Nègres et Négriers/1

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Éditions des portiques (p. 11-28).

I. — LE NÈGRE

DE L’IMPORTANCE DE LA COULEUR HUMAINE

Assez irrévérencieux pour traiter de sornettes les aperçus philosophiques de M. de Voltaire, l’auteur du Commerce de l’Amérique par Marseille lui opposait, en matière d’ethnographie, le plus pittoresque des concepts : « La couleur des nègres n’est autre chose qu’une humeur vitriolique, répandue dans la limphe[sic], trop faible dans le moment de la naissance des enfants pour se manifester, mais qui, recevant par l’impression de l’air et par la digestion du lait alimentaire la fermentation requise pour lui donner toute sa consistance, s’amalgame et s’arrête dans les canaux des mamelons de la peau. »

Le Code noir
par Moreau le Jeune

Au faciès des fils de l’Afrique, le climat du Nouveau Monde fera une retouche, un nez moins épaté, en voici la raison : « Cette température doit diminuer leur transpiration, déclare Moreau de Saint-Méry ; et la nature qui cherche à se débarrasser, doit rétablir dans les enfants l’évacuation de la membrane pituitaire qui, excitant l’organe, lui procure l’extension nécessaire à son usage » !

Et voici, d’après l’Histoire philosophique de Raynal, pourquoi les nègres ont une toison laineuse : « Leur poil est frisé, parce qu’ayant à traverser un réseau d’une substance plus tenace et plus épaisse, il s’entortille et ne peut s’allonger. Un des inconvénients de la couleur noire, image de la nuit qui confond tous les objets, c’est que les nègres ont été obligés, pour être reconnus de loin, de se ciseler, de se marqueter la peau de différentes couleurs » !

Ne riez point. De leur couleur dépend leur liberté. « Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir… De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains : car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié. »

L’esprit des lois avait parlé.

Mais le cœur avait aussi ses raisons, en un temps où « l’homme de la nature » avait le pas sur le civilisé. Les nègres eurent des défenseurs, « ces hommes-enfants, sans lois écrites, sans principes de gouvernement, toujours dupes et victimes de tous les peuples qui communiquaient avec eux ». Et le citoyen Pelletan, à l’époque de la Révolution, de s’apitoyer sur leur « état d’anxiété, de défiance et de guerre, qui en faisait les peuples les plus misérables qui aient jamais existé sur la terre ».

« Ce sont des machines dont il faut remonter les ressorts à chaque fois qu’on les veut mettre en mouvement, disait d’eux le P. de Charlevoix. Cela pourtant est assez difficile à accorder avec ce que tout le monde généralement assure, qu’ils sont très entendus et très fins dans les affaires qu’ils ont extrêmement à cœur et qu’ils y prennent souvent leurs maîtres pour dupes. On ajoute qu’ils savent merveilleusement attraper le ridicule de quiconque et que le plus stupide nègre dans les choses les plus communes, est pour son maître un mystère impénétrable, tandis qu’il le perce à jour avec une facilité surprenante. Ce qui est certain, c’est qu’il semble que le secret soit leur trésor ; ils mourraient plutôt que de le révéler. » Et de fait, dans la solitude des mornes des Antilles ou dans la profondeur des forêts du continent américain, se pratique secrètement le culte des vieux dieux africains qui berça leur esclavage.

LES OSCILLATIONS DE LA MORALE

L’antiquité païenne n’avait que sourires pour l’esclavage.

Platon le légitimait au nom de la politique ; Aristote, au nom de l’histoire naturelle ; Épicure, au nom de la volupté ; Zénon, par l’indifférence, Thucydide, au titre de l’histoire ; Xénophon, à celui de l’économie politique ; Aristophane trouvait plaisant de refuser à l’esclave l’entrée de la barque à Caron ; et Hésiode affirmait froidement qu’il était au riche ce que le bœuf était au pauvre.

