Nouveaux contes à Ninon/Souvenirs/Chapitre III

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Souvenirs
Nouveaux contes à Ninon
Chapitre III
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III


Quand je passe sur les ponts, par ces soirées ardentes, la Seine m’appelle avec des grondements d’amitié. Elle coule, large, fraîche, pleine de lenteurs amoureuses, s’offrant, s’attardant entre les quais. L’eau a des froissements de jupes moirées. C’est une amante souple, dans laquelle on a des désirs irrésistibles de « piquer une tête. »

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Les propriétaires de bains flottants qui regardaient avec consternation tomber les continuelles pluies de mai, suent avec béatitude sous les lourds soleils de juin. Enfin, l’eau est bonne. Dès six heures du matin, c’est un encombrement. Les caleçons n’ont pas le temps de sécher, et les peignoirs manquent, vers le soir.

Je me souviens de ma première visite à un de ces bains, à une de ces grandes cuves de bois, dans lesquelles les baigneurs tournent comme des pailles dansant au fond d’une casserole d’eau bouillante.

J’arrivais d’une petite ville, d’une petite rivière où j’avais barbotté en toute liberté, et je fus consterné de cette auge, où l’eau prenait des couleurs de suie. Vers six heures du soir, le grouillement est tel, qu’il faut calculer son élan pour ne pas s’asseoir sur un dos ou s’enfoncer dans un ventre. L’eau écume, les blancheurs des corps l’emplissent d’un reflet blafard, tandis que les bouts de toile, pendues à des cordes en guise de plafond, laissent tomber une clarté louche.

Le tapage est effroyable. Par moment, sous des élans brusques, l’eau a des rejaillissements, qui roulent avec des bruits lointains de canon. Des mains de farceurs battent la rivière du tic-tac des moulins ; et il y en a qui s’apprennent à tomber à la renverse, de façon à faire le plus de vacarme possible et à inonder l’établissement. Mais ce n’est rien encore auprès des cris intolérables, de ce glapissement de voix qui rappelle les pensionnats en récréation. L’homme redevient enfant, dans l’eau pure. Les promeneurs graves qui suivent les quais, jettent un regard effaré sur ces toiles volantes, entre lesquelles ils voient gambader de grands diables nus. Les dames passent plus vite.

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J’ai goûté pourtant là de bonnes heures, de très-grand matin, quand la ville dort encore. Ce n’est plus le pullulement d’épaules maigres, de têtes chauves, de ventres énormes de l’après-midi. Le bain est presque désert. Quelques jeunes gens y nagent en baigneurs convaincus. L’eau est plus fraîche, après le sommeil de la nuit. Elle est plus pure, plus vierge.

Il faut y aller avant cinq heures. La ville à un réveil tiède. Rien n’est délicieux comme de suivre les quais, en regardant l’eau, de ce regard de convoitise des amants. Elle va être à vous. Dans le bain, l’eau dort. C’est vous qui la réveillez. Vous pouvez la prendre entre vos bras, en silence. Vous sentez le courant s’en aller tout du long de votre chair, de la nuque aux talons, avec une caresse fuyante.

Le soleil levant met des bandes roses sur les linges qui pavoisent le plafond. Puis, un frisson court sur la peau avec les baisers plus vifs de la rivière, et il fait bon alors s’envelopper d’un peignoir et marcher sous les galeries. Vous êtes à Athènes, les pieds nus, le cou libre, avec une simple robe roulée à la taille. Les culottes, le gilet, et la redingote, et les bottes, et le chapeau, sont loin. Votre nudité s’égaye à l’aise, dans ce lambeau d’étoffe. Le rêve va jusqu’au printemps de la Grèce, au bord du bleu éternel de l’Archipel.

Mais dès que la bande des baigneurs arrive, il faut fuir. Ils apportent la chaleur des pavés à leurs talons. La rivière n’est plus la vierge du petit jour ; elle est la fille de midi qui se donne à tous, qui est toute meurtrie, toute chaude des embrassements de la foule.

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Et quelles laideurs ! Les dames font bien de hâter le pas, sur les quais. Le musée des antiques, chargé par un artiste farceur, n’arriverait pas à ce haut point de comique navrant.

