Nouveaux mystères et aventures/Notre-Dame de la mort/Chapitre 4

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Traduction par Albert Savine.
Nouveaux mystères et aventuresP.-V. Stock, éditeur (p. 33-52).

iv

John Thurston ne fut jamais grand observateur et je crois que j’en savais plus long que lui sur ce qui se passait à Dunkelthwaite, au bout de trois jours passés sous le toit de son oncle.

Mon ami était passionnément épris de chimie et coulait des jours heureux au milieu de ses éprouvettes, de ses solutions, parfaitement content d’avoir à portée un compagnon sympathique, auquel il pût faire part de ses trouvailles.

Quant à moi, j’eus toujours un faible pour l’étude et l’analyse de la nature humaine, et je trouvais bien des sujets intéressants dans le microcosme où je vivais.

Bref, je m’absorbai dans mes observations au point de me faire craindre qu’elles n’aient causé beaucoup de tort à mes études.

Ma première découverte fut que le véritable maître à Dunkelthwaite était, — et cela ne faisait aucun doute, — non point l’oncle Jérémie, mais le secrétaire de l’oncle Jérémie.

Mon flair médical me disait que l’amour exclusif de la poésie, qui eût été une excentricité inoffensive au temps où le vieillard était encore jeune, était devenu désormais une véritable monomanie qui lui emplissait l’esprit en ne laissant nulle place à toute autre idée.

Copperthorne, en flattant le goût de son maître et le dirigeant sur cet objet unique, à ce point qu’il lui devenait indispensable, avait réussi à s’assurer un pouvoir sans limite en toutes les autres choses.

C’était lui qui s’occupait des finances de l’oncle, qui menait les affaires de la maison sans avoir à subir de questions ni de contrôle.

À vrai dire, il avait assez de tact pour exercer son pouvoir d’une main légère, de façon à ne point meurtrir son esclave : aussi ne rencontrait-il aucune résistance.

Mon ami, tout entier à ses distillations, à ses analyses, ne se rendit jamais compte qu’il était devenu un zéro dans la maison.

J’ai déjà exprimé ma conviction que si Copperthorne éprouvait un tendre sentiment à l’égard de la gouvernante, elle ne lui donnait pas le moindre encouragement. Mais au bout de quelques jours j’en vins à penser qu’en dehors de cet attachement non payé de retour, il existait quelque autre lien entre ces deux personnages.

J’ai vu plus d’une fois Copperthorne prendre à l’égard de la gouvernante un air qui ne pouvait être qualifié autrement que d’autoritaire.

Deux ou trois fois aussi, je les avais vus arpenter la pelouse dans les premières heures de la nuit, en causant avec animation.

Je n’arrivais pas à deviner quelle sorte d’entente réciproque existait entre eux.

Ce mystère piqua ma curiosité.

La facilité, avec laquelle on devient amoureux en villégiature à la campagne, est passée en proverbe, mais je n’ai jamais été d’une nature sentimentale et mon jugement ne fut faussé par aucune préférence en faveur de miss Warrender. Au contraire, je me mis à l’étudier comme un entomologiste l’eût fait pour un spécimen, d’une façon minutieuse, très impartiale.

Pour atteindre ce but, j’organisai mon travail de manière à être libre quand elle sortait les enfants pour leur faire prendre de l’exercice.

Nous nous promenâmes ainsi ensemble maintes fois, et cela m’avança dans la connaissance de son caractère plus que je n’eusse pu le faire en m’y prenant autrement.

Elle avait vraiment beaucoup lu, connaissait plusieurs langues d’une manière superficielle, et avait une grande aptitude naturelle pour la musique.

Au-dessous de ce vernis de culture, elle n’en avait pas moins une forte dose de sauvagerie naturelle.

Au cours de sa conversation, il lui échappait de temps à autre quelque sortie qui me faisait tressaillir par sa forme primitive de raisonnement et par le dédain des conventions de la civilisation.

