Notes sur l’éducation publique/Chapitre XVII

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Librairie Hachette (p. 281-296).

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l’éducation des femmes

S’il a mis en lumière l’urgence de certaines réformes concernant les droits de la femme, le féminisme paraît avoir relégué dans l’ombre quelques-unes des questions les plus importantes concernant ses devoirs. Le rôle de la femme dans le monde reste ce qu’il a toujours été : elle est, avant tout, la compagne de l’homme, la future mère de famille, et doit être élevée en vue de cet avenir immuable. Que les lois la protègent, qu’on la mette en mesure de résister, et même d’échapper à la tyrannie maritale, rien de plus légitime ; que l’on pourchasse, partout où on les rencontre, des dispositions ineptes ou immorales comme celles par lesquelles le Code civil français édicte la tutelle perpétuelle de la femme, ou interdit la recherche de la paternité, rien de plus nécessaire. Que l’on se préoccupe, enfin, d’assurer à celles qui ne se marient pas, les moyens de gagner honnêtement leur vie, rien de mieux ; mais tout cela ne devrait pas faire perdre de vue le problème principal, qui est d’accorder l’éducation de la femme avec sa mission future, et c’est là ce que négligent les féministes.

Le féminisme n’est autre chose qu’un des aspects du vaste mouvement d’émancipation qui transforme la société moderne et qui relâche et assouplit, un à un, les liens séculaires par lesquels les sujets tenaient au souverain, les fidèles à l’Église, la famille à son chef, les ouvriers au patron : il est aussi déraisonnable de penser que le mariage va sombrer dans cette tourmente que de conclure de ces divers phénomènes, à la disparition de la foi religieuse et de l’amour filial, ou à l’établissement du régime anarchique dans le gouvernement et dans l’atelier. D’où il suit qu’élever la femme en vue de la seule résistance à l’homme, n’est pas moins absurde que de prêcher aux travailleurs, aux enfants, aux citoyens, la révolte systématique contre toute forme d’autorité, quelle qu’elle soit. C’est pourtant ce que l’on s’efforce d’accomplir lorsqu’on prétend arriver à l’égalité des sexes. Égalité ne veut pas dire ici équivalence, mais similitude. L’équivalence est déjà une réalité ; elle l’est devenue en principe du jour où la femme a cessé d’être considérée comme esclave. En tous cas, perfectionner cette équivalence, la compléter, est une ambition noble : plus elle sera parfaite, plus l’estime et l’affection réciproques des époux ont chance de grandir. La similitude, loin de pousser à l’harmonie conjugale, est faite pour la détruire : tout l’attrait qu’exercent les deux sexes l’un sur l’autre réside dans leur dissemblance, cérébrale autant que physique.

Les féministes ne nient pas toujours ces choses ; seulement, ils n’en tiennent pas compte, hypnotisés qu’ils sont par leur rôle de redresseurs de torts. Ils agissent comme si, sur cent femmes, soixante devaient forcément rester célibataires et trente-neuf être malheureuses en ménage, ce qui légitimerait, en effet, qu’on ne s’occupât point de la centième, ou du moins que l’on subordonnât ses intérêts à ceux de ses sœurs, moins favorisées par le sort. Mais, outre que ces proportions sont tout à fait fantaisistes, il convient de se demander si, précisément, le célibat des unes et l’infortune conjugale des autres ne trouveraient pas leur meilleur antidote dans une éducation qui saurait mieux préparer, entre les deux sexes, le rapprochement et l’entente. La femme, avons-nous dit, est, avant tout, la compagne de l’homme ; mais qui dit compagne, aujourd’hui, dit associée. L’homme ne veut ni d’une servante ni d’une rivale : si même il ne se rend pas compte de ses besoins nouveaux, à cet égard, il est certain qu’il les ressent inconsciemment ; ce sont les conditions de la vie moderne, les gains successifs de la civilisation qui les lui font éprouver. Or, après lui avoir fourni des servantes, voici qu’on travaille à lui créer des rivales ; mais qui donc pense à lui préparer des associées ?

Il faut laisser à l’ouragan féministe le temps de passer, car la fougueuse ardeur de quelques apôtres en a décidément fait un ouragan[1], qui par parenthèse, ne semble pas devoir renverser grand’chose sur sa route. Quand le calme sera un peu rétabli, il restera que l’attention aura été suffisamment attirée sur les questions qui concernent la femme, pour qu’on ne puisse plus l’en détourner ; et ce sera toujours cela de gagné.

