Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/Namouna
NAMOUNA
CONTE ORIENTAL
CHANT PREMIER
Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d’ours, — mais d’un ours bien léché :
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose.
Hassan avait d’ailleurs une très-noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché.
Quoi ! tout nu ! dira-t-on ; n’avait-il pas de honte ?
Nu, dès le second mot ! — Que sera-ce à la fin ? —
Monsieur, excusez-moi : — je commence ce conte
Juste quand mon héros vient de sortir du bain.
Je demande pour lui l’indulgence, et j’y compte.
Hassan était donc nu, — mais nu comme la main, —
III
Nu comme un plat d’argent, nu comme un mur d’église.
Nu comme le discours d’un académicien.
Ma lectrice rougit et je la scandalise.
Mais comment se fait-il, madame, que l’on dise
Que vous avez la jambe et la poitrine bien ?
Comment le dirait-on, si l’on n’en savait rien ?
IV
Madame alléguera qu’elle monte en berline ;
Qu’elle a passé les ponts quand il faisait du vent ;
Que, lorsqu’on voit le pied, la jambe se devine ;
Et tout le monde sait qu’elle a le pied charmant.
Mais moi, qui ne suis pas du monde, j’imagine
Qu’elle aura trop aimé quelque indiscret amant.
V
Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise,
Quand on est tendrement aimée — et qu’il fait chaud ?
On est si bien tout nu, dans une large chaise !
Croyez-m’en, belle dame, et, ne vous en déplaise,
Si vous m’apparteniez, vous y seriez bientôt.
Vous en crieriez sans doute un peu, — mais pas bien haut.
VI
Dans un objet aimé qu’est-ce donc que l’on aime ?
Est-ce du taffetas ou du papier gommé ?
Est-ce un bracelet d’or, un peigne parfumé ?
Non, — ce qu’on aime en vous, madame, c’est vous-même.
La parure est une arme, et le bonheur suprême,
Après qu’on a vaincu, c’est d’avoir désarmé.
VII
Tout est nu sur la terre, hormis l’hypocrisie ;
Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie,
Les tombeaux, les enfants et les divinités.
Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés.
Ainsi donc le héros de cette comédie
Restera nu, madame, — et vous y consentez.
VIII
Un silence parfait règne dans cette histoire.
Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d’ivoire
La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant.
On entendait à peine au fond de la baignoire
Glisser l’eau fugitive, et d’instant en instant
Les robinets d’airain chanter en s’égouttant.
IX
Le soleil se couchait ; — on était en septembre :
Un triste mois chez nous, — mais un mois sans pareil
Chez ces peuples dorés qu’a bénis le soleil.
Hassan poussa du pied la porte de la chambre.
Heureux homme ! — Il fumait de l’opium dans de l’ambre,
Et, vivant sans remords, il aimait le sommeil.
X
Bien qu’il ne s’élevât qu’à quelques pieds de terre,
Hassan était peut-être un homme à caractère ;
Il ne le montrait pas, n’en ayant pas besoin.
Sa petite médaille annonçait un bon coin.
Il était très-bien pris : — on eût dit que sa mère
L’avait fait tout petit pour le faire avec soin.
XI
Il était indolent, et très-opiniâtre ;
Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre,
Des mains de patricien, — l’aspect fier et nerveux,
La barbe et les sourcils très-noirs, — un corps d’albâtre.
Ce qu’il avait de beau surtout, c’étaient les yeux.
Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux ;
XII
C’est une vanité qu’on rase en Tartarie.
Ce pays-là pourtant n’était pas sa patrie.
Il était renégat, — Français de nation ; —
Riche aujourd’hui, jadis chevalier d’industrie,
Il avait dans la mer jeté comme un haillon
Son titre, sa famille et sa religion.
XIII
Il était très-joyeux, — et pourtant très-maussade ;
Détestable voisin, — excellent camarade ;
Extrêmement futile, — et pourtant très-posé ;
Indignement naïf, — et pourtant très-blasé ;
Horriblement sincère, — et pourtant très-rusé.
Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade
XIV
Que don Juan déguisé chante sous un balcon ?