Je ne pouvais guère m’en étonner, en songeant qu’elle était devenue femme avant d’avoir quitté la tribu sauvage que son père gouvernait.

Je me rappelle une circonstance qui me frappa tout particulièrement, car elle y laissa percer brusquement ses habitudes sauvages et originales.

Nous nous promenions sur la route de campagne. Nous parlions de l’Allemagne, où elle avait passé quelques mois, quand soudain elle s’arrêta, et posa son doigt sur ses lèvres.

— Prêtez-moi votre canne, me dit-elle à voix basse.

Je la lui tendis, et aussitôt, à mon grand étonnement, elle s’élança légèrement et sans bruit à travers une ouverture de la haie, son corps se pencha, et elle rampa avec agilité en se dissimulant derrière une petite hauteur. J’étais encore à la suivre des yeux, tout stupéfait, quand un lapin se leva soudain devant elle et partit.

Elle lança la canne sur lui et l’atteignit, mais l’animal parvint à s’échapper tout en boitant d’une patte.

Elle revint vers moi triomphante, essoufflée :

— Je l’ai vu remuer dans l’herbe, dit-elle, je l’ai atteint.

— Oui, vous l’avez atteint, vous lui avez cassé une patte, lui dis-je avec quelque froideur.

— Vous lui avez fait mal, s’écria le petit garçon d’un ton peiné.

— Pauvre petite bête ! s’écria-t-elle, changeant soudain de manières. Je suis bien fâchée de l’avoir blessée.

Elle avait l’air tout à fait décontenancée par cet incident et causa très peu pendant le reste de notre promenade.

Pour ma part, je ne pouvais guère la blâmer.

C’était évidemment une explosion du vieil instinct qui pousse le sauvage vers une proie, bien que cela produisît une impression assez désagréable de la part d’une jeune dame vêtue à la dernière mode et sur une grande route d’Angleterre.

Un jour qu’elle était sortie, John Thurston me fit jeter un coup d’œil dans la chambre qu’elle habitait.

Elle avait là une quantité de bibelots hindous, qui prouvaient qu’elle était venue de son pays natal avec une ample cargaison.

Son amour d’Orientale pour les couleurs vives se manifestait d’une façon amusante.

Elle était allée à la ville où se tenait le marché, y avait acheté beaucoup de feuilles de papier rouge et bleu, qu’elle avait fixées au moyen d’épingles sur le revêtement de couleur sombre que jusqu’alors couvrait le mur.

Elle avait aussi du clinquant qu’elle avait réparti dans les endroits les plus en vue, et pourtant il semblait qu’il y ait quelque chose de touchant dans cet effort pour reproduire l’éclat des tropiques dans cette froide habitation anglaise.

Pendant les quelques premiers jours que j’avais passés à Dunkelthwaite, les singuliers rapports qui existaient entre miss Warrender et le secrétaire avaient simplement excité ma curiosité, mais après des semaines, et quand je me fus intéressé davantage à la belle Anglo-Indienne, un sentiment plus profond et plus personnel s’empara de moi.

Je me mis le cerveau à la torture pour deviner quel était le lien qui les unissait.

Comme se faisait-il que tout en montrant de la façon la plus évidente qu’elle ne voulait pas de sa société pendant le jour, elle se promenât seule avec lui, la nuit venue ?

Il était possible que l’aversion qu’elle manifestait envers lui devant des tiers fût une ruse pour cacher ses véritables sentiments.

Une telle supposition amenait à lui attribuer une profondeur de dissimulation naturelle que semblait démentir la franchise de son regard, la netteté et la fierté de ses traits.

Et pourtant quelle autre hypothèse pouvait expliquer le pouvoir incontestable qu’il exerçait sur elle !

Cette influence perçait en bien des circonstances, mais il en usait d’une façon si tranquille, si dissimulée qu’il fallait une observation attentive pour s’apercevoir de sa réalité.

