Nouvelles Confidences (Lamartine)/Livre 1

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Chez l’auteur (Œuvres complètes tome 29p. 409-515).


LIVRE PREMIER


I


 
 
 

Après que cette flamme de ma vie se fut ainsi évaporée au ciel en ne laissant en moi que l’éblouissement d’une vision et le recueillement d’un culte, j’avais erré quelques mois comme une âme aveugle qui a perdu la lumière du ciel et qui ne se soucie pas de celle de la terre. J’avais passé la plus grande partie de ce temps en Suisse sur les lacs de Genève, de Thoun et de Neufchâtel, mal portant, solitaire toujours, ne restant jamais plus d’une semaine à la même place. Ma mère, qui connaissait la cause de mon chagrin, m’envoyait de temps en temps quelque petite somme épargnée, à l’insu de la famille, sur ce qu’on lui donnait par mois pour tenir sa maison ; elle savait que le grand air évapore seul les grandes douleurs et que le changement perpétuel de lieux guérit les fièvres du cœur comme il coupe les fièvres du corps. Elle redoutait pour moi la monotonie, l’uniformité et l’oisiveté plus rongeuse que la douleur de la maison paternelle et de la vie de Mâcon. Cependant, l’automne approchait, elle ne savait plus comment colorer mon éloignement sans cause aux yeux de mon père et de mes oncles. Il fallut revenir.


II


Je revins par Lyon. Je m’embarquai la sur un de ces bateaux qui remontaient et qui descendaient alors le cours de la Saône, conduits comme des traîneaux sur la glace du fleuve, par des chevaux qui galopaient dans les prairies dont il est bordé.

Couché à la renverse sur le pont, entre des ballots et des valises, je regardais la pointe du mât dessiner ses légères ondulations sur le ciel comme une aiguille noire s’avançant, par un mouvement insensible, sur le cadran de ma vie. De temps en temps, je me soulevais à la voix rauque du patron de la barque qui nommait les petites villes et les villages de la rive et qui demandait aux voyageurs si quelqu’un voulait descendre au port devant lequel nous passions. Je reconnaissais les noms familiers à mon oreille de ces charmants villages qui bordent le cours de la Saône, mon fleuve natal, les îles couvertes de forêts de saules et d’osiers, les grands troupeaux de vaches qui les abordent à la nage pour aller paître leurs longues herbes, en ne laissant voir que leurs museaux blancs et leurs cornes noires au-dessus de l’eau, les belles montagnes du Beaujolais et du Mâconnais, qui, aux rayons du soleil couchant, deviennent bleues comme des vagues et semblent flotter comme une mer dont le rivage est caché par leur roulis ; et à droite ces immenses prairies vertes de la Bresse, parsemées çà et là de points blancs qui sont des troupeaux, et noyées et leurs confins dans une brume qui les fait ressembler aux paysages de la Hollande ou aux horizons de la Chine, sans autres bornes que la pensée.

Ces sites, tant vus et tant revus par moi dès mes premiers regards, me pesaient sur le cœur bien plus qu’ils ne soulevaient mon poids d’ennui. J’étais né pour agir, et la destinée me ramenait toujours, malgré moi, languir et fermer mes ailes dans ce nid, dont je brûlais sans cesse de m’échapper.

Cette fois cependant la douleur m’avait tellement brisé, que j’éprouvais une certaine résignation fatale a rentrer pour n’en plus sortir dans cette maison où j’étais né et où j’espérais bientôt mourir. J’étais convaincu que mon cœur avait épuisé, dans ces treize mois d’amour, de délire et de douleur, toutes les délices et toutes les amertumes d’une longue vie, que je n’avais plus qu’à couver quelques mois mes souvenirs sous la cendre de mon cœur, et qu’un ange dont ma pensée avait suivi la trace dans une autre vie m’y rappellerait bientôt pour abréger l’absence et pour recommencer l’éternel amour. Cette certitude me consolait et me faisait prendre en patience et en indifférence l’intervalle que je croyais court entre le départ et la réunion. « A quoi bon commencer quelque chose, me disais-je, qui sera si vite interrompu ? Et qu’importe que je traîne ici ou là-bas les heures suprêmes d’une existence qui s’est éteinte dans cette tombe et qui ne se rallumera jamais ? »


