Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/38

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Michel Lévy frères (volume IIp. 103-111).


— Nîmes, le 1er août 1857.

Comme j’ai fait le voyage de Beaucaire, ce qui, aux yeux de mon beau-père, passe pour un acte insigne de dévouement aux intérêts de la maison, je me donne quelques jours de congé pour voir Nîmes, le pont du Gard et Orange.

En arrivant à Nîmes à cinq heures du matin, car on ne peut plus voyager que de nuit à cause de l’extrême chaleur, je cours à la Maison Carrée. Quel nom bourgeois pour ce charmant petit temple ! D’abord il n’est point carré, il a la forme d’une carte à jouer, comme tout honnête temple antique. Son petit portique ouvert, soutenu par de charmantes colonnes corinthiennes, se dessine sur le ciel bleu du midi. Les autres colonnes qui l’entourent sont à demi engagées dans le mur, ce qui aujourd’hui n’est pas à la mode. L’effet du tout est admirable ; j’ai vu des monuments plus imposants en Italie, mais rien d’aussi joli de ce joli antique qui, bien que chargé d’ornements, n’exclut point le beau. C’est le sourire d’une personne habituellement sérieuse. L’âme se sent doucement émue à la vue de ce temple, qui n’a pourtant que soixante-douze pieds de longueur et trente-six de large ; il est plus petit, comme on voit, que la plupart des églises gothiques de nos villages : et quelle différence pour la quantité de choses dites à l’âme ! Au reste, ces choses ne sont point les mêmes ; la Maison Carrée est bien loin d’inspirer la terreur ou même la tristesse.

Les temples des anciens étaient petits, et les cirques fort grands ; chez nous c’est le contraire ; la religion parmi nous proscrit le théâtre et ordonne de se mortifier. Celle des Romains était une fête, et, ne demandant point à ses fidèles de sacrifier leurs passions, mais bien de les diriger d’une façon utile à la patrie, n’avait nul besoin de les rassembler pendant de longues heures afin de graver dans leurs âmes la peur de l’enfer.

Il y a cinq choses à voir à Nîmes :

1° Le Temple,

2° Les Arènes,

3° Le Bain antique, ou Nymphée,

4° La tour Magne,

5° La porte d’Auguste.

Le lecteur devrait chercher une image de la Maison Carrée. C’est pour la cinquième ou sixième fois que je vois ce temple charmant, et à chaque voyage il me fait plus de plaisir. Colbert eut le projet de faire numéroter les pierres et de les transporter à Paris. Le principe de cette idée était bon. Voltaire ne se fût pas évertué toute sa vie à porter aux nues la sublime fontaine de Grenelle ; mais il est heureux qu’on ne l’ait pas mis à exécution : un architecte sans talent, nommé Mansard, et qui, dans son état, était une sorte de favori de Louis XIV, eût sans doute ajouté quelque bel ornement à l’édifice antique en le remontant.

Ce qui serait fort simple maintenant, ce serait d’en faire une copie exacte à Paris ; mais les savants de l’Institut n’y consentiraient jamais. Il y a des colonnes engagées, la proportion des chapiteaux est courte, le nombre des modillons est impair, etc., etc. À la vérité, les architectes du siècle d’Antonin, qui vivaient à Rome, ne pensaient pas comme ces savants, qui vivent à Paris au milieu des édifices les plus ridicules, ce qui à la longue peut gâter le coup d’œil. Cette sottise savante, traduite en style vulgaire, se réduit à ceci : Il faut proscrire Montesquieu, parce que, pour exprimer certains mouvements de l’âme, il ne se sert pas précisément des mêmes tournures de phrases que Bossuet. Faut-il une Bourse à Paris, on fait un temple antique ; faut-il une église, un temple antique. Puisque notre triste architecture est impuissante à trouver les édifices commandés par le climat et les mœurs, elle devrait plutôt copier les constructions gothiques. Quoi de plus laid que les maisons où elle place des colonnes grecques ?

L’idée d’avoir à Paris le Panthéon de Rome, quelques temples de Grèce, ou même la Maison Carrée, ce qui serait fort aisé à cause de la magnifique description qu’en a donnée Clérisseau (1778), paraîtra toute simple en 1880, quand les enfants qui sont actuellement au collége seront ministres. Les temples antiques n’auront contre eux que leur peu d’élévation.

Voici un mot de description de la charmante Maison Carrée. (Je supplie de lire ceci en présence d’une estampe, si mauvaise qu’elle soit.) Elle ressemble, en petit et en très-petit, à la Madeleine, avec cette différence que les colonnes des côtés sont engagées dans le mur.

