Nègres et Négriers/13

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Éditions des portiques (p. 259-263).

LA MECQUE DE LA RACE NOIRE :
PARIS

C’est un plaisir pour un Français de s’occuper de notre antique colonie de Saint-Domingue. Si elle a secoué notre tutelle, il y a plus d’un siècle, elle a gardé la France comme modèle. Elle en suit les modes, depuis les formes successives du gouvernement, royaume, empire, puis république, jusqu’aux créations les plus nouvelles de la rue de la Paix. Et que l’on médite en France, où se désapprend notre histoire, les instructions données par le directeur général de l’enseignement à Haïti, M. Duracine Vaval, un fervent admirateur de Montaigne et de Rollin :

« Le maître demandera aux élèves de dessiner un chevalier en armes, la bannière des Croisés, le costume de guerre du roi de France et des seigneurs, par exemple la tenue de Louis XII sur son cheval entrant à Gênes en 1507. Il soulignera la signification de la bataille de Crécy. Il fera dessiner un boucanier, un flibustier, un bateau négrier ; en un mot, le maître emploiera tous les moyens pour rendre objective la leçon d’histoire. Il décuplera la valeur de son enseignement si, à l’occasion des événements relatés, il en fait ressortir le côté moral.

« Un Albert Sorel, quand il parle à ses élèves des Traités de 1815 et du Traité de Vienne, a ses traits qui se contractent de douleur, sa voix devient voilée, ses yeux se mouillent de pleurs. L’histoire ainsi comprise devient le fondement même, l’âme du patriotisme. »

Ces souvenirs de l’antique métropole, d’humbles religieux, des Frères de la doctrine chrétienne, des Filles de la mère Javouhey, sœurs de Saint-Joseph de Cluny, l’entretiennent là-bas. Il est près de Morlaix, à Lampaul-Guimiliau, un embryon de grand-séminaire, qui était auparavant à Pontchâteau. C’est de là que sort l’admirable clergé haïtien, en grande partie breton ; c’est de là que viennent le plus souvent les archevêques de Port-au-Prince et ses suffragants. Le climat tropical les décime : en 1872, il ne restait que vingt et un prêtres sur les quarante et un ordonnés en 1864. Mais la relève ne leur fait point défaut.

Dans un salon d’Haïti où toutes les élégantes paraient des dernières créations de la mode parisienne leur teint de couleur, Paul Reboux entendait naguère déclamer, avec toute la chaleur de l’âme haïtienne, des poésies inspirées de Mme Desbordes-Valmore et de Mme de Noailles. Et quel poète désavouerait l’Aile captive de Damoclès Vieux :


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Tais-toi

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Ne me dis rien. Tais-toi. Toute parole est vaine.
Je connais tous les mots de tendresse et de foi,
Qu’ont murmurés des voix chères comme la tienne ;
Les mots sont vains et les serments sont faux. Tais-toi.

… Tais-toi, pour que demain, après des heures folles,
D’un éphémère lien il ne subsiste en moi
Que le cher souvenir de lèvres sans paroles
Et d’une âme enivrée et muette. Tais-toi.


Pour la musique, la France a moins de succès. La femme d’un président déclarait qu’à Paris, elle n’avait rien trouvé qui valût le tambour haïtien !

Mais là ne s’arrête point le rayonnement de la France :

« Dans l’Amérique tropicale, écrit Harry H. Johnston, la France a traité le nègre mieux que tous autres peuples, aussi bien comme esclave et affranchi que comme libre citoyen. Entre lui et le blanc, il y a peu ou point d’antipathie, comme cela existe si souvent entre l’Anglo-Saxon et le nègre ou le négroïde. L’empreinte de la France sur les nègres de la Dominique, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent, de la Grenade, de la Trinité a été si intensément gravée, elle a été si profonde que, même après un siècle et demi de domination britannique, elle subsiste encore, moulant pensée, langage, religion, coutumes sociales. » À la Dominique, à l’ombre du pic du Grand Diablotin, les métis de Français, de Caraïbes et de nègres ont gardé, avec la religion catholique, notre parler créole. En Alabama, en Louisiane, il en est de même : « et à bien des points de vue, ce n’est pas à regretter », affirme l’historien anglais Harry Johnston, qui poursuit :

« Encore plus marquée, cela va sans dire, est la francisation des Antilles qui sont restées sous la domination de la France ou des nègres de Cayenne. Mais là ne doit-on pas limiter cette influence sur les nègres du nouveau monde ou, plus encore, sur les négroïdes.

« La mère-patrie du Brésil n’est pas le Portugal, les États-Unis ou l’Allemagne : c’est la France, parce que là-bas il y a un très fort élément nègre et négroïde, peut-être plus de huit millions. Et un grand nombre de ces Brésiliens colorés de noir sont des amateurs d’art et de musique, à qui la France, et par-dessus tout Paris, est une véritable Mecque. Les négroïdes de l’Amérique Centrale et des Indes Occidentales tournent leurs pas plutôt vers New York, Boston, Washington et Chicago. Mais pour le reste des vingt-deux millions de gens de couleur disséminés dans le monde, le pôle magnétique est toujours Paris. » Et l’on peut généraliser encore. Faut-il évoquer ici l’enthousiasme avec lequel les soldats des régiments noirs des États-Unis, durant la Grande Guerre parlaient de la France :

« Je suis noir, et tu es blanc, disait au capitaine Landolphe le roi d’Owhère au Bénin. Quand tu arriveras en France, tu diras à tes armateurs que, par toute la terre, les hommes se ressemblent malgré leur couleur ; que le noir et le blanc n’apportent aucune différence dans les sentiments d’humanité ; que les secours mutuels sont une loi de la nature. »

… Un roman, il y a un siècle, eut un immense succès. Ourika, par la duchesse de Duras, était l’histoire d’une jeune négresse, transportée en France, qui aima le fils de sa bienfaitrice jusqu’à en mourir. Serait-ce là un symbole, le symbole de l’attachement que la France a su inspirer aux gens de couleur, résolvant du même coup le grave problème qui, aux États-Unis, tient de l’angoisse ?

FIN