III


C’est dans ces pensées d’apaisement découragé et désintéressé de la vie que j'approchais insensiblement de Mâcon. Bientôt j’aperçus les hautes tours tronquées de son antique cathédrale se découpant en blanc sur le fond du ciel, et les treize arches régulières de son pont romain courant sur la largeur du fleuve comme une caravane qui traverse un gué à pas inégaux. La cloche du bateau appelait les voyageurs à monter sur le pont ou à en descendre. On voyait sur le quai des promeneurs insouciants s’accouder un moment sur les parapets pour regarder passer la barque sous l’arche étroite et bouillonnante ; deux ou trois groupes de parents ou d’amis qui attendaient des voyageurs pressaient un peu le pas sur la rive pour les devancer et les embrasser plus vite sur la planche du débarquement.

On se saluait, tout en marchant et en voguant encore, du cœur, du regard, de la voix et du geste, du pied du mât sur le rebord du quai. On reconnaissait, au rayon de joie sur les visages, à l’impatience des pieds sur le pont de la barque, à l’humidité des yeux, les degrés d’amitié, de parenté ou d’amour qui unissaient les cœurs encore séparés par quelques vagues. Je cherchais des yeux, dans ces groupes debout sur le quai, un visage connu, je n’en voyais point. Personne ne m’attendait à jour fixe. À la fin, et au moment où j’allais débarquer, ma valise légère sous le bras, je sentis mes jambes embrassées par les pattes et par les caresses d’un chien qui m’avait, comme celui d’Ulysse, pressenti et flairé Si distance, qui s’était élancé sur la planche, et qui me dévorait de joie au milieu de l’indifférence générale.

Je reconnus le vieux griffon de mon père, un chien d’arrêt nommé Azor, qui faisait partie de la famille depuis treize ou quatorze ans, et qui m’avait accueilli à mon retour du collège. C’est ce même animal qui m’avait débarrassé, sept ans auparavant, de mon entretien ossianique avec Lucy. Je l’embrassai, et je lui livrai une des courroies de ma valise pour l’empêcher de bondir entre les pieds des voyageurs. Puisque Azor était là, mon père ne devait pas être loin. Le chien me l’indiqua dès que nous fûmes à terre, en me tirant par sa courroie du côté d’une petite promenade ombragée de tilleuls et garnie de bancs de pierre voisins du lieu de débarquement. Mon père était venu à tout hasard s’y asseoir à l’heure où les barques passaient devant la ville ; il m’avait nommé deux ou trois fois à Azor, en lui montrant du geste la barque. Ce fidèle messager avait compris et accompli sa mission. Il me ramenait.

Mon père, qui n’avait alors que soixante-deux ou trois ans, paraissait dans toute la séve et dans toute la majesté de la vie. Il s’était levé de son banc aux hurlements joyeux d’Azor ; il avait la vue basse et il regardait du côté du port, sa lorgnette à la main, selon son habitude, pour voir si son chien lui amenait son fils. Je courus à lui et je tombai dans ses bras. Il avait bien la voix un peu émue et les yeux un peu humides en m’embrassant, mais il y avait une mâle fermeté jusque dans sa tendresse ; il respectait son ancien uniforme de capitaine de cavalerie ; il aurait cru déroger en avouant aux autres ou à lui-même une émotion féminine ; c’était un de ces hommes qui ont le respect humain de leurs qualités, la pudeur de leur vertu, et qui, en refoulant tous les signes extérieurs de leur sensibilité dans leur âme, ne font que la conserver plus jeune et plus vierge jusqu’à leurs jours avancés.

Cette habitude de sa nature forte et austère jetait entre lui et moi une certaine froideur de démonstrations qui pouvait tromper au premier coup d’œil. Nous nous aimions sévèrement, comme il convenait a des hommes ; lui avec dignité, moi avec respect ; le père était toujours père, le fils toujours fils. Sa sensibilité se cachait sous l’austérité et derrière la distance jusqu’à ses dernières années, où j’étais devenu homme et où il était devenu vieillard. Alors les rôles changèrent : c’est lui qui se laissait aimer, c’est moi qui aimais. Entre nous la sensibilité déborda.


