Contes héroïques/06

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Morituri…



Vers la mi-septembre, après la retraite des Allemands, Geneviève put revenir au petit château que ses parents et elle avaient quitté une semaine auparavant sur les avis de l’autorité militaire. Une vieille paysanne qui servait de concierge la reçut à la porte du jardin, et la pauvre femme, sa main tremblante tendue vers les pelouses dévastées et vers les bâtiments criblés de balles, pouvait à peine parler.

— On s’est battu, mademoiselle Geneviève… on s’est battu comme des fous. Il y avait une cinquantaine de Français, qui sont restés là pendant quatre jours. Et puis les Prussiens ont attaqué. Ah ! ce que j’en ai vu des morts, et du sang !… Et puis je me suis cachée… J’avais si peur !…

Geneviève se dirigea seule vers le château, longue bâtisse flanquée d’une aile et habillée de vigne et de jasmin. Tout de suite, dans le vestibule, c’était le chaos effarant, les meubles renversés, les bottes de paille gaspillées, et, dans les salons, le même aspect de bouleversement. Au premier étage les chambres s’alignaient à droite, toutes ouvertes, et montrant aussi le désordre des lits défaits et des matelas jetés sur les tables.

Geneviève hésita devant la porte de l’appartement qu’elle s’était réservé à l’extrémité de ce couloir. Quelle amertume l’attendait dans ces deux pièces paisibles où reposaient tous ses souvenirs d’enfant et tous ses souvenirs d’adolescente ?

Brusquement elle ouvrit et entra.

C’était son boudoir, et, du premier coup d’œil, elle vit que tout était en ordre. Dehors, sur la grande terrasse qui s’étendait en avant des fenêtres, s’accumulaient, contre le parapet de pierre, des sacs de sable. Au delà, dans la campagne familière, les ravages, le hérissement des tranchées. Mais à l’intérieur de la pièce, le calme, l’harmonie, chaque chose à sa place habituelle, les fauteuils rangés comme à l’ordinaire, les bibelots intacts, les rayons chargés de tous leurs livres.

Un seul changement. Sur la table qui s’appuyait au mur, sous son portrait, il y avait des fleurs, des fleurs en quantité, des fleurs pêle-mêle, qui montaient jusqu’au cadre et l’envahissaient, des jonchées de fleurs, dahlias, phlox, asters, roses, reines-marguerites, glaïeuls, géraniums, fleurs mortes déjà, toutes sèches, mais si vivantes encore par la couleur !

Elle sourit en songeant que des mains françaises les avaient cueillies dans son jardin et déposées devant son portrait. Des mains françaises ! Elles n’avaient pas ouvert le tiroir de son bureau, ni desserré les cordons de son sac à ouvrage, ni écarté le petit bloc de cristal qui pesait sur ses papiers. Mais elles lui avaient rendu l’hommage délicat qui pouvait lui plaire.

Et, ayant levé les yeux vers la porte qui faisait communiquer son boudoir avec sa chambre, elle vit qu’un mince cordon de toile était tendu de la porte à la cloison et que deux cachets rouges en scellaient les deux extrémités.

— Ah ! dit-elle, toute troublée, ils ne sont pas entrés dans ma chambre…

— Ah ! dit-elle, toute troublée, ils ne sont pas entrés dans ma chambre…

Une émotion croissante la pénétrait. Elle s’assit et attira contre sa poitrine et contre son visage une brassée de fleurs qu’elle baisa ardemment. Mais elle découvrit ainsi sur la table une lettre que les fleurs dissimulaient. Et cette lettre lui était adressée : « À mademoiselle Geneviève. »

Ayant déchiré l’enveloppe, elle se reporta d’abord à la signature : « lieutenant Davrignat ». C’était pour elle un nom inconnu, le nom sans aucun doute du lieutenant qui commandait le détachement. Elle lut la lettre.

« Mademoiselle,

» Mes hommes étaient si las et la pluie tombait si durement que j’ai cru pouvoir leur donner dans votre demeure le repos et l’abri qu’ils méritaient. Quelques tâches, un peu de boue, ce n’est pas bien grave, n’est-ce pas ? Le sang que nous allons verser par là-dessus effacera tout cela, et la belle demoiselle blonde, ainsi qu’ils vous appellent, nous pardonnera.

