Monsieur Croche/L’Oubli

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Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 111-112).

XIX

L’OUBLI.

Vraiment certains morts sont trop discrets et attendent trop longtemps la mélancolique réparation qu’est la gloire posthume.

Pour soulever le voile de la mort, il faut des mains scrupuleuses, et généralement les exhumations sont faites par des mains maladroites ou soupçonneuses, qui rejettent dans l’oubli ces pauvres fleurs funèbres, guidées par un vilain et secret égoïsme. À vrai dire, le monument de gloire qu’est J.-S. Bach nous cache Haendel : de celui-ci on ignore des oratorios plus nombreux que les sables de la mer ; comme ceux-ci ils contiennent plus de cailloux que de perles ; il n’en est pas moins sûr qu’avec de la patience et du goût, on y trouverait de l’intérêt.

Un autre maître (pour celui-là c’est l’oubli sans phrase), Alessandro Scarlatti, fondateur de l’École Napolitaine, est tout à fait stupéfiant par le nombre et la diversité des œuvres qu’il écrivit. On croit rêver quand on constate que, né en 1659, il avait écrit vers 1715 plus de cent six opéras ! sans compter tout ce qui peut s’écrire en musique. — Seigneur ! que cet homme devait être doué, et où pouvait-il prendre le temps de vivre ? — Nous connaissons de lui une Passion selon saint Jean qui est un petit chef-d’œuvre de grâce primitive, où la façon d’écrire les chœurs a la couleur d’or pâle, qui cernait si joliment le profil des vierges qu’on voit aux fresques du temps. C’est beaucoup moins fatigant à entendre que l’Or du Rhin, et l’émotion apaisée qui s’en dégage est doucement réconfortante. Je ne sais pas comment cet homme trouva le temps d’avoir un fils et d’en faire un claveciniste distingué. Il est encore goûté à notre époque sous le nom de Domenico Scarlatti.

Il y en a d’autres encore… Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de contribuer à l’histoire de la musique. Seulement je voulais insinuer qu’on a peut-être tort de jouer toujours les mêmes choses, ce qui peut faire croire à de très honnêtes gens que la musique est née d’hier, tandis qu’elle a un Passé dont il faudrait remuer les cendres : elles contiennent cette flamme inéteignable à laquelle notre Présent devra toujours une part de sa splendeur.