Alors, avec sang-froid et méthode, on examinera quelles sont les caractéristiques féminines dont il faut tenir compte dans l’éducation, et je pense qu’on en apercevra deux qui dominent toutes les autres. La première, c’est la prédominance du sentiment dans la nature de la femme. Si le raisonnement peut suffire, parfois, à appuyer la vie morale de l’homme, celle de la femme n’a de base solide que dans le sentiment. Une femme qui ne sent pas avant de comprendre est anormale, presque monstrueuse. Ce ne sont pas les raisonnements qui lui feront aimer sa lourde tâche, et les féministes exaltées ont raison en ceci, que le mariage et la maternité sont en effet des jougs odieux, si le sentiment n’est pas là pour les transformer. Le sentiment, la sympathie, le don de comprendre par le cœur, voilà ce qu’il faut viser à développer.

La seconde caractéristique, c’est la tendance naturelle vers ce qui demeure, ce qui est permanent : permanence de la race, permanence du foyer, permanence des affections On dit la femme changeante, versatile ; ce sont le voisinage du vice, l’oisiveté, les habitudes trop raffinées qui, directement ou par hérédité, la rendent telle ; mais, sous la mobilité de l’esprit, elle cache, sans cela, un invincible conservatisme et, de fait, elle est, par sa mission même, la gardienne par excellence de tout ce qui doit durer. Il n’y a pas d’indications spéciales à tirer de là, au point de vue du programme d’instruction. Ce ne sont point les matières enseignées qui doivent différer ; c’est plutôt l’esprit général de l’enseignement. La pédagogie masculine est condamnée en quelque sorte à nous donner, désormais, des hommes agissants ; elle manquerait à son siècle, si le souci de l’action ne la dominait pas ; à cet égard, ceux qui se préoccupent toujours de « moderniser » l’enseignement, de le rendre « pratique » ne sont pas mal inspirés ; où ils se trompent, c’est lorsque les sciences et la technique leur apparaissent comme seules capables de former des esprits modernes et pratiques : l’antiquité et l’histoire, si l’on sait en tirer les leçons voulues, peuvent inciter à l’action d’une manière bien autrement puissante ; en tous les cas, l’atmosphère pédagogique du collège nouveau doit être imprégnée de force vitale et l’enseignement, revêtir un caractère de décision, de fermeté et une vivacité d’allures qui conviendraient fort mal à des auditoires féminins. Considérons, de plus, que les jeunes filles ne peuvent impunément fournir la même quantité de travail, les mêmes efforts que leurs frères. Certaines périodes de leur croissance réclament des soins attentifs et une grande vigilance. Enfin, il existe un ordre de connaissances dont, au nom du progrès social, nous avons réclamé l’introduction dans les programmes masculins, mais qui doit occuper une bien autre place dans les programmes féminins. L’hygiène générale ici ne suffit plus ; il faut faire place à toute une science, du même ordre, mais plus vaste et essentiellement féminine : l’économie domestique.

Longtemps, tout ce que comporte cette science a été considéré comme germant naturellement dans l’esprit de n’importe quelle femme, par la seule vertu de son sexe. La maison, le ménage, l’enfant ? Mais, pour un peu, on eût affirmé que les farouches habitantes des cavernes préhistoriques en savaient là-dessus tout autant que les matrones les plus expérimentées ; évidemment, les ressources leur avaient fait défaut, mais elles suppléaient déjà à la rigueur des circonstances, par la fertilité merveilleuse de leur instinct maternel. Depuis, le christianisme aidant, cet instinct s’est élevé à sa plus haute expression : le mieux donc est de s’en remettre à lui et de le laisser agir. Cependant, comme il faut bien admettre que la cuisine et la couture, qui ont un certain rôle à jouer dans l’existence d’une mère de famille, demandent quand même à être enseignées, on a institué petit à petit des écoles où la future ménagère peut apprendre à manier l’aiguille et le pot-au-feu. En dehors de quelques établissements ou de quelques cours de caractère aristocratique, voilà, ma foi, sous quel angle on envisageait, en plus d’un pays, l’éducation des femmes, il n’y a pas quarante ans. J’imagine que beaucoup d’entre elles prirent ombrage de ces fondations. En causant avec une « senior wrangler » ou quelque autre glorieuse lauréate, on surprendra parfois une indignation muette, une secrète fureur contre la pensée qui y avait présidé ; et cela n’est pas bien étonnant, car l’école professionnelle, ainsi conçue, supprime tout à fait la part de l’idéal et rabaisse plutôt qu’elle n’élève. La femme aime encore mieux qu’on s’en remette à son instinct des soins de lui suggérer ce qu’on ne lui apprend pas, que de se voir convier à l’école pour n’y acquérir que des notions si terre à terre ; l’ignorance lui paraît préférable à de tels apprentissages. De sorte qu’à mon avis, les écoles professionnelles de jeunes filles, loin d’en détourner leurs élèves, les ont souvent poussées vers les exagérations féministes.

