Montesquieu (Albert Sorel)/CHAPITRE VIII

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 135-148).

CHAPITRE VIII

CRITIQUE ET DEFENSE DE L’ESPRIT DES LOIS
DERNIÈRES ANNÉES DE MONTESQUIEU
SON INFLUENCE EN EUROPE SOUS L’ANCIEN RÉGIME
SES VUES SUR LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS

l'Esprit des lois fut imprimé à Genève, où il parut, au mois de novembre 1748, en deux volumes in-4o. Il n’y avait point de nom d’auteur ; mais tout le monde y mit celui de Montesquieu. Le livre se trouva, en France, dans les mains de tous les honnêtes gens, bien que la censure n’en eût point autorisé la circulation. Le succès fut très vif. Les critiques ne manquèrent pas. Montesquieu était trop simplement grand homme, pour ne pas faire d’envieux. Il heurtait trop de préjugés et déroutait trop d’habitudes pour ne pas soulever de protestations. Il heurtait surtout le préjugé de la raison pure et déroutait le bel arbitraire des réformateurs sur la table rase. Cette école de spéculateurs a toujours été rebelle à l’expérience. Elle condamna l'Esprit des lois sans l’entendre, et la méthode historique sans essayer de l’appliquer.

Montesquieu avait un ami dans cette école. C’était Helvétius : il composa un traité sur l’esprit en général, mais il ne comprit point celui de Montesquieu. Il avait de l’aplomb, à défaut de profondeur ; il résuma, en quelques lignes, toutes les objections des abstracteurs de politique contre l'Esprit des lois : « Vous prêtez souvent au monde une raison et une sagesse qui n’est au fond que la vôtre… Un écrivain qui voulait être utile aux hommes devait plus s’occuper de maximes vraies dans un ordre de choses à venir, que de consacrer celles qui sont dangereuses… Je ne connais de gouvernements que de deux espèces : les bons et les mauvais ; les bons sont encore à faire. » Helvétius trouvait que Montesquieu apportait trop de complications dans la politique, que son hygiène était trop lente, et qu’elle exigeait trop de patience de la part du médecin, trop de vertu de la part du malade. Pourquoi tant de conseils minutieux, de diète et de régime ? Une bonne formule était si aisée à trouver et une bonne panacée si facile à prendre ! « Mon intention, » disait Montesquieu de quelqu’un qui le critiquait ainsi, « a été de faire mon ouvrage et non pas le sien. » Helvétius, qui redoutait l'Esprit des lois pour la réputation de son ami, se serait bien trouvé de l’échange.

Montesquieu s’était montré méprisant de la ferme, des fermiers et des traitants de toute espèce. Il y en eut un qui voulut se venger : il se nommait Claude Dupin, et il compila en 1749 des Réflexions sur quelques parties d’un livre intitulé de l’Esprit des lois. Ce titre était d’un sot, et le livre valait le titre. « Si vous prétendez à quelque place, disait Dupin, vous ferez bien de prendre une autre route ; celle-ci ne vous y conduirait pas. » La place où prétendait Montesquieu était de celles dont les Dupin ne disposent pas. « Me voilà, écrivait-il à un ami, cité au tribunal de la maltôte… » Dupin n’osa pas pousser l’affaire jusqu’au bout, et se contenta de faire circuler ses deux volumes sous le manteau. Il se rencontrait, dans ce factum, sinon des réflexions, au moins des remarques justes. Montesquieu n’était point sans inadvertances et sans distractions. Dupin releva ces erreurs, et Voltaire, plus tard, en fit son profit dans les écrits qu’il composa sur Montesquieu, l’A B C en 1768, et le Commentaire sur l’Esprit des lois en 1777.

