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Notice sur les Dîners du Caveau.

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NOTICE
SUR LES
DÎNERS DU CAVEAU.


Comme il nous arrive souvent de citer les Dîners du Caveau, où se formèrent les meilleurs chansonniers du temps, il n’est pas, je pense, hors de propos d’en rappeler quelques anecdotes, peu familières sans doute à plus d’un de nos lecteurs.

Piron, Collé et Crébillon le fils furent les fondateurs des Dîners du Caveau, connus par l’esprit et la gaîté des convives qui s’y rassemblaient. Tous trois soupaient d’habitude chez Gallet, leur ami, chansonnier tout aussi gaillard qu’eux, qui leur épargnait ainsi les frais du cabaret. Ils se donnaient mutuellement les prémices de leurs chansons, et ce fut à un de ces soupers que celles de Reçois dans ton Galetas et d’Adieu donc, cher la Tulippe, leur firent proclamer Crébillon fils, père de la chanson grivoise. (Genre qui depuis a valu tant de succès à Vadé.) Notre trio, quoique très-peu pécunieux, voulut cependant donner un jour à dîner à son Amphitrion, et, pour s’égayer, y admettre quelques joyeux convives. Piron indiqua son ami Fuselier, dont il leur chanta le couplet sur le Sage et d’Orneval. Ces deux auteurs, après avoir abandonné le Théâtre Français, pour celui de la Foire, imaginèrent, dès qu’on eut interdit le chant à ce dernier, d’inscrire leurs vaudevilles sur des écriteaux : le spectateur chantait les airs, et les acteurs faisaient les gestes ; ce qui donna lieu à ce couplet de Fuselier, sur l’air : La rareté, la curiosité.

Le Sage et d’Orneval ont quitté du haut style
La beauté ;
Et, pour Polichinelle, ont abandonné Gille ;
La rareté !
Il ne leur reste plus qu’à montrer, par la ville,
La curiosité.

Fuselier fut donc invité ; Collé indiqua Saurin fils, auteur dès-lors du Vaudeville d’Épicure, Crébillon fils indiqua Sallé, son collaborateur au Voyage de Saint-Cloud par mer et par terre, et autres opuscules réunis sous le titre de : Recueil de ces Messieurs. Tous enfin, et Piron sur-tout, furent d’avis d’y inviter Crébillon le père, leur ami, dans l’espérance de l’amener à se montrer plus libéral envers son fils, qui, chaque fois qu’il lui demandait de l’argent, recevait pour toute réponse : Quand tu auras fini tes égaremens du cœur et de l’esprit.

Au jour indiqué, nos huit convives furent dîner au Caveau, cabaret accrédité, carrefour de Bussi, faubourg Saint-Germain. Leur union rendait leur gaité plus vive ; ils crurent y ajouter en s’adjoignant quelques amis : et voici la liste des convives qui, pendant, dix ans, à commencer de 1737, complétèrent successivement la Société du Caveau.

Piron, Collé, Gallet, Crébillon fils, Fuselier, Sallé, Saurin fils, Saurin père, Duclos, Labruère, Bernard, Moncrif, Boucher, Helvétius et Rameau.

Ce fut dans cette société que ce musicien célèbre (que Piron avait décidé à quitter la province pour se fixer à Paris) trouva les auteurs qui, les premiers, produisirent, avec éclat, son talent sur le théâtre lyrique, et qu’il s’assura les défenseurs zélés qui l’aidèrent à triompher des Lullistes[1] ; et tandis que Fuselier, Bernard et Labruere concouraient à fonder ses succès sur la scène, ses amis du Caveau (et Collé, sur-tout) accréditaient dans les cercles, ses airs de danse et ses ouvertures, par les plus heureuses parodies.

Boucher portait souvent ses dessins dans cette société, qui, parfois, y trouva des sujets de chansons, et qui fournirent, entre autres, à Duclos l’idée de son roman d’Acajou.

Ces joyeux convives s’assemblaient presque toute l’année, sur-tout l’hiver et l’automne, les premier et seize de chaque mois, pour diner, à frais communs, au Caveau ; et chacun d’eux y était à son tour l’objet d’une épigramme : était-elle jugée juste et piquante ? le patient buvait rasade à la santé de son censeur ; était-elle injuste ou niaise ? (c’était leur mot) un verre d’eau servait de punition au censeur, tandis que les autres convives portaient gaîment la santé de l’auteur, qu’ils vengeaient. Le drame, sur-tout, était l’objet perpétuel de leurs épigrammes. La Chaussée venait d’admettre sur la scène comique ce genre, qu’ils appelaient bâtard, et dans lequel cependant Terence avait été son modèle. Les frondeurs les plus décidés étaient Piron, Fuselier, Crébillon fils ; Collé sur-tout et Sallé qui, dans les parades qu’ils faisaient représenter au Temple, chez le grand-prieur, prenaient souvent le drame pour le plastron de leurs plaisanteries. La Chaussée se contenta long-temps de leur opposer ses succès, sur-tout quand Diderot et Voltaire même, en accréditant ce genre, concoururent à s’y former d’heureux imitateurs ; mais sa patience ne tint pas contre ce couplet de Piron.