De cette effroyable institution qui assimilait l’homme au bétail, le moyen-âge chrétien n’avait pu faire litière. Sans avoir la barbarie du paganisme antique, il n’avait pas su réaliser la fraternité humaine. En Espagne surtout où les musulmans occupaient l’Andalousie, les esclaves étaient nombreux. Et c’est peut-être ce qui explique le sort des malheureux Guanches des îles Canaries. Là, aux îles Fortunées, dans le séjour des Bienheureux chanté par Homère, dont un tapis de fleurs d’or jeté sur les flots par Pindare ornait l’accès et que Plutarque dotait d’un éternel printemps, vivait une peuplade de race blanche, quand le Normand Jean de Béthencourt, en 1402, en entreprit la conquête. Les Guanches, dont les armes dataient de l’âge de pierre, ne purent défendre leur indépendance. Les Espagnols les débitèrent comme esclaves. Et il ne reste plus dans l’archipel, comme témoignage d’une race disparue, que les cavernes sépulcrales où reposent les guanartèmes de la race royale. Les Guanches ? Vous en trouverez le type à Porto-Rico, à Haïti, à Cuba où ils furent déportés, à Cuba, où un village porte le nom, Tinguarra, d’un chef Guanche expédié là avec d’autres islenos des Canaries.

UNE IDYLLE FRANCO-NÈGRE SUR LES
BORDS DU NIGER (1413)

Tout autre fut l’accueil que l’on fit à Toulouse, à la fille d’un prince noir de Gao, c’est-à-dire d’une ville sise au-delà de Tombouctou. Anselme d’Ysalguier l’avait épousée sur les bords du Niger ; et de l’idylle, était née une charmante petite mulâtresse, la plus jolie fille de Toulouse, disait le conseiller Bardin, qui la courtisait. Et le médecin noir Aben Ali, attaché à sa suite, eut la gloire de guérir Charles VII, encore dauphin, de passage dans la ville. La négresse, Cazaïs, avait le même nom que la vice-reine de Gao, capitale d’un empire nègre, portée l’année même du retour d’Ysalguier, en 1413, sur la carte de Mecia de Viladestes.

Elle venait d’un pays où l’esclavage sévissait partout, où le nègre était à la fois une monnaie d’échange, troquée contre des chevaux ou des denrées, et une bête de somme qui portait sur sa tête les fardeaux. Plus heureuses, certaines négresses avaient une situation privilégiée comme cuisinières : elles s’achetaient jusqu’à cent pièces d’or à Aoudaghost — ville, morte aujourd’hui, en plein Sahara — à cause de leur habileté à apprêter des gâteaux à la noix, du macaroni au miel, du chameau aux truffes et des serpents à l’absinthe.

LA VENTE DES « MAURES AUX CHEVEUX FRISÉS »

Et voilà qu’en l’année 1444, un troupeau d’esclaves, deux cent trente-cinq, débarqua à Lagos, « Maures aux cheveux frisés », qui n’étaient autres que des nègres. Un roi Yolof en faisait commerce. Ca’da Mosto s’en rendit compte de visu : « Les noirs, tant hommes que femmes, écrivait-il, accouroyent tous pour me veoyr comme une grande merveille, leur semblant grand’chose d’avoir la veüe d’un chrétien, dont ils n’avoyent onqu’ouy parler. Et ne s’étonnoyent moins de ma blancheur que de mes habits à l’espagnole, une jupe de damas noir avec un petit manteau par dessus. Si que les uns me manioyent les mains et les bras qu’ils frotoyent, ayant mis de leur salive par dessus, pour veoyr si ma blancheur procédoyt de fard ou teinture, ou bien si c’étoyt chair. Pensant aussi que les yeux qui sont en proue de la navire, fussent yeux naturels par lesquels le navire voyoyt pour se conduire sur la mer, ils prenoient les blancs pour des enchanteurs quasi comparables aux diables. » Des diables qui les mirent en coupe réglée, à partir de 1469, où un négociant de Lisbonne, Fernand Gomez, reçut du roi de Portugal le monopole de la traite des nègres. On les vendait en Portugal ou on les revendait en Afrique : l’homme devenait un vulgaire objet de troc.

Et un troc fructueux, au rapport du Tournaisien Eustache de La Fosse, qui disait des nègres de Guinée, en 1480 : « Ils nous amenaient des femmes et des enfants à vendre que nous acheptasmes, et puis les revendismes là où nous les trouviesmes à revendre ; et nous coustoient la mère et l’enfant un bachyn de barbieur, et trois ou quatre grands anneaulx de letton. Et puis quand nous estions à la mine d’or, nous les revendiesmes bien 12 ou 14 poids d’or ; et chascun poix est trois estrelins d’or : qui estoit bien grand gaing. »

La traite des nègres trouvait sans cesse de nouveaux aliments, au fur et à mesure que se poursuivait le périple de l’Afrique par les Portugais, et quel que fût l’aspect effroyable des tribus nouvelles. Telle la peuplade que Lope Gonsalves découvrit au Gabon : le corps barbouillé de rouge, un œil bordé de pourpre, l’autre de jaune, la lèvre percée, par laquelle passait la langue, une écharpe de peau de singe où pendait une clochette sur le dos et, au cou, une boîte à talisman, ils avaient, à la taille, une ceinture de peau de buffle et, au nez et aux oreilles, des anneaux de cuivre. Anneaux si appréciés du roi de Congo qu’il en envoyait des centaines en présent au roi de Portugal avec une cargaison de perroquets… et d’esclaves ! Mais en 1526, le roi noir tenta de réagir et de prohiber la traite, tant son pays se dépeuplait. La réaction fut vaine.

