Nouvelle Biographie générale/RICHARD Ier, dit Cœur de Lion

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Firmin-Didot (42p. 89-92).

RICHARD Ier, dit Cœur de Lion, roi d’Angleterre, né en septembre 1157, à Oxford, mort le 16 avril 1199, au château de Chalus (Limousin). Il était le troisième des cinq fils d’Henri II et d’Éléonore de Guienne. Lors du traité de Montmirail (6 janvier 1169), il reçut en partage le duché d’Aquitaine. Le ressentiment de sa mère, les instigations du roi Louis VII, un caractère naturellement impétueux et violent le poussèrent, à peine sorti de l’adolescence, à se révolter contre son père (1173), et lorsque la ligue redoutable où il était entré, et qui se composait de ses frères, des rois de France et d’Ecosse et d’un grand nombre de barons anglais, eut été dissipée en deux campagnes, il fut le dernier à poser les armes. À la réconciliation qui ramena la paix il gagna pourtant deux châteaux du Poitou avec la moitié des revenus de ce comté (septembre 1174). Passionné pour la gloire des armes, on le vit, à l’exemple d’Henri, son frère aîné, parcourir le continent comme un simple chevalier, ne cherchant qu’amour et aventures, se présentant dans tous les tournois et remportant souvent le prix de la force ou du courage. Ces qualités brillantes étaient ternies par la perfidie, la cruauté et un penchant effréné à la débauche. Les exactions et les violences de Richard soulevèrent les barons d’Aquitaine (1183) ; il put, avec le secours de son père, les faire rentrer dans le devoir, mais la prédilection marquée de ce prince pour Jean, le dernier de ses fils, lui ayant inspiré de l’ombrage, il se rapprocha de Philippe-Auguste, qui venait de succéder à Louis VII, et se déclara son vassal. La guerre se ralluma (1188). On en donna pour cause apparente la singulière obstination de Henri II à différer sans cesse le mariage de la princesse Adélaïde de France avec Richard, qui lui était fiancé depuis longtemps[1]. Après une courte campagne, le vieux roi, vaincu et trahi, accepta les conditions que lui imposa son fils, et mourut peu après en le maudissant (6 juillet 1189).

La mort de ses frères avait ouvert à Richard le chemin du trône : il fut couronné le 13 septembre 1189, à Westminster. Cette cérémonie servit de prétexte à un soulèvement populaire contre les juifs de Londres : leurs richesses s’étaient considérablement accrues sous le dernier règne, et ils étaient exécrés. Le bruit ayant couru que Richard allait les expulser, comme on venait de le faire en France, on les traqua comme des bêtes malfaisantes, on les assomma sans pitié et on livra leurs maisons aux flammes. Pendant six mois ces scènes de carnage se renouvelèrent dans toutes les villes de l’Angleterre ; à York cinq cents juifs, assiégés dans la citadelle, massacrèrent leurs femmes et leurs enfants et s’égorgèrent ensuite les uns les autres, après avoir enterré l’or et l’argent qu’ils possédaient. Deux ans avant sa mort Henri II avait résolu d’entreprendre une expédition dans la Terre sainte, qui était tombée presque tout entière au pouvoir de Saladin après la bataille de Tibériade. Richard avait pris la croix avec enthousiasme ea même temps que Philippe-Auguste ; à peine arrivé au trône, il ne songea plus qu’à tenir ses serments. L’immense trésor, fruit de la rapacité de son père, et qu’il trouva à Salisbury, ne lui suffit pas ; limita l’enchère les terres du domaine, les dignités, les charges de la couronne ; il vendit même pour dix mille marcs les droits de souveraineté sur la couronne d’Écosse. Puis il passa en Normandie, où il remplit ses coffres par les mêmes expédients. Au lieu de conduire à la troisième croisade une multitude indisciplinée, les deux rois alliés n’emmenèrent avec eux que l’élite de leurs chevaliers. Le rendez-vous général fut donné dans les plaines de Vézelay, en Bourgogne (1er juillet 1190) ; plus de cent mille hommes des deux nations s’y assemblèrent. Tandis que Philippe prenait la route de Gênes, Richard s’embarquait à Marseille, sans attendre l’arrivée de sa flotte. Ils se retrouvèrent à Messine. Là, le brutal et orgueilleux Richard s’établit en maître, et pendant six mois il traita la Sicile en pays conquis et son roi Tancrède en vassal. Toutes les violences, toutes les insultes, il les permettait à ses soldats. D’abord il réclama et obtint quarante mille onces d’or en échange du douaire de sa sœur Jeanne, veuve de Guillaume II, que Tancrède avait dépouillé de ses États, et afin de la rendre indépendante il passa un jour le détroit, emporta de vive force un château situé en Calabre, et le lui donna à titre de résidence. Aux motifs d’animosité qui existaient déjà entre lui et Philippe, il en ajouta un plus puissant en refusant de prendre pour femme la sœur de ce prince, Adélaïde, et en acceptant la main de Bérengère, fille de Sancho, roi de Navarre. Philippe, irrité, partit pour la Terre sainte. Richard le suivit à la tête d’une flotte de deux cent trois galères ou vaisseaux (10 avril 1191). En chemin il s’arrêta pour faire sur un prince grec, lsaac Comnène, la conquête de l’île de Chypre, le réduisit en captivité, et lui enleva sa fille, qui l’accompagna en Palestine. Après avoir épousé Bérengère à Limasol, il arriva le 10 juin au camp des croisés, et fut reçu par eux avec des applaudissements unanimes.