Voltaire préparait l'Essai sur les mœurs lorsque parut l'Esprit des lois. Il semble que ce chef-d’œuvre l’ait gêné. Il n’aimait point Montesquieu. Montesquieu montrait peu de goût pour Voltaire, ne voyant guère en lui qu’un polisson de lettres : « Il serait honteux pour l’Académie que Voltaire en fût, et il lui sera quelque jour honteux qu’il n’en ait pas été. » « Il a trop d’esprit pour m’entendre », ajoutait Montesquieu. Voltaire n’écouta qu’à demi et n’entendit qu’à moitié. Il s’arrêta aux pointes, et aperçut à peine le fond. Il loua Montesquieu lorsqu’on l’attaquait, il l’attaqua lorsqu’on le louait, l’écorchant toujours, même en paraissant le caresser, et couvrant ensuite la plaie de petites fleurs. C’est de lui pourtant cette belle parole qui corrige bien des épigrammes : « Le genre humain avait perdu ses titres, M. de Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus. »

Ce que Voltaire goûta le plus dans l'Esprit des lois, c’est l’opposition que ce livre souleva de la part du clergé. Les jésuites le condamnèrent, en y mettant des formes, dans le Journal de Trévoux ; les jansénistes l’attaquèrent avec acrimonie, dans les Nouvelles ecclésiastiques, aux mois d’avril et d’octobre 1749. Les uns et les autres entreprirent Montesquieu sur le Spinozisme, sur les climats, sur les stoïciens, sur le suicide, sur Montezuma, sur la polygamie, sur le divorce et sur Julien l’Apostat. Mais ce n’étaient que leurs escarmouches d’avant-postes. Ils portèrent le fort de leur polémique sur le chapitre de la religion, qui était, de leur côté, le faible de la place, et sur celui de la tolérance, où Montesquieu avait lui-même ouvert la brèche. Montesquieu, disaient-ils, considère toutes les religions comme des choses de police ; il ne distingue point la véritable, qui a tous les droits, des fausses, qui n’en ont aucun. Ils le notèrent d’impiété et le convainquirent de contradictions. « Les parenthèses que l’auteur met pour nous dire qu’il est chrétien, écrivait le Nouvelliste, sont de faibles garants de sa catholicité. L’auteur rirait de notre simplicité si nous le prenions pour ce qu’il n’est pas. » Montesquieu inclinait à tolérer les huguenots en France et à interdire les missions en Chine, c’était précisément le contraire de ce que voulaient le Journal de Trévoux et les Nouvelles ecclésiastiques. Ils en conclurent que l'Esprit des lois « donnait gain de cause aux anciens et aux nouveaux persécuteurs de la religion chrétienne ». Le janséniste termina par une bonne dénonciation et par un appel au bras séculier contre un livre « qui apprend aux hommes à regarder la vertu comme un mobile inutile dans les monarchies ».

Montesquieu était sensible à ce genre d’insinuations. Il publia une Défense de l’Esprit des lois, qui parut au mois d’avril 1750. Le morceau est brillant et d’une belle ironie. Montesquieu rétablit sa pensée dénaturée par des citations fragmentaires. Il triomphe sur la plupart des critiques de détail ; mais il n’a point raison des critiques de fond. Il lui aurait fallu, pour établir son orthodoxie et faire sa soumission, désavouer le principe même de l'Esprit des lois et brûler la moitié de l’ouvrage. Il ne s’y résigna point, et finit par où il aurait dû commencer : le dédain. « Ce n’est rien, écrivait-il à un ami, de condamner le livre, il faut le détruire. » La Sorbonne n’était pas de taille. Elle se saisit de l’affaire ; mais les docteurs ne purent s’accorder sur les principaux chefs d’accusation. On dénonça l’ouvrage à l’assemblée du clergé ; elle n’écouta qu’avec distraction les dénonciateurs. La congrégation du Sacré Collège mit le livre à l'index : on en parla peu, et personne n’y fit attention. Malesherbes, entre temps, avait pris la direction de la librairie et levé l’interdit qui arrêtait l'Esprit des lois à la frontière. Ce chef-d’œuvre du génie français reçut ainsi, à la fin de 1750, ses lettres de naturalisation. Il en fut fait vingt-deux éditions en moins de deux ans, et on le traduisit dans toutes les langues.

