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Moby Dick, la chasse à la baleine, scènes de mer

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LA CHASSE À LA BALEINE, SCÈNES DE MER.

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The Whale, by Herman Melville, 3 vols. London, Rich. Bentley.

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C’est une campagne à bord du Pequod que nous allons faire aujourd’hui, — à bord du Pequod, l’un des plus vieux baleiniers de l’île Nantucket, du Pequod, ainsi baptisé en mémoire de l’une des tribus peaux-rouges que la civilisation a détruites en s’établissant sur les côtes nord-américaines.

Voyez-le dans le port, ce vénérable navire, ce patriarche des mers, bruni sous les soleils et les tempêtes des quatre océans, comme un grenadier de la grande armée sous les cieux de Rome, Thèbes, Saint-Domingue et Moscou ! Depuis plus de cinquante ans qu’il fend les mers, mutilé, radoubé en vingt endroits, il a des mâts japonais, des espars du Chili, des haubans polynésiens, des mousses, des végétations de presque tous les points du globe, qui lui font une sorte de barbe limoneuse et verdâtre comme celle d’un fleuve mythologique. Son vieux pont se plisse en reliefs inégaux, sillonnés de fentes, qu’on prendrait pour des rides, et on y voit des planches usées comme ce degré de la cathédrale de Canterbury où tant de bouches chrétiennes cherchent depuis des siècles les traces du sang de Becket. Sur ce pont et ces bordages constellés d’incrustations étranges, en guise de chevilles et de tenons, luisent çà et là maintes dents de cachalot, maintes plaques d’ivoire, employées avec un magnifique laisseraller. On dirait un souverain yolof, un roi du Congo dans tout l’attirail de ses pompes sauvages.

Tandis qu’il repose sur ses ancres au bord des quais de Nantucket, on distingue, dressé derrière son grand mât, une façon de wigwam monté sur des fanons de baleine, tiges souples et chevelues qui forment, au sommet de ce pavillon mobile, une manière de touffe pareille au scalp des guerriers indiens, au bouquet d’un bonnet de mandarin. C’est là, dans cet office monté comme un parasol, que l’enrôlement des matelots a lieu. C’est là que les candidats se présentent et sont triés, toisés, examinés, appréciés par les deux plus forts actionnaires du Pequod, MM. Peleg et Bildad, deux anciens capitaines baleiniers, retirés du service actif et devenus commerçans. Malheur au novice qui arrive, inaverti, entre ces deux terribles représentans du capital ! Ballotté de l’un à l’autre, tombant d’athée en quaker, de Bildad en Peleg, tour à tour étourdi par la brutale assurance et les affreux blasphèmes du premier, par la mielleuse hypocrisie et les pieux mensonges du second, dupe de leurs feintes discussions à son sujet, il est à peu près certain d’en passer par où ils voudront ; et Dieu sait quelle part minime ils lui feront dans les bénéfices nets du voyage, bien que cette part constitue, avec sa nourriture pendant la campagne, tout le salaire qu’un matelot puisse espérer à bord d’un baleinier.

Le marché conclu, ou peut-être même avant de le conclure, l’hôte futur du Pequod éprouve sans doute la curiosité de connaître le capitaine sous les ordres duquel, pendant deux ou trois années, il doit parcourir toutes les mers du globe. Ici commence la difficulté. Le capitaine est invisible. On ne sait de lui que son nom, et son nom est celui d’un tyran, de cet Ahab dont le sang royal fut léché par les chiens dévorans, — l’Écriture sainte en fait foi. Du reste, les honorables armateurs, le sacrilège Peleg et le dévot Bildad, répondent corps pour corps de ce personnage mystérieux.

— Voir le capitaine chez lui, cela ne se peut guère, dit Peleg ; de plus, nous ne savons au juste pourquoi, mais on le rencontre rarement hors de sa maison. Ce n’est pas qu’il soit malade ; — cependant on ne peut pas dire qu’il se porte bien. À nous-mêmes il refuse fort bien sa porte ; il n’est pas croyable que ce soit pour l’ouvrir à d’autres. Peu de gens lui ressemblent : c’est un original, cet Ahab.

— Pourtant il n’a rien qu’on doive craindre, rien qui empêche de s’attacher à lui. Peu de paroles, mais quand il parle, il faut ouvrir l’oreille. Un homme hors ligne, qui a tout vu, tout essayé : la vie des savans de collège et celle des sauvages cannibales. Il a sondé bien autre chose que les flots de la mer, combattu de bien autres ennemis que les baleines, et de meilleur harpon que le sien cependant, on n’en trouve pas dans tout Nantucket…… Ce n’est pas un dévot : comme Bildad, ce n’est pas non plus un bon compagnon comme moi. Ahab n'a pas son pareil. Dire qu'il est toujours bon compagnon serait un peu hasarder : il faut bien reconnaître qu'à son dernier voyage il avait la tête tournée à l'endroit des sorcelleries et des charmes ; mais c'étaient les horribles souffrances de sa blessure qui le faisaient ainsi déraisonner, et qui l'a contemplé tout sanglant sur son lit de douleurs ne s'en étonnera pas plus que nous. J'avouerai encore que depuis lors, depuis qu'il s'est vu mutilé pour jamais par cette maudite baleine qui lui a brisé la jambe, son caractère s'est légèrement aigri… et qu'il n'est pas toujours aussi gai qu'on le voudrait… Mais, baste !… mieux vaut encore un brave capitaine enclin à la mélancolie qu'un mauvais marin très jovial D'ailleurs n'oubliez pas que cet homme, dont on vous a peut-être dit beaucoup de mal, n'est pas, à tout prendre, un sorcier ou un démon. Il est marié ; sa femme, douce et résignée créature, lui a déjà donné un enfant… Il ne faut donc pas désespérer de lui, tout foudroyé, tout desséché qu'il paraisse.

Ainsi donc on est bien averti. C'est avec un profond misanthrope, sorcier ou non, qu'on va faire campagne. Misanthrope, est-ce bien cela ? Ne faudrait-il pas trouver un autre mot pour exprimer cette sombre monomanie d'un homme que la Providence a frappé, qui s'insurge contre la Providence, et qui, ne pouvant l'atteindre autrement, a formé le projet insensé de la poursuivre dans l'agent aveugle qu'elle a choisi pour le briser ? Ahab ne hait pas ses semblables, à peine les trouve-t-il dignes qu'on s'occupe d'eux ; mais, l'œil fixé sur ce morceau d'ivoire qui remplace tant bien que mal sa jambe perdue, c'est à Dieu lui-même qu'il adresse son farouche ressentiment, et c'est à Moby Dick, — ne pouvant harponner l'auteur de toute chose, — c'est à Moby Dick qu'il destine les fruits amers de sa vengeance.

Moby Dick, quel est ce nouveau personnage ? Une baleine, ni plus ni moins, mais une baleine comme on n'en voit pas. Dans son espèce, Moby Dick vaut Ahab dans la sienne. Quel Nantucketer ne connaît Moby Dick, la baleine blanche aux proportions énormes, à l'humeur belliqueuse, aux excentriques et mortelles rancunes, espèce de sorcière des eaux, cent fois harponnée, jamais prise, et fatale à maint ennemi, comme au plus ardent de tous, à l'intrépide capitaine Ahab : monstre de ruse et de férocité dont les exploits défraient les traditions du gaillard d'arrière et du gaillard d'avant, de la dunette et de l'entrepont ; — la seule baleine peut-être qu'on signale à regret, qu'on poursuive sans enthousiasme, et qui ait su inspirer aux champions les plus renommés de ce terrible sport un respect mêlé de haine et de superstitieuse terreur ? — Sa renommée fatale hante leurs rêves de la nuit, leurs longues méditations du jour, avec tout un long cortège de souvenirs affreux de chevilles tordues, de poignets foulés, de tibias rompus, d’amputations effrayantes. Leur parler de la baleine blanche, c’est parler à un Valaque, à un Monténégrin, du vampire et du mauvais-œil, à un Écossais du kelpie, à un Napolitain de la jettatura ; encore faut-il reconnaître que ni la jettatura, ni le kelpie, ni le mauvais-œil, ni le vampire, — non pas même les fadettes du Berry et les wilis allemandes, — n’ont un mauvais renom d’aussi bon aloi que Moby Dick.

Au nombre des qualités surnaturelles qui lui sont attribuées est le don singulier d’ubiquité : on l’a rencontrée sous les latitudes les plus lointaines, et à des dates si rapprochées, qu’à moins de lui supposer l’infatigable essor d’une machine à vapeur, elle n’avait pu s’y transporter par les moyens de locomotion ordinaires à son espèce. Quinze jours après que son énorme front ridé, aussi blanc que la neige, et sa bosse pyramidale avaient été remarqués à la surface de l’Océan Pacifique, on les signalait parmi les récifs du Groenland. Comment admettre qu’elle eût franchi dans un si court délai une si énorme distance ? Et que croire cependant, pour peu qu’on regarde comme au-dessous de soi les contes de sorcellerie dont se repaissent encore tant d’imaginations dociles ? D’un autre côté, son humeur tout exceptionnelle, sa malice intelligente, ses ressources de tactique, ses fuites perfides, ses brusques retours, ses vengeances à longs termes, aussi bien que sa couleur étrange, — cette couleur qui tranche si bien sur l’azur des mers, — et la difformité de ses redoutables mâchoires font bien réellement de Moby Dick un être à part, un cétacé hors ligne, une baleine presque merveilleuse.