Mais qu’est-ce au juste que l’économie domestique ? Que d’autres en cherchent la définition académique ; pour moi, je songe à cet intéressant petit volume dans lequel l’architecte Viollet le Duc raconte « comment on bâtit une maison ». Çà et là, le texte est éclairé par des planches explicatives, heureusement combinées, qui reproduisent la coupe de la maison et mettent en relief les problèmes de la construction et la façon dont on doit les résoudre. Eh bien ! l’économie domestique me paraît être l’architecture morale d’une maison, envisagée elle-même comme la cellule sociale, — et je crois qu’on pourrait aussi dresser le tableau des problèmes intérieurs que comporte cette architecture et en indiquer la solution. De même que dans le premier cas, il y a lieu de distinguer les fondations, les murs, la toiture, les pierres, les briques, le ciment, les plâtres, les travaux du charpentier et du menuisier, du peintre et du plombier, de même dans le second cas, il convient d’examiner, tour à tour, ce qui concerne l’alimentation, le chauffage, l’aération, le lessivage et l’entretien du linge, le jardin et la basse-cour, le mobilier, la tenue des comptes, etc, etc, non pas seulement par rapport à l’hygiène, mais aussi au point de vue du bon ordre et du bon goût, des règles à observer et des économies réalisables. Ce n’est pas la condition future d’une femme qui décidera de la valeur pratique de ces notions ; leur utilité lui est certaine ; qu’elle soit seule ou presque seule pour tout faire chez elle, ou bien qu’elle ait un nombreux personnel à diriger, il n’en est pas moins bon que ces sujets lui soient familiers ; c’est son domaine ; il faut bien qu’ils soient du domaine de quelqu’un ; duquel, sinon du sien ?

Ne vous récriez pas si, à l’occasion, le professeur parle de l’enfant qui habitera la maison ; ne peut-on donc parler de lui sans faire au préalable un cours d’accouchement ? Certaines personnes effarouchées le donneraient à croire : rien n’est plus contraire à la nature, qui prend soin que la femme ait, presque dès l’enfance, la notion de sa maternité future, alors que l’idée du mariage n’a encore, pour elle, ni intérêt ni sens. Parler de l’enfant et des soins que demande sa faiblesse, c’est introduire un peu de médecine ; mais s’il vous plaît, seulement de quoi aider le médecin, et non de quoi le suppléer. Peut-être que j’oublie quelques données utiles ; en tous les cas, c’en est assez pour hausser l’économie domestique au rang des études les plus intéressantes et les plus dignes. Que par ailleurs, la femme possède comme une vue en raccourci de ce que l’homme a appris, ce qui lui permettra de le suivre et de le comprendre — parfois de l’aider — et elle se trouvera admirablement préparée à ce rôle vieux jeu, très vieux jeu ! oh combien ! Mais que voulez-vous, je n’arrive pas à partager ni même à prendre au sérieux les beaux plans d’avenir chers aux féministes. Je crois qu’ils s’illusionnent absolument, que le mariage sera encore l’institution préférée de leurs petites filles et que l’on perd son temps, dès lors, à rêver d’une éducation qui ne serait pas appropriée à cette institution et en méconnaîtrait les caractères fondamentaux.

Pour ceux qui en rêvent, la coéducation est un thème intarissable, et peut-être l’enthousiasme, avec lequel ils en parlent, est-il aussi étrangement exagéré que l’indignation épouvantée dont font montre leurs adversaires. Quiconque a séjourné, le moins du monde, dans une des universités mixtes des États-Unis, sait fort bien que, non seulement on n’y trouve rien à « remarquer », mais qu’on y perd très vite le sentiment qu’il puisse y avoir quelque chose à remarquer. Emportez-y les idées les plus préconçues ; elles s’effaceront d’elles-mêmes, dès que vous serez familiarisé avec l’atmosphère ambiante. Mais, dans ces mêmes États-Unis, essayez de transformer par la pensée en université mixte, telle université d’hommes dans laquelle vous aurez également résidé, et vous vous rendrez compte que cette transformation n’est pas possible. Princeton n’est pas Ann-Arbor, ni Charlottesville, Chicago et il est certain que l’empreinte laissée sur l’étudiant par l’Alma Mater est essentiellement différente, ici ou là. Les questions de climat, de race et de tempérament qu’on fait si volontiers intervenir en cette affaire, ont bien leur importance ; le tempérament espagnol ou le climat de Ceylan sont évidemment peu favorables à des expériences d’enseignement supérieur mixte ; néanmoins, je crois qu’on pourrait les tenter, presque en tous pays et sans trop de danger, à la condition de préparer le terrain et de donner aux paysages intellectuels cette teinte neutre — extraordinairement neutre — qui s’observe partout où les deux sexes collaborent à l’œuvre universitaire. Les universités mixtes, même en Amérique, ne vivent pas de la même vie que les autres ; l’exubérance en est bannie, les points de vue y sont décolorés ; la sécheresse scientifique y est poussée à l’extrême, comme si elle constituait un refuge contre les envolées de l’imagination ; on s’y enferme dans les faits par peur des idées. Ce sont là, je crois, des conséquences générales de la coéducation et on les accepte d’instinct, parce qu’on les sent nécessaires. Ce n’est pas si étonnant, après tout. La nature n’a pas disposé que l’homme et la femme seraient indifférents l’un à l’autre, et si la société a le droit de chercher à contenir leur action réciproque dans les bornes qu’imposent la raison et les convenances, elle n’a pas pour devoir de travailler à détruire cette action : tâche à laquelle il est probable, du reste, qu’elle s’emploierait en vain.