Il y avait deux ans que durait le siège d’Acre ; l’attaque et la défense avaient été conduites avec un courage opiniâtre, et des deux côtés l’enthousiasme religieux avait opéré des prodiges. L’arrivée de Richard imprima aux opérations une vigueur nouvelle ; les murs furent battus nuit et jour, on multiplia les assauts, et le 12 juillet la ville capitula. Ainsi finit ce siège mémorable, où trois cent mille hommes, dix-huit prélats et cinq cents comtes ou barons avaient trouvé la mort. Presque aussitôt après la prise d’Acre, Philippe quitta le camp avec la moitié de son armée, et Richard resta seul pour diriger la croisade. Après avoir vu massacrer sous ses yeux plus de cinq mille captifs musulmans, il se mit en campagne. Son armée était réduite à trente mille hommes. Harcelé dans sa marche par Saladin, il lui livra plusieurs sanglants combats, à la suite desquels il força les portes de Jaffa, Césarée, Ascalon et les autres places de la côte lui furent successivement ouvertes. Malgré la disette et les maladies qui décimaient ses troupes, malgré ses propres doutes sur le succès de l’entreprise, il tenta deux fois d’arracher la ville sainte aux mains des infidèles ; deux fois il s’avança jusqu’à Béthanie et campa presque en vue de Jérusalem. Obligé de battre en retraite, il se replia sur Jaffa, déjà envahie par les Sarrasins, et ne s’en rendit maître qu’à force d’héroïque audace. Les fatigues de cette campagne déterminèrent une fièvre qui lui ôta toute sa vigueur, et il demanda au sultan une trêve de trois ans, qu’il obiint sans difficulté, avec l’assurance que les chrétiens isolés seraient respectés dans leur pèlerinage en Palestine. Ainsi se termina la troisième croisade ; les préparatifs en avaient été formidables, les exploits brillants, elles résultats à peu près nuls. Si Jérusalem eût dû être le prix de la bravoure et de la force personnelle, Richard l’eût mérité sans conteste : ses hauts faits répandaient autour de lui un éclat qui frappait l’ennemi de teneur et d’admiration à la fois ; mais ils n’eurent aucune influence sur l’issue de l’expédition, que son inconstance naturelle et son caraclère violent contribuèrent beaucoup à faire avorter. Avant de quitter la Terre sainte Richard avait vidé la querelle des compétiteurs au trône imaginaire de Jérusalem en se prononçant en faveur de Conrad de Montferrat, qui fut bientôt assassiné dans les rues de Tyr ; mais, par un mouvement tout chevaleresque, il avait donné à Gui de Lusignan l’île de Chypre, qu’il venait de conquérir.

Dès que sa santé le lui permit, il s’embarqua à Acre (9 octobre 1192). « Terre sacrée, s’écria-t-il, en étendant les bras vers le rivage, puisse Dieu m’accorder de vivre afin de revenir et de t’arracher au joug des infidèles ! » Sa flotte, qui portait sa femme et sa sœur, avait fait voile quelques jours auparavant et relâché en Sicile. Il la suivit avec un seul vaisseau ; mais sa marche fut retardée par les vents contraires ; il atteignit au bout d’un mois l’île de Corfou. Une tempête le jeta sur les côtes de l’istrie, entre Aquilée et Venise. Par malheur il se trouvait sur les terres d’un neveu du marquis de Montferrat, dont on lui reprochait, sans aucune preuve, d’avoir causé la mort. Reconnu sous son costume de pèlerin, séparé de ses compagnons, il erra à l’aventure, et fut arrêté dans le village d’Erperg, aux environs de Vienne (11 décembre 1192). Il y devint le prisonnier de Léopold, duc d’Autriche, beau-frère d’Isaac Comnène et que pendant le siège d’Acre il avait traité de la façon la plus injurieuse. Quelques jours après il fut livré par Léopold, moyennant la somme de 60, 000 livres, à l’empereur Henri VI, qui ayant, du chef de sa femme, des droits légitimes à la couronne de Sicile, regardait comme son ennemi Richard, allié de l’usurpateur Tancrède. Pendant plus d’une année, il le retint captif à Mayence, à Worms et dans le château de Trifels en Tyrol.