Voilà l’ennemie d’Ahab depuis le jour où, — parmi ses trois canots chavirés, tandis qu’armé d’un coutelas et nageant derrière Moby Dick, il fouillait avec fureur l’épaisse cuirasse qu’elle opposait à ses coups, — elle saisit à l’improviste, dans le croissant de sa mâchoire taillée comme une faucille, la jambe de l’intrépide capitaine, et la lui trancha net, comme fait le moissonneur d’une poignée d’herbe. À partir de cet instant, il conçut contre elle une de ces haines sans nom que les hommes ont adorées, ne pouvant les comprendre, qui tourmentent et rendent fou l’être assez malheureux pour s’absorber en elles, qui mêlent leur intolérable amertume à toutes choses et à tous instans, qui tiennent en éveil, dans le cœur dévoré par elles, toutes ces facultés subtiles et comme empoisonnées par lesquelles l’homme s’assimile au démon. Cette haine, il l’avait couvée, étendu dans son hamac, pendant les interminables ennuis d’une traversée d’hiver, en longeant les côtes arides de la Patagonie : durant ces longues heures de souffrances et d’impuissante rage, le fiel de sa pensée se mêlant au sang de sa blessure, l’âme et le corps s’étaieilt comme imprégnés de la même passion, acre et violente par-delà ce qu’on peut dire, délirante au début, indélébile quand elle se fut en apparence éteinte ou calmée. Sa raison revenue, son intelligence restée intacte, furent désormais asservies à cette passion dominatrice, qui se servait d’elles, — si pareille figure est admissible, — comme l’ennemi victorieux des batteries enlevées à la baïonnette. Ahab, esprit puissant, volonté subjuguée, ne se comprenait-il pas lui-même ? méconnaissait-il le caractère phénoménal de sa maladive existence ? — Pourquoi le croirions-nous ? Chaque homme sait par expérience combien il lui est difficile de régler sa conduite sur ce qu’il se connaît de bonnes et utiles tendances, et chacun trouve au dedans de lui le type de quelque tyrannie invisible à laquelle, vainement révolté, il est plus ou moins contraint d’obéir.

Mais revenons au Pequod. Nous connaissons le navire et son capitaine. Au tour de l’équipage maintenant, et passons en revue l’état-major : nous avons d’abord le second, Starbuck, natif de Nantucket, quaker d’origine, personnage réfléchi, sérieux, même un peu triste, homme du Nord en un mot, mais bronzé, desséché par le soleil de l’équateur, et, dans sa maigreur austère, assez semblable au biscuit de mer deux fois remis au four. Sa conscience, pour une conscience d’eau salée, est d’une exquise délicatesse. On peut même le supposer enclin à quelque superstition ; il n’envisage pas sans une secrète inquiétude l’espèce de possession qui fait d’Ahab une créature perdue pour Dieu, acquise à Satan. D’ailleurs, s’il a du courage, — et quel baleinier en manqua jamais ? — il n’est pas de ceux qui prodiguent à tout propos cette denrée de prix, cet approvisionnement indispensable. Combattre une baleine est à ses yeux une affaire de commerce, et la bravoure une mise de fonds qu’il faut proportionner à l’importance du bénéfice présumé.

Tel n’est point le contre-maître Stubb, insouciant compagnon, toujours bavard et de bonne humeur, qui se lance après une baleine comme un jeune chien après une couvée de poules, accablant ses rameurs de joviales injures et stimulant leur ardeur par les plus comiques adjurations. Il porte au milieu du péril le plus imminent, et dans les instans les plus critiques, le paisible lillaburelo de l’oncle Toby ; en silllant, il côtoie une baleine ; en sifflant, il lui lance le harpon fatal. Ce qu’il pense de la mort, personne ne le sait, lui moins que personne, et s’il lui arrivait par hasard, après un bon dîner, de résumer ses idées à ce sujet, on découvrirait probablement qu’il l’envisage comme une sorte de quart assez long, assez ennuyeux, mais qu’un bon officier ne peut décliner quand l’heure est venue de le monter. Encore ce quart perdrait-il, à ses yeux, beaucoup de ses inconvéniens, si Stubb pouvait se flatter d’emporter sa pipe dans les régions inconnues où l’homme passe en quittant ce bas monde ; sa pipe, la cause première et l’ultima ratio de sa philosophique indifférence ; sa pipe, petit brûle-gueule du plus beau noir, si invariablement collé à ses lèvres, qu'il en semble un appendice naturel, une inséparable végétation !

Après Stubb, et au-dessous de lui, vient maître Flask, jeune cadet d'humeur belliqueuse, qui n'a garde de prendre les baleines au sérieux, et ne voit qu'une série de bonnes plaisanteries dans les incidens variés d'une croisière de trois ans aux alentours du cap Horn ; — dans les cachalots, une espèce de rats d'eau, plus grands, il est vrai, que les autres, et quelque peu plus difficiles à prendre, mais qu'il faudrait détruire par point d'honneur et pour s'amuser, alors même qu'il n'y aurait pas d'autre avantage à cela. Derrière ces trois hommes, par lesquels se manifestent à l'équipage les volontés de l'invisible Ahab, se rangent en première ligne. leurs trois seconds, leurs trois écuyers, si on veut. Queequeg est fils d'un roi, rien que cela, l'héritier présomptif de la couronne de Kokovoko ; — cherchez cette île sur la carte, et vous ne l'y trouverez pas, ce qui pourra vous faire soupçonner qu'elle existe. Queequeg, à bord du Pequod, c'est quelque chose comme Pierre le Grand à Saardam. Il a compris la supériorité des hommes blancs, il veut en surprendre le secret, et rapporter à son peuple, au retour d'une croisade qu'il entreprend à lui seul, les bienfaits de la civilisation. Fidèle aux dieux de la patrie, Queequeg ne voyage jamais sans son fétiche, petite image difforme devant laquelle il brûle matin et soir, en guise d'encens, un morceau de son biscuit-capitaine. Queequeg est attaché spécialement, comme le meilleur harpon de l'équipage, au canot commandé par Starbuck : Tashtego et Daggoo remplissent les mêmes fonctions auprès de Stubb et de Flask. Le premier est un Indien peau-rouge, de race pure, reconnaissable à ses pommettes proéminentes, à ses longs cheveux pendans, à l'éclat de ses grands yeux noirs, au lustre satiné de sa peau, semblable à celle d'un serpent. Digne rejeton des chasseurs iroquois et algonquins, il poursuit la baleine sur les vastes eaux, comme ses ancêtres le daim et l'élan sur les prairies immenses. Le second a été ramassé sur la côte d'Afrique un jour qu'il s'ennuyait, le ventre au soleil, et que la tentation le prit de monter à bord d'un baleinier qui venait faire eau dans sa baie natale. Ce géant noir, à l'allure impériale, poserait fort bien pour le portrait d'Assuérus, et le peintre lui laisserait volontiers les deux énormes anneaux dorés qui pendent à ses oreilles.

On le voit par cet échantillon, l'équipage d'un baleinier américain est un assemblage hétérogène et pittoresque, recruté partout ailleurs qu'aux États-Unis. De fait, sauf les officiers, on ne rencontre guère à bord de ces navires qu'un ramas d'hommes nés sur tous les points. du monde connu et réunis par le hasard : Provençaux, Maltais, Islandais, Siciliens, matelots des Açores, de la Hollande, de l'île de Man, lascars de Sumatra, gens du Fo-Kien ou de Tahiti. — Circonstance notable, il en est à peu près ainsi pour l'armée de terre et la marine militaire des Américains, — de même pour sa marine marchande, de même pour le matériel humain employé par les ingénieurs qui, chez ce peuple jeune et superbe, creusent les canaux ou aplanissent les voies de fer. Pour tous ces travaux si divers, l'Américain se réserve la direction intelligente, la volonté, le calcul. Il emprunte au dehors les bras, l'activité musculaire, la force brute ; c'est un phénomène qui rappelle Sparte et les Ilotes.

Dans cette revue de l'équipage du Pequod, n'oublions pas toutefois cinq personnages mystérieux, plutôt gnomes que matelots, cachés par Ahab dans quelque obscur recoin de la cale, pour lui servir d'aides et de seconds dans son grand duel avec Moby Dick. Embarqués à ses frais, ils ne figurent point sur les rôles, et bien des jours après le départ du Pequod, pas un homme ne soupçonne leur présence à bord. À peine se trahit-elle, dans le silence des nuits, par quelques vagues rumeurs filtrant à travers les écoutilles, et quand elle est révélée à la longue, quand on voit ces fantômes émerger, un à un, des entrailles du navire, après le premier étonnement et les premières conjectures, chacun se fait par degrés à l'aspect étrange, au langage inintelligible de ces hôtes tout d'abord suspects. Leur chef tout au plus reste comme une énigme vivante dont il y a quelque intérêt à connaître le mot : c'est Fedallah l'Indien, au teint fauve ou jaune-tigre, aux cheveux blancs roulés en turban, aux lèvres couleur d'acier, aux vêtemens de coton noir, taillés sur le patron chinois, au parler à peine articulé, qui siffle entre ses dents blanches comme la menace d'un serpent irrité. En le voyant, aux momens de crise, apparaître tout à coup sur le pont, suivi de ses sombres acolytes, et dans un frêle esquif emporter Ahab au plus fort des combats et du péril, il est malaisé de ne pas se rappeler la barque d'enfer et le nautonnier de Pluton.

