Nègres et Négriers/11

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Éditions des portiques (p. 223-229).

XI. — IL Y A ENCORE DES NÉGRIERS

Certaine semaine de l’année 1871, surgissait soudain dans les environs de Ghizeh, en Égypte, un convoi de 2.000 nègres du Ouadaï, qui avait cheminé par une piste peu connue du désert libyque. Il s’évanouit rapidement, tant sa vente fut mystérieuse.

En 1885, Stanley remontait le Congo. Partout, des troncs d’arbres roussis par le feu, là où il avait vu, peu avant, de florissants villages. Une horde de négriers arabes du Zanzibar avait passé là ; et pour emmener un peu plus de 2.000 esclaves, une cordelette passée dans l’oreille, elle avait mis à sac une région plus grande que l’Irlande. Une mère fléchissait-elle sous le poids de son bébé, les tortionnaires jetaient l’enfant à terre et lui brisaient le crâne. À Oujiji, un des grands centres de traite de Tanganyika, l’abondance des cadavres d’esclaves était telle que les hyènes étaient dégoûtées de la chair humaine. L’Afrique perdait son sang par tous les pores.

LA CROISADE NOIRE

Un Pierre L’Hermite se leva pour déclarer la guerre à l’esclavage et prêcher la croisade noire à travers les capitales de l’Europe. Primat d’Afrique, il était paré de la pourpre romaine. Dans la cathédrale Sainte-Gudule à Bruxelles, la voix du cardinal Lavigerie retentit, terrible. Noirs ensevelis à la mort de leur maître, femmes brûlées vives pour satisfaire le caprice de quelque roi de l’Ouganda, estropiés dont les mains avaient été coupées pour que fût plus doux, frappé par leurs moignons, le son du tambour, il n’était atrocité qu’il ne révélât à son auditoire horrifié. Il fut entendu. En 1888, l’œuvre antiesclavagiste était fondée.

Elle avait à lutter non seulement contre l’esclavage, mais contre le cannibalisme. En 1893, Mgr Augouard, évêque de l’Oubanghi, signalait l’abominable trafic qui se faisait sur les rives du fleuve. On amenait les esclaves sur le marché : les clients marquaient à la craie la partie du corps qu’ils choisissaient, bras, jambe, poitrine. Après quoi, on coupait la tête des pauvres diables, qui étaient débités comme de la viande.

— Tu n’en manges pas, disait un chef anthropophage à un voyageur.

— Non, mille fois non.

— Tu as tort : vous autres blancs, vous ne connaissez pas ce qui est bon.

LES ESCLAVES DOMESTIQUES DU MAGHREB

Et l’esclavage durait toujours.

Lisez les frères Tharaud. Les grands seigneurs de l’Atlas, qui ont hôtel à Marrakech, ont pour seul luxe des esclaves du plus beau noir, aux vêtements d’une blancheur impeccable et aux cordelières de soie, qui portent à l’oreille un bracelet d’argent et à la ceinture un poignard d’argent ciselé. À Fez, tombent en ruines les quartiers où tenaient garnison, avec leurs tribus de femmes et d’enfants, les esclaves noirs de la garde des sultans, tels qu’on peut les voir dans la Relation de Pidou de Saint-Olon, ambassadeur de France sous Louis XIV, à une époque où le sultan demandait la main de la princesse de Conti. Mais si la garde noire n’est plus, les esclaves de couleur sont à profusion dans Fez ; le rouge bonnet pointu que portent certains d’entre eux, leur confère une sorte de caractère officiel ; ils appartiennent à un haut fonctionnaire du Maghzen. D’autres sont la propriété de simples Fassi, à qui ils servent de palefreniers ou de serveurs chargés de porter, au pavillon de campagne, braseros et collation. Mais n’attachez point au mot d’esclavage le caractère odieux que mérita trop souvent la traite des nègres. Comme autrefois dans plus d’une plantation de Saint-Domingue, l’esclave n’est pas au Maroc traité en paria. « Tu pardonneras, dit le Coran, soixante-dix fois par jour à ton esclave, si tu veux mériter la clémence divine ; tu le nourriras de tes aliments et le vêtiras de tes habits. » La religion du Christ et celle de Mahomet en cela s’apparentaient.

Mais l’une défend la polygamie que l’autre agrée. Aussi y a-t-il, au Maroc, des « négresses de lit », que la naissance d’un enfant affranchit. Mais que d’autres esclaves de couleur dans les maisons fortunées ! Les dadas, les nourrices, qui se jettent aux pieds des enfants du maître, quand on parle de les vendre ; les cuisinières, aussi habiles à confectionner la pâtisserie qu’au temps où, dans les villes, aujourd’hui mortes, du Sahara, on les achetait cent pièces d’or… Il y a encore à Fez, disent les frères Tharaud, au fond d’un dédale de ruelles, trois marchands d’esclaves.