Connaissez-vous, sur l’Hélicon,
L’une et l’autre Thalie ?
L’une est chaussée, et l’autre non ;
Mais c’est la plus jolie :
L’une a le rire de Vénus,
L’autre est froide et pincée ;
Salut à la belle aux pieds nus !
Nargue de la Chaussée !

Quelque temps après, une place vint à vaquer à l’Académie française ; le vœu public y appelait Piron. Il était d’usage que tout candidat fût, avant l’élection, faire une visite aux académiciens, et, en leur absence, leur laissât sa carte. Piron choisit, pour se présenter chez la Chaussée, le moment où il était sûr de ne pas le trouver, et, pour lui annoncer sa visite, lui laissa ces deux vers, tirés de sa comédie de l’École des amis.

En passant par ici, j’ai cru de mon devoir
De joindre le plaisir à l’honneur de vous voir.

La Chaussée qui, jusqu’à ce moment, avait laissé couver sa rancune, outré de ce dernier trait, après avoir tenté inutilement d’empêcher que Piron ne fût élu, se réunit à la classe des dévots, pour faire annuler l’élection, et y parvint.

On voit, par ces détails, quel était le ton des Dîners du Caveau, qui se soutinrent pendant plus de dix années. M. de Maurepas desira d’y être invité, et se rendit une fois à l’invitation.

Peu de temps après, une épigramme de Crébillon fils ne concourut pas peu à dissoudre cette société. Duclos demandait à Crébillon père quel était le meilleur de ses ouvrages ? « La question est embarrassante, répondit Crébillon père ; mais voici le plus mauvais, » ajouta-t-il en montrant son fils, qui lui répondit : « Pas tant d’orgueil, s’il vous plaît, monsieur, attendez qu’il soit décidé que tous ces ouvrages sont de vous. » La société ordonna le verre d’eau pour tous deux. Crébillon fils but le sien ; mais son père, dont la calomnie attribuait les ouvrages à un chartreux, outré de cette allusion, quitta brusquement la société, et, depuis ce moment, rien ne put le déterminer à y retourner. Elle perdit, à cette époque, Gallet ; Crébillon fils passa en Angleterre ; Labruère, nommé secrétaire d’ambassade, suivit sa destination ; et Bernard, secrétaire général des dragons, suivit son chef. La dispersion de cette société mit fin à ces dîners ; mais en 1759, Pelletier, fermier général, qui, tous les mercredis, donnait à dîner à Marmontel, Boissy, Suard et Lanoue, y invita Monticourt[2], Saurin fils, Helvétius, Bernard, Collé et Crébillon fils ; qui, par la suite, y présenta Garrick, Sterne et Wilkes, dont l’esprit ardent et le caractère impétueux annoncèrent dès-lors le rôle qu’il joua à Londres. La gaîté de ces dîners y rappelait souvent celle des Dîners du Caveau, et n’en différait qu’en ce que l’épigramme s’y prescrivait plus de réserve. Chaque convive concourait à rendre cette société plus agréable, et Garrick y prouva, plus d’une fois, que, pour juger son talent, on n’avait pas besoin d’entendre sa langue ; car différentes scènes, soit comiques, soit tragiques, qu’il exécuta en pantomime, le jeu varié de sa phisionomie, la justesse de ses attitudes, de ses gestes, forçaient, à son gré, sans le secours des paroles, le rire ou les larmes.

C’est à ces dîners, qui n’ont cessé d’avoir lieu que par la mort de Pelletier, qu’admis moi-même, j’ai retenu les détails que je cite.

Laujon.

  1. Encouragés par la chute d’Hypolite et Aricie, opéra qui, sifflé en 1733, eut en 1742 un succès complet.
  2. Convive aimable, qui joignait, au jugement le plus sain, l’esprit le plus délicat, le plus fertile en saillies, et une gaîté naturelle qui souvent allait jusqu’au persifflage ; aussi son adresse à donner des coups de patte, sans égratigner, l’avait-elle fait nommer le chat de la société.