Tandis que nous faisons ainsi connaissance, un par un, avec les principaux soldats de cette vaillante troupe, le vaisseau marche toujours. Deux mois de traversée nous ont amenés sur le théâtre où doit avoir lieu le premier lowering[1], la première aventure.

Quel est ce cri prolongé qu'on dirait tombé des nuages ? C'est Tashtego qui l'a tiré de sa poitrine, perché sur les barres de perroquet. Son corps penché, son bras étendu vers l'horizon, cette clameur sauvage qu'il répète à courts intervalles, ne laissent aucun doute : il

signale une baleine qui souffle au vent du Pequod. Et que dis-je, une baleine ? — une bande, un troupeau de baleines se jouant à une demi-lieue de leurs ennemis. Ce sont des cachalots (spermwhale en anglais, pottsfich en allemand, macrocephalus dans les dictionnaires d’histoire naturelle) : — on les reconnaît à leurs bruyantes émissions d’eau, régulières comme le tic-tac d’une montre.

— L’heure !… l’heure ! et vite ! s’écrie Ahab aussitôt arrivé sur la dunette.

L’heure et la minute consignées sur le livre de loch, il s’agit de rejoindre les cachalots, qui ont plongé tous à la fois et nagent toujours, — Tashtego l’assure, — au vent du vaisseau, preuve certaine qu’ils n’ont pas pris l’alarme. L’équipage, depuis le premier homme jusqu’au dernier, est en mouvement. Les matelots désignés pour la chasse sont remplacés à leur poste par les ship-keepers ou gardes-navires ; les lignes de pêche, roulées autour de leurs tonneaux comme la laine autour du rouet, sont mises en place sur les pirogues, que des grues solides vont soulever et déposer en mer ; leurs équipages, alignés le long de la muraille, une main sur les lisses, un pied sur le plat-bord, n’attendent que l’ordre de s’élancer ; on les croirait prêts à aborder un vaisseau ennemi.

À ce moment, pour la première fois, Ahab apparaît entouré de ses cinq démons couleur de tigre, prompts à détacher sans bruit un canot suspendu à tribord. Quand il est paré : « Amenez par là, » crie le capitaine d’une voix de tonnerre, et malgré l’espèce de stupeur qui les a d’abord saisis à l’aspect inattendu de Fedallah et de ses quatre démons subalternes, les hommes de l’équipage sautent sur les lisses ; les rouets tournent dans les poulies qui grincent ; les trois pirogues tombent sur les flots, et, comme une troupe de chevreaux agiles, les matelots sautent l’un après l’autre, sans tenir compte des oscillations du navire, sur ces coques mobiles, qui s’éloignent, faisant assaut de vitesse, dans la direction du vent. Le canot du capitaine, bien qu’elles aient de l’avance sur lui, puisqu’il a dû, pour les rejoindre, doubler la proue du Pequod, est bientôt en ligne avec elles ; les maigres Indiens qui le dirigent semblent des mécanismes vivans montés sur des ressorts d’acier. Ils profitent d’ailleurs de la surprise que leur fantastique évocation a jetée parmi les autres rameurs. Indigné de se voir distancé, Stubb prend la parole et déploie son éloquence habituelle, si variée de tons, si féconde en ressources :

— Enfans, c’est le cas ou jamais de se briser l’échine !… Allons, mes petits, mes bien-aimés, mes héros !… Pourquoi détourner les yeux ?… que vous font ces cadets couleur pain d’épice ?… Bah ! ce sont cinq bonnes paires de bras, venues d’on ne sait où, mais qui ne seront pas de trop à la fête… Plus on est de fous, plus on rit… Ramez, ramez, ramez, bijoux adorés… Le diable vaut mieux que sa réputation… Bon ! nous y sommes !… Voilà un coup de rames qui vaut mille livres sterling… Quelques-uns encore, et nous gagnons le prix… Hourra pour la coupe d’or, que nous emplirons de bonne huile et de blanc !… Doucement… prenez votre temps !… rien ne vous presse… Allons, marauds !… mordez vos rames… mordez donc, chiens que vous êtes !… Moins vite à présent… plus long et plus raide !… Plus raide, vous dis-je, misérables maroufles, vauriens, bélîtres !… Vous dormez donc ?… allez-vous ronfler ?… Ramez, ramez !… Ah ! voilà qui va bien… Bien, mes petits, bien, mes brins d’acier !…

Pour conserver à cette harangue toute sa verdeur et tout son efl’et, il faut se bien pénétrer de l’accent tragi-comique avec lequel sont jetées ces adjurations en partie double, à demi plaisantes, à demi furibondes, et de l’attitude parfaitement indolente qui contraste, chez Stubb, avec l’énergie démesurée de son commandement. Ahab cependant, qui a enjoint à ses lieutenans de « couvrir la mer, » c’est-à-dire de s’étendre dans des directions différentes, est resté à l’avant-garde. C’est de lui que vient le signal du combat. Il le donne en arrêtant brusquement sa barque sur un point où son œil perçant a deviné que les cachalots vont revenir à la surface de la mer. Les trois autres pirogues font halte à son exemple. À l’avant de chacune est une petite caisse, ou plate-forme triangulaire, où le harponneur est debout, le genou dans une embrasure faite pour le fixer, l’œil rivé sur les flots bleus. À la poupe, appuyée à l’étambot, une autre plateforme, également taillée en triangle, reçoit l’officier commandant, non moins attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Pas un mot n’est prononcé, pas une rame ne bouge. Flask seulement, que sa petite taille empêche de dominer les « trois mers » qu’il surveille, se hisse sur les épaules du gigantesque Daggoo comme sur les huniers d’un mât vivant. Stubb se console avec sa pipe de l’attente passive à laquelle le condamnent les cachalots en retard.

Tout à coup les flots bleus se troublent, frémissent, bouillonnent ; l’air vibre au-dessus d’eux comme à la surface d’un fer rouge. Sous cette écume d’un vert blanchâtre, sous ces jets de vapeur humide qui l’empanachent çà et là, le banc des baleines nage entre deux eaux, laissant après lui une trace sur laquelle les quatre barques s’élancent à l’envi l’une de l’autre. Le moment est venu de leur donner tout leur essor : Stubb redouble d’éloquence ; le petit Flask lui emprunte ses tropes les plus hardis. Starbuck, le tranquille et silencieux Starbuck, arraché à son apathie naturelle, stimule ses hommes par quelques phrases dont l’accentuation énergique double la valeur. Pour Ahab, les horribles blasphèmes qui se pressent sur ses lèvres couvertes d’écume effraieraient un requin athée, si un tel requin existait et les pouvait entendre. C’est un spectacle que celui de ces quatre frêles embarcations lancées tour à tour au sommet des vagues et dans leurs mouvans abîmes, les rameurs penchés et redressés en cadence, les cris des officiers dictant les manœuvres, et dans le fond, comme un énorme animal qui suit de loin sa couvée en péril, le Pequod au pont d’ivoire avançant sous ses voiles blanches.

Cependant l’écume des flots semble devenir plus brillante : c’est que le ciel se couvre de nuages, de ces nuages chargés de vent et de pluie que les marins appellent « des bouillards. » Une rafale menace. Les baleines se séparent, et chaque barque est entraînée dans un sillage différent. On se perd de vue ; mais d’une chaloupe à l’autre les cris partent encore. — Debout ! — Ce seul mot prononcé par Starbuck d’une voix brève et sourde fait dresser le harponneur Queequeg comme si une décharge électrique l’avait atteint. Pas un homme dans la barque qui ne devine une crise imminente. N’entend-on pas, en effet, sous la mer, un bruit semblable à celui que feraient cinquante éléphans se roulant sur leur litière ? Et les vagues dressent en sifflant leurs crêtes écumantes comme les monstres fabuleux du poème antique. — Ici !… le voilà… frappez ! — C’est Starbuck qui parle, montrant du doigt à Queequeg une éminence blanchâtre qui se dessine à fleur d’eau. Une brusque et sifflante vibration annonce que le harpon a traversé l’air : mais au même moment la poupe de la barque est soulevée comme si elle eût touché sur un récif : versée à l’avant, elle semble heurter une autre muraille de rochers. La voile éclate et se rompt ; l’équipage, balayé, roule pêle-mêle dans la mer. La baleine, à peine effleurée, fuit dans la rafale.

