Chansons choisies d’Eugène Imbert/Mon voisin

La bibliothèque libre.
Chansons et chansonniers, Texte établi par Henri AvenelC. Marpon (p. 340-342).

Vous le savez probablement :
Depuis tantôt dix ans j’habite
Le vingtième arrondissement.
On n’y vit pas en cénobite ;
On voisine et de temps en temps
Je vais flâner avec délice
Et passer quelques doux instants
Chez un vieil ami sans malice.
Il me parle des jours passés ,
C’est le seul sujet qui lui plaise.
Eh ! parbleu, vous le connaissez
Mon voisin : le père Lachaise.
Vous fait-il peur ? Sachez-le donc,
Ce n’est pas un vieillard morose.
Dans son jardin, près du chardon,
En juin fleurit aussi la rose.
Puis, le pinson, le rossignol,
En dépit des murs et des grilles,
Lancent, sans dicze ni bémol.
Leurs feux d’artifice de trilles,
Scntez-voiis l’espoir chanceler
Dès que sur vous le malheur pèse ?
Il est prêt à vous consoler.
Mon voisin le père Lachaise.
Incapable d’une noirceur.
Et muet, malgré son mérite,
Il ne fut jamais confesseur
D’un roi ni d’une favorite.
De reproches et de sermons
Il n’a pas la tôte remplie ;
Des vains hochets que nous aimons
Il nous pardonne la folio.

Il laisse notre jeune ardeur
Plonger dans l’humaine fournaise ;
Il sait où conduit la grandeur,
Mon voisin le père Lachaise.
Beaucoup de doute, un peu de foi,
Voilà pour sa bibliothèque.
La Fontaine, Raspail et Foy
Valent bien Moïse et Sénèque.
En fin matois qui s’y connaît.
Cachant ses leçons sous le liewe,
Il rit des dieux avec Volney,
Il rit des sots avec Molière ;
Il expose à ses visiteurs.
Toute la pléiade française :
Il aime trop les bons auteurs,
Mon voisin le père Lachaise.
Gens de travail, gens de loisir.
Que la terre soit blanche ou verte,
II vous accueille avec plaisir,
Et, pour vous, sa porte est ouverte.
Il abrite, sous ses tilleuls,
L’enfance aux bonheurs éphémères.
Et les soupirs des grands aïeuls
Répondent aux soupirs des mères.
Mais, sitôt qu’un clair soleil luit,
Comme il berce, comme il apaise
Ceux qui viennent dormir chez lui.
Mon voisin le père Lachaise.
Il est bien seul, durant l’hiver.
Et semble gémir sous les branches ;
Mais, dès qu’Avril pousse un brin vert,
Que de visites, les dimanches !
En face, on voit des cabarets
Où de bons amis, en famille,

Tâchent de noyer leurs regrets
En buvant frais sous la charaiilJe.
Pendant qu’à leurs joyeux repas
Ils s’arrosent de Beaune à seize,
Allez voir — mais n’y restez pas —
Mon voisin le père Lachaise.