Elle a six colonnes de face, et onze sur le côté, en comptant deux fois celles des angles. Huit de ces colonnes sont à moitié engagées dans les murs ; les trois autres, entièrement isolées, forment au-devant du temple un portique ouvert dont l’effet est admirable.

Ces trente colonnes, dont dix sont isolées et vingt engagées, sont d’ordre corinthien. Leur hauteur est de vingt-sept pieds trois pouces trois lignes, et leur diamètre de deux pieds neuf pouces. Elles sont éloignées l’une de l’autre de moins de deux diamètres, et l’entre-colonnement du milieu est un peu plus large. Les chapiteaux décorés de feuilles d’oliviers sont fort élégants, ainsi que les ornements de l’entablement ; on blâme les modillons.

La longueur de l’édifice est de soixante-douze pieds, sa hauteur et sa largeur de trente-six ; le mur du temple dans lequel les colonnes sont à demi engagées est épais de deux pieds et construit en belles pierres blanches. Il est garni de refends légers, et oppose ainsi un fond tranquille à la délicatesse des cannelures.

Les colonnes du fronton, au nombre de dix, forment un pronaos ou portique, auquel on arrive par un escalier de quinze marches. L’extrémité opposée est décorée comme les faces latérales.

Il parait que la porte tournée vers le nord, et d’une richesse admirable, était l’unique passage pour la lumière. Le toit du portique est une restauration moderne, les caissons qui en forment le plafond sont en carton-pâte. M. Séguier, mort en 1784, eut l’idée de deviner les lettres qui formaient l’inscription, au moyen des trous destinés aux clous qui fixaient dans le mur les lettres en bronze. Si on lit l’inscription d’après ce système, on peut croire que la Maison Carrée a été dédiée à Marc-Aurèle et à Lucius Vérus, fils adoptif d’Antonin, qui était né à Nîmes. Vous savez que sous Antonin la richesse et la multiplicité des détails remplacèrent la simplicité majestueuse de l’architecture du premier siècle.

En 1825 on a eu la triste idée d’établir un musée dans la Maison Carrée ; j’y ai remarqué un morceau de sculpture représentant des aigles soutenant une guirlande.

Dans ma première jeunesse, j’ai vu la Maison Carrée en butte aux outrages les plus dégradants : des centaines d’enfants attaquaient avec des cailloux les oiseaux qui nichaient dans les sculptures des chapiteaux, les gamins grimpaient le long des colonnes, etc. Un préfet homme d’esprit, M. Duterrage, a placé une balustrade de fer autour de ce temple et restauré les Arènes. Malheureusement pour les Arènes il a été mal secondé : au lieu d’empêcher l’antique de tomber, on l’a refait ; rien ne choque davantage l’imagination qui s’envolait dans les siècles reculés.

Comme j’ai vu le Colisée à Rome, le cirque de Vérone, etc., les Arènes de Nîmes m’ont fait infiniment moins de plaisir que la Maison Carrée. Cet amphithéâtre forme un ovale parfait, le grand diamètre d’orient en occident a cent trente-un mètres, y compris l’épaisseur des murs ; le petit diamètre, cent trois mètres. Il se compose d’un rez-de-chaussée percé de soixante portiques, d’un premier étage qui a soixante arcades, et d’un attique qui se termine à vingt-un mètres et demi de terre. Il y avait quatre portes principales : au-dessus de celle du nord sont deux têtes de taureau en saillie. Tout le monument est d’un toscan irrégulier approchant du dorique. L’intérieur offrait trente-quatre rangs de gradins ; dix-sept subsistent encore plus ou moins dégradés. Cet amphithéâtre pouvait contenir vingts deux mille spectateurs. Au reste, tous ces nombres exacts sont faits pour arrêter l’imagination. Cherchez une estampe, rien ne peut être plus digne de la curiosité du voyageur que les superbes planches de M. GClérisseau.

Les Arènes, débarrassées par M. Duterrage de toutes les masures qui les encombraient, occupent maintenant le centre d’une vaste place, et d’un seul coup d’œil on peut en embrasser l’ensemble. Ce monument me semble bas, comparé au Colisée de Rome ; toutefois l’enceinte extérieure des Arènes de Nîmes est presque intacte, et leur couronnement n’a que peu souffert. On y voit encore la plupart de ces pierres percées destinées à fixer les mâts qui soutenaient eux-mêmes les toiles au moyen desquelles les spectateurs étaient mis à l’abri du soleil. Lorsqu’on arrive aux détails de l’architecture, on trouve à l’amphithéâtre de Nîmes beaucoup de défauts qu’on n’observe pas dans celui d’Arles.