Je l’ai surpris lui lançant un regard si impérieux, même si menaçant, à ce qu’il me semblait, que le moment d’après, j’avais peine à croire que cette figure pâle et dépourvue d’expression fût capable d’en prendre une aussi marquée.

Lorsqu’il la regardait ainsi, elle se démenait, elle frissonnait comme si elle avait éprouvé de la souffrance physique.

« Décidément, me dis-je, c’est de la crainte et non de l’amour, qui produit de tels effets. »

Cette question m’intéressa tant, que j’en parlai à mon ami John.

Il était, à ce moment-là, dans son petit laboratoire, abîmé dans une série de manipulations, de distillations qui devaient aboutir à la production d’un gaz fétide, et nous faire tousser en nous prenant à la gorge.

Je profitai de la circonstance qui nous obligeait à respirer le grand air, pour l’interroger sur quelques points sur lesquels je désirais être renseigné.

— Depuis combien de temps disiez-vous que miss Warrender se trouve chez votre oncle ? demandai-je.

John me jeta un regard narquois et agita son doigt taché d’acide.

— Il me semble que vous vous intéressez bien singulièrement à la fille du défunt et regretté Achmet Genghis, dit-il.

— Comment s’en empêcher ? répondis-je franchement. Je lui trouve un des types les plus romanesques que j’aie jamais rencontrés.

— Méfiez-vous de ces études-là, mon garçon, dit John d’un ton paternel. C’est une occupation qui ne vaut rien à la veille d’un examen.

— Ne faites pas le nigaud, répliquai-je. Le premier venu pourrait croire que je suis amoureux de miss Warrender, à vous entendre parler ainsi. Je la regarde comme un problème intéressant de psychologie, voilà tout.

— C’est bien cela, un problème intéressant de psychologie, voilà tout.

Il me semblait que John devait avoir encore autour de lui quelques vapeurs de ce gaz, car ses façons étaient réellement irritantes.

— Pour en revenir à ma première question, dis-je, depuis combien de temps est-elle ici ?

— Environ dix semaines.

— Et Copperthorne ?

— Plus de deux ans.

— Avez-vous quelque idée qu’ils se soient déjà connus ?

— C’est impossible, déclara nettement John. Elle venait d’Allemagne. J’ai vu la lettre où le vieux négociant donnait des indications sur sa vie passée. Copperthorne est toujours resté dans le Yorkshire, en dehors de ses deux ans de Cambridge. Il a dû quitter l’Université dans des conditions peu favorables.

— En quel sens ?

— Sais pas, répondit John. On a tenu la chose sous clef. Je m’imagine que l’oncle Jérémie le sait. Il a la marotte de ramasser des déclassés et de leur refaire ce qu’il appelle une nouvelle vie. Un de ces jours, il lui arrivera quelque mésaventure avec un type de cette sorte.

— Aussi donc Copperthorne et miss Warrender étaient absolument étrangers l’un à l’autre il y a quelques semaines ?

— Absolument. Maintenant je crois que je ferai bien de rentrer et d’analyser le précipité.

— Laissez là votre précipité, m’écriai-je en le retenant. Il y a d’autres choses dont j’ai à vous parler. S’ils ne se connaissent que depuis quelques semaines, comment a-t-il fait pour acquérir le pouvoir qu’il exerce sur elle ?

John me regarda d’un air ébahi.

— Son pouvoir ? dit-il.

— Oui, l’influence qu’il possède sur elle.

— Mon cher Hugh, me dit bravement mon ami, je n’ai point pour habitude de citer ainsi l’Écriture, mais il y a un texte qui me revient impérieusement à l’esprit, et le voici : « Trop de science les a rendus fous. » Vous aurez fait des excès d’études.

— Entendez-vous dire par là, m’écriai-je, que vous n’avez jamais remarqué l’entente secrète qui paraît exister entre la gouvernante et le secrétaire de votre oncle ?

