Mémoires d’un Éléphant blanc/IX

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Armand Colin et Cie (p. 51-61).



Chapitre IX

L’ÉVASION

La nuit venait ; des lumières piquaient de points rouges toute l’étendue du camp ; des fumées montaient, droites dans l’air tranquille ; je voyais autour des marmites des hommes accroupis, noirs sur la clarté, puis il y eut des danses, des chants et des musiques ; on célébrait la victoire en buvant, en criant, en se disputant ; on simula même des luttes corps à corps qui s’envenimèrent si bien que le sang coula. Puis, peu à peu, le silence se fit, tout s’éteignit ; un lourd sommeil pesa sur ce soir de bataille.

Alors je me dressai sur mes pieds.

Il n’y avait pas de lune, seules les grandes étoiles palpitaient au ciel. J’écoutai ; je regardai dans la demi-obscurité. Les tentes formaient des monticules sombres, qui ondulaient à perte de vue. Aucun bruit, sauf le cri intermittent de lointaines sentinelles qu’on ne voyait pas. Devant la tente où mon maître était enchaîné, deux soldats en tuniques blanches, le fusil à l’épaule, marchaient lentement. Je distinguais parfaitement leurs longues robes claires et leur turban de mousseline. Par moments, le canon de leur fusil brillait, reflétant une étoile.

Tuer ces deux hommes, délivrer mon maître, fuir avec lui, est-ce que cela était possible ?

Les sentinelles se promenaient lentement autour de la tente du prisonnier, marchant en sens inverse l’une de l’autre, de façon qu’elles voyaient à la fois de tous les côtés.

Comment les atteindre, sans qu’elles puissent donner l’éveil ?

Immobile dans la nuit, je les suivais de l’œil, cherchant à bien comprendre leurs mouvements, les positions diverses qu’elles occupaient dans leur va-et-vient. Je remarquai qu’au moment où l’un des soldats rencontrait et croisait mon compagnon, il me tournait le dos, puis disparaissait derrière la tente et, qu’aussitôt, l’autre soldat, décrivant le cercle, me présentait aussi le dos. Un instant très court s’écoulait avant que le premier, me faisant face alors, reparût.

Je ne pouvais atteindre les geôliers tous les deux d’un seul coup, et si l’un me voyait attaquer l’autre, il avait le temps de donner l’alarme et d’éveiller tout le camp. C’était donc pendant cet instant si bref qu’il fallait agir.

Une vingtaine de pas me séparaient de la tente et cela augmentait la difficulté de l’entreprise en raccourcissant encore l’instant où j’étais invisible ; il fallait la tenter cependant.

J’essayai de défaire l’entrave de mon pied. Je ne pus y réussir ; mais, d’une secousse, j’arrachai le pieu qui me retenait. J’étais libre.

Choisissant le moment favorable, je fis quelques pas vers la tente ; puis j’attendis un autre tour des soldats pour en faire encore quelques autres. Je gardai l’attitude d’un éléphant endormi et ils ne remarquèrent pas, dans l’obscurité, que je m’étais rapproché.

Il était temps. Il fallait agir : au prochain tour, pensais-je.

Mais mon cœur battait si fort que je fus obligé d’attendre encore. Ma seule peur était de ne pas réussir et j’avais aussi un peu d’angoisse à l’idée de massacrer, par traîtrise, ces deux inconnus. Après tout, les hommes ne m’avaient-ils pas donné l’exemple de la férocité ? et, pour délivrer mon maître, j’aurais sacrifié, sans remords, toute l’armée ennemie.

Le sang-froid me revint subitement, et ce fut avec une lucidité extrême que je ménageai tous mes mouvements.

Le premier soldat fut saisi, étouffé par ma trompe sans qu’il y ait eu d’autre bruit que le craquement de ses os broyés. J’avais déjà rejeté son cadavre, quand l’autre se trouva en face de moi.

Il ne cria pas, tant sa terreur fut grande, mais fit instinctivement un bond en arrière, un bond si peu mesuré qu’il le fit tomber sur le dos. Le malheureux ne se releva pas, mon énorme pied s’abattant sur lui en fit une boue sanglante.