La pirogue est sauvée, bien que submergée un moment. Autour d’elle, ses matelots nagent après leurs rames qu’ils rattrapent et jettent par-dessus le plat-bord, puis eux-mêmes remontent, trempés, sur leurs bancs ruisselans d’eau et se hissent à l’arrière de la barque, encore abaissée sur les flots en ligne à peu près perpendiculaire. Ramer serait peine perdue, les rames ne servent plus que comme ressource de sauvetage. On hèle, mais en vain, les autres embarcations aux prises avec la mer déchaînée. Starbuck, faisant sauter le cordon de la caque aux allumettes, réussit, non sans peine, à allumer une lanterne qu’il fixe au bout d’une perche, et qui, remise à Queequeg, constitue le seul signal de détresse que le tumulte des vagues et l’obscurité du ciel permettent à ce moment d’arborer. Mais lui-même sait bien à quoi s’en tenir sur ce dernier moyen, employé en désespoir de cause. Les heures se passent ; la nuit s’achève ; l’aube perce les brouillards de quelques lueurs indécises. Depuis longtemps déjà l’inutile lanterne gît, écrasée, au fond de la barque. Tout à coup on entend un bruit sourd de bois qui craquent, de cordages qui grincent en glissant l’un sur l’autre. Une masse noirâtre se dessine vaguement dans la brume épaisse : c’est le Pequod, à quelques mètres de la pirogue, sur laquelle il vient, et qu’infailliblement il va couler bas. Starbuck et ses compagnons ont à peine le temps de se jeter à la mer. Du milieu des flots auxquels ils disputent leur vie, ils assistent au choc des deux nefs, à la destruction de celle qui les portait, et sont repêchés un à un par leurs camarades, tout surpris de les retrouver en vie.

Pareil début ne promet-il pas une croisière animée ? Cependant, après cette première rencontre, le Pequod sillonne vainement quatre stations familières aux bâtimens baleiniers : celle des Açores, celle du Cap-Vert, l'embouchure du Rio de la Plata, et le Carrol-Ground, au sud de l'île Sainte-Hélène. Là, pour la première fois, le nom de Moby Dick est prononcé à bord. Trois ou quatre nuits de suite, au clair de lune, les vigies signalent une baleine soufflant à l'avant du navire. Chaque fois on tente la poursuite, chaque fois il semble démontré qu'on a été dupe d'une sorte de mirage, d'une espèce de jet-fantôme ; or cette apparition nocturne, attribuée à Moby Dick par les traditions des baleiniers expérimentés, était, selon eux, le piège habituel qu'elle tendait à ses ennemis pour les attirer sur ses traces jusqu'à l'endroit où elle leur voulait livrer bataille.

Puis on doubla le cap de Bonne-Espérance ; on s'enfonça dans les froides régions du pôle antarctique, parmi les tempêtes et les frimas, et peu de jours après on était au nord-est des Crozetts, — autre station baleinière, — parmi de vastes champs de cette espèce de grain flottant qui, à l’encontre de toutes les idées vulgaires, sert de nourriture aux baleines. Cette substance particulière, appelée brit, va d'elle-même, tandis que l'énorme animal nage paresseusement la gueule ouverte, s'attacher aux fanons radicules qui treillissent le fond de son palais. Elle couvre, çà et là, des gisemens marins de plusieurs lieues carrées qu'elle dore comme si on y eût détruit des flottes chargées de froment.

À la hauteur de Java, Moby Dick fut signalée, et, le cœur palpitant d'un haineux espoir, Ahab fit mettre les pirogues en mer ; mais sa vengeance allait encore être trompée. Ce qu'on avait pris pour la baleine blanche était un énorme polype dont la masse informe dégageait, dans tous les sens, comme des faisceaux de serpens, ses longs bras enroulés et tordus. Il s'enfonça lentement sous les eaux, avec le bruit d'une sourde aspiration. Starbuck, l'intrépide Starbuck, paraissait consterné. Plutôt que de rencontrer le squid vivant, — cet épouvantail des baleiniers, — il eût aflronté de grand cœur vingt combats avec les pirates malais. L'apparition de ce fantôme des mers passe pour un présage certain que le navire qui l'a trouvé sur sa route ne rentrera jamais au port. La description du kraken fabuleux donnée par l'évêque Pontoppidan, — déduction faite des énormes proportions qu'il lui attribue, — se rapporte assez à ce que les baleiniers disent du squid, qu'ils rencontrent rarement, jamais sans terreur, et qui est, selon eux, l’unique aliment du cachalot. En effet, par exception aux autres espèces de baleines, les cachalots n’ont pas laissé surprendre le secret de leur nutrition. Quelquefois seulement, poursuivis à outrance, ils dégorgent ce que l’on suppose être les longues pattes du squid, par lesquelles il se cramponne au fond des mers, et que les cachalots dévorent en essayant de l’en arracher.

S’étayant de ces notions, passablement apocryphes, d’une histoire naturelle à son usage particulier, Queequeg avait pris en bonne part la rencontre du squid. Elle annonçait, selon lui, que les cachalots n’étaient pas loin, et le lendemain, en eifet, à quarante brasses au vent du Pequod, un dos noir et poli s’éleva du fond de la mer. Ainsi qu’un bon bourgeois hollandais vient fumer sa pipe au soleil, un cachalot aux proportions gigantesques, flâneur comme on en voit peu, venait donner l’essor aux humides bouffées de ses évens. Les plus grandes précautions furent prises pour s’approcher sans lui donner l’alarme, et les rameurs eurent ordre de ne se servir de leurs avirons que lorsqu’il serait superflu de vouloir dissimuler au colosse la chasse dont il allait être l’objet. Cependant, bien qu’il s’éloignât lentement et parût n’avoir pris aucun ombrage des acclamations indiscrètes poussées par les matelots quand il avait été signalé, il ne se laissa pas prendre comme on l’espérait. Soulevant tout à coup son énorme queue à plus de quarante pieds au-dessus de l’eau, il disparut ensuite comme une tour engloutie dans quelque abîme. Heureusement pour l’équipage, la barque de Stubb, lancée en avant des autres, le serrait de près, et quand le cachalot reparut, nageant la tête en l’air pour fendre l’eau plus à son aise, le terrible harpon de Tashtego l’atteignit. Aussitôt la ligne de pêche glissa sur son dévidoir, fumante et prête à s’enflammer sous le rapide frottement qui lui était ainsi imprimé. En passant par les mains de Stubb, dégarnies par accident des gantelets de toile qui servent en ces occasions, elle les ouvrait au vif sans qu’il parût s’en apercevoir, et voulût, pour si peu, renoncer à une bouffée de sa pipe. Petit à petit le mouvement se régularisa, la corde se tendit, et la chaloupe, remorquée par la baleine, glissait du même train que celle-ci à travers les flots bouillonnans. Après quelque temps, l’allure du monstre se ralentit, les avirons jouèrent de plus belle, et barque et baleine voguèrent bord à bord. Stubb alors, qui s’était fait céder la place de Tashtego, debout à l’avant, un genou solidement fixé dans l’embrasure destinée aie recevoir, dardait lance après lance, javelot après javelot, ouvrant à chaque coup une source de sang qui teignait en rouge les flots où se débattait l’animal expirant. Les évens de la baleine s’ouvraient à des jets convulsifs, précipités, comme la pipe de Stubb à des boufl’ées saccadées et fréquentes, tandis qu’il ramenait à lui (par les cordes dont ils sont garnis) ses harpons tordus, qu’il lançait de rechef après les avoir redressés à la hâte sur le plat-bord. Un moment vint où le cachalot épuisé parut rester immobile, à la discrétion de son ennemi qui, tranquillement, à loisir, fouillait d’un fer plus long et plus acéré les derniers recoins de ce corps immense où pouvait s’abriter un reste de vie et de fureur. L’instant d’après, le cachalot, dont l’agonie commençait, fit un suprême et dernier effort, et, battant à coups redoublés les eaux sanglantes, sembla chercher à disparaître dans la rose vapeur dont il s’entourait ainsi ; ensuite on le vit flotter, masse inerte ; ses évens seuls, dilatés encore et contractés çà et là par quelques spasmes, par quelques tressaillemens convulsifs, trahissaient les angoisses et comme le râle de sa mort ; puis, comme la lie d’un tonneau épuisé, ils laissèrent fuir quelques jets d’un sang épaissi, qui retombèrent sur ses flancs désormais immobiles et rigides.

— La voilà morte ! dit Tashtego.

— Oui, répondit Stubb. Nos deux pipes sont fumées.

Et ôtant la sienne de ses lèvres, il en secoua dans la mer les cendres éteintes.

C’était le soir : trois barques, attelées à l’énorme proie, la remorquèrent péniblement jusqu’au vaisseau. Là, des chaînes de fer, adroitement passées à la tête et à la queue de l’animal, l’amarrèrent à l’arrière et à l’avant du Pequod, et l’obscurité venue, quand les objets ne se distinguèrent plus que par masses, ces deux grands corps, liés l’un à l’autre, semblaient deux taureaux gigantesques maintenus sous le même joug.