Les Italiens s’en montrèrent enthousiastes ; les Anglais y rendirent un éclatant hommage. Le roi de Sardaigne le fit lire à son fils. Le grand Frédéric, qui avait annoté les Considérations sur les Romains, ne laissa point de faire quelques réserves sur l'Esprit des lois. « M. de Maupertuis m’a mandé, écrivait Montesquieu, qu’il (Frédéric) avait trouvé des choses où il n’était pas de mon avis. Je lui ai répondu que je parierais bien que je mettrais le doigt sur ces choses. » Mais Frédéric, qui prenait son bien où il le trouvait, n'eut garde cependant de négliger les leçons de Montesquieu, et l’on peut commenter par l’histoire de son gouvernement de la Silésie les sages maximes de l'Esprit des lois sur les conquêtes.

Montesquieu put goûter toute sa gloire. Il vieillit environné de l’admiration de l’Europe. Il n’écrivit plus guère. Un beau fragment stoïcien, Lysimaque, l’aimable roman d’Arsace et Isménie, un Essai sur le goût destiné à l'Encyclopédie, sont tout ce qui reste de ses dernières années. Il partageait son temps entre Paris et La Brède, jouissant de son bien, jouissant davantage de la société de ses amis. Il devenait aveugle et supportait avec sérénité cette grande épreuve. « Il me semble, disait-il, que ce qu’il me reste encore de lumière, n’est que l’aurore du jour où mes yeux se fermeront pour jamais. » Il entrait dans le dessein de sa vie et dans son sentiment intime de mourir, comme il l’avait dit, « du côté de l’espérance ». Il avait l’âme stoïque ; il finit en chrétien déférent et respectueux. Il expira à Paris le 10 février 1755 : il avait soixante-six ans.

Sa gloire n’était point surfaite. Elle ne fit que s’affermir et s’élever avec le temps. Il se préoccupait fort du jugement de la postérité et de l’avenir de son livre. « Mon ouvrage, disait-il, sera plus approuvé que lu. » Il aurait pu ajouter : plus souvent lu que compris, et plus souvent compris qu’appliqué. Son hygiène hippocratique, dédaignée des spéculatifs, irritait les empiriques. Il conseillait aux princes la modération, et tous les gouvernements, en Europe, tendaient à se corrompre par l’abus du pouvoir. Le courant était au despotisme éclairé, dans la pratique, au droit naturel dans la doctrine. Les penseurs et les politiques prirent dans Montesquieu ce qu’ils trouvèrent à leur portée : sa méthode leur échappa. On les voit invoquer son autorité dans le détail, et méconnaître son esprit ; appliquer des réformes qu’il conseille et enfreindre les règles qu’il prescrit.

D’Alembert fit son Éloge et y ajouta une Analyse de l’Esprit des lois, où il tire le livre et l’auteur du côté de l'Encyclopédie. Beccaria, qui s’inspire des chapitres sur les lois criminelles, est un pur jurisconsulte : il déduit et n’observe point. Filangieri imite Montesquieu et prétend le corriger : « Montesquieu s’occupe de montrer les raisons de ce qu’on a fait ; et moi je tâche de déduire les règles de ce qu’on doit faire. » Bielfeld prend à Montesquieu toute l’essence de ses Institutions politiques ; mais il la noie dans le droit naturel et tâche de concilier, par cette mixture, l'Esprit des lois avec le système de Wolf.

Les princes en usent comme les philosophes. « Son livre est mon bréviaire », dit la grande Catherine. Elle en fait des extraits, qu’elle livre aux méditations de sa pompeuse commission du code russe ; mais si elle prodigue à ses sujets des maximes d’apparat sur l’égalité et la liberté humaines, elle se pénètre, dans la pratique, de cette règle du maître : « qu’un empire étendu suppose naturellement un pouvoir illimité dans celui qui gouverne » ; elle en conclut que le meilleur moyen de soutenir l’État russe est d’en fortifier le principe, c’est-à-dire l’autocratie. Les auteurs du code prussien de 1792 ne laissent point de subir l’influence de l'Esprit des lois. L'ensemble de leur ouvrage ne respire que le despotisme éclairé ; mais ces collèges administratifs se contrôlant et se contenant les uns les autres ; cette espèce d’inamovibilité des agents de l’État, qui leur assure l’indépendance ; cette part considérable faite aux nobles dans l’administration communale ; ce maintien rigoureux de la hiérarchie et des castes ; cette interdiction faite aux gentilshommes d’exercer le commerce, rappellent les mesures que Montesquieu proposait pour conserver le principe de la monarchie.

