Mémoires de John Tanner/05

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 61-73).


CHAPITRE V.


Indiens hospitaliers. — Campement au milieu des bisons. — L’Assinneboin. — Trappes à castors. — Prières et chants nocturnes. — Apparitions. — Ours tué par un enfant. — Moose. Pe-sbau-ba et ses trois jeunes hommes.


Peu de jours après, nous remontâmes tous ensemble la rivière Rouge, et en deux journées nous parvînmes à l’embouchure de l’Assinneboin, où campaient un grand nombre d’Ojibbeways et d’Ottawwaws. Aussitôt après notre arrivée, les chefs se réunirent pour prendre notre état en considération et convenir des moyens de nous assister. « Nos parens, dit l’un des chefs, sont venus vers nous d’une contrée éloignée ; ces deux jeunes garçons ne peuvent pas encore subvenir à tous leurs besoins, et nous ne devons pas souffrir qu’ils restent dans la misère au milieu de nos familles. » Tous les hommes offrirent, l’un après l’autre, de chasser pour nous, et convinrent que chacun d’eux nous donnerait une part de ce qu’il tuerait. Nous remontâmes ensuite l’Assinneboin, et la première nuit nous campâmes au milieu des bisons (31).

Le matin, on me permit d’accompagner quelques Indiens à la chasse de ces animaux ; ils en rencontrèrent quatre et tuèrent un mâle. Il nous fallut dix jours pour remonter l’Assinneboin ; l’on tua plusieurs ours sur ses bords. Cette rivière est large, basse et sinueuse ; son eau est trouble comme celle de la rivière Rouge ; mais le fond de la première est sablonneux, et celui de la seconde ordinairement bourbeux. Les deux rives sont couvertes de peupliers, de chênes blancs et de quelques autres arbres qui atteignent une hauteur remarquable. Les prairies, cependant, sont peu éloignées, et quelquefois s’étendent jusqu’au bord de l’eau.

Nous nous arrêtâmes dans un endroit nommé Portage de la Prairie, éloigné, par terre de soixante-dix milles de l’embouchure de l’Assinneboin ; la distance par eau est beaucoup plus grande. Les Indiens conseillèrent à un marchand qui nous accompagnait d’y construire sa maison pour passer l’hiver ; nous laissâmes là tous nos canots pour nous répandre dans les terres et chasser les castors dans les petits ruisseaux.

Les Indiens désignèrent une crique pleine de ces animaux, où nul ne pourrait chasser hors Wa-me-gon-a-biew et moi ; ma mère me donna trois trappes (32) et m’apprit à les tendre à l’aide d’une corde attachée autour du ressort, car je n’étais pas encore de force à le faire avec mes mains comme les autres Indiens. Le lendemain matin, je trouvai des castors dans deux de mes trappes ; ne pouvant les prendre moi-même, je rapportai sur mon dos trappes et castors, et la vieille femme vint à mon aide, heureuse et fière de mon succès ; elle avait toujours été bonne pour moi, et souvent elle prenait mon parti quand les Indiens voulaient me mortifier ou me maltraiter.

Nous étions aussi bien approvisionnés que le reste de la bande ; car, lorsque notre gibier ne suffisait pas, nous étions sûrs de partager la chasse de quelques uns de nos amis. Les Indiens qui passèrent l’hiver avec nous occupaient deux cabanes, et nous une troisième ; mais, à la fin de notre séjour, des Crees (33) vinrent en élever quatre autres auprès de nous. Les Crees sont parens des Ojibbeways et des Ottawwaws ; leur langue diffère un peu et ne se comprend pas de prime-abord. Leur pays touche celui des Assinneboins (34) ou rôtisseurs de pierres ; et, bien qu’ils ne soient ni parens ni alliés naturels, ils sont quelquefois en paix et se mêlent entre eux assez souvent.

Après trois mois de séjour, le gibier devenant rare, nous commençâmes à souffrir tous de la faim. Le chef de notre bande, nommé le Petit Assinneboin, nous proposa de changer de campement, et fixa le jour de notre départ ; mais, en l’attendant, notre détresse devint extrême. La veille du jour convenu, ma mère parla beaucoup de tous nos malheurs, de toutes nos pertes et de la misère excessive qui pesait sur nous. A l’heure accoutumée, j’allai me coucher comme les plus jeunes membres de la famille ; mais je fus bientôt réveillé par les prières et les chants de la vieille femme, qui continua ses dévotions à haute voix pendant une grande partie de la nuit.