Alors les hommes de quart, qui venaient deux par deux veiller aux ancres, eurent un étrange spectacle. La mer se couvrit de requins voraces, pressés et grouillant à la surface des flots. Armés de la bêche à baleine, instrument bien affdé, dont le nom indique assez la forme, et dont le manche a vingt ou trente pieds de long, les veilleurs de nuit piochaient à dire d’expert sur ces convives malappris, mais sans les pouvoir écarter. À peine l’un d’eux était-il blessé, que ses compagnons le dévoraient vif, arrachant de son corps entr’ouvert ses entrailles près de sortir. Et parfois même quelqu’un de ces gloutons, aveuglément insatiable, saisisissant au hasard la première proie ofl’erte à sa voracité, happait ses propres boyaux épanchés hors de ses blessures béantes !

Le matin suivant, dès l’aurore, les requins furent chassés : quatre hommes prirent leur place. La grande boucherie commença. On eût dit une hécatombe de mille bœufs sanglans offerte aux divinités de la mer. Un crochet de fer — cent livres de poids — lesté de blocs de bois peints en vert, qu’un homme aurait peine à soulever, va saisir la baleine et s’insérer dans une ouverture en demi-lune préparée par les harponneurs. Le cabestan tournant sous l’effort de l’équipage en masse, au bruit des chœurs sauvages qui marquent les temps et donnent l’ensemble aux efforts combinés, soulève l’énorme animal. La carène du navire penche, frémit et craque ; les mâts s’inclinent ; on peut craindre que le Pequod ne se disjoigne et ne s’effondre, mais au moment décisif, un bruit sec, un subit relâchement des palans tendus à se rompre, annoncent que la peau de la baleine, écorchée en spirale ni plus ni moins qu’une orange, se détache en un long ruban et suit sur le pont l’immense crochet, qui finit par l’enlever à hauteur du mât, tandis que la baleine tourne sur les flots, peloton monstrueux dont le fil saignant se dévide ainsi. Un des matelots s’approche, armé d’un sabre de bord ; il commence par ouvrir dans la partie inférieure du ruban une cavité nouvelle où un second crochet trouve sa place, et ensuite, en quelques vigoureuses estafilades, il sépare du reste la partie supérieure, qui va lourdement se coller le long du mât. Les chœurs reprennent alors, et le cabestan vire de nouveau, attirant une nouvelle bande de cette épaisse enveloppe, tandis que la première, toujours suspendue par une espèce de câble dit guinderesse, que l’on largue peu après, tombe dans une pièce obscure de l’entrepont (le blackbrum des baleiniers français, le blubberroom des Américains) où l’attendent des mains expertes qui la roulent et la logent dans un coin. Ainsi continue et s’achève sans s’interrompre cette manœuvre capitale appelée, — pardon si les mots élégans nous manquent ici ! — l’embarquement du gras de baleine.

Ce n’est pas la plus délicate ni la plus périlleuse de toutes les opérations qui suivent une capture comme celle de notre ami Stubb. Que direz-vous, par exemple, de ces deux hommes qui descendent sur le dos de la baleine, y fixent deux harpons auxquels ils se tiennent pour n’être pas balayés par les vagues, et lui coupent bravement la tête, à coups de hache, pour avoir les mâchoires du monstre et ses fanons incrustés de coquillages énormes ? Et cette langue pesant quinze cents kilos qu’il faut détacher tandis que vingt hommes s’essoufflent au guindeau pour la hisser à bord, qu’en dites-vous ? Que s’il s’agit d’une de ces baleines par excellence dites spermwhales, après la décapitation vient la mise à sec de ce grand puits cérébral où reste close la liqueur précieuse appelée spermaceti (blanc de baleine), huile épaisse, crème odorante, infiltrée dans mille cellules formées par des fibres élastiques, comme le miel dans les alvéoles de la ruche.

Au-dessus de ce puits aérien, à l’extrémité de la grande vergue, Tashtego, l’agile Indien, s’est glissé rapidement, et de là, le long d’une simple corde jouant sur une poulie à rouet unique et dont une main vigoureuse retient sur le pont l’un des bouts, il se laisse tomber sur le crâne de la baleine. Ce crâne arrondi rappelle le minaret turc à peu près comme Tashtego lui-même, criant et gesticulant, rappelle le muezzin appelant les fidèles Osmanlis à la prière du matin. Une sorte de bêche bien affilée, au manche très court, lui sert à pratiquer l’ouverture de la citerne qu’il s’agit de vider. Un seau cerclé de fer y est introduit par lui, et sort de là rempli jusqu’aux bords de ce qu’on prendrait pour du lait écumant : l’Indien l’accroche à la corde dont il s’est aidé pour se rendre à ce poste périlleux. Le seau, vidé sur le pont dans une grande tonne, retourne à Tashtego par la même voie. C’est ce qu’on appelle to bale the case, mot pour mot, écoper ou assécher la boîte, opération qui peut se compliquer, on va le voir.

La boîte était vide aux deux tiers. Tashtego, muni d’une longue perche, poussait le seau jusqu’aux profondeurs les plus intimes de ce foudre immense, et venait de l’en retirer tout fumant, lorsque son pied venant à glisser, et avant qu’il eût pu se retenir au câble tendu près de lui, notre homme disparut tout à coup dans la cavité béante. Daggoo, le géant noir, avait heureusement l’œil au guet. — Un homme à la mer ! s’écria-t-il. L’expression n’était pas juste, mais l’éveil n’en était pas moins donné. D’ailleurs l’intrépide nègre ne perdait pas une seconde. Il avait déjà un pied dans le seau, une main autour du palan, et descendait à son tour sur la tête de la baleine, laquelle, comme mue par quelque pensée soudaine, s’agitait de droite et de gauche. Tashtego s’y démenait de son mieux.

Tandis que son compagnon organisait à la hâte des moyens de sauvetage, — incident nouveau plus terrible que le premier ! — l’un des crochets de fer auxquels la tête énorme est suspendue craque et se brise sous le poids qui le charge ; l’autre, seul désormais, semble près de céder aussi. — Descendez ! descendez ! crie-t-on de toutes parts à Daggoo ; mais il île se déconcerte pas, et, s’acharnant à son entreprise, il pousse de plus belle à l’aide de sa longue perche, dans le puits où Tashtego se débat, le seau qui doit l’aider à en sortir. Le ciel devrait une récompense à tant de dévouement, et, au lieu d’un secours inespéré, c’est un nouveau désastre qu’il envoie aux deux pauvres diables ainsi compromis. Le second crochet se rompt à son tour : la tête du cachalot glisse dans la mer avec un bruit pareil à celui du tonnerre, et tout disparaît, pour quelques instans, derrière un voile d’écume.

Daggoo était heureusement, lorsqu’on le revit, accroché au cordage qui pendait encore le long du bord ; mais Tashtego, l’infortuné Tashtego, toujours enfoui dans cette tête qui s’abîmait au fond de la mer, quelle main pouvait le tirer de là ? Tout le monde le croyait perdu. On n’avait pas remarqué qu’au moment décisif le bon et généreux Queequeg, le digne souverain de Kokovoko, s’était élancé au secours de son camarade. Il plongea, un sabre entre les dents, et, pratiquant une rapide incision dans l’espèce de tonne qui s’enfonçait lentement, il en retira par les cheveux, plus qu’à moitié suffoqué, notre Indien, ravi par miracle au plus bizarre trépas.

Maintenant que les principaux incidens de la pêche à la baleine sont connus, faudrait-il détailler les opérations qui la complètent. Elles sont du ressort de la Cuisinière bourgeoise malgré leur côté poétique et pittoresque. Lorsque sur le pont, ruisselant de graisse et de sang, on fait fondre dans des chaudières scellées aux fourneaux les crétons de baleine, les navires baleiniers, devenus autant de phares flottans, dérivent sur la mer, enveloppés de flammes, et devancés ou suivis par des masses de fumée que le vent balaie. La lune mêle ses pâles rayons aux vives et mobiles clartés des navires qui louvoient, aux phosphorescences des flots sur lesquels ils glissent. L’albatros aux larges ailes et les damiers blancs qui lui servent d’escorte, attirés par l’odeur du poisson, viennent dans l’espoir d’enlever à la volée quelques-uns des débris qu’on jette par-dessus les lisses ; et lorsque la carcasse du cachalot est larguée, lorsque les vagues l’emportent vers quelque grève ou quelque récif, ces oiseaux voraces la suivent obstinément, tantôt effleurant la mer, tantôt s’élevant à de prodigieuses hauteurs pour s’élancer de là sur leur proie.

Malgré le caractère imposant de ces tableaux maritimes, il faut revenir à notre drame et à notre héros. La haine d’Ahab, cette colère impie, ce besoin de vengeance qu’il éprouve en songeant à Moby Dick, voilà le lien de ce récit trop souvent interrompu.

