Mémoires secrets et inédits pour servir à l’histoire contemporaine/Tome 1/9

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EXPÉDITION D’ÉGYPTE


CHAPITRE VII.

Combat de Saléhiéh. — Retour du général en chef au Caire. — Bataille navale d’Aboukir.

Pendant notre exploration géographique, nous ne négligeâmes rien pour avoir des renseignemens positifs sur la marche des mameloucks d’Ibrahim-Bey. Ce ne fut qu’aux approches de Belbéis que nous apprîmes qu’Ibrahim, réuni aux Arabes, venait de s’emparer de la plus grande partie de la caravane des Indes, avec laquelle il se disposait à passer en Syrie.

Nous marchâmes aussitôt dans la direction de Saléhiéh, pour la lui arracher des mains. Nous espérions avoir chacun de beaux schalls de cachemire. Le général en chef, après trois marches forcées, rassemblant toute la cavalerie, la dirigea lui-même au-delà du village de Koraïm, dans l’espoir d’atteindre Ibrahim-Bey. À cinq heures du matin nous arrivâmes vers le bois de palmiers qui entoure le village de Saléhiéh. Le général en chef, s’y étant arrêté près d’une citerne, nous envoya immédiatement à la découverte de l’ennemi. Nous apprîmes qu’Ibrahim avait campé la nuit dans le bois de palmiers, et qu’il avait pris la route du désert, traînant à sa suite la caravane et ses propres bagages, où se trouvaient ses trésors et ses femmes. Toute notre cavalerie se mit aussitôt en marche ; nous brûlions tous d’atteindre les mameloucks. Nous avions devancé de beaucoup notre infanterie, qui était encore éloignée quand nous aperçûmes l’arrière-garde d’Ibrahim, forte de quatre cents mameloucks bien montés, et qui protégeaient l’immense convoi, dont la tête se perdait au loin dans l’horizon du désert. Le général en chef fit donner l’ordre à une partie de la cavalerie de charger les mameloucks. Nous nous élançâmes avec impétuosité ; les mameloucks, évitant notre choc, revinrent bientôt sur leurs pas et nous chargèrent à leur tour. Les hussards et les chasseurs soutinrent l’attaque. Les mameloucks s’éparpillèrent autour de nos escadrons pour les envelopper ; la mêlée devint alors terrible et sanglante ; nous étions perdus, si le général en chef n’eût pas envoyé les dragons et ses propres guides à notre secours. Les mameloucks cédèrent alors le terrain et rejoignirent le convoi, qui avait pressé sa marche dans le désert. Ainsi nous ne pûmes remplir notre projet, et nous perdîmes plusieurs braves. Nous eûmes une cinquantaine de blessés et une vingtaine d’hommes de tués. Les blessés furent pansés sur le sable et transportés ensuite dans la mosquée de Saléhiéh. Presque toutes les blessures étaient faites par l’arme blanche : ce fut dans cet engagement que nous reconnûmes pour la première fois les terribles effets des damas dont les mameloucks sont armés : plusieurs de nos blessés eurent les membres entièrement coupés, d’autres le crâne, ou une grande partie des épaules et des cuisses emportés. Le chef d’escadron du 7e des hussards, d’Estrées, reçut plus de vingt blessures. L’aide-de-camp Sulkouski, moins dangereusement blessé, reçut pourtant plusieurs coups de feu et sept coups de sabre. Il n’y avait eu aucune infanterie engagée dans l’action ; ni nous ni les mameloucks n’avions d’artillerie, ce qui fut un avantage pour ces derniers, qui ne savent pas se servir du canon. Ils déployèrent, il faut en convenir, dans cette rencontre, plus d’habileté et de courage qu’on ne leur en supposait. Le 11 août, le général en chef avait écrit à Ibrahim-Bey pour l’engager à entrer en négociation avec lui, et à lui envoyer le pacha du grand-seigneur porter sa réponse. Mais Ibrahim n’eut garde de se séparer du pacha, qu’il avait entraîné avec lui au moment de sa fuite du Caire ; il vit un piége dans cette ouverture, et n’y répondit pas.