Le lendemain matin, de très bonne heure, elle nous réveilla pour mettre nos mocassins et nous tenir prêts au départ ; puis elle appela Wa-me-gon-a-biew auprès d’elle pour lui dire à demi-voix : « Mon fils, la nuit dernière, j’ai adressé des prières et des chants au Grand Es»prit ; pendant mon sommeil, il m’est apparu sous la forme d’un homme, et m’a dit : Net-no-kwa, demain vous aurez un ours à manger ; il y a, près de la route que vous allez suivre, et dans telle direction (elle la lui expliqua), une petite prairie ronde d’où sort une espèce de sentier ; l’ours est dans ce sentier. » Maintenant, mon fils, je désire que vous suiviez cette direction sans en rien dire à personne, et vous trouverez bien sûrement l’ours comme je vous l’ai expliqué. »

Mais le jeune homme, qui n’était pas très obéissant, et ne faisait pas toujours grand cas des paroles de sa mère, sortit de la cabane et raconta en riant le rêve aux autres Indiens : « La vieille femme, leur dit-il, assure que nous mangerons un ours aujourd’hui ; mais je ne sais qui le tuera. » Net-no-kwa, l’entendant, le rappela et lui fit des reproches, sans pouvoir obtenir de lui d’aller à la chasse. Nous nous dirigeâmes tous vers l’endroit où nous devions camper pendant la nuit ; les hommes marchaient les premiers, portant une partie de nos bagages, qu’ils déposèrent en arrivant pour aller chasser. Quelques enfans qui les avaient accompagnés furent chargés de garder ces bagages jusqu’à l’arrivée des femmes. J’étais de ce nombre ; j’avais mon fusil avec moi, et je pensais toujours à la conversation de ma mère et de Wa-me-gon-a-biew ; enfin je résolus d’aller à la recherche de la prairie qu’elle avait vue en songe ; sans confier mon projet à personne, je chargeai mon fusil pour la chasse de l’ours, puis je retournai sur nos pas.

Je rencontrai bientôt l’une de mes tantes, femme d’un des frères de Taw-ga-we-ninne ; elle nous avait montré peu d’amitié, nous regardant comme une charge pour son mari qui venait quelquefois à notre aide ; elle s’était souvent aussi moquée de moi. Cette femme me demanda où j’allais de la sorte, et si j’avais pris mon fusil pour tuer les Indiens. Je ne lui répondis pas ; et pensant que je devais être près de l’endroit où, selon les indications de ma mère, Wa-me-gon-a-biew aurait dû quitter le sentier, j’en sortis, continuant à observer avec soin toutes les instructions qu’elle avait données.

J’arrivai enfin dans un endroit où, d’après toutes les apparences, devait avoir été jadis un étang ; c’était une petite place ronde et ouverte au milieu des bois, où commençaient à s’élever du gazon et quelques arbrisseaux. Je pensai que ce devait être la prairie indiquée par ma mère, et, l’examinant tout autour, j’arrivai à une ouverture à travers les arbres, qui désignait probablement le cours d’un petit ruisseau sortant de la prairie ; mais la neige était si épaisse, que je ne pus m’en assurer.

Ma mère avait dit aussi que, dans son rêve, en voyant l’ours, elle avait aperçu au même instant une fumée qui s’élevait de la terre : j’étais sûr d’avoir découvert le lieu indiqué par elle, et je veillai long-temps pour attendre l’apparition de la fumée ; mais, fatigué enfin de ne point la voir, je fis quelques pas dans l’endroit découvert qui ressemblait à un sentier, et tout à coup je m’enfonçai dans la neige de la moitié de ma hauteur.

Facilement dégagé de ce mauvais pas, je continuais ma marche, lorsque me rappelant avoir entendu des Indiens parler d’ours tués dans leurs tanières, il me vint à l’idée que j’étais tombé peut-être dans la tanière d’un ours. Je me retournai ; la tête d’un ours paraissait dans l’enfoncement, j’appuyai le canon de mon fusil entre ses yeux, et je tirai. Dès que la fumée se fut dissipée, je pris un bâton que j’enfonçai dans les yeux et dans la blessure ; puis, voyant que l’ours était bien tué, je tâchai de le tirer de sa tanière ; mais ne pouvant y parvenir, je repris la route de notre camp, en suivant la trace de mes pas.

