Mémoires d’un Éléphant blanc/VIII

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Armand Colin et Cie (p. 45-49).



Chapitre VIII

BATAILLE

Quelle chose terrible qu’une bataille ! terrible et grandiose. Comme cela vous grise et vous étourdit, vous rend féroce, intrépide, indifférent au danger. La musique, le fracas du canon, la fusillade, les cris des combattants. Tout ce tumulte, cette fumée, cette poussière, vous communiquent une fureur particulière, qui fait que vous haïssez des êtres que vous ne voyez même pas, que vous n’avez jamais connu, et qui, sans plus de raison, ont contre vous la même rage mortelle.

Dans les premiers moments, moi qui n’avais jamais tué que des tigres, je frissonnais à l’idée de verser du sang humain ; j’hésitai, j’évitai de porter des coups. Mais soudain, je vis mon maître en danger : un cavalier le visait de tout près. Il n’eut pas le temps de tirer, mes défenses avec leurs armes tranchantes disparaissaient dans le ventre du cheval, que j’enlevai en l’air, et dont je jetai le cadavre sanglant, avec celui qu’il portait, au milieu des ennemis.

À partir de ce moment, ce fut un carnage devant moi ; je perçais, je tranchais, j’éventrais sur mon passage, des vivants, faisant des morts, pétrissant les cadavres sous mes larges pieds, qui bientôt furent chaussés de sang.

Le prince m’excitait de la voix, me poussait en avant. Son fusil, qu’un soldat placé derrière lui, remplaçait dès qu’il était déchargé, ne se taisait pas, et son tir était si sûr qu’il ne manquait jamais celui qu’il visait. Les rangs ennemis se creusaient devant nous, et Alemguir, toujours plein d’ardeur, me poussait toujours plus loin ; il voulait atteindre le maharajah de Mysore qui du centre de son armée dirigeait le combat. Il le voyait déjà, lui criait des injures, le défiait de venir se mesurer avec lui. Le maharajah souriait dédaigneusement, ne répondait pas.

Tout à coup, mon mahout, qui, lui, ne s’occupait qu’à me diriger et, moins emporté par la fureur guerrière, était mieux à même de juger la situation, cria d’une voix éperdue :

— En arrière ! … ou c’en est fait de nous !

Mais le prince criait :

— En avant !

Et mon mahout eut beau me labourer l’oreille de son croc, je refusai d’obéir.

— Prince ! prince ! vous êtes perdu, gémissait le malheureux esclave, l’armée de Golconde bat en retraite, nous sommes seuls au milieu des ennemis, on nous cerne, nous sommes pris ! … Il est trop tard ! …. trop tard pour fuir ! …

Une balle l’atteignit. Avec un gémissement étouffé il roula de mon cou, se cramponna un instant, m’inondant de sang, puis il tomba.

Mort, il était mort !

Je m’arrêtai, consterné, retournant le corps doucement du bout de ma trompe ; il ne bougeait plus, ne respirait plus ; c’était fini. Mon pauvre mahout avait rendu le dernier soupir, si vite, presque sans souffrir.

Voilà donc ce qu’avait été pour lui la destinée !

Je le revoyais là-bas, à Bangok, me parlant gravement : « Devons-nous nous réjouir ou pleurer ? … » Hélas ! il était mort ; il n’avait plus ni larmes, ni joies ! …

Mais autour de moi éclataient des cris de triomphe. Mon maître luttait encore.

— Prenez-le vivant ! criait du haut de son éléphant le maharajah. Il faut qu’il meure de la main du bourreau.

Je voulais m’élancer encore, mais je m’enchevêtrai les pieds dans des nœuds coulants qu’on m’avait lancés et que mes mouvements furieux pour me dégager serrèrent davantage. C’en était fait. J’étais pris, et mon maître avec moi.

Pauvre princesse Saphir-du-Ciel, qui, dans le palais désolé, se lamentait et pleurait, souffrant de l’angoisse, mille fois plus que nous du malheur ! C’était donc aussi, pour elle, la destinée ! J’entendais encore sa douce voix, me suppliant, m’adjurant de lui ramener l’époux bien-aimé. Et voilà ! Nous étions vaincus, prisonniers, et on lisait au prince enchaîné la sentence qui le condamnait à mourir, d’une mort honteuse, à l’aube du lendemain.

Moi, j’étais une valeur, je faisais partie du butin ; on n’en voulait pas à ma vie. Mais j’avais été si terrible dans le combat qu’on n’osait m’approcher.

Je réfléchissais de toute la puissance de mon faible esprit et je jugeai qu’il fallait paraître me soumettre. Je commençais à sentir la cuisson de mes blessures et la fatigue du combat ; mon lourd harnais de guerre me lassait beaucoup.

Je me mis à pousser des gémissements plaintifs, comme pour implorer l’assistance de ceux qui faisaient cercle autour de moi. L’un d’eux, me voyant si calme, osa s’approcher. Je redoublai ma plainte, en la faisant très douce.

— Il doit être blessé, dit l’homme, il faut le panser afin qu’il guérisse, car c’est une bête d’un très grand prix.

Tous s’approchèrent. On défit ma carapace ; on enleva toutes les pièces de l’armure et j’y aidai de mon mieux. Quand ce fut fini, je me couchai sur le sol, comme accablé.

J’avais beaucoup de blessures, une seule un peu profonde, au défaut de l’épaule.

On fit venir un médecin qui me pansa. Pendant ce temps, je songeais à mon maître, qui peut-être était blessé, lui aussi, et que l’on ne secourait pas. Je n’avais pas cessé de le suivre de l’œil, sans en avoir l’air, pendant la comédie que j’avais jouée ; j’avais vu qu’on l’avait traîné dans une tente misérable, qu’on l’avait attaché à un poteau, et que des soldats, l’arme au poing, le gardaient. Le chagrin me serrait le cœur, et les gémissements que je poussais étaient sincères, mais mes blessures ne les causaient pas. Pourtant je feignis l’indifférence pour mon maître ; je paraissais ne songer qu’à moi et je sus remercier si bien le chirurgien, de ses soins, qu’il fut touché et ordonna qu’on me retirât les nœuds coulants qui me meurtrissaient les jambes.

— Cet éléphant est d’une douceur remarquable, dit-il ; donnez-lui à manger et à boire, car il paraît très las et très faible, c’est sans doute à cause du sang qu’il a perdu, et il faut le réconforter.

Il s’éloigna pour aller panser d’autres blessures.

On m’apporta bientôt une bonne provision de fourrage, des légumes, du riz et de l’eau fraîche dans un grand bassin. Je pensais au prince Alemguir qui, peut-être, souffrait de la soif, et mon gosier se serra.

Cependant, nous sommes esclaves de notre énorme appétit ; la faim nous dompte et nous affaiblit très promptement ; il fallait donc manger, pour être fort et prêt à tout. Je le fis de l’air nonchalant et dégoûté d’un malade, sans me relever du sol. Alors, ne redoutant rien de moi, on me mit au pied une légère entrave, reliée à un pieu, et on me laissa.