Je respirai longuement ; puis je prêtai l’oreille : dans le lointain, toujours, le cri intermittent des sentinelles, qui veillaient aux limites du camp dont nous occupions le centre ; on allait les relever bientôt, peut-être, ainsi que les geôliers du prince ; il n’y avait pas un instant à perdre.

Pourtant je n’osais approcher mon maître brusquement, de peur de lui arracher un cri de surprise. Dormait-il, le cher prince ? accablé de fatigue, ou pleurait-il silencieusement sur sa liberté et sa vie perdues ? Je ne savais vraiment que faire, et l’épouvante de voir les minutes s’écouler me faisait courir un frisson sur la peau.

Tout à coup, il me vint une idée. J’arrachai d’un côté tous les pieux qui retenaient la tente et, la saisissant par le bas, je relevai toute une moitié, en la rejetant sur l’autre, comme eût pu le faire un vent de tempête. L’abri était enlevé de cette façon. Le prince m’apparut, assis sur le sol, le coude sur un genou, le front dans sa main.

Il releva la tête brusquement et tout de suite vit ma géante silhouette sur le ciel étoilé.

— Iravata ! murmura-t-il, mon ami, mon compagnon de misère !

Les larmes me venaient ; mais il ne s’agissait pas de cela. Je touchai les chaînes de mon maître, les palpant, jugeant leurs forces. Ce n’était rien pour moi. D’un seul coup elles furent brisées ; celles des pieds, puis enfin la plus lourde qui, reliée à une ceinture de fer, attachait le prince à une potence.

— Que fais-tu ? Comment es-tu libre ? demanda Alemguir, qui, peu à peu, sortait de sa prostration.

Tout à coup il comprit, se dressa debout.

— Mais tu me délivres ! dit-il, tu veux me sauver.

Je fis signe que c’était cela, et qu’il fallait se hâter.

Calme et résolu, il rejetait les tronçons de chaînes. Je lui montrai celle que j’avais au pied et le pieu que je traînais. Il se baissa, défit l’entrave ; puis je l’aidai à se hisser sur mon cou.

Ah ! quel plaisir j’avais à le sentir là ! mais nous étions loin d’être hors de danger.

Il ne parlait plus, concentrant toute son attention à bien diriger notre fuite.

Sortant de l’obscurité de la tente, il voyait mieux au dehors, et, de haut, il regarda autour de lui, écoutant le cri des sentinelles, pour se rendre compte de la disposition du camp, de son étendue, de sa plus proche limite. Il se penchait, dardait son regard, mais, au delà d’une centaine de pas, il était impossible de percer l’obscurité. Des routes étaient formées, entre les tentes alignées sans trop de désordre, mais ces routes devaient être gardées ; et le prince jugea qu’il valait mieux se glisser entre les tentes dans l’enchevêtrement des ombres.

Nous avons l’avantage, malgré notre apparence pesante et notre massive corpulence, de pouvoir marcher sans faire plus de bruit que des panthères ou des chats. Tout un troupeau d’éléphants en voyage, s’il redoute quelque danger, saura ne pas faire craquer une brindille,
d’un seul coup je brisai les chaînes.
ne pas froisser une feuille. L’oreille la plus fine ne percevrait pas le bruit de leurs pas, et qui les verrait défiler ainsi par centaines, dans un silence absolu, les prendrait pour des fantômes.

Il serait donc juste de dire : léger comme un éléphant, mais je pense que cette idée ne vient à personne.

Cette particularité explique comment je pus circuler entre ces milliers de tentes, y voyant mal, ayant pour passer, le plus souvent, bien juste la largeur de mon corps, sans rien accrocher, sans rien renverser, sans qu’aucun bruit pût dénoncer notre présence.

Nous étions à la limite du camp, maintenant, et le plus difficile était de la franchir, car elle avait été rapidement fortifiée par des retranchements et des fossés. Mais ce travail hâtif était médiocre et peu solide.

Le prince se pencha tout près de mon oreille et me dit :

— Essaye de renverser le mur de terre dans le fossé de façon à le combler, tout en ouvrant une brèche.

C’était compris. Je me mis à l’œuvre. La terre, encore molle, cédait facilement ; mais je ne pouvais éviter un choc sourd quand elle tombait dans le fossé. Le bruit était bien faible, bien étouffé, et cependant il me semblait formidable.

