Aller au contenu

Enseignements (Péguy)

La bibliothèque libre.
Enseignements
La Revue blancheTome XIX (p. 211-213).
ENSEIGNEMENTS

Si j’étais bourgeois, je ne me fierais pas à M. Charles Dupuy. Cet homme de gouvernement fait tout ce qu’il peut pour hâter la Révolution sociale.

Je croyais, et beaucoup de gens qui n’étaient pas renseignés croyaient aussi que les facteurs des postes étaient des fonctionnaires soumis : nous devons à M. Dupuy, et à M. Mougeot qui a singé M. Dupuy, d’avoir appris que ces fonctionnaires étaient des travailleurs intelligents et décidés.

On connaît les faits. Qu’il nous soit permis d’en présenter d’abord la version officielle, gouvernementale, bourgeoise, fausse : Les fonctionnaires facteurs des postes se mirent en grève un matin, parce que la veille au soir le Sénat avait repoussé l’amendement Groussier qui leur donnait un traitement plus élevé : ils résistèrent à plusieurs sommations de leur chef hiérarchique M. Mougeot, sous-secrétaire des postes et télégraphes ; alors M. Krantz, ministre de la guerre, prêta ses fonctionnaires soldats à son collègue des postes, sous le haut commandement de M. Dupuy ; le Sénat, à la presque unanimité, la Chambre, à une très forte majorité, ratifièrent cet arrangement, parce que le gouvernement avait raison et parce que la grève avait déjà fait un tort considérable aux affaires ; le service étant ainsi assuré, les facteurs prirent peur, et cédèrent à une dernière sommation, télégraphique et nocturne ; le lendemain matin, tout marchait comme l’avant-veille, mais, comme il faut une justice, le gouvernement punit les méchants et récompensa les bons : tel un Dieu.

Cette version est fausse pour les faits et pour la doctrine.

L’amendement Groussier accordait aux facteurs un salaire encore très insuffisant ; nous ne savions pas, remarquez-le bien, quel était leur salaire antérieur, et définitif, parce que nous ne faisons pas assez attention à tout cela : grâce à M. Dupuy, l’attention et la bienveillance de tous les Parisiens ont été attirées sur la scandaleuse insuffisance de ce salaire. Les soldats n’assurèrent pas du tout le service, mais seulement un semblant de service, pour permettre à M. Dupuy de présenter à la Chambre un mensonge complaisamment accueilli.

En théorie, puisque l’État bourgeois fait fonction de patron bourgeois, puisque, en particulier, l’État bourgeois réalise un bénéfice relativement considérable sur le service des postes, les employés et les ouvriers de l’État, tous, et en particulier les ouvriers facteurs, sont envers lui dans la situation des travailleurs envers Les patrons bourgeois ; non seulement ils doivent lutter jusqu’à ce que leur salaire soit normal, mais ils ne doivent pas abandonner la lutte avant que tous les salaires de tous les ouvriers ne soient devenus normaux, c’est-à-dire, exactement, avant la fin de la Révolution sociale bien entendue.

Ainsi M. Mougeot n’est pas le chef hiérarchique des facteurs comme M. Krantz est le chef hiérarchique des soldats. M. Mougeot est envers les ouvriers facteurs le gérant de l’État leur patron. M. Krantz est un chef militaire et ne peut commander aux soldats qu’un service militaire.

Un assez grand, nombre de bourgeois n’ont pas reconnu ces faits, n’ont pas reconnu ces vérités ; ils ont fait à M. Mougeot et à M. Dupuy un succès d’hommes d’État, comme ils disent. Et je ne parle pas ici des bourgeois réactionnaires, qui sont intellectuellement et moralement peu intéressants ; je parle des bourgeois libéraux sincères, en particulier de ceux qui ont fait leur devoir de républicains dans l’affaire Dreyfus : ils n’ont pas compris. Ce qui les a le plus décontenancés, le plus effrayés, c’est la soudaineté du coup, et l’importance des conséquences : il a suffi que deux milliers de travailleurs leur fissent, pendant un jour, la guerre des « bras croisés » pour que Paris subît une perte hâtivement évaluée à plus de vingt millions. Les travailleurs ainsi belligérants n’ont-ils pas abusé de leur force, de la situation que leur fonction occupe dans l’économie générale ?

