibelines, des chacals, des onces, des porcs-épics, des écureuils volants, des chats sauvages, des chats-tigres, sans parler d’innombrables variétés de singes, chimpanzés et petites « moues » à queue longue et à figure bleuâtre, des autruches, des paons, des grives, des perdrix grises et rouges, des sauterelles comestibles, des abeilles, puis des moustiques, des « canzos », des satoles et des cousins plus qu’on n’en voudrait ! Étonnant pays, et à quelle intarissable source aurait puisé Gildas Trégomain, s’il avait eu le temps d’y étudier l’histoire naturelle !
On peut être certain que ni maître Antifer ni le banquier Zambuco n’auraient su dire si Loango était peuplé de blancs ou de noirs. Non ! Leurs yeux regardaient ailleurs. Ils cherchaient au loin, plus au nord, un point imperceptible, un point unique au monde, une sorte d’énorme diamant aux éclats fascinateurs, pesant des milliers de carats et valant des millions de francs !… Ah ! qu’il leur tardait d’avoir mis le pied sur l’îlot numéro deux, terme définitif de leur aventureuse campagne !
Le 22 mai, au soleil levant, le boutre était prêt à partir. Les six éléphants, arrivés de la veille, avaient été embarqués avec les égards dus à de si grosses bêtes. Magnifiques animaux, à coup sûr, et qui n’auraient pas déparé le personnel d’un cirque Sam-Lockhart ! Il va de soi qu’ils avaient été placés à fond de cale, dans le sens de la largeur.
Peut-être n’était-ce pas très prudent qu’un navire de cent cinquante tonneaux seulement fût chargé de pareilles masses, — ce qui pouvait compromettre son équilibre. Juhel le fit même observer au gabarier. Il est vrai, le boutre était assez large de bau, et tirait peu d’eau en vue de lui faciliter les accostages sur les bas-fonds. Il mâtait deux mâts très écartés l’un de l’autre, portant des voiles carrées, car un bâtiment de ce genre ne marche bien que vent arrière, et s’il ne va pas vite, du moins est-il construit pour naviguer sans danger en vue des côtes.
Au surplus, le temps était favorable. Au Loango, ainsi qu’en tout ce territoire des Guinées, la saison des pluies, qui commence en septembre, finit en mai sous l’influence des vents venus du nord-ouest. En revanche, s’il fait beau de mai à septembre, quelle insoutenable chaleur, à peine tempérée par la rosée abondante des nuits ! Depuis leur débarquement, nos voyageurs, fondaient, maigrissaient à vue d’œil. Plus de trente-quatre degrés centigrades à l’ombre ! En ces pays-là, à en croire certains explorateurs peu dignes de foi, qui doivent être originaires des Bouches-du-Rhône ou de la Gascogne, les chiens sont obligés de sauter sans cesse, afin de ne pas se brûler les pattes sur un sol incandescent, et on trouve des sangliers tout cuits dans leur bauge ! Gildas Trégomain n’était pas éloigné d’accepter ces histoires pour vraies…
Le Portalègre mit à la voile vers huit heures du matin. Les passagers étaient au complet, hommes et éléphants. Toujours les groupements que l’on sait : maître Antifer et Zambuco, plus hypnotisés que jamais par cet îlot numéro deux, et de quel poids serait soulagée leur poitrine, lorsque le matelot de vigie le signalerait à l’horizon — Gildas Trégomain et Juhel, l’un oubliant les mers d’Afrique pour sa Manche bretonne et le port de Saint-Malo, l’autre n’ayant d’autre préoccupation que de se rafraîchir en aspirant la brise — Saouk et Barroso, causant ensemble, et pourquoi s’en fût-on étonné, puisqu’ils parlaient la même langue, et que, grâce à leur rencontre, le boutre avait été mis à la disposition de maître Antifer.