D’immenses besoins d’une main-d’œuvre accoutumée aux pays tropicaux avaient surgi avec la découverte du nouveau continent, où les Peaux-Rouges n’avaient d’autre souci que la chasse et la pêche. Avec les premières années du seizième siècle, l’exode des noirs vers les colonies espagnoles commença : le roi Catholique, dès 1510, se fit marchand d’esclaves, avec l’approbation de Las Casas, un religieux pourtant. L’historien des Indes, le P. Maffei, en donnait la raison : « Les esclaves, transportés des sablonnières de l’Éthiopie aux terres grasses de Portugal et de leurs petites cassives et logettes à Lisbonne, par la seule fréquence de la ville, étaient peu à peu instruits à l’humanité et, ce qui était beaucoup plus excellent, ils étaient par là imbus des mystères de la religion chrétienne. »

En l’an 1576, le missionnaire jésuite Garcia Simoëns évaluait à 12.000 le chiffre des noirs exportés chaque année du Congo : « Ici, écrivait-il, on trouve des esclaves tant qu’on veut, et ils ne coûtent presque rien. À l’exception des chefs, presque tous les indigènes, ou naissent dans l’esclavage, ou sont réduits à cette condition, sans le moindre prétexte. Il en est de même des prisonniers de guerre qui, généralement, sont ou tués et mangés, ou vendus. Après ses victoires, le roi d’Angola cède d’ordinaire à des chefs subalternes des villages entiers, avec faculté de tuer ou de vendre tous leurs habitants. » La vie de l’homme compte si peu qu’on obtient trois esclaves pour une queue d’éléphant.

Aux Espagnols et aux Portugais, qui s’étaient partagé le monde à découvrir et qui s’autorisaient de la bulle de démarcation d’Alexandre VI pour l’interdire à autrui, d’autres nations étaient venues se joindre « pour plonger les Africains dans l’esclavage ». Hawkins fut, en 1562, le premier négrier anglais ; ironie amère, l’un de ses navires s’appelait le Jésus. Et il récidiva, en s’enorgueillissant de ses ruses et de ses violences, au mépris des instructions de la reine Élisabeth, de la reine qui envoya Marie Stuart à l’échafaud : « Toutes les violences et les mauvais traitements que vous emploieriez envers ces esclaves, disait-elle, seraient des actions détestables que je vous défends, parce qu’elles attireraient sur vous la haine des hommes et la juste vengeance des cieux. »

Mais au fur et à mesure que de nouvelles nations européennes s’installaient au nouveau monde, l’urgence de la main-d’œuvre noire s’imposait. Maîtres d’une partie du Brésil, les Hollandais s’emparaient, en 1637, de San Jorge d’Elmina, en Guinée, pour y recruter des esclaves.

Derniers remparts de la liberté humaine en péril, le pape et le roi très Chrétien s’étaient dressés contre le flot : Urbain VIII, en 1639, défendit d’enlever les noirs à leur patrie et de les priver de leur indépendance.

LA FRANCE, MÈRE DE LIBERTÉ, NE TOLÈRE
AUCUN ESCLAVE (1571)

« La France, mère de liberté, ne permet aucun esclave », proclamait, en 1571, le parlement de Guyenne dans un arrêt lapidaire qui ordonnait la mise en liberté immédiate des nègres qu’un vaisseau d’équipage normand exposait en vente à Bordeaux. Et le dieppois Jean Ribault faisait pendre l’équipage d’un négrier portugais par les malheureux qui gisaient à fond de cale. L’un de nos jurisconsultes les plus réputés, Antoine Loisel, posait en axiome que « toutes personnes sont franches en ce royaume : si tost qu’un esclave a atteint les marches d’icelui, se faisant baptizer, il est affranchi ». Les nègres nous payaient de retour. Partout où nous faisions escale, au Cap Vert, au rio Sestos, à Cormentin, à la côte des Bonnes Gens, ils nous faisaient fête. « Beaucoup de nègres parlent très bien le français et ont même été en France », écrivait, en 1594, le Portugais Alvarez d’Almada.