Le général en chef ayant donné des ordres pour fortifier Saléhiéh, y laissa le général Reynier avec sa division, et fit marcher la division du général Dugua sur Damiette. Le 13 août, il reprit la route du Caire avec le quartier-général. Nous étions à peu de distance de Saléhiéh, quand un aide-de-camp du général Kléber parut, et remit au général une lettre de Kléber, et le rapport du contre-amiral Gantheaume sur la malheureuse bataille navale d’Aboukir. Le général en chef, montrant une grande force d’âme après la lecture des dépêches, annonça lui-même, d’un air riant, mais affecté, que nous n’avions plus de flotte. Tout le quartier-général fut consterné. On accéléra la marche sur le Caire, et pendant toute la route, nous ne nous entretînmes que des suites probables de la destruction de notre escadre. Arrivés au Caire, nous trouvâmes les généraux et les officiers de l’armée, de même que les administrations, très-affectés et découragés de l’événement d’Aboukir. Nous apprîmes là des détails ; nous sûmes que onze vaisseaux avaient été pris, brûlés ou perdus. Plusieurs personnes bien informées assuraient que le vice-amiral Brueys, qui venait de périr dans la bataille, aurait voulu mettre à la voile aussitôt après le débarquement des troupes à Alexandrie, mais que Bonaparte s’y était opposé. Brueys, qui lui était entièrement dévoué, s’était soumis sans murmure, bien décidé à suivre les destinées du général en chef. Toutefois, ce dernier avait insisté pour que l’escadre, forte de quinze vaisseaux de ligne et de plusieurs frégates, se cachât dans le port d’Alexandrie ; mais Brueys, persuadé qu’elle ne pourrait y entrer sans danger, à cause des bas-fonds et des récifs, et voulant au préalable faire sonder les passes, avait pris son mouillage dans la rade ouverte d’Aboukir, en attendant le résultat de cette opération. La manœuvre inconcevable de la flotte anglaise, qui était retournée dans l’ouest, tandis que nous opérions notre descente, qu’elle aurait pu facilement contrarier, avait établi malheureusement l’idée qu’elle n’avait pas ordre de nous attaquer. De là une trop grande et funeste sécurité. Jusqu’alors la belle saison et les hasards avaient tellement secondé notre escadre, qu’elle était parvenue avec le convoi, sans perte ni accident, sur les côtes d’Égypte. Nous avions souvent entendu parler de l’ennemi en mer, mais sans jamais le rencontrer : deux fois les deux escadres s’étaient trouvées très-près l’une de l’autre, sans même s’en douter. Si Bonaparte avait désiré que l’escadre restât sur la côte d’Égypte, c’est qu’il sentait bien qu’elle donnait une force d’opinion incalculable à l’armée de terre. Voici ce que me dit plus tard à Alexandrie un lieutenant de vaisseau que j’avais connu à Toulon, et que je questionnai sur ce malheureux événement. « Vous savez quelle fatalité a poursuivi notre escadre. L’amiral Brueys était frappé du pressentiment de sa perte inévitable avant même de mettre à la voile de Toulon ; en serrant sa femme et ses enfans dans ses bras, ses soupirs indiquèrent assez qu’il croyait que c’était pour la dernière fois. Vous savez que c’est son grand attachement pour le général Bonaparte qui l’a retenu sur la côte d’Égypte après le débarquement. Il y avait assez de fond dans le port vieux d’Alexandrie pour les vaisseaux de 74 ; il ne fallait qu’ôter une partie de l’artillerie du vaisseau à trois ponts l’Orient, qui était le vaisseau amiral.

» L’escadre anglaise ne se présenta point devant la baie d’Aboukir à midi, comme on l’a dit ; elle était alors devant Alexandrie. Deux vaisseaux de guerre vinrent reconnaître à demi-portée de canon les forces qui étaient dans le port. Nelson ne fit route pour Aboukir qu’à trois heures après midi, et il n’engagea le combat qu’au coucher du soleil. Un brick français, qui était en reconnaissance, venait de tirer quelques coups de canon pour prévenir l’escadre, à laquelle il se rallia aussitôt. Il fit la faute de marquer le passage entre l’îlot et le vaisseau chef de file.

» Les vaisseaux n’étaient pas embossés, à la vérité, assez près de terre ; mais la batterie de l’îlot était assez bien armée pour défendre le passage ; cette batterie fut mal défendue.

» À dix heures du soir le combat était presque décidé ; les vaisseaux le Conquérant et le Guerrier s’étaient rendus. À peu près à la même heure, l’Orient sauta. Une heure avant, un boulet avait coupé en deux l’amiral Brueys.

» Les Anglais mirent à terre les prisonniers pour leur faire subir le même sort qu’à l’armée de terre, qu’ils croyaient perdue. »

À ces détails, je crois devoir joindre la relation peu connue du lieutenant de vaisseau Achard sur ce triste événement ; toutefois j’avertis le lecteur que cet officier passe pour avoir été très-sévère dans son jugement sur les généraux de l’escadre. On en jugera par la teneur de sa relation.