Comme toute tragédie classique, celle-ci a ses mystérieux pronostics, ses augures sinistres. Telle est la rencontre du Jéroboam et du Pequod. Lorsque ces deux baleiniers se hélèrent, un personnage étrange apparut à bord du premier. C’était un jeune homme élevé parmi les shakers de Neuskyeuna, aux yeux desquels il passait pour un grand prophète. Saisi tout à coup d’un caprice apostolique, il avait quitté ses coreligionnaires, et s’était enrôlé parmi les matelots du Jéroboam, sur lesquels, à leur tour, il exerça la plus bizarre fascination par son fanatisme froid et positif, sa folle audace, et le récit puissamment coloré de ses rêves délirans. Il se prétendait l’archange Gabriel, le libérateur des îles de la mer, le vicaire-général de l’Océanie, et ces âmes simples, dominées par l’incohérence même de ces titres pompeux, le respectaient et le craignaient comme un être de nature supérieure. Le capitaine, moins facilement acquis aux extravagances de ce matelot qu’il déplorait d’avoir embarqué, voulait se débarrasser de lui à la première occasion ; mais tel était l’ascendant déjà pris par le voyant sur tout l’équipage, que son expulsion fût devenue le signal d’une désertion en masse. Il avait donc fallu le garder à bord.

Tel était le singulier compagnon que le capitaine Mayhew, du Jéroboam, avait dans sa chaloupe lorsqu’il vint côtoyer le Pequod, où il ne voulait pas monter, ayant à bord une maladie contagieuse.

Notez que c’était là une conférence difficile, car tantôt les vagues, tantôt l’archange Gabriel coupaient la parole au capitaine du Jérohoam, et l’empêchaient de répondre aux questions d’Ahab, toujours en quête de Moby Dick. La baleine blanche avait été vue récemment, et, selon l’usage, elle avait signalé sa présence par de nouveaux désastres. Le Jéroboam, lui-même l’avait rencontrée et poursuivie, — au grand dommage d’un de ses officiers que la terrible baleine avait tué, — au grand triomphe de l’archange Gabriel qui avait prédit, si on attaquait Moby Dick, quelque sinistre aventure. Il prétendait que dans la peau de Moby Dick se cachait le dieu des shakers, et que de là venait cette puissance de la mystérieuse baleine, la fatalité attachée à tous ceux qui osaient engager contre elle une lutte sacrilége.

— Ah ! dit Ahab, lorsque Mayhew eut fini, apprenez-moi seulement en quels parages on peut rencontrer Moby Dick.

— Voudriez-vous donc lui donner la chasse ?

Et Gabriel, à ces mots, se dressant sur son banc de rameur : — Écoutez ! écoutez le blasphème ! s’écria-t-il avec des gestes frénétiques… Prends garde au sort de tes pareils !… garde mémoire de leur fin tragique !

— Capitaine, reprit dédaigneusement Ahab sans tenir compte de ces paroles insensées, il me semble que j’ai abord une lettre pour un de vos officiers… Starbuck, allez la chercher !

La lettre fut apportée. Elle était recouverte d’une couche de moisissure qui en rendait l’adresse presque illisible, et semblait sortir de quelque humide tombeau. Tandis que Starbuck préparait une longue baguette à l’extrémité de laquelle il voulait fixer cette épître pour la tendre au capitaine Mayhew, Ahab s’efforçait de déchiffrer la suscription. Il y parvint enfin, et le nom qu’il prononça fut justement celui de l’officier du Jéroboam victime de son courage dans le dernier combat livré à Moby Dick.

— Pauvre diable ! C’est de sa femme, s’écria Mayhew… c’est de sa veuve, ajouta-t-il plus tristement encore. N’importe, passez-moi cette lettre…

— Non, garde-la, cria de nouveau Gabriel, le doigt étendu vers Ahab, garde-la, blasphémateur !… Tu vas à la même destination !

— Que mille malédictions serrent le gosier de ce fou, — hurla le capitaine du Pequod… Approchez, Mayhew, Starbuck va vous remettre le pli.

Et Starbuck en effet, insérant la lettre à l’extrémité fendue de sa longue baguette, la tendit vers la chaloupe du Jéroboam, que les rameurs, immobiles, laissaient dériver exprès du côté du Pequod, mais elle arriva ainsi à portée de l’archange Gabriel, qui l’attrapa au passage, et du couteau de bord, qu’il avait saisi, la traversa de part en part. Puis, ainsi poignardée, il la rejeta vers Ahab, aux pieds duquel elle vint tomber. Cependant, et comme si le destin s’en fût mêlé, la chaloupe du Jéroboam s’éloignait à force de rames. Par le fait, Gabriel avait commandé cette manœuvre ; or Gabriel, à certains momens, était plus obéi que le capitaine.

Et la croisière du Pequod continua, les prises succédèrent aux prises, les barils d’huile s’emplirent, les fanons s’entassèrent dans toutes les soutes du vaisseau, le spermaceti n’avait plus un seul vase qui le pût recevoir ; mais Ahab ne songeait point au retour. Il lui fallait Moby Dick, coûte que coûte. À ses armateurs les dollars si la campagne était bonne, ce qui lui était à peu près indifférent ! — à lui la vengeance, dût-il la payer de sa vie !,

Starbuck et Stubb, effrayés de cette énergie insensée, et pariners fort peu décidés à courir les chances désespérées d’un jeu pareil, échangeaient, consternés, de tristes réflexions ; mais comment tenir tête à cet irascible capitaine, doué de la plus intraitable volonté qu’ils eussent encore rencontrée ? Un jour déjà, fatigué des instances de son premier lieutenant, qui, alléguant une voie d’eau près d’endommager toute la cargaison, demandait à quitter des parages dangereux où le Pequod s’attardait sans utilité, Ahab l’avait menacé de lui faire sauter la cervelle. Une aggravation marquée se pouvait d’ailleurs noter dans son état mental. Lui-même, ne s’en fiant point à l’armurier du vaisseau, avait voulu forger la pique du harpon mystérieux dont il comptait se servir au jour de la suprême lutte. Il avait employé, pour ce travail à part, l’acier le plus résistant que l’on connaisse, celui qui a servi à ferrer les chevaux de course, et qu’ils ont pétri longtemps sous leurs pieds vigoureux. L’arme terminée, il l’avait trempée, avec des rites païens, dans le sang librement donné de Tashtego, Daggoo et Queequeg ; puis, tandis que ce sang coulait et s’évaporait sur l’acier encore rouge, il avait baptisé son harpon in nomine Diaboli. — Pouvait-on jeter à la Providence un défi plus insensé ?

Une autre fois, — au moment où il venait de prendre la hauteur méridienne, — on l’avait entendu maudire son quart de cercle, la science et le soleil lui-même, qui ne le mettaient point sur les traces de Moby Dick. — Au moment où il proférait cet anathème contre l’astre du jour, son démon familier, l’Indien Fedallah, parsi de religion et prophète à ses heures, avait laissé échapper un sourire de funeste augure. Très certainement Ahab courait à sa perte, et sa perte pouvait entraîner celle de tous ses compagnons.

Maintenant figurez-vous, par une tempête horrible, sur l’Océan Pacifique, au milieu des typhons que soulève l’explosion des volcans souterrains, parmi les feux Saint-Elme qui se jouent à la pointe des mâts, aux éclats de la foudre, aux mugissemens du vent déchaîné, un homme paisiblement endormi : c’est Ahab, que la tourmente n’a pas ému un instant, et qui s’est complu, lorsque les flammes électriques parcouraient son navire dans tous les sens, à les appeler à la pointe de son fameux harpon. Il est rentré dans sa cabine, et il dort. Le vent, contre toute espérance, vient de changer subitement. Starbuck, fidèle à une consigne donnée, descend pour avertir son capitaine de cette circonstance rassurante. Les voilà seuls. La vie de l’homme qui dort est à la merci de l’homme qui veille. Derrière Ahab brille, accroché à la paroi, ce même fusil dont il a placé la gueule à six pouces du front de Starbuck dans un moment de folie furieuse. Le brave second, qui n’a pas perdu la mémoire, le reconnaît à sa monture garnie de clous. Quel moment favorable ! quelle arme providentielle ! quelle tentation presque irrésistible ! Aussi, tandis que la lampe mobile continue à osciller sur la tête inclinée du vieillard, Starbuck, l’honnête, le consciencieux Starbuck a décroché le mousquet ; il s’est assuré que la balle est à son poste et le bassinet plein de poudre ; il a conçu l’idée, il la caresse, il la repousse, il hésite, il pèse, il se débat. Cette vie, qu’il peut anéantir par un simple mouvement du doigt, menace d’une destruction presque complète trente autres existences enchaînées à elle par une étrange fatalité… Que faire pourtant ? — Inutile de songer à fléchir un homme tel qu’Ahab. Le saisir, le garrotter pendant son sommeil ? — moyen hasardeux, vu la terreur qu’inspire le capitaine et l’autorité qu’il a su ressaisir d’un mot dans les circonstances les plus critiques. Or la terre la plus proche est à des centaines de lieues, et c’est le Japon, terre interdite et close. Entre Starbuck et la loi qui peut l’atteindre, il y a deux mers et un continent tout entier. Aussi le lieutenant penset-il à la foudre qui tout à l’heure encore pouvait frapper Ahab, si quelque génie malfaisant ne l’eût détournée. Il pense à sa femme, à ses enfans chéris, dont il se sent à jamais séparé, si la mort de ce vieillard insensé ne préserve le Pequod d’une perte assurée. Mais une seconde d’hésitation a tout décidé : Ahab s’est dressé sur son séant, les yeux hagards, encore à demi plongé dans le sommeil.