— Essayez du bromure de potassium, dit John. C’est un calmant très efficace à la dose de vingt grains.

— Essayez une paire de lunettes, répliquai-je. Il est certain que vous en avez grand besoin.

Et après avoir lancé cette flèche de Parthe je pivotai sur mes talons et m’éloignai de fort méchante humeur.

Je n’avais pas fait vingt pas sur le gravier du jardin, que je vis le couple dont nous venions de parler.

Ils étaient à quelque distance, elle adossée au cadran solaire, lui debout devant elle.

Il lui parlait vivement, et parfois avec des gestes brusques.

La dominant de sa taille haute et dégingandée, avec les mouvements qu’il imprimait à ses longs bras, il avait l’air d’une énorme chauve-souris planant au-dessus de sa victime.

Je me rappelle que cette comparaison fut celle-là même qui se présenta à ma pensée et qu’elle prit une netteté d’autant plus grande que je voyais dans les moindres détails de la belle figure se dessiner l’horreur et l’effroi.

Ce petit tableau servait si bien d’illustration au texte, sur lequel je venais de prêcher, que je fus tenté de retourner au laboratoire et d’amener l’incrédule John pour le lui faire contempler.

Mais avant que j’eusse le temps de prendre mon parti, Copperthorne m’avait entrevu.

Il fit demi-tour, et se dirigea d’un pas lent dans le sens opposé qui menait vers les massifs, suivi de près par sa compagne, qui coupait les fleurs avec son ombrelle tout en marchant. Après ce petit épisode, je rentrai dans ma chambre, bien décidé à reprendre mes études, mais, quoi que je fisse, mon esprit vagabondait bien loin de mes livres, et se mettait à spéculer sur ce mystère.

J’avais appris de John que les antécédents de Copperthorne n’étaient pas des meilleurs, et pourtant il avait évidemment conquis une influence énorme sur l’esprit affaibli de son maître.

Je m’expliquais ce fait, en remarquant la peine infinie, qu’il prenait pour se dévouer au dada du vieillard, et le tact consommé avec lequel il flattait et encourageait les singulières lubies poétiques de celui-ci.

Mais comment m’expliquer l’influence non moins évidente dont il jouissait sur la gouvernante ?

Elle n’avait pas de marotte qu’on pût flatter.

Un amour mutuel eût pu expliquer le lien qui existait entre elle et lui, mais mon instinct d’homme du monde et d’observateur de la nature humaine me disait de la façon la plus claire qu’un amour de cette sorte n’existait pas.

Si ce n’était point l’amour, il fallait que ce fût la crainte, et tout ce que j’avais vu confirmait cette supposition. Qu’était-il donc arrivé pendant ces deux mois qui pût inspirer à la hautaine princesse aux yeux noirs quelque crainte au sujet de l’Anglais à figure pâle, à la voix douce et aux manières polies ?

Tel était le problème que j’entrepris de résoudre en y mettant une énergie, une application qui tuèrent mon ardeur pour l’étude et me rendirent inaccessible à la crainte que devait m’inspirer mon examen prochain.

Je me hasardai à aborder le sujet dans l’après-midi de ce même jour avec miss Warrender, que je trouvai seule dans la bibliothèque, les deux bambins étant allés passer la journée dans la chambre d’enfants chez un squire du voisinage.

— Vous devez vous trouver bien seule quand il n’y a pas de visiteurs, dis-je. Il me semble que cette partie du pays n’offre pas beaucoup d’animation.

— Les enfants sont toujours une société agréable, répondit-elle. Néanmoins je regretterai beaucoup M. Thurston et vous-même, quand vous serez parti.

— Je serai fâché que ce jour arrive, dis-je. Je ne m’attendais pas à trouver ce séjour aussi agréable. Pourtant vous ne serez pas dépourvue de société après notre départ, vous aurez toujours M. Copperthorne.