» La belle demoiselle blonde ! Depuis quatre jours, nous vivons sous son regard, et c’est sous son regard que nous sommes prêts à nous battre. Tout à l’heure, comme le canon se rapprochait, un à un j’ai fait défiler mes hommes devant vous. Ils avaient cueilli des fleurs, et ils vous les ont offertes,

» Ne riez pas, belle demoiselle blonde. Je vous assure qu’ils n’étaient pas du tout ridicules, mes poilus, avec des fleurs plein les bras, et qu’ils comprenaient fort bien la portée de leur acte et le sens des paroles que je leur ai dites. Ils ont des mères, ils ont des femmes, et des fiancées, et des filles, et des sœurs, et vous étiez tout cela pour eux. Vous étiez la beauté, la grâce, le plus doux parfum de notre pays… la jeune fille de France ! Et alors, on peut bien mourir, n’est-ce pas, pour défendre le toit qui vous abrite, le paysage que vous aimez, le jardin où vous vous promenez, le si joli décor où votre âme s’est éveillée et où vos rêves se poursuivent ?

» Ah ! mademoiselle, si vous saviez comme c’est plus facile de se battre et de se faire tuer pour sa patrie, quand elle prend le visage d’une femme jeune, qui a des yeux souriants et des boucles de cheveux blonds !

» C’est cela que mes hommes ont compris, et c’est à cause de cela qu’ils sont heureux de se dévouer. Et l’ennemi ne passera pas. Il n’entrera pas ici. Il ne brisera pas le ruban fragile tendu devant votre porte et qu’aucun de mes hommes n’aurait voulu rompre. Il ne viendra pas, je vous je jure. Ah ! si je n’ai même pas consenti, par respect pour votre pensée secrète, à feuilleter ces livres où vous soulignez les phrases qui vous émeuvent, comment ne serais-je pas fou de colère à l’idée que quelque officier barbare pourrait mettre la main sur votre portrait, et emporter, comme une proie conquise, l’image de la belle demoiselle blonde pour qui le destin me permet de combattre ?

» Mademoiselle, au bord de la rivière qui baigne le jardin, il y a une prairie où veillent trois grands peupliers. C’est là que ceux d’entre nous qui doivent succomber auront leurs tombes, et, sur leurs tombes, de petites croix avec leurs noms. À votre tour, jetez-y des fleurs, belle demoiselle blonde, et venez quelquefois vous agenouiller près de nous.

» Je vous salue, mademoiselle.

» Signé : Lieutenant Davrignat. »

Au bord de la rivière… le jardin… De toute cette lettre dont chaque ligne l’avait remuée au plus profond de son âme, Geneviève ne retint que ces mots… La prairie… les tombes avec leurs petites croix…

— Ah ! murmura-t-elle en pleurant, des fleurs, je vous en promets à tous, et jusqu’à la dernière heure de ma vie.

Elle descendit en hâte. Elle traversa le jardin. Et voici devant elle la prairie où veillent trois grands peupliers. Et voici les croix, un cimetière de petites croix humbles, faites grossièrement avec des baguettes de saule autour desquelles il y avait un morceau de papier.

— Mon Dieu ! quels noms va-t-elle lire ? Comment s’appellent-ils, ces frères inconnus qui sont morts pour qu’elle vive heureuse ? Jean Duparc… Antoine Rigaud… Vatinel, sergent… Henrion, caporal… Marius Delsol…

À mesure qu’elle avançait, son angoisse devenait plus précise, Avant de s’offrir à ses yeux, et tout en souhaitant la paix éternelle à René Duval, à Philippe Heurtebise, fourrier, à Pierre Le Goff, clairon, à Mathieu Giffard, à Raoul Beaupré, elle pensait au nom qu’elle ne voulait pas voir.

Et ainsi arriva-t-elle à la dernière des petites croix. Et le nom du lieutenant Davrignat n’y était pas inscrit.

Alors elle s’agenouilla, avide de dévouement, éperdue de reconnaissance, et elle pria pour ceux qui étaient morts…