En Angleterre tout allait de mal en pis depuis le départ du roi. La mésintelligence n’avait pas tardé à éclater entre les deux prélats régents, Guillaume de Longchamp et Hugues Pudsey : le premier, possédant, en sa double qualité de chancelier et de légat du pape, toute l’autorité civile et ecclésiastique, s’était débarrassé dé son collègue en le faisant mettre en prison ; il trafiquait des emplois, disposait des revenus de la couronne, et déployait un faste royal ; il ne se montrait jamais au public qu’au milieu d’une escorte de quinze cents chevaliers. Il songea même à placer Jean sur le trône ; mais Jean (voy. ce nom), qui prétendait ne tenir l’investiture que de lui-même, repoussa ses offres et le chassa du royaume. La nouvelle de la captivité de Richard plongea ses sujets dans la consternation. Le peuple l’admirait comme un héros le clergé comme le champion de la croix ; la légende se faisait déjà autour de son nom, et les récits de ses merveilleux exploits exaltaient tous les esprits. Tandis que la noblesse renouvelait ses serments d’allégeance, que les évêques envoyaient au prisonnier des paroles d’espoir et de consolation, et que la reine mère Éléonore faisait retentir le Vatican de ses plaintes, Jean annonçait partout la mort de son frère, usurpait l’autorité suprême et rendait hommage à Philippe-Auguste pour les possessions anglaises du continent. En même temps ce dernier, qui l’avait excité à la révolte, envahissait la Normandie. La (fermeté des barons restés fidèles suffit à ruiner ce concert : l’usurpateur, qui, suivant l’expression de Richard, n’était pas homme à réussir par la force, eut peur d’engager la lutte, et se réfugia à Paris ; l’agresseur de son côté éprouva une si énergique résistance devant Rouen qu’il jugea plus sage de battre en retraite.

Ce fut l’ex-chancelier Guillaume de Longchamp qui réussit le premier à découvrir la prison de son souverain. Par des sollicitations répétées, il obtint de l’empereur la permission de conduire Richard à la diète de Haguenau (13 avril 1193). Là s’ouvrit le procès du roi. Henri VI l’accusa, afin de justifier la détention arbitraire qu’il lui faisait subir, d’avoir protégé Tancrède, usurpateur du trône de Sicile ; dépouillé Isaac Comnène, un prince chrétien, de ses États ; forcé le roi de France à quitter la Palestine, insulté le duc d’Autriche et la nation allemande, payé le meurtre du marquis de Montferrat, conclu avec Saladin une trêve trop douce, et laissé Jérusalem entre les mains des infidèles. Richard déclina la compétence de la diète, et n’en discuta pas moins une à une ces banales accusations, dont il lui fut aisé de démontrer la fausseté. Il s’exprima avec une éloquence si persuasive qu’il arracha des larmes à la plupart de ses juges. L’empereur lui-même proclama son innocence ; il ordonna de lui ôter les fers dont il était chargé et de le traiter avec respect ; mais il ne consentit à le relâcher que moyennant l’énorme rançon de cent mille marcs de pur argent[2]. On discuta cinq mois pour fixer les conditions du rachat. Lorsqu’elles furent réglées, Philippe-Auguste écrivit à Jean, son complice : « Tenez-vous sur vos gardes ; le diable est déchaîné. » Aussi, pour le retenir plus longtemps en captivité, offrirent-ils tous deux à Henri VI cent cinquante mille marcs d’argent, proposition que les princes de l’Empire rejetèrent avec mépris. Les justiciers d’Angleterre s’empressèrent de recueillir l’argent nécessaire au rachat de leur souverain : on imposa une taxe de 20 shillings sur chaque fief de chevalier, on vendit l’argenterie des églises, on exigea le quart des revenus tant des laïques que des clercs, et pour suppléer à ce qui manquait, on fit une seconde et même une troisième perception, malgré les murmures du peuple. Le pays, rapporte le chroniqueur Hoveden, fut pour longtemps réduit à la misère.