Les moulures des Arènes ne sont terminées que dans la partie qui regarde le couchant. On trouve un assez grand nombre de phallus sculptés sur des clefs de voûte. Une des portes est surmontée de deux taureaux représentés à mi-corps, et avec une forte saillie ; on peut présumer que toutes les portes étaient décorées de la même façon. C’est peut-être une flatterie pour Auguste ; Suétone raconte que ce prince naquit dans une maison dont la façade était ornée de têtes de taureaux.

Plusieurs des grandes pierres qui servaient de sièges sont divisées par des raies qui indiquent l’espace attribué à chaque spectateur. Mais ces sortes de détails, qui, observés sur place, donnent le sentiment de la réalité, sont loin de produire le même effet lorsqu’on les raconte.

C’est surtout dans les Arènes qu’éclate le faux jugement des architectes de Nîmes. Au lieu de se borner à consolider les parties qui menaçaient ruine, on les a refaites entièrement ; c’est une reconstruction et non une réparation. On a eu la même barbarie à Rome pour le charmant arc de Titus. Il faut louer les architectes de ce qu’ils n’ont pas supprimé les phallus figurés de la manière la plus plaisante[1]. Isidore et Lampride nous ont appris des choses singulières sur ce qui se passait dans les cirques, et le mot fornicare dérive de fornix, qui signifie une arcade[2].

Les Arènes sont construites en pierres sans ciment ; elles étaient reliées par des crampons de bronze. Le roi Théodoric rendit une ordonnance qui défendait d’enlever ces crampons. Il y a des pierres de dix-huit pieds de long. Comme tous les grands bâtiments romains, les Arènes ont été une forteresse dans le moyen âge.

La fontaine de Nîmes serait une charmante ruine antique, et peut-être l’une des plus belles qui existent en France, si l’on n’avait dépensé deux millions pour la réparer. Aujourd’hui cette fontaine n’est qu’un canal revêtu de pierres de taille, bordé de balustres, et qui ressemble bien plutôt au fossé d’une citadelle qu’à une belle source d’eau vive. Par l’effet des réparations qu’on y a faites, cette fontaine donne la fièvre aux habitants des maisons environnantes.

La ruine voisine, qu’on a bien voulu ne pas abattre, était un nymphæum. On y voit des arcades qui ont été murées dans les temps postérieurs ; une seule, qui est ouverte, sert d’entrée. L’intérieur présente une grande salle voûtée, ornée de seize colonnes portant une corniche dentelée sur laquelle repose la voûte. Les murs sont bâtis en pierres énormes sans ciment et liées avec des crampons. Bien leur en a pris d’être aussi solides. En 991, cet édifice fut donné à des religieuses de Saint-Benoît, qui le conservèrent fort bien : il était presque intact lorsqu’elles l’abandonnèrent, en 1552. En 1576, il servait de chantier à un fermier ; un voisin envieux mit le feu au bois qu’on y avait déposé, et la violence de l’incendie fit éclater une grande partie des pierres. L’année suivante, 1577, le maréchal de Bellegarde étant venu bloquer Nîmes, les habitants, pour l’empêcher de se retrancher dans cet édifice, en abattirent la partie antérieure.

Rien n’est plus agréable et plus pittoresque maintenant que l’intérieur de ces thermes ; j’y ai passé aujourd’hui, 1er août, une heure charmante. Au milieu de la chaleur excessive, il régnait à l’ombre de ces grands murs romains une fraîcheur délicieuse.

Le sol est couvert de beaux fragments antiques de toutes les espèces. L’on peut se croire à Rome.

Tout près de ce nymphæum est une hauteur sur laquelle on remarque une ruine assez informe, appelée la tour Magne, et dont on a profité pour y placer un télégraphe ; c’est le triste débris d’un tombeau démantelé tel qu’on en voit plusieurs dans les environs de Rome, et, par exemple, à cent pas avant d’arriver à la porte d’Albano. Il n’est sorte de folie qu’on n’ait dite pour expliquer ce monument. Deiron a déclaré que c’était un phare, Astruc un temple gaulois, d’autres ont prétendu que c’était un trésor public. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ce massif est élevé d’environ trente-neuf mètres.