« Chez les peuplades de la Côte-d’Ivoire, écrivait, en 1903, M. Le Hérissé, on ne trouve pas de domestiques ou de salariés quelconques. Ils sont remplacés par l’esclave. L’esclave est loin d’être ce que notre imagination nous le représente en Europe, et la plupart des domestiques ou ouvriers blancs travaillent beaucoup plus et sont moins heureux que l’esclave nègre. Sans souci du lendemain et sans préoccupation aucune, il travaille aux plantations aux jours fixés par la coutume, c’est-à-dire trois ou quatre fois par semaine. En général, il n’est jamais maltraité. Libres du jour au lendemain, les esclaves ne pourraient que mourir de faim ou aller supplier leur maître de les reprendre. »

Mais cet optimisme est loin de correspondre à la réalité à l’intérieur de l’Afrique équatoriale et sur les hauts plateaux des grands lacs, partout où sévissent les Rougas-Rougas, les marchands d’esclaves arabes.

LA CHASSE AUX NÉGRIERS DE LA
MER ROUGE

De l’autre côté de l’Afrique, à la frontière abyssine, des Arabes avilis font main basse sur les négroïdes bertas avec tous les raffinements de cruauté de la traite antique… Henry de Monfreid apercevait, un jour de 1916, un nègre cramponné à une épave au beau milieu de la mer Rouge. Il le recueillit à bord. Et la nuit se passa à écouter l’odyssée d’un fugitif évadé de la rude livrée de l’esclavage.

Gabré était parti des hauts plateaux de terres rouges qui séparent l’Abyssinie du pays des Somalis. Et il avait gagné avec une caravane les environs du port de Tadjourah. Parfois, l’on voyait filer au large les barques fines et légères de pêcheurs arabes, des zarougs. Une nuit, un grand feu s’alluma sur la plage ; un feu lui répondit dans la montagne où s’était arrêtée la caravane qui se remit en marche vers la mer. Et les esclaves qu’elle menait, s’entassèrent, par vingt ou trente dans les zarougs légers que masquaient deux falaises. Une voile fût étendue sur eux pour les cacher. Gabré allait être vendu en Arabie.

Certain jour qu’il servait de plongeur à bord d’un sambouc monté d’esclaves, il aperçut une dizaine d’hommes de sa race, des Gallas, couchés au fond d’un boutre et voués, comme lui, à la vente aux enchères. Le cœur broyé de tristesse, il les harangua dans leur langue natale et les décida à reprendre, avec la liberté, le chemin de leur patrie. Les deux Dankalis de garde surpris et bâillonnés, il appareilla de nuit pour l’Afrique. Mais déjà le sambouc était à ses trousses. Bientôt rattrapés et transbordés, les fugitifs songeaient avec effroi aux atroces supplices qu’on inflige aux esclaves, quand un faisceau lumineux balaya l’horizon. Un patrouilleur italien, à son tour, donnait la chasse aux marchands de chair humaine. Et ceux-ci, affolés, d’étendre sur les têtes de leurs victimes une lourde toile à voile ; fixée tout autour sur le vaigrage par de solides garcettes, elle leur servirait de suaire. Car l’équipage arabe, pour échapper aux sévérités de la loi, abandonnait en canots le sambouc préalablement sabordé, d’où monta une clameur d’agonie. Seul, par une déchirure de la toile, Gabré put émerger au moment où le sambouc chavirait, la quille en l’air.

Au Français qui l’avait recueilli, il disait avec tristesse : « Ma folie a causé la mort de ces malheureux. Sans moi, ils auraient vécu heureux comme esclaves, car les esclaves sont plus heureux que les paysans gallas ! » Singulier état d’esprit chez un homme qui savait l’abominable cruauté avec laquelle un de ses compagnons avait été châtré.

Henry de Monfreid eut la satisfaction de se faire un jour chasseur de négrier. Pêcheur de perles dans la mer Rouge, il rencontre à l’île Harmil un malheureux Soudanais, auprès duquel un autre agonise. Ce sont les débris de l’équipage d’une barque de pêche, que des Arabes ont surprise et coulée ; leurs dix-neuf compagnons soudanais ont été emmenés en esclavage pour être vendus dans le golfe Persique. Les pirates viennent de disparaître à l’horizon. Monfreid entre en chasse, la grande voile portant plein. La nuit s’est faite. Pourtant, à l’accore d’un récif, il distingue un boutre au mouillage : c’est le négrier. Monfreid approche : il a fixé, en guise de torpille, un rouleau de dynamite à une longue perche ; il l’amorce d’un bickford qu’il allume. Et vingt secondes plus tard, une détonation sèche retentit : le boutre éventré sombre, pendant que les Soudanais se jettent à la nage, malgré les chaînes qui les lient deux à deux par les jambes. Les esclaves sont délivrés ; et ce sont les pirates aux longs cheveux bouclés qui sont, à leur tour, mis aux fers. Ainsi un paisible Français s’improvisa justicier, il y a quelques années à peine, dans la mer des Pharaons.

Si la traite n’était plus qu’un vain nom, que serait-il besoin de proclamer son abolition, comme il a fallu le faire, en 1930 encore, dans la Gambie, la Somalie et le Nyassaland, ou de pourchasser les négriers, comme ont dû y procéder, en 1932, les troupes britanniques du Kenya ? Au Nil Blanc, on a même dénombré les esclaves. Et l’oasis de la liberté de la race noire, Libéria, — était-il dit dans un memorandum américain à la Société des Nations, — tolérait certains recrutements « à peine distincts des razzias et de la traite des esclaves ».