Le 4 février 1194 Richard était libre, et le 13 mars suivant il abordait à Sandwich, après une absence de plus de quatre années. Afin de purger la couronne de la souillure que lui avait imprimée la captivité du roi, on jugea à propos de le sacrer une seconde fois (17 avril). Au lieu de s’appliquer à soulager les souffrances du peuple, Richard ne songea qu’à se créer des ressources pour faire la guerre au roi de France, et il n’y parvint qu’à force d’exactions et en recourant aux plus vils expédients[3]. Avec son activité accoutumée, il rassembla des troupes, et débarqua en Normandie au mois de mai. À peine eut-il pris terre qu’il vit tomber à ses pieds son frère Jean, qui l’avait si cruellement offensé ; il lui pardonna, en refusant toutefois de lui rendre aucun de ses domaines. La guerre se prolongea plusieurs années, souvent interrompue par un armistice, et aussi souvent reprise par caprice ou par mauvaise foi. L’esprit de représailles entraîna les deux adversaires à d’horribles cruautés. « La puissance de nuire, fait observer Lingard, était si également balancée de part et d’autre qu’après six ans d’une guerre sanglante et inconstante il eût été difficile de déterminer quel était le parti dont la fortune l’emportait. » L’action la plus brillante eut lieu dans les environs de Gisors (23 octobre 1194), où Philippe, complètement battu, ne dut son salut qu’au dévouement de ses compagnons, qui se firent tous tuer pour lui. L’Angleterre, alors gouvernée par un sage prélat, Hubert, archevêque de Canterbury, supportait les dépenses de cette lutte sans gloire et sans issue. Richard semblait la regarder comme une dépendance de ses possessions d’ontre-mer ; dans l’espace de deux années, il en tira la somme énorme de onze cent mille livres.

Ce fut le destin de cet aventurier couronné de périr dans une misérable aventure. Un trésor avait été découvert dans les domaines du vicomte de Limoges. Richard, en sa qualité de suzerain, l’exigea tout entier ; ayant essuyé un refus, il assiégea le chàleau de Chalus, où il présumait que le trésor était caché. Comme il faisait à cheval le tour des murailles, une flèche le frappa à l’épaule gauche ; on enleva si maladroitement le fer que la gangrène envenima la blessure. Le château fut emporté d’assaut et tous ses défenseurs furent pendus, à l’exception d’un jeune archer, nommé Gomdon, qui avait blessé le roi ; bien qu’il eût eu sa grâce avec une bourse pleine d’or, on l’écorcba vif. Richard mourut dans toute la force de l’âge. Son corps fut inhumé à Fontevrauld, aux pieds de son père, et il légua son cœur à la ville de Rouen. « À un degré de force musculaire qui n’est le partage que de peu de personnes, dit Lingard, Richard joignit une âme incapable de crainte. Chez les Sarrasins, cent ans après sa mort, les cavaliers se servaient de son nom pour gourmander leurs chevaux, les mères pour effrayer leurs enfants. Mais quand nous lui aurons concédé la louange due à la valeur, son panégyrique sera terminé. Ses lauriers furent souillés de sang ; il acheta ses victoires par la ruine de son peuple. » Il ne laissa point d’enfants de Bérengère de Navarre. Son frère Jean lui succéda.

On possède du roi Richard plusieurs compositions poétiques, entre autres deux sirventes, écrits dans un langage mixte où le français domine.

P. Louisy
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Hoveden, Diceto, Newbridge, Rigord, Matthieu Paris. — P.-J. Bruns, De rébus gestis Richardi, Anliæ regis ; Oxford, 1780, in-4o. — J. Berington, Hist. of Henry II and of Richard and John, his sons ; Birmingham, 1790, in 4°. — J. White, Adventures of king Richard Cœur de Lion ; Londres, 1791, 3 vol. in-8o. — Hist. littèr. de la France, XV. — Hume, Lingard, Hist. d’Angleterre. — Michaud, Hist. des croisades.

  1. Henri la gardait dans un de ses châteaux, dont l’entrée était sévèrement interdite à son fils, et selon le bruit général il l’avait prise pour maîtresse.
  2. La décision fut prise le 22 septembre 1193. Richard dut s’engager en outre à rendre la liberté à Isaac et à sa fille, à donner en mariage au duc d’Autriche sa nièce, Éléonore de Bretagne, et à remettre des otages pour cinquante mille marcs. Ces deux dernières conditions ne furent pas remplies, et Henri fut même forcé de se contenter de 83, 000 marcs pour la rançon du roi ; les menaces du pape le contraignirent à remettre le reste. Ce ne fut point, comme on le voit, à la persévérance de son ménestrel, Guillaume Blondel, que Richard dut la liberté ; elle lui coûta beaucoup plus cher.
  3. En voici quelques uns. Le roi reprit les terres et emplois de la couronne qu’il avait vendus avant la croisade, et les vendit à de nouveaux enchérisseurs ; il fit exécuter une taxe très minutieuse et très-sévère sur le revenu agricole ; il préleva un droit sur chacun des tenants d’un tournoi ; au nom de tous les Juifs massacrés au début de son règne, il requit les amendes de leurs meurtriers et le payement de leurs débiteurs, etc.