CONSULTATION D’UN JURISCONSULTE NÈGRE DE TOMBOUCTOU,
SUR LA LÉGITIMITÉ DE L’ESCLAVAGE (1615)

En l’an 1023 de l’hégire, qui chevauche sur les années 1614 et 1615 de notre ère, les gens du Touat se sentirent étreints d’un étrange scrupule. Ces musulmans, qui n’avaient pas hésité à massacrer, un siècle et quart auparavant, tous les juifs de l’oasis saharienne, se préoccupèrent de savoir si l’esclavage était légitime. Et ils demandèrent consultations sur consultations à un célèbre érudit nègre, qui était cadi de Tombouctou. Aux « flambeaux du Soudan », le cadi Ahmed Baba prodigua ses propres lumières, selon un questionnaire de plus en plus serré :

— L’esclavage est-il légitime ?

— Il est notoire que différents princes du Soudan vivent dans un état d’hostilité presque permanente et opèrent des razzias les uns chez les autres. Il y a des musulmans parmi les captifs ; ils sont libres puisqu’ils professent la vraie religion. Mais tous parlent la même langue : les premiers s’acquittent de l’obligation de la prière, les autres non : voilà tout. De là grande incertitude : ceux qui emmènent ces malheureux prisonniers, ne savent rien de leur condition juridique.

— N’est-il pas incontestable que la mécréance est le fondement de l’esclavage ?

— Il en est ainsi, pourvu que l’individu n’ait pas été pris dans un pays placé sous le protectorat musulman.

— Et si les régions du Soudan ou l’islamisme est pratiqué, ne se sont converties qu’après la conquête ?

— Les gens dont vous parlez, gens du Kenou, du Bornou, du Sara et de Melli, sont devenus musulmans, sans y avoir été contraints par la force.

— Que penser spécialement des gens du Bornou ? Il nous arrive beaucoup d’hommes de là. Sont-ils esclaves ou non ?

— Ils sont musulmans, partant libres. Dès l’an 655 (1257 de notre ère), le roi nègre de Bornou, ville située sur le méridien de Tripoli, offrait un riche cadeau au sultan El Mostancer.

— Un individu dont on ne connaît ni le lieu d’origine, ni la condition, ni s’il a été asservi avant ou après son islamisation, peut-il être vendu ou échangé sans enquête préalable ?

— Sachez-le, l’infidélité — qu’il s’agisse de chrétiens, de juifs, de pyrolâtres, de berbères, d’arabes, de tous autres individus rebelles à l’islamisme — est la seule justification de l’esclavage. Les infidèles nègres doivent être traités comme les infidèles chrétiens. Quiconque a été capturé, infidèle, peut être valablement réduit à l’état de chose et devenir la propriété d’un maître. Les jurisconsultes andalous admettent les mêmes principes qui sont appliqués par les juges de Fez et les cadis de Tombouctou.

— Le prophète procédait-il à une enquête préalable, quand il achetait des esclaves ?

— Précaution inutile, l’humanité presque entière étant alors plongée dans les ténèbres de l’infidélité. Mais le prophète a dit : Dieu le Très Haut t’a rendu propriétaire de l’esclave. S’il l’avait voulu, il l’aurait rendu maître de ta personne. Le Seigneur te rappelle par là qu’il t’a fait la grâce de t’admettre au nombre des musulmans, alors qu’il l’a laissé, lui et ses ancêtres, dans les ténèbres de l’impiété, au point de permettre qu’il soit conduit en captivité… Dieu ordonne de traiter les esclaves avec humanité, qu’ils soient nègres ou non. On doit avoir pitié de leur triste sort, et leur épargner les mauvais traitements, car le fait seul de devenir la propriété d’autrui brise le cœur : la servitude est inséparable de l’idée de violence et de domination, surtout lorsqu’il s’agit d’un esclave emmené loin de son pays.

— Juridiquement, les individus amenés de l’Abyssinie sont-ils dans la même situation que ceux qui viennent du Soudan, ou y a-t-il une différence entre eux ?

— Tous les incrédules sont placés sur le même pied, à l’exception de ceux qui ont passé des traités avec les musulmans. Il est permis d’opérer des razzias, de capturer les individus, qu’ils soient nègres ou chrétiens ou juifs. On commence par les sommer d’embrasser la religion musulmane. S’ils s’y refusent, on leur propose de se soumettre à l’impôt de la capitation, moyennant quoi on les autorise à conserver leur religion.