— Oui, nous aurons toujours M. Copperthorne, dit-elle d’un air fort ennuyé.

— C’est un compagnon agréable, remarquai-je, tranquille, instruit, aimable. Je ne m’étonne pas que le vieux master Thurston se soit attaché à lui.

Tout en parlant, j’examinais attentivement mon interlocutrice.

Une légère rougeur passa sur ses joues brunes, et elle tapota impatiemment avec ses doigts sur les bras du fauteuil.

— Ses façons ont quelquefois de la froideur…

J’allais continuer, mais elle m’interrompit, me lança un regard étincelant de colère dans ses yeux noirs.

— Qu’est-ce que vous avez donc à me parler de lui ? demanda-t-elle.

— Je vous demande pardon, répondis-je d’un ton soumis, je ne savais pas que c’était un sujet interdit.

— Je ne tiens pas du tout à entendre même son nom, s’écria-t-elle avec emportement. Ce nom, je le déteste, comme je le hais, lui. Ah ! si j’avais seulement quelqu’un pour m’aimer, c’est-à-dire comme aiment les hommes d’au-delà des mers, dans mon pays, je sais bien ce que je lui dirais.

— Que lui diriez-vous ? demandai-je, tout étonné de cette explosion extraordinaire.

Elle se pencha si en avant, que je crus sentir sur ma figure sa respiration chaude et pantelante.

— Tuez Copperthorne, dit-elle, voilà ce que je lui dirais. Tuez Copperthorne. Alors vous pourrez revenir me parler d’amour.

Rien ne pourrait donner une idée de l’intensité de fureur qu’elle mit à lancer ces mots qui sifflèrent entre ses dents blanches.

En parlant, elle avait l’air si venimeuse que je reculai involontairement devant elle.

Se pouvait-il que ce serpent python et la jeune dame pleine de réserve qui se tenait bien, si tranquillement, à la table de l’oncle Jérémie ne fissent qu’un ?

J’avais bien compté que j’arriverais à voir quelque peu dans son caractère au moyen de questions détournées, mais je ne m’attendais guère à évoquer un esprit pareil.

Elle dut voir l’horreur et l’étonnement se peindre sur ma physionomie, car elle changea d’attitude et eut un rire nerveux.

— Vous devez certainement me croire folle, dit-elle, vous voyez que c’est l’éducation hindoue qui se fait jour. Là-bas nous ne faisons rien à demi, dans l’amour et dans la haine.

— Et pourquoi donc haïssez-vous M. Copperthorne ? demandai-je.

— Au fait, répondit-elle en radoucissant sa voix, le mot de haine est peut-être un peu trop fort, mieux vaudrait celui de répulsion. Il est des gens qu’on ne peut s’empêcher de prendre en aversion, alors même qu’on n’a aucun motif à en donner.

Évidemment elle regrettait l’éclat qu’elle venait de faire, et tâchait de le masquer par des explications.

Voyant qu’elle cherchait à changer de conversation, je l’y aidai.

Je fis des remarques sur un livre de gravures hindoues qu’elle était allée prendre avant mon arrivée et qui était resté sur ses genoux.

La Bibliothèque de l’oncle Jérémie était fort complète, et particulièrement riche en ouvrages de cette catégorie.

— Elles ne sont pas des plus exactes, dit-elle en tournant les pages d’enluminures.

— Toutefois celle-ci est bonne, reprit-elle en désignant une gravure qui représentait un chef vêtu d’une cotte de mailles, et coiffé d’un turban pittoresque ; celle-ci est vraiment très bonne. Mon père était ainsi vêtu quand il montait son cheval de combat tout blanc, et conduisait tous les guerriers de Dooab à la bataille contre les Feringhees. Mon père fut choisi parmi eux tous, car ils savaient qu’Achmet Genghis Khan était un grand-prêtre autant qu’un grand soldat. Le peuple ne voulait d’autre chef qu’un Borka éprouvé. Il est mort maintenant, et de tous ceux qui ont suivi son étendard, il n’en est plus qui ne soient dispersés ou qui n’aient péri, pendant que moi, sa fille, je suis une mercenaire sur une terre lointaine.