Quant à l’équipage, il se composait d’une douzaine de gaillards plus ou moins portugais, d’aspect assez rébarbatif. Si l’oncle absorbé dans ses pensées, ne l’observa pas, le neveu en fit la remarque et communiqua son impression au gabarier. Celui-ci répondit que, par de telles températures, il est téméraire de juger les gens sur la mine. Après tout, il ne faut pas être exigeant, quand il s’agit de l’équipage d’une embarcation africaine.Avec les vents régnants, la traversée promettait d’être délicieuse le long du littoral. Portentosa Africa ! aurait dit Gildas Trégomain, s’il eût connu la pompeuse épithète dont les Romains saluaient ce continent. En vérité, pour peu que leur esprit n’eût pas été ailleurs, maître Antifer et ses compagnons, en passant devant la factorerie Chillu, se seraient abandonnés à la juste admiration que méritent les beautés naturelles de cette côte. Seul entre tous, le gabarier regardait en homme qui veut rapporter, à tout le moins, quelque souvenir de son voyage. Et que pourrait-on imaginer de plus splendide que cette succession de forêts verdoyantes, étagées sur les premières ondulations du sol, dominées çà et là par les hauteurs de ces monts sublimes, les Strauch, noyés de brumes chaudes en leur profond recul ! De mille en mille, la grève s’échancre pour livrer passage à ces cours d’eau, sortis des bois touffus, et que ces chaleurs tropicales ne parvenaient point à sécher. Il est vrai, toute cette eau ne va pas à la mer. De nombreux volatiles lui en volent quelques gouttes, des paons, des autruches, des pélicans, des plongeons dont les ébats animent ces paysages merveilleux. Là apparaissent des troupes de gracieuses antilopes, des bandes d’« empolangas » ou élans du Cap. Là se vautrent d’énormes mammifères capables d’avaler une tonne de cette eau limpide comme le gabarier en eût avalé un verre, des troupeaux d’hippopotames qui ressemblent de loin à des porcs roses, dont, paraît-il, la chair n’est pas dédaignée des indigènes.
Aussi, Gildas Trégomain de dire à maître Antifer, près duquel il se trouvait à l’avant du boutre :
« Hein, mon ami… des pieds d’hippopotame à la Sainte-Menehould… cela t’irait-il ? »
Pierre-Servan-Malo se contenta de hausser les épaules, en adressant au gabarier un de ces regards, hébétés, vagues… qui ne regardent pas.
« Il ne comprend même plus ! » murmura Gildas Trégomain, dont le mouchoir faisait office d’éventail.
On apercevait aussi, à la lisière du littoral, des troupes de singes, cabriolant d’un arbre à l’autre, hurlant, grimaçant, lorsqu’un coup de barre rapprochait le Portalègre de la grève.
Notons que des volatiles, des hippopotames, des singes, ce n’étaient pas ces animaux qui auraient gêné nos voyageurs, s’ils eussent été contraints d’aller pédestrement de Loango à Ma-Yumba. Non, ce qui aurait constitué un danger plus sérieux, c’est la présence de ces panthères et de ces lions que l’on voyait bondir entre les taillis, fauves prodigieux de souplesse, dont la rencontre aurait été redoutable. Le soir venu, de rauques hurlements, des aboiements lugubres, éclataient au milieu de ce silence impressionnant qui se fait à la tombée de la nuit. Ce concert arrivait comme un mugissement de tempête jusqu’au boutre. Troublés, surexcités, les éléphants s’ébrouaient à fond de cale, répondaient par des grognements sauvages, et, en s’agitant, faisaient craquer la membrure du Portalègre. Décidément, c’était une cargaison un peu inquiétante pour les passagers.
Quatre jours s’écoulèrent. Aucun incident ne vint rompre la monotonie de cette traversée. Le beau temps continuait à se maintenir. La mer était au calme blanc, si bien que Ben-Omar ne ressentait aucun malaise. Nul tangage, nul roulis, et, quoique lourdement lesté dans ses fonds, le Portalègre était presque insensible aux longues ondulations de la houle, qui venaient mourir en un léger ressac sur les grèves.
Pour sa part, le gabarier n’eût jamais imaginé qu’une navigation maritime pût aussi paisiblement s’accomplir.
« On se croirait à bord de la Charmante-Amélie, entre les rives de la Rance, dit-il à son jeune ami.
— Oui, objecta Juhel, avec cette différence qu’il n’y avait pas sur la Charmante-Amélie un capitaine comme ce Barroso et un passager comme ce Nazim, dont l’intimité avec le Portugais me paraît de plus en plus suspecte.
— Eh ! que veux-tu qu’ils méditent et préméditent, mon garçon ? répondit Gildas Trégomain. Ce serait un peu tard, car nous devons être bien près du but ! »
En effet, au soleil levant, le 27 mai, après avoir doublé le cap Banda, le boutre ne se trouvait pas à vingt milles de Ma-Yumba. C’est ce que Juhel apprit par l’intermédiaire de Ben-Omar, qui l’apprit lui-même de Saouk, lequel, sur sa demande, avait interrogé Barroso…
On arriverait donc le soir même à ce petit port de l’État de Loango. Déjà, la côte s’échancrait derrière la pointe Matooti, dessinant une large baie au fond de laquelle se cache la bourgade. Si l’îlot numéro deux existait, s’il occupait la place indiquée par la dernière notice, c’était dans cette baie qu’il fallait en chercher le gisement.
Aussi maître Antifer et Zambuco appliquaient-ils incessamment les yeux à l’oculaire de leur longue-vue, dont ils avaient frotté et refrotté l’objectif…
Par malheur, le vent était léger, la brise presque mourante. Le boutre ne marchait pas vite, — à peine deux nœuds en moyenne.