— Une mélancolique et piteuse chanson,
Respirant la douleur, l’amour et la tristesse.
Mais l’accompagnement parle d’un autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille ! — On dirait que la chanson caresse
XV
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même,
Et semble la railler d’aller si tristement.
Tout cela cependant fait un plaisir extrême. —
C’est que tout en est vrai, c’est qu’on trompe, et qu’on aime ;
XVI
C’est qu’on pleure en riant ; — c’est qu’on est innocent
Et coupable à la fois ; — c’est qu’on se croit parjure
Lorsqu’on n’est qu’abusé ; c’est qu’on verse le sang
Avec des mains sans tache, et que notre nature
A de mal et de bien pétri sa créature :
Tel est le monde, hélas ! et tel était Hassan.
XVII
C’était un bon enfant dans la force du terme ;
Très-bon — et très-enfant ; mais, quand il avait dit :
« Je veux que cela soit, » il était comme un terme.
Il changeait de dessein comme on change d’habit ;
Mais il fallait toujours que le dernier se fît.
C’était un océan devenu terre ferme.
XVIII
Bizarrerie étrange ! avec ses goûts changeants,
Il ne pouvait souffrir rien d’extraordinaire.
Il n’aurait pas marché sur une mouche à terre
Mais, s’il l’avait trouvée à dîner dans son verre,
Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens. —
Parlez après cela des bons et des méchants !
XIX
Venez après cela crier d’un ton de maître
Que c’est le cœur humain qu’un auteur doit connaître !
Toujours le cœur humain pour modèle et pour loi !
Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ?
Celui de mon voisin a sa manière d’être.
Mais, morbleu ! comme lui j’ai mon cœur humain, moi.
XX
Cette vie est à tous, et celle que je mène,
Quand le diable y serait, est une vie humaine.
« Alors, me dira-t-on, c’est vous que vous peignez.
Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène. »
— Pas du tout, — cher lecteur, — je prends à l’un le nez,
À l’autre le talon, — à l’autre — devinez.
XXI
« En ce cas, vous créez un monstre, une chimère,
Vous faites un enfant qui n’aura point de père. »
— Point de père, grand Dieu ! quand, comme Trissotin,
J’en suis chez mon libraire accouché ce matin !
D’ailleurs, is pater est quem nuptiæ… j’espère
Que vous m’épargnerez de vous parler latin.
XXII
Consultez les experts, le moderne et l’antique ;
On est, dit Brid’oison, toujours fils de quelqu’un.
Que l’on fasse, après tout, un enfant blond ou brun,
Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique,
C’est déjà très-joli quand on en a fait un ;
Et le mien a pour lui qu’il n’est point historique.
XXIII
Considérez aussi que je n’ai rien volé
À la Bibliothèque ; — et, bien que cette histoire
Se passe en Orient, je n’en ai point parlé.
Il est vrai que, pour moi, je n’y suis point allé.
Mais c’est si grand, si loin ! — Avec de la mémoire
On se tire de tout : — allez voir pour y croire.
XXIV
Si d’un coup de pinceau je vous avais bâti
Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée,
Quelque tirade en vers, d’or et d’argent plaquée,
Quelque description de minarets flanquée,
Avec l’horizon rouge et le ciel assorti,
M’auriez-vous répondu : « Vous en avez menti ? »
XXV
Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu’en échange
Vous me fassiez aussi quelque concession.
J’ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange ;
Car l’étrange, à vrai dire, était sa passion,
« Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange. »
Et qui l’est ici-bas ? — Tartufe a bien raison.
XXVI
Hassan était un être impossible à décrire.
C’est en vain qu’avec lui je voudrais vous lier.
Son cœur est un logis qui n’a pas d’escalier.
Ses intimes amis ne savaient trop qu’en dire.
Parler est trop facile, et c’est trop long d’écrire ;
Ses secrets sentiments restaient sur l’oreiller.
XXVII
Il n’avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse.
Rien d’ordinaire en lui, — rien qui le rattachât
Au commun des martyrs, — pas un chien, pas un chat.