En approchant des cabanes que les femmes venaient d’élever (35), je rencontrai celle de mes tantes qui s’était déjà trouvée sur mon passage, et elle se mit encore à se moquer de moi : « Avez-vous tué un ours, me dit-elle, pour revenir si tôt et courir si vite. » Je me demandais en moi-même : Comment sait-elle que j’ai tué un ours ? Mais je passai mon chemin sans lui rien dire, et j’arrivai à la cabane de ma mère. Après quelques minutes, la vieille femme me dit : « Mon fils, regardez dans cette chaudière, vous y trouverez un peu de chair de castor, qu’un homme m’a donnée après votre départ ; laissez-en la moitié pour Wa-me-gon-a-biew, qui n’est pas encore rentré de la chasse, et n’a rien mangé aujourd’hui » Je pris donc mon repas, et voyant qu’enfin Net-no-kwa était seule, je m’approchai d’elle, et lui dis à l’oreille : « Ma mère, j’ai tué un ours ! — Que dites-vous, mon fils ? reprit-elle. — J’ai tué un ours. — » Êtes-vous bien sûr de l’avoir tué ? — Oui. — Est-il bien mort ? — Oui. » Elle me regarda fixement quelques instans, me prit dans ses bras, m’embrassa tendrement, et me couvrit long-temps de caresses. Je lui rapportai ensuite tout ce que ma tante m’avait dit en allant et en venant, et son mari en ayant été instruit à son retour, la gronda et la battit sévèrement. On alla chercher l’ours, et comme c’était le premier que j’eusse tué, on le fit cuire tout d’une pièce, et tous les chasseurs de la bande furent invites il s°en régaler avec nous, selon la coutume des Indiens (36).

Le méme jour, un des Crees tua un ours et un moose (37) dont il donna de grands morceaux à ma mère. Pendant quelque temps nous eûmes beaucoup de gibier dans cette nouvelle résidence ; ce fut la que Wa-me-gon-a-biew tua son premier bison, et à cette occasion ma mère donna encore une fête à toute la bande. Bientôt après, les Crees nous quittèrent pour retourner dans leur pays. Ils étaient serviables et hospitaliers ; nous les vimes partir avec regret. Nous allâmes ensuite regagner l’endroit ou nous avions laissé le marchand, et nous y arrivâmes le dernier jour de décembre.

Nous restâmes quelque temps seuls auprès de la maison du marchand dont nous reçumes bientôt un message. En allant le rejoindre, nous rencontrâmes Pe-shau-ba, chef guerrier célèbre de la nation des Ottawwaws, qui était venu du lac Huron depuis plusieurs années. Il avait entendu dire qu’une vieille femme ottawwaw laissée, par la mort des hommes de sa famille, seule avec deux femmes, deux jeunes garçons et trois petits enfans, était réduite à une extrême pauvreté, sur les bords de l’Assinneboin. Il avait trois compagnons que les Indiens appelaient ses jeunes hommes, quoique l’un d’eux fût peut-être plus âgé que lui : c’étaient Waus-so (l’éclair), Sag-git-to (celui qui effraie tous les hommes), et Sa-ning-wub (celui qui étend ses ailes) ; le plus vieux, Waus-so, reconnu lui-même pour un guerrier distingué, était tombé malade, et avait été laissé à quelque distance.

Pe-shau-ba nous suivait de place en place, d’après les indications des Indiens. C’était un grand et très beau vieillard ; il reconnut sur-le-champ Net-no-kwa pour une de ses parentes, et demanda qui nous étions. Ce sont mes fils, répondit-elle. Me regardant alors avec une attention toute particulière, il me dit : « Venez ici, mon frère ; « puis, découvrant sa poitrine, il me montra la cicatrice d’une blessure profonde et dangereuse : « Vous rappelez-vous, mon jeune frère, qu’en jouant avec des fusils et des flèches vous m’avez fait cette blessure ? » Voyant mon embarras, il continua à s’en amuser quelque temps en me racontant toutes les circonstances de cet événement. Enfin, il me tira de cet état d’incertitude et d’anxiété en disant que ce n’était pas moi, mais un de mes frères, qui l’avait blessé dans une rencontre qu’il désigna. Il parla de Ke-wa-tin qui aurait été à peu près de mon âge, et s’informa particulièrement de l’époque et des détails de mon enlèvement, postérieur à son départ du lac Huron.



(31) Sans discuter aussi savamment que le docteur Obed Battius de la Prairie sur le buffle et le bison, nous n’avons pas cru devoir, dans cette relation, traduire le mot buffaloe par le mot correspondant de buffle. C’est à tort que ce dernier nom, appartenant à un animal bien connu, est devenu, dans le dialecte anglo-américain, d’une acception générale pour désigner le bison, bos americanus de Gmelin, bos bison d’Erxleben, bœuf illinois ou bœuf sauvage et à bosse des vieilles relations. Ce nom de bison était donné par les Grecs et les Latins à une espèce de taureau sauvage, l’aurochs, probablement, que, dans son Histoire des Celtes, Pelloulier a confondu avec l’élan. (p. 62)


(32) Les trappes employées contre ces animaux sont des planches plus ou moins épaisses, plus ou moins larges. On fait un trou dans la neige : une des extrémités des planches est posée à terre, l’autre extrémité est élevée sur trois morceaux de bois agencés dans la forme du chiffre 4. L’amorce s’attache à l’un des jambages de ce chiffre ; l’animal qui la veut saisir s’introduit sous la planche, tire à soi l’appât, abat la planche, est écrasé.