Enfin la brèche était faite ! Je passai, puis, m’enfonçant dans la boue du fossé, je parvins à remonter sur l’autre bord.

Nous étions hors du camp et j’allongeai le pas avec allégresse.

Mais un cri retentit, un cri d’alarme. On nous avait vus dans l’espace découvert que je franchissais à toute vitesse. « Attention, mon maître ! » Je le saisis, je le couchai en travers sur mes défenses, le soutenant avec ma trompe, sans ralentir ma course. Mon oreille très subtile avait perçu le bruit de fusils qu’on armait. On allait tirer sur nous ; mais le prince, protégé par toute la masse de mon corps, ne risquait rien.

Une lueur brusque cingla l’obscurité ; de multiples crépitements éclatèrent, et je reçus une poignée de balles sur la croupe. Elles y rebondirent ; d’ailleurs ces petites billes de plomb n’étaient pas capables d’attaquer la rude peau d’un éléphant. Elles me piquèrent seulement comme des pointes rougies au feu. Une seconde décharge ne m’atteignit pas si ce n’est une balle qui, frôlant mon oreille, l’échancra d’un petit morceau.

Je courais plus vite, voulant atteindre un taillis qui du moins nous mettrait à l’abri des balles.

Au moment où je l’atteignais, j’entendis derrière nous le choc sourd des chevaux qui galopaient.

— Nous sommes poursuivis, dit Alemguir. Il avait repris sa place sur mon cou. Je me jetai au plus épais du fourré, faisant une trouée à l’aide de mes défenses, écrasant les branchages sous mes pieds. Mais cela nous retardait, dénonçait nos traces, laissait un chemin ouvert à nos ennemis. Impossible d’éviter ce danger, et l’inquiétude me donnait un tremblement qui me paralysait un peu. Mon maître, plein de sang-froid, me parlait doucement.

— Calme-toi, disait-il, rien n’est désespéré ; tu sais combien les chevaux ont peur de toi ; s’ils nous atteignent, tu n’auras qu’à te retourner et à fondre sur eux pour les affoler et les faire fuir.

Mais, sans pouvoir l’exprimer, je pensai :

la terre s’éboula et je tombai à l’eau avec un pouf formidable.

— Les balles pourraient atteindre mon cher prince.

Cependant je me remis et je parvins à avancer plus vite. Le jour, qui vient si tôt en été, commençait à poindre.

Un bruit sourd et continu se rapprochait et empêchait de percevoir la galopade des chevaux.

— N’est-ce pas un torrent ? dit Alemguir. Si nous pouvions l’atteindre et le mettre entre nous et ceux qui nous poursuivent, nous serions sauvés.

Je dressai ma trompe, humant l’air pour m’orienter, et je changeai de direction.

Le taillis s’éclaircissait ; j’avançais plus aisément entre de jeunes arbres et des roseaux que j’écrasais sous mes pieds, et nous fûmes bientôt devant une rivière torrentueuse qui courait au fond d’une gorge.

L’eau, qui bouillonnait par places et filait à donner le vertige, s’était creusé un lit dans la terre argileuse et semblait couler entre deux murailles.

— Hélas ! dit le prince, ce que je croyais devoir nous sauver va nous perdre ! Il est impossible de descendre dans cette rivière.

À mon avis, c’était difficile mais non impossible, et comme réfléchir perdait du temps, je me mis tout de suite à creuser la glaise avec mes défenses, à la pétrir sous mes pieds, à la rejeter à droite et à gauche, de façon à former une sorte d’escalier ; mais quand je crus que je pouvais m’y risquer, la terre s’éboula et, glissant sur la boue gluante, j’entrai dans la rivière plus vite que je ne le voulais, avec un pouf formidable qui fit rejaillir l’eau à une hauteur extraordinaire.

Par bonheur mon maître avait pu se cramponner à mon oreille et n’avait aucun mal. Je me consolai vite de ma chute, dont j’étais cependant un peu abasourdi.

Maintenant le courant nous emportait et je le laissai faire ; il courait pour moi, tandis que je me reposai délicieusement dans la fraîcheur de l’eau qui me ranimait. Le prince aussi retrouvait ses forces. Il se pencha plusieurs fois pour boire dans le creux de sa main.

Tout à coup il tourna la tête.

— Voici nos ennemis ! dit-il.