Il faut cependant bien que je vous intéresse
À mon pauvre héros. — Dire qu’il est pacha,
C’est un moyen usé, c’est une maladresse.
XXVIII
Dire qu’il est grognon, sombre et mystérieux,
Ce n’est pas vrai d’abord, et c’est encor plus vieux ;
Dire qu’il me plaît fort, cela n’importe guère.
C’est tout simple d’ailleurs, puisque je suis son père.
Dire qu’il est gentil comme un cœur, c’est vulgaire.
J’ai déjà dit là-haut qu’il avait de beaux yeux.
XXIX
Dire qu’il n’avait peur ni de Dieu ni du diable,
C’est chanceux d’une part, et de l’autre immoral.
Dire qu’il vous plaira, ce n’est pas vraisemblable ;
Ne rien dire du tout, cela vous est égal.
Je me contente donc du seul, terme passable
Qui puisse l’excuser : — « C’est un original. »
XXX
Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire
À le justifier de ce que j’en vais dire !
Il le faut cependant, — le vrai seul est ma loi,
Au fait, s’il agit mal, on pourrait rêver pire. —
Ma foi, tant pis pour lui : — je ne vois pas pourquoi
Les sottises d’Hassan retomberaient sur moi.
XXXI
D’ailleurs, on verra bien, si peu qu’on me connaisse,
Que mon héros de moi diffère entièrement,
J’ai des prétentions à la délicatesse ;
Quand il m’est arrivé d’avoir une maîtresse,
Je me suis comporté très-pacifiquement
En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment
XXXII
J’ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire,
Pleine, telle qu’elle est, d’une atrocité noire.
C’est au point maintenant que je me sens tenté
De l’abandonner là pour ma plus grande gloire,
Et que je brûlerais mon œuvre, en vérité,
Si ce n’était respect pour la postérité.
XXXIII
Je disais donc qu’Hassan était natif de France ;
Mais je ne disais pas par quelle extravagance
Il en était venu jusqu’à croire, à vingt ans,
Qu’une femme ici-bas n’était qu’un passe-temps.
Quand il en rencontrait une à sa convenance,
S’il la gardait huit jours, c’était déjà longtemps.
XXXIV
On sent l’absurdité d’un semblable système,
Puisqu’il est avéré que lorsqu’on dit qu’on aime
On dit en même temps qu’on aimera toujours,
Et qu’on n’a jamais vu ni rois ni troubadours
Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours.
Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème.
XXXV
Je sais bien, disait-il, un jour qu’on en parlait,
Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d’aigre.
Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre,
Où c’est déjà beaucoup que de trouver du lait.
Mais toute servitude en amour me déplaît ?
J’aimerais mieux, je crois, être le chien d’un nègre,
XXXVI
Ou mourir sous le fouet comme un cheval rétif,
Que de craindre une jupe, et d’avoir pour maîtresse
Un de ces beaux geôliers, au regard attentif,
Qui, d’un pas mesuré marchant sur la souplesse,
Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse.
Un bâton de noyer, au moins, c’est positif.
XXXVII
On connaît son affaire, on sait à quoi s’attendre ;
On se frotte le dos, — on s’y fait par degré.
Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré !
Boire du lait sucré dans un maillot vert tendre !
N’avoir à son cachot qu’un mur si délabré,
Qu’on ne s’y saurait même accrocher pour s’y pendre !
XXXVIII
Ajoutez à cela que, pour comble d’horreur,
La femme la plus sèche et la moins malhonnête
Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête,
Ou dans quelque recoin oublié de son cœur,
Un amant qui jadis lui faisait plus d’honneur,
Un cœur plus expansif, une jambe mieux faite,
XXXIX
Plus de douceur dans l’âme, ou de nerf dans les bras.
— Je rappelle au lecteur qu’ici comme là-bas
C’est mon héros qui parle, et je mourrais de honte
S’il croyait un instant que ce que je raconte
Ici plus que jamais ne me révolte pas. —
Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte,
XL
Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur.
C’est la satiété qui calcule et qui pense.