… Tel était, au temps de Louis XIII, l’échange des correspondances entre l’oasis du Touat et Tombouctou.

UN REVIREMENT : LA TRAITE AUTORISÉE
PAR LA FRANCE (1670)

C’est alors, sous Louis XIII, que la rigidité de notre jurisprudence en matière d’esclavage fléchit, sous prétexte que la voie la plus sûre pour amener la conversion des nègres était de les asservir ; la religion n’était ici qu’un vain masque. Du jour où nous eûmes des colonies dans la zone tropicale de l’Amérique, au Maranhâo, en 1613, en Guyane, aux Antilles, nous dûmes recourir, comme les Espagnols et les Portugais, à une race capable de supporter de rudes labeurs sous un ciel torride : même cause, mêmes effets. Dès 1639, une Compagnie rouennaise se forme pour l’achat des nègres qui cultiveront aux Antilles le pétun, — c’est le nom que l’on donne encore en bas-breton au tabac. Ajoutons, comme palliatif, que « le traitement des nègres ne différait en rien de celui des serviteurs français, sinon qu’ils étaient serviteurs perpétuels, alors que des Français ne l’étaient que pour trois ans ». Trois ans étaient en effet la durée des engagements des volontaires qui allaient aux Antilles. Les nègres commencèrent à affluer. Et l’on vit, en 1644, lors du Congrès de Münster, notre ambassadeur, le comte d’Avaux, entrer à la cathédrale, un jour de semaine sainte, « avec une suite de cent quarante nègres ». Les trois ambassadeurs d’Espagne, horrifiés, s’empressèrent de sortir par une autre porte. En 1655, à Saint-Christophe, les nègres d’Esnambuc, « effroyables comme des démons, jetaient la terreur dans l’esprit du petit peuple » de la colonie anglaise.

La traite n’eut, en France, une existence légale que le 26 août 1670. Ce jour-là, à la requête de Colbert, le Conseil d’État consacra officiellement l’esclavage, en exonérant de l’impôt de 5 pour 100 la traite des nègres en Guinée : « Il n’est rien qui contribue davantage à l’augmentation des colonies et à la culture des terres que le laborieux travail des nègres », disait l’arrêt du Conseil. L’extension de notre empire colonial aux Antilles avait amené le revirement de nos idées humanitaires.

En groupant dans un organisme gigantesque nos petites sociétés coloniales d’Afrique et d’Amérique, du Sénégal, de la Guyane et des îles Antilles, la Compagnie des Indes Occidentales, fondée en 1664, avait rendu solidaires l’un de l’autre l’ancien et le nouveau monde, et assuré au second la main-d’œuvre du premier, une main-d’œuvre abondante, habituée aux chaleurs des tropiques. Un médecin d’Amsterdam, en 1677, légitimait l’esclavage par la malédiction qui frappait les descendants de Cham : Hannemann allait jusqu’à attribuer à la foudre de cette malédiction la noirceur de leur peau !

Mais d’avance, dès 1615, il avait été réfuté par le cadi nègre de Tombouctou dont j’ai parlé. Ahmed Baba, dans une des consultations que lui demandaient les gens de l’oasis du Touat, déclarait « qu’il n’y avait aucune différence à faire entre les races humaines. Quelques généalogistes, ajoutait-il en citant Ibn Khaldoun, n’ayant aucune connaissance de l’histoire naturelle, ont prétendu que les nègres, race descendue de Ham (Cham), fils de Noé, reçurent pour signe distinctif la noirceur de la peau, par suite de la malédiction dont leur ancêtre fut frappé par son père, et qui aurait eu pour résultat l’altération du teint de Ham et l’asservissement de sa postérité. Mais la malédiction de Noé contre son fils se trouve rapportée dans le Pentateuque ; et il n’y est fait aucune mention de la couleur noire ».

LE CODE NOIR (1685)

Le Conseil Souverain de Saint-Domingue, au Petit Goave, fit un jour solennellement proclamer un édit qu’il venait de recevoir de Versailles et qui était le statut de l’esclavage. Le code noir, comme on appela l’édit de mars 1685, tempérait par des mesures d’humanité les rigueurs de la servitude :


« Déclarons les esclaves être meubles et, comme tels, entrer en la communauté. Ne pourront être saisis et vendus séparément le mari et la femme et leurs enfants impubères.