En démolissant des remparts élevés en 1194, sous Raymond V, comte de Toulouse, on a découvert une ancienne porte composée de quatre ouvertures. On y lit une inscription encore très-bien marquée par les rainures destinées à recevoir les lettres de bronze qui en ont été détachées : « César Auguste, consul pour la onzième fois, et dans la huitième année de sa puissance tribunitienne, fait don à la colonie de Nîmes de ces portes et de ces murs. » Auguste posséda pour la huitième fois la puissance tribunitienne dans les six derniers mois de l’an de Rome 738 et dans les six premiers de l’année suivante, ce qui donne une date probable pour les Arènes (quinze ans avant l’ère chrétienne).

Cette porte d’Auguste, qui fait face à la porte de Rome sur la voie Domitienne, était, sous les Romains, l’entrée principale de la ville. Nîmes, qui a trop fait parler d’elle depuis 1814, compte quarante deux mille habitants ; elle est placée au milieu d’une plaine fertile, environnée de coteaux couverts d’arbres fruitiers, de vignes et d’oliviers.

La cathédrale de Nîmes a été refaite en grande partie au dix-septième siècle. Une partie du soubassement de la façade et de la tour qui en fait partie paraît avoir appartenu à un édifice antique ; on dit que c’était un temple dédié à Auguste : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’une partie du fronton date du onzième siècle. Elle renferme les tombeaux de deux hommes adroits et médiocres, Fléchier et le cardinal de Bernis.

En sortant de la cathédrale, je suis allé voir le palais de Justice, architecture grecque de nos jours, et la maison de M. Bonnaud, droguiste, rue de la Fruiterie : elle est ornée de fragments de frises, modillons, etc., provenant probablement de la cathédrale, et recueillis à l’époque où les protestants tentèrent de la démolir.

Nous étions excessivement fatigués : le dîner est survenu, puis la sieste ; de façon qu’il était presque nuit lorsque nous sommes arrivés au cabinet de M. Pelet : c’est la plus jolie chose du monde. M. Pelet, savant infatigable, a fait des modèles en liège des monuments romains du Midi de la France. Il est impossible de voir une imitation plus habile et en même temps plus exacte. Comme ces modèles sont exécutés sur la même échelle, pour la première fois j’ai eu l’idée de la grandeur comparative de ces monuments ; les jolis édifices de M. Pelet ont un centimètre pour mètre. J’ai vu avec étonnement que l’arc de triomphe d’Orange, cet ouvrage gigantesque, passerait facilement sous un des arcs inférieurs du pont du Gard.


— Nîmes, le 2 août.

Un homme de sens, qui m’avait donné l’histoire réelle des assassinats commis en ce pays, et avec lequel j’étais allé chez M. Pelet, pour nous distraire de ces noires idées, me dit :

— Ce Midi, où la civilisation décroît, parce qu’un gouvernement incapable a négligé de punir de mort les assassinats, a vu jadis ce que la chevalerie a produit de mieux parmi les hommes.

L’exaltation d’amour, ce sentiment si ridicule aujourd’hui, et qui règne en maître dans les poésies de Pétrarque et du Dante, était le principe de toute chevalerie ; la poésie provençale l’appelait le joy.

Dans le code espagnol, le joy est recommandé comme un devoir aux chevaliers. Ainsi, l’épée de Charlemagne s’appelle joyeuse ou l’enthousiaste d’amour. Encore aujourd’hui, en italien, un tristo veut dire un être plat, prosaïque, ennemi de toute générosité, un être à fuir, presque un homme à pendre.

La galanterie provençale avait établi des grades parfaitement séparés, et par lesquels il fallait passer successivement.

On était d’abord feignaire, hésitant ; puis prégaire, priant ; ensuite entendaire, écoutant ; et enfin druz, ami.

En italien, drudo veut dire l’amant d’une femme mariée.

M. Fauriel, un vrai savant, a fort bien décrit cette civilisation du moyen âge, en Provence. Cette vie valait-elle à vos yeux l’envie et l’hypocrisie du dix-neuvième siècle ?

— Le 3 août (écrit à l’ombre sous une arcade du pont du Gard).

J’ai profité de la nuit et d’un clair de lune magnifique pour faire les cinq lieues qui séparent Nîmes du pont du Gard. J’y suis arrivé plongé dans un profond sommeil, sur les cinq heures du matin. Le fidèle Joseph a renvoyé les chevaux à la poste de la Foux, située à un quart de lieue, et m’a laissé dormir. Il a fait un feu de bivouac et d’excellent café. Une chèvre du voisinage a fourni le lait.



  1. Menard, p. 18, n° 5.
  2. Lib. VIII, xlii, Lamprid. in Heliogab., 26 et 32.