En France, Montesquieu passait toujours pour séditieux près des pédants et des dévots. Ils l’accusaient d’ébranler l'autel et le trône. Crevier entreprit de le démontrer, avec pièces à l’appui, et publia en 1764 un volume intitulé : Observations sur le livre de l’Esprit des lois. Crevier savait l’histoire ancienne et n’eut pas de peine à prendre, ça et là, Montesquieu en défaut. Il avait l’esprit naturellement lourd, il eut encore moins de peine à en fournir la preuve. Il reprit la thèse des Nouvelles ecclésiastiques : ne voyant dans Montesquieu qu’un littérateur avide d’une gloire malsaine, il ne découvrit dans l'Esprit des lois que l’esprit de vanité, de paradoxe et de faction. « À force d’être ami des hommes, disait-il, l’auteur de l'Esprit des lois cesse d’aimer autant qu’il le doit sa patrie… L’Anglais doit être flatté en lisant cet ouvrage, mais cette lecture n’est capable que de mortifier les bons Français. »

Crevier disait vrai quand il parlait ainsi des Anglais. Ils se montraient flattés du livre ; ils faisaient mieux : ils en profitaient. Ils pratiquaient, jusque-là, leur constitution sans l’analyser. Montesquieu leur donnait la raison d’être de leurs lois. Il forma parmi eux des disciples. Blackstone procède de lui, et tous les commentateurs de la constitution anglaise relèvent de Blackstone. Il y faut comprendre le Genevois De Lolme ; son ouvrage, qui parut en 1771, donna la description détaillée de ce régime, dont Montesquieu n’avait présenté que les principes et les maximes.

Bien avant que les Européens songeassent à approprier ces maximes aux anciennes institutions monarchiques du continent, les Américains, par une expérience plus hardie, les avaient appropriées à la démocratie. Montesquieu avait pressenti que les colonies américaines de l’Angleterre se détacheraient de la métropole, et il avait indiqué la forme fédérative comme le seul moyen de concilier ces éléments que l’antiquité n’avait point réunis : l’étendue des frontières, la démocratie et la république. Washington connaissait l'Esprit des lois, et l’influence de ce livre sur les auteurs de la constitution des États-Unis ne saurait être contestée. Les Américains se sont éclairés des vues de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs ; ils ont placé la démocratie dans les États de l’Union, dont le territoire est restreint ; ils ont placé la république dans la fédération de ces États. Ils ont pu organiser cette démocratie et cette république parce qu’ils en avaient les mœurs : ils gardaient de leurs origines puritaines le sentiment religieux très intense, la soumission à la règle, le renoncement à soi-même, qui étaient, selon Montesquieu, l’essence des vertus républicaines. Tout en modifiant la disposition des lois conseillées par Montesquieu aux républiques, ils justifiaient sa pensée fondamentale, et complétaient son œuvre.

Ces traditions et ces mœurs, qui faisaient la force des Américains dans leur révolution, n’existaient point en France. On y était plus près, tout compte fait, de la Rome de César que de l’Angleterre de Cromwell. Lorsque Montesquieu pensait à la France, il ne pensait jamais ni à la démocratie ni à la république. C’est, disait-il, dans les anciennes lois françaises que l’on trouve l’esprit de la monarchie. Il ne songeait point à transporter dans sa patrie les institutions anglaises : c’eût été contraire à son système sur les climats ; il ne songeait qu’à ramener à leur principe propre les « lois fondamentales » des Français.