— Capitaine, lui dit Starbuck… le vent vient d’adonner, on a largué les ris des huniers. Ils sont établis… Le vaisseau a le cap en route.

— En route donc, rugit Ahab, que ces mots n’ont pas tout à fait réveillé Moby Dick, je te tiens le cœur !…

Starbuck a perdu courage : — il comprend que désormais il lui serait impossible d’immoler son chef par trahison. — Il replace à petit bruit le fusil à ses crochets, et remonte désespéré sur le pont.


Moby Dick, ton heure est-elle venue ? Le Pequod rencontre la Rachel, et, à l’inévitable question : « Avez-vous vu la baleine blanche ? » le commandant de la Rachel, porte-voix aux lèvres, répond par ces mots qu’Ahab recueille avec extase : — Oui,… rencontrée hier. — Avez-vous arraisonné une chaloupe en dérive ?

Évidemment, Moby Dick avait encore fait des siennes. Informations prises, il se trouva que cette barque perdue sur l’immensité des mers, et dont le capitaine de la Rachel demandait des nouvelles avec une anxiété si profonde, portait son propre fils, son fils unique, égaré à la poursuite de la fatale baleine. — Un enfant de douze ans ! ajoutait l’infortuné père avec une émotion contenue. Il promettait à lui seul plus que tous ceux de Nantucket… Capitaine, continuait-il, je vous supplie de vous joindre à moi pour battre la mer et le retrouver… Quarante-huit heures… je vous demande de me laisser fréter le Pequod pour quarante-huit heures !… Je paierai, je paierai grandement… Songez donc !… mon fils !… Vous le devez !…

Mais sous ces prières, redoublées avec une insistance fiévreuse par un malheureux père pâle de désespoir, Ahab reste aussi impassible que l’enclume sous le marteau qui la frappe et la frappe encore. — Capitaine Gardiner, finit-il par répondre, je ne puis faire ce que vous désirez… À vous écouter même je perds un temps précieux, des minutes qui valent tout l’or avec lequel vous pensez me séduire… Dieu bénisse vos efforts… et puissé-je me pardonner un jour ce que je fais en ce moment !… Mais il faut que je parte. Adieu, sans plus de paroles… En route, Starbuck ! Orientez au plus près du vent !…


Trois ou quatre jours se sont passés. Moby Dick n’a pas été signalée. Ahab commence à se méfier de son équipage, qui peut-être conspire contre ses desseins. Il se fait hisser, dans une chaise en cordes tressées, à la pointe du grand mât, et de là ses regards perçans balaient la mer dans toutes les directions. Si l’on veut préserver la vie d’un homme placé à cette hauteur, il faut qu’un autre homme veille sans cesse sur la corde qui l’y maintient. Sentinelle attentive, pour éviter une méprise mortelle, il faut que ce dernier ne la perde pas du regard, ne la quitte pas de la main. À qui pensez-vous qu’Ahab remette ce soin ? À la merci de qui place-t-il sa vie menacée ? Il choisit le seul homme qui ait osé combattre ses projets et le mettre en garde contre sa propre folie, et Starbuck, une seconde fois, dispose de la vie d’Ahab. Instinct merveilleux que cette témérité insensée !


Surprise des surprises ! Ahab a pleuré. Une grosse larme est tombée de ses yeux dans la mer, pendant qu’il contemplait cette mer endormie sous un ciel d’une admirable pureté, pendant qu’il regardait les blancs oiseaux de l’air effleurer de leurs ailes sans tache le limpide azur des flots, pendant qu’il aspirait à pleine poitrine les pénétrans arômes de la brise d’orient. Pour attendrir ce cœur farouche, la nature semble avoir revêtu ses plus brillans atours : elle cherche, dirait-on, à l’enivrer de ses caresses maternelles ; elle lui promet oubli pour ses fautes, pardon pour ses crimes, s’il abdique sa passion fatale, s’il renonce à ses projets impies. Starbuck a surpris ce moment inespéré de faiblesse : il s’est approché, se gardant bien de parler le premier, ou d’interrompre une si salutaire émotion. Sa prudence est récompensée. Ahab se tourne vers lui :

— Starbuck !

— Capitaine !

Ah ! Starbuck !… quelle douceur dans l’air ! quelle sérénité dans le ciel !… C’est par une matinée comme celle-ci qu’à dix-huit ans je harponnai ma première baleine. Il y a quarante ans de cela, — quarante années de pêche continuelles, de privations, de périls, de tempêtes, — quarante années sur l’impitoyable mer ! De ces quarante ans, je me trompe, j’en ai passé trois à terre. Quand je pense à la vie que j’ai menée !… à cette solitude austère, à cet esclavage sans fin que l’exercice de l’autorité nous impose... quand je pense à cette jeune fille que j’épousai, déjà vieux, et que je dus quitter le lendemain même des noces pour me rendre au cap Horn, ne laissant sur l’oreiller conjugal que l’empreinte d’une seule tête… à cette veuve, mon ami, car en l’épousant je l’ai faite veuve !… veuve, Starbuck, avec un mari qui vit encore !… quand je réfléchis de plus à cette fureur, à ces rages permanentes au milieu desquelles ces quarante années se sont passées, toujours sur la trace de quelque proie après laquelle je m’acharnais Et quand je me demande pourquoi ?… Regardez, Starbuck ! regardez ce pauvre corps mutilé… regardez ces cheveux gris qui retombent sur mes yeux et me font pleurer malgré moi… Qu’ils ont blanchi depuis quelque temps !… Je suis donc bien vieux, Starbuck ?… Je me sens si faible sous le fardeau qui m’écrase… Il me semble que je suis Adam, et que j’ai sur les épaules tous les siècles écoulés depuis la sortie du paradis… Amère raillerie de ces cheveux blancs ! — Ai-je donc tant vécu de la vraie vie, de la vie heureuse, pour me trouver tout à coup si vieux ?… Plus près, plus près de moi, Starbuck… Laissez-moi contempler un œil humain… Cela vaut mieux que regarder le ciel ou la mer… C’est un miroir magique, homme, que votre œil… J’y vois ma femme… mon enfant… la terre et sa verdure… le foyer et son doux éclat… Starbuck, vous ne quitterez plus le bord… Quand je donnerai chasse à Moby Dick, restez, mon ami, restez sur le vaisseau… De tels hasards ne sont plus faits pour vous…

— Ah ! capitaine… noble âme, cœur généreux après tout… Pourquoi vous plus que moi, pourquoi l’un ou l’autre, ou tous deux, nous acharner après cet odieux poisson ?… Ne parlons plus de moi seul. Quittons ensemble ces mers fatales !… Moi aussi j’ai une femme et des enfans bien-aimés… Partons !… Laissez-moi commander qu’on vire de bord. Quel bonheur de revoir notre vieux Nantucket !… Même là, on trouve des journées comme celle-ci.

— Je le sais… je le sais… l’été, le matin… Tenez, à cette heure même, après son sommeil de midi, mon garçon s’éveille… Il est assis sur sa petite couchette. Sa mère lui parle de moi… de ce vieux cannibale ici présent… Elle lui raconte que je suis bien loin, que je reviendrai le faire danser sur mes genoux.

— Et ma Mary, donc ?… Tous les matins, elle doit mener le petit sur la hauteur, afin qu’il voie des premiers blanchir à l’horizon la voile du Pequod… Allons, c’est fini, c’est décidé… En route vers Nantucket !

Mais la face d’Ahab se détourne à ces mots. Il secoue sa tête grise, et de là, comme d’une tige brûlée par les froids, tombe à terre le dernier fruit qu’elle portât encore : bonne pensée qui avorte, fruit doré au dehors, au dedans plein de cendres amères


Il a vu Moby Dick ; il l’a poursuivie, atteinte, combattue. Le premier jour, elle a saisi dans ses mâchoires puissantes la barque d’Ahab, et la barque a cédé, séparée en deux, comme ces énormes barres de fer que les ciseaux d’une forge coupent sans le moindre effort. Ahab, précipité dans les flots, et ses Indiens, cramponnés aux deux fragmens de leur pirogue rompue, ont failli périr, enveloppés par la baleine dans le cercle rapide qu’elle décrivait autour d’eux, tourbillon factice dont elle rétrécissait, à chaque évolution, les mortelles spirales. Le Pequod, venant se placer entre eux et leur redoutable ennemi, les a sauvés et repris à bord. Ahab est remonté sur son navire, exaspéré par ce premier échec, mais bien déterminé à renouveler le combat. Le lendemain, la chasse a repris de plus belle. Trente hommes qui composent l’équipage du Pequod ont fini, sous l’impulsion d’un vouloir énergique, par s’associer à l’ardente haine de leur chef. Eux aussi veulent vider ce duel à mort ; ils ont équipé les barques de rechange, et, lorsque Moby Dick, bondissant hors des flots, leur apparut à la marge bleuâtre de l’horizon, c’est un cri de triomphe qu’ils ont poussé, cri terrible que la voix d’Ahab, précipitant ses ordres, dominait encore. Le monstre est entouré. Les dards, les lances, les harpons pleuvent sur ses larges flancs, qui se hérissent d’acier. Il se débat dans les replis et les nœuds de trois cordes qui, clouées à sa chair épaisse, s’enroulent autour de lui, de plus en plus inextricables ; mais par un dernier élan, par une dernière charge irrésistible, Moby Dick s’est débarrassée de ses trois ennemis, entrechoquant et brisant les barques, balayant les bancs de rameurs, et, d’un coup de son énorme tête, envoyant par les airs le canot d'Ahab. L'indomptable capitaine, que le Pequod retrouve cramponné à un débris de sa barque, n'est pas plus tôt monté sur le pont, qu'il s'informe de la direction prise par Moby Dick, et ordonne de mettre au vent toutes voiles pour la rejoindre. Cependant il est frappé au cœur par un sinistre présage.