C’est une terrible épreuve pour un homme moderne, pour un Parisien, que de se mettre nu. Les gens prudents ne vont jamais aux bains froids. On m’y a montré, un jour, un conseiller d’État, si piteux avec ses épaules pointues et son pauvre ventre plat, que toutes les fois que j’ai rencontré son nom dans quelque grave affaire, je n’ai pu retenir un sourire.

Il y a les gros, il y a les maigres, et les grands, et les courts, ceux qui se ballonnent sur l’eau comme des vessies, ceux qui s’enfoncent et qui semblent se fondre comme des bâtons de sucre d’orge. Les chairs tombent, les os s’accusent, les têtes entrent dans les épaules ou se perchent sur des cous de poulets plumés, les bras ont des longueurs de pattes, les jambes se ramassent pareilles à des membres tordus de canard. Il y en a tout en derrière, d’autres tout en ventre, et il y en a qui n’ont ni ventre ni derrière. Galerie grotesque et lamentable, qui arrête l’éclat de rire dans la pitié.

Le pis est que ces pauvres corps gardent l’orgueil de leur habit noir et du porte-monnaie qu’ils ont laissé au vestiaire. Les uns se drapent, ramènent les coins de leur peignoir, avec des cambrures de propriétaires ayant pignon sur rue. D’autres marchent dans leur nudité extravagante avec la dignité de chefs de bureaux traversant leur peuple d’employés. Les plus jeunes font des grâces, comme s’ils se croyaient en veston, dans les coulisses de quelque petit théâtre ; les plus vieux oublient qu’ils ont retiré leur corset et qu’ils ne sont point au coin du feu, chez la belle comtesse de B…

J’ai vu, pendant toute une saison, aux bains du Pont-Royal, un gros homme, rond comme une tonne, rouge comme une tomate mûre, qui jouait les Alcibiade. Il avait étudié les plis de son peignoir devant quelque tableau de David. Il était à l’Agora ; il fumait avec des gestes antiques. Quand il daignait se jeter dans la Seine, c’était Léandre traversant l’Hellespont pour rejoindre Héro. Le pauvre homme ! Je me souviens encore de son torse court où l’eau mettait des plaques violettes. Ô laideur humaine !

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Non, je préfère encore ma petite rivière. Nous ne mettions pas même de caleçons. À quoi bon ! les martins-pêcheurs et les bergeronnettes ne rougissaient seulement pas. Et nous choisissions les trous, « les goures », comme on dit dans le Midi.

On traversait la rivière à pied sec, en sautant sur les grosses pierres ; mais les trous étaient tragiques. Certains de ces trous, chaque année, dévoraient deux ou trois enfants. Il y avait des légendes atroces, avec des poteaux pleins de menaces dont nous ne nous inquiétions guère. Nous les prenions pour cibles, et il ne restait souvent qu’un bout de planche tenu par un clou, que le vent balançait.

Le soir, l’eau était brûlante. Les grands soleils chauffaient l’eau des trous, au point qu’il fallait la laisser refroidir, dans les premières fraîcheurs du crépuscule. Nous restions nus sur le sable, pendant des heures, luttant, jetant des pierres aux poteaux, prenant des grenouilles avec les mains, dans la vase. La nuit tombait, un immense soupir, un soupir de soulagement passait sur les arbres.

Alors, c’était des baignades sans fin. Quand nous étions las, nous nous couchions dans l’eau, sur le bord, à un endroit peu profond, la tête sur quelque touffe d’herbe. Et nous demeurions là, avec le continuel glissement de la rivière sur notre peau, nos jambes flottant, comme emportées à la dérive. C’était l’heure où les pions étaient sévèrement jugés et où les devoirs du lendemain s’en allaient dans la fumée des premières pipes.

Bonne rivière où j’ai appris à faire la planche, eau tiède où les petits poissons blancs cuisaient, je t’aime encore comme une maîtresse enfantine. Tu nous as pris un camarade, un soir, dans un de ces trous dont nous nous moquions, et c’est peut-être cette tache de sang sur ta robe verte qui a laissé en moi des frissons de désir pour ton maigre filet d’eau. Il y a des sanglots, dans ton babil d’innocente.