Un roi contenu par des corps privilégiés et dépendants ; point d’États généraux, mais une magistrature gardienne des lois fondamentales ; une noblesse à laquelle le négoce est interdit ; point de grandes compagnies de commerce, qui détruiraient la hiérarchie des corps intermédiaires, en plaçant d’un côté la puissance politique et de l’autre la richesse ; un gouvernement paternel, éclairé, intelligent, menant les Français, non seulement avec bonté, mais avec esprit : ne cherchant point à gêner leurs manières, afin de ne point gêner leurs vertus : évitant surtout de les ennuyer, car c’est ce qu’ils supportent le moins : leur laissant faire les choses frivoles sérieusement et gaiement les choses sérieuses ; de l’honneur partout, de la tolérance pour les croyants, de la gloire pour les gentilshommes, de la liberté civile pour le peuple ; point d’expéditions lointaines, peu de colonies ; plus de ces entreprises qui n’augmentent la puissance absolue qu’aux dépens de la relative ; de la modération enfin, au dehors, comme au dedans, « la France étant précisément de la grandeur qu’il faut » ; voilà, selon Montesquieu, l’idéal de la monarchie française. De bons rois et de sages ministres sont le grand ressort de ce gouvernement. La France a fourni d’illustres exemplaires des uns et des autres : Charlemagne, qui domine toute l’histoire ; saint Louis, « la loi, la justice, la grandeur d’âme » ; Louis XII, « le meilleur citoyen » ; Henri IV, « qu’il suffit de nommer », et Coligny, Turenne, Catinat ; puis, pour le contraste et la démonstration par le pire, Richelieu, Louvois, Louis XIV : le despotisme et ses instruments de règne.

Montesquieu esquisse cet idéal et ne s’aperçoit pas que la France, telle qu’il la décrit, rend impossible la France telle qu’il la conçoit. Il voudrait rendre du nerf à des institutions qui se meurent : le principe en est corrompu, et il a démontré lui-même que, quand le principe se corrompt, le gouvernement touche à sa ruine. La couronne a tout nivelé et tout envahi. Elle a concentré tous les pouvoirs et rapproché tous les rangs, en les aplatissant devant soi. Les nobles sont déchus à l’état de courtisans : or, « l’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, l’espérance de ses faiblesses, et, plus que tout cela, le ridicule perpétuel jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractère du plus grand nombre des courtisans, marque dans tous les lieux et dans tous les temps ». L’honneur même ne supplée pas les vertus qui leur manquent : leur honneur, bâtard et servile, n’est qu’une forme de leur abaissement. « On peut être à la fois couvert d’infamie et de dignités… » Cette noblesse « tient à honneur d’obéir à un roi, mais regarde comme la souveraine infamie de partager la puissance avec le peuple. » Le voulût-elle, elle ne le pourrait point. « Son ignorance naturelle, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil », l’en rendent incapable. Les parlements, discrédités par la couronne, ne sauraient remplacer la noblesse. Tout s’en va, et c’est par la chute des contreforts que s’annonce l’écroulement de l’édifice.

On le vit bien sous Louis XVI, lorsque l’on essaya de gouverner selon le plan de Montesquieu, en rendant l’autorité aux parlements et l’influence aux privilégiés. Ils invoquèrent contre Turgot et ses réformes les maximes de l'Esprit des lois, et achevèrent, en combattant ces réformes, de précipiter la révolution. Cet essai de retour vers l’ancien régime ne conduisit qu’à rendre la monarchie plus impopulaire et les privilégiés plus odieux.

Sur un seul point, dans la politique étrangère, les conseils de Montesquieu prévalurent et produisirent leur bienfait. La politique de Vergennes est une excellente application de l'Esprit des lois à la diplomatie. Quand on lit les mémoires que ce sage ministre adressait à Louis XVI, à propos de la succession de Bavière, on croit lire un développement de cette phrase qui termine le chapitre de la guerre, au livre du droit des gens : « Que l’on ne parle pas surtout de la gloire du prince ; sa gloire serait son orgueil ; c’est une passion et non pas un droit légitime. Il est vrai que la réputation de sa puissance pourrait augmenter les forces de son État ; mais la réputation de sa justice les augmenterait de même. »

Cela nous amène à la Révolution française, que Montesquieu n’avait pas prévue, qu’il contribua cependant à préparer, et qu’il inspira souvent, sans la gouverner jamais.