M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique. (p. 63)


(33) Creeks de Bell et de M. Adrien Balbi. — Criques de M. de Chateaubriand. — Les Kilistinous ou Cristinaux, que nos Canadiens appellent Criques. Père Charlevoix. (p. 64)


(34) Assiniboins ou Asseniboines de M. Adrien Balbi. — Assiniboines de Cooper. — Assiniboils du père Charlevoix et de M. de Chateaubriand. — Assinipoils ou Ossenibonies de Carver. — Assimpouals de la Hontan. — L’éditeur américain dit que ce nom signifie, dans le langage indien, rôtisseurs de pierres, parce que les Assinneboins cuisent leurs vivres avec des pierres chauffées. (p. 64)


(35) On trouve chez la plupart des voyageurs de nombreux détails sur les cabanes que les sauvages américains élèvent en moins d’une heure dans leurs campemens. Le père Lafitau (t. 2, p. 241) dit que, dans leurs marches, quelques uns portent avec eux des écorces de bouleau, roulées comme nos cartes géographiques, avec quoi ils ont bientôt fait et dressé une espèce de tente et de cabanage.

Nous aurions pu citer un grand nombre d’autorités sur les curieux détails de ces constructions improvisées, sur les procédés ingénieux des sauvages pour se garantir du froid, sur de longues écorces qu’ils savent emboîter comme nos tuiles creuses pour se préserver de la pluie. Nous nous bornerons à citer un vieux missionnaire des premières années du dix-septième siècle, dont la relation n’aurait guère à subir, au dix-neuvième, que des modifications de style.

« Quelque part qu’ils soyent arriués, la première chose c’est de faire du feu et se cabaner, ce qu’ils ont faict dans une heure ou deux, souuent en demy-hëure. Les femmes vont au bois et en apportent des perches, lesquelles on dispose par en bas en rond à l’entour du feu, et par en haut, on les enfourche entre elles pyramidalement, de manière qu’elles se reposent l’une contre l’autre, droit au dessus du feu, car là est la cheminée. Sur les perches on iette des peaux, ou bien des nattes ou des escorces. Au pied des perches, dessous les peaux, se mettent les sacs. Toute la place à l’entour du feu est ionchée de fueilles de pin, afin de ne pas sentir l’humidité de la terre. Dessus les fueilles de sapin ils iettent souvent des nattes ou des peaux de loups marins aussi délicates que le velours ; là dessus ils s’estendent à l’entour du feu, ayant la teste sur leurs sacs, et, ce qu’on ne croiroit pas, ils sont très chaudement, léans dedans à très petit feu, voire aux plus grandes rigueurs de l’hiuer. »

Le père Biard, Relation de la Nouvelle France (1616), p. 40. (p. 69)


(36) « C’est une coutume établie parmi tous ces naturels, que le jeune chasseur ne mange jamais de son premier bœuf, ours, poisson, ou tout autre gibier. » — Lawson, n° 210.

Cette coutume paraît s’être modifiée, car Tanner mentionne plusieurs festins semblables, et ne parle jamais de l’abstinence du jeune chasseur.

Le même usage se retrouve chez les peuplades de l’Amérique la plus septentrionale. Nous lisons dans l’Histoire des Voyages :

« A quinze ou seize ans, l’enfant (groenlandais) suit son père à la pêche du veau marin. Le premier monstre qu’il a pris doit servir à régaler toute sa famille et le voisinage. Durant ce festin, le jeune homme raconte son exploit, et comment il s’est rendu maître de sa proie. Tout le monde admire et loue sa dextérité, vante le goût délicieux de la bête qu’il a tuée, et, dès ce jour de gloire et de triomphe, les femmes songent à trouver une compagne au vainqueur du monstre. »

Histoire générale des Voyages, édit. de 1780, t. 18, p. 304. (p. 71)


(37) Cet animal, assez commun dans les déserts de l’Amérique, est souvent désigné par les noms généraux de cerf, daim, ou chevreuil d’Amérique. Diverses circonstances portent à croire que, dans un grand nombre d’anciennes relations, il a été appelé l’orignal ; on l’a nommé aussi l’élan de Terre-Neuve, et quelquefois le caribou ; mais nous voyons que Tanner distingue le caribou du moose. C’est le cervus alces de Linnée, souvent pris mal à propos pour le renne {cervus tarandus). M. Warden dit que les naturalistes français ont confondu cette espèce de cerf avec l’élan, mais qu’elle en diffère à plusieurs égards, quoiqu’elle ait à peu près la même taille et la même forme. Nous avons cru devoir conserver la dénomination anglo-américaine, en évitant toutefois de l’écrire selon la prononciation française (mouse), qui nous aurait exposé à faire confondre avec la souris un quadrupède de la grosseur d’un élan. (p. 71)