Que ces bourgeois se rassurent : les facteurs n’ont pas fait grève ; ils ont fait, dans la guerre économique, un acte assez analogue à ce que l’on appelle une « démonstration » dans la guerre navale. Pourquoi n’ont-ils pas fait grève ? pourquoi n’ont-ils pas fait toute la guerre ? Un peu, si l’on veut, parce qu’ils n’étaient pas organisés, beaucoup parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leurs fonctions. Ou plutôt les deux raisons se confondaient : c’est parce qu’ils n’ont jamais sérieusement pensé à délaisser leurs fonctions sociales qu’ils n’avaient pas préparé une organisation de combat.

Or M. Dupuy a fait semblant de croire qu’il y avait eu bataille, à seule fin de se donner l’avantage de la victoire ; cela était imprudent : il a ainsi donné aux facteurs l’idée de recommencer la bataille, puisque bataille il y avait eu ; et que leur dirait-il s’ils recommençaient pour de bon ? Qu’ils immobilisent le service public le plus nécessairement mobilisable ? Alors, qu’on assure justement la régularité de ce service en rétribuant comme il faut les hommes qui en sont chargés ; et d’ailleurs, depuis quand un bourgeois, actionnaire de n’importe quelle entreprise, a-t-il jamais considéré l’intérêt public quand celui-ci est en opposition avec son intérêt privé. M. Dupuy veut-il demander aux facteurs de négliger leurs droits là où aucun bourgeois n’a négligé même ses intérêts superflus. On veut que les facteurs n’abusent pas de leur situation : quel patron n’a pas, en cas de litige, abusé de la sienne envers ses employés ? L’État n’abuse-t-il pas tous les jours ?

Et alors, si les facteurs faisaient grève un jour pour de bon et continuaient, il faudrait six mois pour réorganiser les services ; on aurait beau donner de l’avancement aux facteurs qui trahiraient leurs camarades, — ce qui est dangereux, pour le dire en passant, car il importe à la sécurité personnelle future des bourgeois pendant la Révolution sociale qu’ils n’aient pas jusqu’à cette Révolution surexcité les mauvais instincts de trahison, de délation, d’avancement vil, — on aurait beau donner des primes à la trahison : il faudrait six mois ; on aurait beau utiliser les troupes : il faudrait six mois, — et ceci serait une grave imprudence, car c’est ici l’enseignement efficace de la grève générale.

Toute une après-midi des soldats en petite tenue se sont promenés dans les rues : ils étaient accompagnés d’un sergent de ville, et on ne savait pas lequel des deux était là pour protéger l’autre ; en réalité l’agent montrait son chemin au soldat, qui l’ignorait parfaitement : mais ils étaient deux pour faire le travail d’un seul, et cela, dans le peuple, a paru empoté ; surtout on a vu à quoi servaient les soldats, qui sont censés avoir besoin de trois ans pour savoir leur service militaire : quand on aura successivement remplacé par des soldats les allumeurs de becs de gaz, les balayeurs et les marchands de journaux, on comprendra mieux encore ; et l’idée viendra d’elle-même que si tous les corps de métier cessaient en même temps le travail, M. Dupuy n’aurait pas assez de soldats. Je ne parle pas de l’hypothèse où les soldats refuseraient ces services non militaires, où, commandés pour être facteurs, ils deviendraient grévistes facteurs. M. Dupuy n’a-t-il pas peur qu’ils n’apprennent justement ainsi à devenir grévistes soldats.

Charles Péguy