Tant qu’un grain d’amitié reste dans la balance
Le souvenir souffrant s’attache à l’espérance,
Comme un enfant malade aux lèvres de sa sœur.
L’esprit n’y voit pas clair avec les yeux du cœur.
XLI
Le dégoût, c’est la haine : — et quel motif de haine
Pourrais-je soulever ? — pourquoi m’en voudrait-on ?
Une femme dira qu’elle pleure : — et moi donc !
Je pleure horriblement ; je me soutiens à peine ;
Que dis-je, malheureux ! il faut qu’on me soutienne.
Je n’ose même pas demander mon pardon.
XLII
Je me prive du corps, mais je conserve l’âme.
Il est vrai, dira-t-on, qu’il est plus d’une femme
Près de qui l’on ne fait, avec un tel moyen,
Que se priver de tout et ne conserver rien.
Mais c’est un pur mensonge, un calembour infâme,
Qui ne mordra jamais sur un homme de bien.
XLIII
Voilà ce que disait Hassan pour sa défense.
Bien entendu qu’alors tout se passait en France,
Du temps que sur l’oreille il avait ce bonnet
Qui fit à son départ une si belle danse
Par-dessus les moulins. Du reste, s’il tenait
À son raisonnement, c’est qu’il le comprenait.
XLIV
Bien qu’il traitât l’amour d’après un catéchisme,
Et qu’il mît tous ses soins à dorer son sophisme,
Hassan avait des nerfs qu’il ne pouvait railler.
Chez lui la jouissance était un paroxisme
Vraiment inconcevable, et fait pour effrayer :
Non pas qu’on l’entendît ni pleurer ni crier, —
XLV
Un léger tremblement, une pâleur extrême, —
Une convulsion de la gorge, un blasphème, —
Quelques mots sans raison balbutiés tout bas,
C’est tout ce qu’on voyait ; — sa maîtresse elle-même
N’en sentait rien, sinon qu’il restait dans ses bras
Sans haleine et sans force, et ne répondait pas.
XLVI
Mais à cette bizarre et ridicule ivresse
Succédait d’ordinaire un tel enchantement,
Qu’il commençait d’abord par faire à sa maîtresse
Mille et un madrigaux, le tout très-lourdement.
Il devenait tout miel, tout sucre, et tout caresse.
Il eût communié dans un pareil moment.
XLVII
Il n’existait alors secret ni confidence
Qui pût y résister. — Tout partait, tout roulait ;
Tous les épanchements du monde entraient en danse,
Illusions, soucis, gloire, amour, espérance ;
Jamais confessional ne vit de chapelet
Comparable en longueur à ceux qu’il défilait.
XLVIII
Ah ! c’est un grand malheur, quand on a le cœur tendre,
Que ce lien de fer que la nature a mis
Entre l’âme et le corps, ces frères ennemis !
Ce qui m’étonne, moi, c’est que Dieu l’ait permis.
Voilà le nœud gordien qu’il fallait qu’Alexandre
Rompît de son épée et réduisit en cendre.
XLIX
L’âme et le corps, hélas ! ils iront deux à deux,
Tant que le monde ira, — pas à pas, côte à côte, —
Comme s’en vont les vers classiques et les bœufs.
L’un disant : « Tu fais mal ! » et l’autre : « C’est ta faute ! »
Ah ! misérable hôtesse, et plus misérable hôte !
Ce n’est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux.
L
Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable
Que ce monde est mauvais, c’est que pour y rester
Il a fallu s’en faire un autre, et l’inventer.
Un autre ! — monde étrange, absurde, inhabitable,
Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable,
N’a pas même un instant eu besoin d’exister.
LI
Oui, oui, n’en doutez pas, c’est un plaisir perfide
Que d’enivrer son âme avec le vin des sens ;
Que de baiser au front la volupté timide
Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride,
La clef d’or de son cœur dans les eaux des torrents.
Heureux celui qui met, dans de pareils moments
LII
Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane,
La lame de son sabre entre une femme et lui !
Heureux l’autel impur qui n’a pas de profane !