Les cavaliers, suivant la trouée que j’avais faite dans le taillis, venaient de déboucher sur la berge ; ils nous aperçurent et, suivant la rive, se lancèrent de notre côté.

Le prince ne les quittait pas des yeux.

— Ils ajustent, me cria-t-il ; pousse ton cri de guerre.

Je tirai du fond de mes poumons le plus terrible barrit qu’il me fût possible ; il était assez réussi ; et les échos se le rejetèrent à n’en plus finir. L’effet que mon maître voulait produire ne manqua pas ; les chevaux épouvantés se cabrèrent dans des mouvements désordonnés et toute la charge des fusils s’éparpilla sans nous atteindre.

— Nous savons comment nous défendre à présent, dit Alemguir ; plusieurs cavaliers sont désarçonnés et les autres ont beaucoup de peine à se faire obéir de leurs montures.

je l’empoignai avec ma trompe et l’arrachai de sa selle.

Je tournais le dos et ne pouvais rien voir, mais j’étais bien heureux de ce que j’entendais là. Le courant nous emportait toujours, et il n’y avait pas moyen d’aborder sur l’autre rive qui présentait toujours une muraille à pic, tandis que du côté de nos ennemis le terrain, de plus en plus, s’abaissait.

Les soldats de Mysore étaient parvenus à dompter leurs chevaux, et ils gagnaient sur nous rapidement ; mais c’était un autre danger qui m’inquiétait tout à coup : je sentais l’eau m’emporter avec une rapidité croissante, inexplicable, comme attirée vers un gouffre. Je me mis, par de vigoureux coups de pieds, à lutter contre le courant, à essayer de rebrousser chemin, mais je ne retardai que de bien peu la course qui devenait vertigineuse. Le prince partageait mon angoisse.

— Aide-moi, dit-il ; debout sur ton cou, je pourrai voir ce qui nous menace.

Je tendis ma trompe par-dessus mon front, et il s’y appuya pour se tenir debout.

— N’hésite pas, cria-t-il aussitôt d’une voix qui tremblait. Jette-toi sur le rivage où sont nos ennemis, la rivière tombe dans un abîme en une cataracte épouvantable.

De toutes mes forces je nageai vers le bord ; mais une force supérieure à la mienne me tirait vers la chute, dont nous n’étions plus déjà qu’à une centaine de mètres.

— Courage ! courage ! cria mon maître qui haletait.

Je fis un effort désespéré, tendant tous mes muscles, mettant en jeu toute la vigueur dont j’étais doué. Mais j’étais à bout d’haleine, étourdi par le grondement terrible et si proche de la cataracte, et ce tourbillonnement de l’eau qui brouillait la vue.

Je croyais bien que tout espoir était perdu et j’allais m’abandonner, quand je sentis le fond sous mon pied ! Cela ranima mon énergie ; en deux poussées je fus à quelques mètres du bord, debout sur un fond de roches solides, les flancs secoués par un essoufflement cruel.

Le prince, dont je sentais encore les membres trembler, me flattait de la main, me disant de douces paroles. L’eau, en courant, écumait contre mes jambes massives, comme sur les piles d’un pont ; mais elle ne pouvait plus m’emporter. Les soldats, avec des cris de joie, accouraient, nous visant tout à leur aise.

— Fonds sur eux ! ordonna mon maître.

Je fis retentir le tonnerre de ma voix et je m’élançai hors de l’eau, la trompe haute. Les chevaux reprirent peur, bondissant, secouant le mors ; plusieurs tournèrent bride, s’enfuirent ventre à terre. Le chef, cependant, s’acharnait ; maîtrisant des éperons sa monture plus docile, il tira. La balle passa si près de la tête l’Alemguir qu’elle lui brûla les cheveux. Alors, transporté de fureur, je courus sur le soldat, et, l’ayant rejoint, je l’empoignai avec ma trompe et l’arrachai de sa selle.

Au cri qu’il poussa, au lieu de chercher à le secourir, ceux de ses compagnons qui tenaient encore, prirent la fuite. Pendant ce temps, je balançai le vaincu comme un trophée, puis je le lançai au milieu de la rivière où il tomba avec un pouf presque aussi fort que le mien de tout à l’heure. Le misérable se débattit un instant, puis fut emporté, précipité avec la cataracte.