Vers une heure, la pointe Matooti fut doublée. Un cri de joie retentit à bord. Les deux futurs beaux-frères venaient d’apercevoir simultanément une série d’îlots au fond de la baie. À coup sûr, celui qu’ils cherchaient était l’un de cette série… Lequel ?… C’est ce que l’on établirait le lendemain par l’observation du soleil.
À cinq ou six milles à l’est, Ma-Yumba apparaissait sur sa flèche de sable, entre la mer et le marigot de Banya, avec ses factoreries, ses maisonnettes toutes lumineuses entre les arbres. Devant les grèves se mouvaient quelques barques de pêche, semblables à de gros oiseaux blancs.
Quel calme régnait à la surface de cette baie ! Un canot n’eût pas été plus tranquille à la surface d’un lac… que disons-nous ?… à la surface d’un étang, et même d’une immense jatte d’huile ! L’averse des rayons solaires, qui tombait à pic sur ces parages, embrasait l’espace. Gildas Trégomain ruisselait comme la fontaine d’un parc royal, un jour de grandes eaux.
Le Portalègre approchait, cependant, grâce à quelques souffles intermittents, venus de l’ouest. Les îlots de la baie s’accusèrent plus nettement. On en comptait de six à sept, pareils à des corbeilles de verdure.
À six heures du soir, le boutre était par le travers de cet archipel. Maître Antifer et Zambuco se tenaient debout à l’avant. Saouk, s’oubliant un peu, ne pouvant maîtriser son impatience, justifiait par son attitude les soupçons de Juhel. Ces trois hommes dévoraient des yeux le premier de ces îlots. S’attendaient-ils donc à voir jaillir de ses flancs une gerbe de millions comme d’un cratère d’or ?…
Et, cependant, s’ils avaient su que l’îlot dans les entrailles duquel Kamylk-Pacha avait enfoui son trésor, ne se composait que de rochers stériles, de pierres dénudées, sans un arbre, sans un arbuste, nul doute qu’ils se fussent écriés désespérément :
« Non !… ce n’est pas encore celui-là ! »
Il est vrai, depuis 1831, c’est-à-dire pendant une période de trente et un ans, la nature avait eu le temps de recouvrir ledit îlot de verdoyants massifs…
Le Portalègre le ralliait paisiblement, de manière à en doubler la pointe nord, ses voiles à peine gonflées par les dernières brises du soir. Si le vent tombait absolument, force serait de mouiller pour attendre le lever du jour.
Mais, tout à coup, voici qu’un lamentable gémissement se fait entendre à côté du gabarier, qui s’était accoudé sur le bastingage de tribord.
Gildas Trégomain se retourne…
C’est Ben-Omar qui vient de pousser ce gémissement.
Le notaire est pâle, il est livide, il a le cœur sur les lèvres, il a le mal de mer…
Quoi ! par ce temps si calme, sur cette baie endormie, sans une ride à sa surface ?…
Oui ! et qu’on ne s’étonne pas si le pauvre bonhomme est affreusement malade !
En effet, le boutre est pris d’un roulis injustifiable, absurde, inadmissible. Successivement, il donne de bâbord à tribord une bande insensée.
L’équipage se précipite à l’avant, à l’arrière. Le capitaine Barroso accourt…
« Qu’est-ce donc ?… demande Juhel.
— Qu’y a-t-il ?… » demande le gabarier.
S’agit-il d’une éruption sous-marine, dont les secousses menacent de faire chavirer le Portalègre ?…
D’ailleurs, ni maître Antifer, ni Saouk n’ont l’air de s’en apercevoir.
« Ah !… les éléphants ! » s’écrie Juhel.
Oui ! ce sont les éléphants qui occasionnent ce roulis. Sous l’empire d’un caprice inexplicable, l’idée leur est venue de se porter alternativement et ensemble sur leurs pattes de derrière, puis sur leurs pattes de devant. Ils impriment au boutre un balancement formidable, qui paraît leur plaire, comme plaît à l’écureuil sa course giratoire dans sa cage tournante. Mais quels écureuils, ces énormes pachydermes !
Le roulis augmente, les bastingages arrivent au ras de l’eau, le boutre risque d’emplir par bâbord ou par tribord…
Barroso et quelques hommes de l’équipage se précipitent dans la cale. Ils essaient de calmer les monstrueux animaux. Cris et coups, rien n’y fait. Les éléphants, brandissant leur trompe, dressant leurs oreilles, agitant leur queue, s’excitent de plus belle, et, de plus belle aussi, le Portalègre roule, roule, et l’eau embarque par-dessus le bord.
Ce ne fut pas long. En dix secondes, la mer eut envahi la cale, et le boutre coula par le fond, tandis que s’éteignaient dans l’abîme les cris de ces imprudentes bêtes !
- ↑ C’est par Loango que l’on va maintenant à Brazzaville sur le fleuve Congo.