En résumé, la coéducation qui est très naturelle à l’école primaire et semble faite pour y vivifier et y fortifier l’enseignement, est réalisable dans l’université, mais c’est au détriment de l’enseignement supérieur qu’elle rendra terne et timide. Est-il besoin d’ajouter qu’au collège — même dans un externat — elle constituerait la plus folle des imprudences ? Cela ne veut pas dire du reste que nous ne verrons pas s’ouvrir quelques nouveaux « Cempuis » dont on nous décrira avec complaisance les mérites et les succès, en attendant qu’on doive en enregistrer la faillite. Tout ce domaine de l’éducation féminine est comme bouleversé, en ce moment, par l’idée dominante, quoique souvent inavouée, du féminisme : la lutte contre l’homme.

Michelet a dit que la femme était l’arbitre des mœurs et si, dans sa pensée, cela signifiait que les mœurs d’un pays sont telles que la femme veut qu’elles soient, rien n’est plus exact. Mais comment amener sa volonté à s’exercer dans ce sens, et l’éducation y peut-elle quelque chose ? C’est un point délicat. Il va sans dire que l’action pédagogique, à cet égard, ne saurait être qu’indirecte, et qu’il n’est point question de préparer la femme à ce rôle, en le lui faisant connaître à l’avance. Mais pour le remplir un jour, elle aura besoin de se montrer à la fois indulgente et sévère, inflexible et souple ; ces qualités seraient en danger de ne jamais être siennes, si son éducation était ennuyeuse et utopique. On oublie avec une étrange facilité, ce que le bon sens et la gaîté importent à toute éducation, mais à celle de la femme surtout, car elle n’a point, comme l’homme, la ressource de réagir et de chasser par l’emploi, même excessif, des premières heures de liberté, les déprimantes influences subies dans des milieux artificiels et tristes. Il faut donc écarter d’elles les utopies ; et l’armer de pied en cap pour la lutte contre l’homme — ce à quoi tendent les féministes — n’est pas moins utopique que lui dépeindre — comme on fait au couvent — le monde sous l’aspect d’un jardin aux douces allées sablées : ce n’est pas par ces méthodes que l’on formera « l’arbitre des mœurs » ; la pensionnaire innocente sera inhabile à les réformer et sa sœur féministe y sera maladroite, et je ne sais, somme toute, ce qui y réussira le plus mal de la modestie sucrée de la première ou de la farouche intransigeance de la seconde.

Quant à la gaîté, pas n’est besoin d’en indiquer la recette : quiconque y tient pour ses enfants n’est jamais très en peine de la leur procurer ; il suffisait d’indiquer ici que la gaîté de la femme n’importe pas qu’à elle, mais importe aussi bien à la société ; c’est par là, en effet, que la femme a chance d’acquérir sur l’homme assez d’action pour exercer sur l’ensemble des mœurs, l’heureuse influence que prévoyait Michelet.

  1. Bien que m’étant constamment abstenu d’émailler ce livre de citations, je ne puis résister au désir de copier ce passage d’une lettre de Mme  Clémence Royer, qui me tombe sous les yeux, tandis que je rédige le présent chapitre : « Le mariage, avec la filiation en ligne masculine, a pour condition l’emprisonnement de la femme dans le harem comme celui des cavales dans l’écurie ; encore faut-il que les palefreniers soient eunuques. » Et pour détruire ce fâcheux état de choses, Mme  Clémence Royer pense qu’il faudra « l’incendie général de tout ce qui a été écrit depuis que l’écriture a été inventée ». Quand on lit sous une signature, d’ailleurs si éminente, une pareille lettre, on a le droit de parler d’ouragan et de croire qu’il sera passager.