Heureux l’homme indolent pour qui tout est fini
Quand le plaisir s’émousse, et que la courtisane
N’a jamais vu pleurer après qu’il avait ri !
LIII
Ah ! l’abîme est si grand ! la pente est si glissante !
Une maîtresse aimée est si près d’une sœur !
Elle vient si souvent, plaintive et caressante,
Poser, en chuchotant, son cœur sur votre cœur !
L’homme est si faible alors ! la femme est si puissante !
Le chemin est si doux du plaisir au bonheur !
LIV
Pauvres gens que nous tous ! — et celui qui se livre
De ce qu’il aura fait doit tôt ou tard gémir !
La coupe est là, brûlante, — et celui qui s’enivre
Doit rire de pitié s’il ne veut pas frémir !
Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre
Vous diront à cela qu’il valait mieux dormir.
LV
Oui, dormir — et rêver ! — Ah ! que la vie est belle
Quand un rêve divin fait sur sa nudité
Pleuvoir les rayons d’or de son prisme enchanté,
Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle !
Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile,
Voltige sur les mers de la réalité !
LVI
Ah ! si la rêverie était toujours possible !
Et si le somnambule, en étendant la main,
Ne trouvait pas toujours la nature inflexible
Qui lui heurte le front contre un pilier d’airain !
Si l’on pouvait se faire une armure insensible !
Si l’on rassasiait l’amour comme la faim !
LVII
Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait ?
Et pourquoi l’Héloïse est-elle une ombre vaine
Qu’on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah ! rêveurs, que vous avons-nous fait ?
LVIII
Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu’il faut qu’ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L’aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil !
LIX
Manon ! sphinx étonnant ! véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu’on dise ou qu’on fasse, et bien qu’à Sainte-Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n’en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène [1]
N’est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds.
LX
Tu m’amuses autant que Tiberge m’ennuie.
Comme je crois en toi, que je t’aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l’or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es,
Comme je t’aimerais demain, si tu vivais !
LXI
En vérité, lecteur, je crois que je radote.
Si tout ce que je dis vient à propos de botte,
Comment goûteras-tu ce que je dis de bon ?
J’ai fait un hiatus indigne de pardon ;
Je compte là-dessus rédiger une note.
J’en suis donc à te dire… Où diable en suis-je donc ?
LXII
M’y voilà. — Je disais qu’Hassan, près d’une femme,
Était très expansif : — il voulait tout ou rien.
Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien
Comment on peut donner le corps sans donner l’âme,
L’un étant la fumée, et l’autre étant la flamme.
Je ne sais pas non plus s’il était bon chrétien ;
LXIII
Je ne sais même pas quelle était sa croyance,
Ni quel secret si tendre il avait confié,
Ni de quelle façon, quand il était en France,
Ses maîtresses d’un jour l’avaient mystifié,
Ni ce qu’il en pensait, — ni quelle extravagance
L’avait fait blasphémer l’amour et l’amitié,
LXIV
Mais enfin, certain soir qu’il ne savait que faire,
Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre,
Pour tuer un quart d’heure il prit monsieur Galland.
Dieu voulut qu’il y vît comme quoi le sultan
Envoyait tous les jours une sultane en terre, —
Et ce fut là-dessus qu’il se fit musulman.
LXV
Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues
Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues.
Tous les derniers du mois, on leur donnait un bain,
Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main,
Et puis on les priait d’aller courir les rues.
Système assurément qui n’a rien d’inhumain.
LXVI
C’était ainsi qu’Hassan, quatre fois par semaine,
Abandonnait son âme au doux plaisir d’aimer.
Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine :
À son aise en français il pouvait se pâmer.
Le lendemain, bonsoir. — Une vieille Égyptienne
Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer.
LXVII
Ceci pourra sembler fort extraordinaire,
Et j’en sais qui riront d’un système pareil.
Mais il parait qu’Hassan se croyait au contraire
L’homme le plus heureux qui fût sous le soleil.
Ainsi donc pour l’instant, lecteur, laissons-le faire.
Le voilà tel qu’il est, attendant le sommeil.