— Sans doute, vous retournerez un jour dans l’Inde, dis-je en faisant de mon mieux pour lui donner une faible consolation.

Elle tourna les pages distraitement quelques minutes sans répondre.

Puis, elle laissa échapper soudain un petit cri de plaisir en voyant une des images.

— Regardez-le, s’écria-t-elle aussitôt. Voici un de nos exilés. C’est un Bhuttotee. Il est très ressemblant.

La gravure qui l’excitait ainsi, représentait un indigène d’aspect fort peu engageant, tenant d’une main un petit instrument qui avait l’air d’une pioche en miniature, et de l’autre une pièce carrée de toile rayée.

— Ce mouchoir, c’est son roomal, dit-elle. Naturellement, il ne circulerait pas ainsi en public comme cela. Il ne porterait pas non plus sa hache sacrée, mais sous tous les autres rapports il est exactement tel qu’il doit être. Bien des fois je me suis trouvée avec des gens comme lui pendant les nuits sans lune, avec les Lughaees marchant à l’avant, quand l’étranger sans méfiance entendait le Pilhaoo à sa gauche, et ne savait pas ce que cela signifiait. Ah, c’était une vie qui valait la peine d’être vécue.

— Mais qu’est-ce qu’un roomal, et le Lughaee, et le reste, demandai-je.

— Oh ! ce sont des mots indiens, répondit-elle en riant. Vous ne les comprendriez pas.

— Mais cette gravure a pour légende : « Un Dacoït » et j’ai toujours cru qu’un Dacoït est un voleur.

— C’est que les Anglais n’en savent pas davantage, remarqua-t-elle. Certes, les Dacoïts sont des voleurs, mais on qualifie de voleurs bien des gens qui ne le sont réellement pas ; eh bien, cet homme est un saint homme, et selon toute probabilité c’est un gourou.

Elle m’aurait peut-être donné plus de renseignements sur les mœurs et les coutumes de l’Inde, car c’était un sujet dont elle aimait à parler, quand soudain je vis un changement se produire dans sa physionomie.

Elle tourna son regard fixe sur la fenêtre qui était derrière moi.

Je me retournai pour voir, et j’aperçus tout au bord la figure du secrétaire qui épiait furtivement.

J’avoue que j’eus un tressaillement à cette vue, car avec sa pâleur cadavéreuse, cette tête avait l’air de celle d’un décapité.

Il poussa la fenêtre et l’ouvrit en s’apercevant qu’il avait été vu.

— Je suis fâché de vous déranger, dit-il en avançant la tête, mais ne trouvez-vous pas, miss Warrender, qu’il est malheureux d’être enfermé dans une pièce étroite par un si beau jour. N’êtes-vous pas disposée à sortir et faire un tour ?

Bien que son langage fût poli, ses paroles étaient prononcées d’une voix dure, presque menaçante, qui leur donnait le ton du commandement plutôt que celui de la prière.

La gouvernante se leva et, sans protester, sans faire de remarque, elle sortit doucement pour prendre son chapeau.

Ce fut là une preuve nouvelle de l’empire que Copperthorne exerçait sur elle.

Et comme il me regardait par la fenêtre ouverte, un sourire moqueur se jouait sur ses lèvres minces.

On eût dit qu’il avait voulu me provoquer par cette démonstration de son pouvoir.

Avec le soleil derrière lui, on l’eut pris pour un démon entouré d’une auréole.

Il resta ainsi quelques instants à me regarder fixement, la figure empreinte d’une méchanceté concentrée.

Puis j’entendis son pas lourd qui faisait craquer le gravier de l’allée, pendant qu’il se dirigeait vers la porte.


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