{{T|« Seront tenus les maîtres de fournir à chaque esclave, par chaque an, deux habits de toile ; par chaque semaine, deux pots et demi de magnoc, ou trois cassaves avec deux livres de bœuf salé, ou trois livres de poisson ou autre chose à proportion. Les esclaves infirmes seront nourris et entretenus par leurs maîtres. Les hommes libres qui auront des enfants de leur concubinage avec leurs esclaves, seront condamnés en une amende de deux mille livres de sucre, et l’esclave et l’enfant confisqués au profit de l’hôpital. Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres qui auront tué un esclave, et de les punir selon l’atrocité des circonstances. »|90}}


Et voici le code pénal de l’esclave : s’il frappe son maître, sa maîtresse ou leurs enfants, la peine de mort ; pour vol qualifié de chevaux ou de bestiaux, la peine de mort ; pour vol de moutons, de volaille ou de légumes, le fouet et la marque d’une fleur de lys à l’épaule. Fugitif, il aura les oreilles coupées et en cas de récidive, le jarret tranché. Tout port d’armes lui est interdit, à peine de fouet ; tout attroupement est châtié de même, et puni de mort en cas de récidive. Il est défendu aux esclaves, s’ils n’y sont autorisés par un billet de leurs maîtres, de rien vendre au marché, voire même dans les habitations. Ils ne pourront rien avoir qui ne soit à leur maître. L’esclave puni de mort sera estimé avant l’exécution par deux des principaux habitants de l’île, et son prix, réparti entre les têtes de nègres payant droit, sera payé à son maître par le fermier du Domaine Royal d’Occident.

À propos d’une succession ouverte à Saint-Domingue, où l’on suivait la coutume de Paris, le lieutenant civil du Châtelet déclarait, en 1705, que les nègres ne faisaient pas partie du fonds ; il les assimilait aux bestiaux, au lieu que les pigeons des colombiers et les poissons des étangs étaient réputés immeubles.

« LIBERTALIA », LA VILLE LIBRE D’UN FORBAN

Dans une autre colonie, que nous venions d’abandonner, fut instauré tout autre chose que le Code Noir, une Constitution basée sur l’égalité et la fusion des races blanche et noire.

Dans les dernières années du dix-septième siècle, un forban français qui avait épousé la sœur de la reine d’Anjouan, fonda à Madagascar une ville éphémère, Libertalia, où toutes les races ne formaient qu’un peuple, les Liberi. « Le Grand Capitaine », comme Misson était appelé par les Malgaches, « Sa Haute Excellence le Conservateur », comme il s’intitulait lui-même dans la Constitution donnée aux Liberi, groupait sous son commandement des flibustiers français et anglais, des prisonniers portugais et hollandais qui avaient consenti de leur plein gré à être sujets de la petite République, des jeunes femmes des Comores qui avaient suivi leurs époux, une centaine de jeunes musulmanes que les forbans avaient enlevées sur un navire chargé de pèlerins de la Mecque, et enfin deux cent quarante nègres et négresses de l’Angola que Misson avait libérés en capturant un négrier anglais : — « Je ne fais point la guerre aux opprimés, mais aux oppresseurs », disait ce forban chevaleresque.

Traités en hommes libres, les nègres étaient répartis en escouades de quatre travailleurs, auxquels un blanc ou un de leurs anciens apprenait le français. Les sloops de la petite République étaient armés moitié de nègres, moitié de blancs. À Libertalia, tout était en commun ; l’argent étant inutile, était versé au Trésor.

Noirs et blancs avaient un Parlement élu au second degré, chaque décurie d’électeurs nommant un délégué : le pouvoir exécutif était confié à Sa Haute Excellence le Conservateur, dont les pouvoirs étaient renouvelables tous les trois ans. Cette Babel de races eut le sort de la tour de Babel. Misson eut le tort de laisser appareiller à la fois ses deux grands vaisseaux, la Victoire et le Bijou, montés chacun de trois cents hommes. Le premier fut jeté à la côte par un typhon et, à l’exception du capitaine, périt corps et biens. Le second n’était pas de retour, quand une catastrophe s’abattit sur Libertalia. Les Malgaches envahirent de nuit la petite ville, malgré ses forts et ses batteries, massacrèrent la population des Liberi, femmes, vieillards, enfants, nègres et blancs. Misson ne sauva à bord de ses sloops que quarante-cinq hommes ; il périt lui-même dans un naufrage. Ainsi s’évanouit, au temps de Louis XIV, la première tentative de fusion des races.