LXVIII
Le sommeil ne vint pas, — mais cette douce ivresse
Qui semble être sa sœur ou plutôt sa maîtresse ;
Qui, sans fermer les yeux, ouvre l’âme à l’oubli ;
Cette ivresse du cœur, si douce à la paresse,
Que lorsqu’elle vous quitte, on croit qu’on a dormi ;
Pâle comme Morphée, et plus belle que lui.
LXIX
C’est le sommeil de l’âme et non du corps. — On fume,
On se remue, on bâille, et cependant on dort.
On se sent très-bien vivre, et pourtant on est mort.
On ne parlerait pas d’amour, mais je présume
Que l’on serait capable, avec un peu d’effort…
Je crois qu’une sottise est au bout de ma plume.
LXX
Avez-vous jamais vu, dans le creux d’un ravin,
Un bon gros vieux faisan qui se frotte le ventre
S’arrondir au soleil et ronfler comme un chantre ?
Tous les points de sa boule aspirent vers le centre.
On dirait qu’il rumine, ou qu’il cuve du vin.
Enfin, quoi qu’il en soit, c’est un état divin.
LXXI
Lecteur, si tu t’en vas jamais en Terre sainte,
Regarde sous tes pieds, tu verras des heureux.
Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l’enceinte
Où s’élevait jadis la cité des Hébreux.
Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte :
Ce sont des mendiants qu’on prendrait pour des dieux.
LXXII
Ils parlent rarement, — ils sont assis par terre,
Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre,
N’ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien.
Ne les réveille pas : ils t’appelleraient chien.
Ne les écrase pas : ils te laisseraient faire.
Ne les méprise pas, car ils te valent bien.
LXXIII
C’est le point capital du mahométanisme
De mettre le bonheur dans la stupidité.
Que n’en est-il ainsi dans le christianisme !
J’en citerais plus d’un qui l’aurait mérité,
Et qui mourrait heureux sans s’en être douté !
Diable ! j’ai du malheur, — encore un barbarisme.
LXXIV
On dit mahométisme, et j’en suis bien fâché.
Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire,
Et j’avais fait mon vers avant d’avoir cherché.
Je me suis retourné, — ma plume était par terre.
J’avais marché dessus, — j’ai soufflé de colère
Ma bougie et ma verve et je me suis couché.
LXXV
Tu vois, ami lecteur, jusqu’où va ma franchise.
Mon héros est tout nu, — moi, je suis en chemise.
Je pousse la candeur jusqu’à t’entretenir
D’un chagrin domestique. — Où voulais-je en venir ?
Je ne sais vraiment pas comment je vais finir.
Je suis comme Énéas portant son père Anchise.
LXXVI
Énéas s’essoufflait, et marchait à grands pas.
Sa femme à chaque instant demeurait en arrière.
« Creüse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas ? »
Creüse répondait : « Je mets ma jarretière.
— Mets-la donc, et suis-nous, répondait Énéas.
Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père. »
LXXVII
Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci.
Anchise est mon poëme ; et ma femme Creüse,
Qui va toujours traînant en chemin, c’est ma muse.
Elle s’en va là-bas quand je la crois ici.
Une pierre l’arrête, un papillon l’amuse.
Quand arriverons-nous, si nous marchons ainsi ?
LXXVIII
Énéas, d’une part, a besoin de sa femme.
Sans elle, à dire vrai, ce n’est qu’un corps sans âme.
Anchise, d’autre part, est horriblement lourd.
Le troisième péril, c’est que Troie est en flamme.
Mais, dès qu’Anchise grogne ou que sa femme court,
Énéas est forcé de s’arrêter tout court.
CHANT DEUXIÈME
IEh bien ! en vérité, les sots auront beau dire, IIJ’aime surtout les vers, — cette langue immortelle. IIIEh bien, sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse Vous qui cherchez l’auteur à de certains endroits, IVSachez-le, — c’est le cœur qui parle et qui soupire VQu’importe leur valeur ? La muse est toujours belle, VIAllez, — exercez-vous, — débrouillez la quenouille.