Entre Fedallah et lui, comme entre Macbeth et les sœurs barbues, existent des rapports d'un ordre surnaturel. Le parsi lui a prédit une mort violente, mais sous deux conditions : d'abord Fedallah doit prendre les devans ; ensuite, une fois mort, il doit réapparaître au capitaine du Pequod. Or, après la lutte du second jour, Fedallah, sans qu'on s'explique sa disparition, ne s'est plus retrouvé parmi l'équipage.

Maintenant voici la troisième et suprême journée, celle qui semble devoir tout décider. Au lever du jour, Moby Dick n'est plus en vue. Les heures s'écoulent, — il est près de midi ; elle n'a pas encore été signalée. Ahab réfléchit alors que la baleine blanche, frappée de tant de coups, garrottée de tant de liens, n'a pas dû voyager avec sa rapidité habituelle, et que dans son aveugle élan, servi d'ailleurs par la brise qui enfle ses voiles, le Pequod doit l'avoir dépassée. Il ordonne alors de virer, et revient sur ses pas à la rencontre de cette formidable ennemie. Ils se rencontreront cette fois face à face et seule à seul, car, dès le début du combat, les deux barques des seconds sont chavirées par Moby Dick ; celle d'Ahab résiste seule à ce premier choc, et bientôt elle est bord à bord avec l'ennemi. À ce moment, le flanc de Moby Dick est hors de l'eau, et là, maintenu par le réseau des cordes entrecroisées et nouées qui enveloppent depuis la veille sa masse énorme, le cadavre du parsi apparaît à demi-nu sous ses noirs vêtemens en lambeaux ; ses yeux ternes et fixes, tournés vers Ahab, semblent lui dire que la prédiction s'accomplit. À cette vue, l'intrépide capitaine sent ses mains prêtes à lâcher le harpon qu'il brandissait sur Moby Dick ; mais cette faiblesse n'arrête qu'un instant l'arme meurtrière, et la barque d'Ahab, entourée de requins qui, préludant ainsi à d'autres festins, essaient leurs dents sur les rames des matelots, poursuit encore la baleine blessée. Celle-ci, renonçant à la lutte, s'éloigne sans répondre à cette dernière attaque.

Ahab se trouve ainsi ramené près du Pequod, assez près pour distinguer Starbuck accordé aux lisses, et lui enjoindre de le suivre à distance. Il voit en même temps Tashtego, Daggoo et Queequeg monter aux trois mâts, tandis que Flask et Stubb s'occupent, sur le pont, à faire réparer leurs barques avariées. Enfin, dans ce moment décisif, il avise que le pavillon est tombé du grand mât, et il ordonne à Tashtego d'y en élever un autre. Moins que jamais, à cette heure, il voudrait avoir l'air de baisser pavillon.

Encore une fois les deux ennemis se joignent. Le harpon d'Ahab plonge dans le corps de Moby Dick, comme dans un marais aux fanges épaisses. La baleine se retourne alors pour combattre ; mais ses yeux obliques, méconnaissant l'ennemi placé en face d'elle, ne lui montrent que la masse noire du Pequod, et c'est vers lui qu'elle s'élance, poussant en avant, comme un irrésistible bélier, son large front blanc sillonné de rides. Fascinés à l'aspect du monstre qui arrive sur eux, chassant devant lui un large demi-cercle de bouillonnante écume, Starbuck et ses collègues, les trois harponneurs placés en vigie, l'équipage tout entier, attendent, immobiles, le choc prévu. Les deux masses se heurtent. Le Pequod s'entrouvre, les flots pénètrent dans ses flancs avec un bruit sourd. La baleine, étourdie par la force du coup, glisse sous la quille, et va reparaître à l'autre extrémité du navire, où elle demeure un instant à l'état de masse inerte. Ahab, furieux, désespéré, a profité de ce moment pour la rejoindre. Il la frappe une dernière fois. Une dernière fois Moby Dick entraîne, stimulée par cette nouvelle blessure, le harpon qui dévide après lui une corde brûlante… Cette corde dévie un moment et sort de sa rainure… Ahab se penche pour la rajuster ; un des anneaux qu'elle forme et déroule en une seconde s'enlace autour de son cou. C'en est fait de l'intrépide vieillard, qui disparaît aux yeux de ses compagnons avec la rapidité muette de ces éclairs que la foudre ne suit point.

Moby Dick a plongé, entraînant ainsi avec elle sous les flots où elle va mourir, son ennemi déjà mort. Quant au Pequod, les rameurs d'Ahab n'entrevirent plus, à travers l'écume de toutes parts soulevée, que sa forme vague, et comme son ombre, couchée sur les flots prêts à l'engloutir. Bientôt la pointe du grand mât fut seule hors de l'eau ; — le pavillon d'Ahab, le pavillon rouge y flottait encore, car Tashtego, fidèle à la consigne, continuait bravement à l'y clouer. Un faucon de mer qui planait depuis quelques instans, avec l'instinct des oiseaux de proie, au-dessus du navire près de faire naufrage, crut pouvoir saisir au vol ce vestige flottant dont la couleur brillante agaçait ses yeux ; — mais au moment où son aile se collait à l'extrémité du mât, un dernier coup de marteau vint l'y fixer. On eût dit que le Pequod, semblable à Satan, ne voulait prendre la route de l'enfer qu'en y entraînant avec lui un des habitans du ciel. Sur l'oiseau et sur le navire engloutis, la mer se referma, paisible et sereine, les cachant sous ce vaste linceul, toujours le même depuis cinq mille ans…


Est-ce un roman, est-ce un livre positif, plein de souvenirs et de réalité, que nous avons tenté de résumer en quelques pages ? D'autres que nous décideront cette question. L'auteur, M. Herman Melville, est un des conteurs les plus populaires aux États-Unis. En Angleterre même, quelques-uns de ses livres ont obtenu depuis quelques années une certaine vogue ; les premiers surtout (Typee et Omoo), peintures animées des mœurs insulaires polynésiennes, venant à paraître au moment où les luttes de la Grande-Bretagne et de la France, relativement au protectorat des îles Marquises, préoccupaient l'attention publique, participèrent de la popularité acquise alors aux déportemens du missionnaire Pritchard et de la grande reine Pomaré.

Une fois en possesion d'une renommée qui lui donnait libre carrière, M. Herman Melville en a profité pour étendre le champ de ses conquêtes littéraires, et, comme tant d'autres, revendiquer les bénéfices en même temps que les dangers d'une individualité et d'une originalité plus complètement accusées. Nous ne l'en blâmerions point, il s'en faut, si, dans l'essor trop peu modéré qu'il a pris ainsi, il ne nous semblait s'être aventuré un peu plus loin que de raison. Sa verve incontestable, la valeur pittoresque de son style, l'imprévu de ses conceptions, gagneraient, selon nous, à être maintenus sous le contrôle d'un bon sens plus rigoureux, d'un goût plus épuré ; puis, comme Nathaniel Hawthorne, auquel est dédié l'ouvrage que nous venons d'analyser, M. Herman Melville s'est imbu, peut-être plus qu'il ne faudrait, de la prestigieuse philosophie dont Emerson est l'apôtre inspiré. Cette philosophie, nous la goûtons et nous l'adoptons très-volontiers dans ses origines comme dans ses conclusions, mais avec cette réserve cependant, qu'elle ne vienne pas, se mêlant aux réalités de l'ordre le plus positif, — par exemple à des récits de pêche, — introduire des créations purement allégoriques (fantastiques si l'on veut) au milieu de créatures en chair et en os que le voisinage de ces fantômes finit par dénaturer étrangement.

Nous pensons aussi que M. Herman Melville eût gagné à ne point user autant de ces excentricités purement extérieures qui consistent dans une grande prodigalité de titres bizarres, de digressions inattendues, de bibliographie à contre-temps, d'érudition superflue. Il avait assez de talent naturel, d'esprit argent comptant, d'invention réelle pour dédaigner ces semblans dont on a trop abusé à notre époque. Cependant, avec ces réserves, nous n'hésitons pas à reconnaître que l'auteur de Redburn, Mardi, White-Jacket et de the Whale s'est placé à un rang distingué parmi les romanciers américains qui continuent de nos jours, Brockden Brown, Washington Irwing et Fenimore Cooper.

  1. De lower, abaisser. — On désigne ainsi la mise à l'eau des chaloupes suspendues au flanc du navire.