VIIEh ! depuis quand un livre est-il donc autre chose VIIIAujourd’hui, par exemple, il plaît à ma cervelle IXLisez les Italiens, vous verrez s’il les vole. XAh ! pauvre Laforêt [2], qui ne savais pas lire, Au peuple travailleur des discuteurs damnés ! XIIl ne te lisait pas, dit-on, les vers d’Alceste ; XIIPourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour ? XIIIMon premier chant est fait. — Je viens de le relire.
XIVDeux sortes de roués existent sur la terre : XVCorrompant sans plaisir, amoureux de lui-même, XVISon idéal, c’est lui. — Quoi qu’il dise ou qu’il fasse, XVIIAvec lui ni procès, ni crainte, ni scandale. Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied. XVIIIQui pourrait se vanter d’avoir surpris son âme ? XIXMais comme tout se tait dès qu’il vient à paraître ! XXC’est le roué sans cœur, le spectre à double face,
XXINe lui demandez pas s’il est heureux ou non ; XXIIVoilà l’homme d’un siècle, et l’étoile polaire XXIIIQuant au roué français, au don Juan ordinaire, XXIVIl en est un plus grand, plus beau, plus poétique, Qu’Hoffmann a vu passer, au son de la musique, XXVUn jeune homme est assis au bord d’une prairie, XXVILe voilà se noyant dans des larmes de femme XXVIILe voilà, demandant pourquoi son cœur soupire, XXVIII
Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France,
XXIX
Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie.
XXX
Ce palais, c’est le sien ; — le serf et la campagne
XXXI
Quatre filles de prince ont demandé sa main. Et trois palais de plus, il les aurait demain ;
XXXII
Eh bien ! cet homme-là vivra dans les tavernes
XXXIII
Vous le verrez sauter sur l’échelle dorée,
XXXIV
Vous le verrez, laquais pour une chambrière, XXXV
Que direz-vous alors ? Ah ! vous croirez peut-être
XXXVI
Eh bien ! vous vous trompez. — Jamais personne au monde
XXXVII
Que dis-je ? tel qu’il est, le monde l’aime encore ;
XXXVIII
Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète, Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ;
XXXIX
Insensé que je suis ! que fais-je ici moi-même ?
XL
Oh ! qui me jettera sur ton coursier rapide,
XLI
Trois mille noms charmants ! Trois mille noms de femme ! XLII
Elles t’aimaient pourtant, ces filles insensées
XLIII
Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d’elles ?
XLIV
Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine,
XLV
Et que voulais-tu donc ? — Voilà ce que le monde Le sphinx aux yeux perçants attend qu’on lui réponde.
XLVI
« Quelle est donc, disent-ils, cette femme inconnue,
XLVII
« N’en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle,
XLVIII
Tu ne t’es pas lassé de parcourir la terre ! XLIX
Tu n’as jamais médit de ce monde stupide
L
Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane,
LI
Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence ;
LII
Tu retrouvais partout la vérité hideuse, Partout l’hydre éternel qui te montrait les dents,
LIII
Tu mourus plein d’espoir dans ta route infinie,
LIV
Et le jour que parut le convive de pierre,
LV
Maintenant, c’est à toi, lecteur, de reconnaître CHANT TROISIÈME
Où vais-je ? — où suis-je ?. Classiques français.
I
Je jure devant Dieu que mon unique envie
II
Je reconnais bien là ma tactique admirable.
III
Le théâtre à coup sûr n’était pas mon affaire. Et de quelle façon je m’y hasarderais,
IV
Mes amis à présent me conseillent d’en rire,
V
Un jeune musulman avait donc la manie
VI
Il se trouva du nombre une petite fille VII
Hassan toute sa vie aima les Espagnoles.
VIII
Mais la pauvre Espagnole au cœur était blessée.
IX
Elle s’en fut au port, et s’assit en silence,
X
Il arriva qu’alors six jeunes Africaines Sur les tapis de soie un vieux juif étalait
XI
Par un double hasard Hassan vint à paraître.
XII
Alors, comme autrefois Constance pour Camille,
XIII
Et, si la vérité ne m’était pas sacrée,
XIV
Fin des premières poésies
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