IV


Je le regardais tout en marchant un peu en arrière de lui par crainte et par respect. Mon père était alors dans toute la virilité de l’homme. Ma taille, quoique très-élevée, atteignait à peine la sienne. Rien ne fléchissait encore et rien ne fléchit avant quatre-vingt-sept ans dans sa stature. Il portait ses années comme un chêne robuste de nos montagnes porte ses soixantièmes feuilles, en s’en décorant et sans plier, ou plutôt ses années le portaient droit et ferme sur la forte tige de vie que Dieu lui avait donnée. Sa figure, sans avoir alors cette pureté délicate de traits et de lignes qui caractérise la beauté de détail du visage humain, avait l’effet de cette beauté en masse qui fait qu’on s’arrête et qu’on dit : « Voila un noble type de l’humanité, voilà un corps digne de porter une âme et de s’appeler le temple de Dieu. »

Le front n’était pas tout à fait assez relevé pour y laisser jouer les ailes d’une imagination à grand vol ; il était seulement large, droit et accentué comme le front romain dans les bustes de l’époque des Scipions. Le nez était court et d’un seul trait ; la bouche bien ouverte, parée de dents petites, régulièrement enchâssées, intactes et éclatantes jusqu’à sa mort ; les lèvres coupées presque à angle droit, d’une expression d’intrépidité sévère quand elles étaient fermées, d’une grâce et d’une courbe exquise quand elles se desserraient et se plissaient légèrement aux deux coins pour sourire ; le menton relevé par les muscles bien attachés, les joues plus affaissées que pleines, peu de chair, beaucoup de fibres revêtues d’un épiderme coloré par un sang bouillant et généreux, le tour du visage ni ovale ni rond, mais presque carré comme dans les races guerrières du Jura, les yeux d’une couleur changeante et d’un vif éclat, ombragés de sourcils noirs et épais qui tendaient à se rejoindre au-dessus du nez quand il plissait le front, formant alors une seule ligne sombre entre le visage et le front. En somme, une superbe tête de chef militaire modelée par la nature ou par l’habitude pour le commandement.

Cette habitude du commandement militaire se révélait également dans toutes ses attitudes. Il portait la tête haute, il regardait en face, il saluait avec dignité, mais sans hauteur ; ses membres étaient souples, sa marche ferme, lente, régulière comme s’il eût entendu en marchant le tambour ou le clairon pour mesurer le mouvement et la distance de ses pas ; ses habits, de couleur bleue et de forme austère, n’avaient jamais ni recherche, ni couleurs éclatantes, ni négligence, ni abandon dans les plis. On y sentait le souvenir et la ponctualité de l’uniforme ; ses souliers à boucles ne lui pesaient pas assez aux pieds ; on voyait à sa marche qu’il croyait avoir à soulever encore les lourdes bottes à l’écuyère qu’il avait longtemps portées, et que le cheval d’escadron manquait à ses jambes. Il ne passait jamais devant lui un soldat ou un cheval sans qu’il s’arrêtât un moment et qu’il prît sa lorgnette pour regarder l’homme ou l’animal.

La guerre était sa patrie, la discipline sa vertu ; l’épée, le cheval, la selle, le harnais, son ambition, son souvenir, sa contemplation perpétuels. Au fond, il plaignait, sans les mépriser, toutes les autres professions de la vie humaine. Tous les métiers qui ont pour but le gain lui paraissaient assez vils, et, de tous les métiers qui ont pour but de gagner de l’honneur, il n’en connaissait qu’un : offrir ou verser son sang pour son roi ou pour son pays. Entre le militaire et le paysan, pour lui il n’y avait rien. Il regardait tout le reste comme les nobles polonais regardent les juifs de leur terre, race nomade, mercantile et usurière entre le peuple et eux. C’était le modèle parfait du gentilhomme de province, père de famille, chasseur, cultivateur, ami du peuple après avoir été l’ami du soldat. Tel était l’extérieur de mon père.


V


Ses camarades de régiment, dont il y avait plusieurs dans la ville, et les hommes de la société, l’appelaient le chevalier de Lamartine. Les hommes du peuple et les hommes étrangers à son intimité l’appelait M. de Prat. C’était le nom d’une terre de famille en Franche-Comté, dont mon grand-père lui avait donné le titre, pour le distinguer de ses frères. On n’appelait ma mère que madame de Prat, et j’ai moi-même porté ce nom dans mon enfance jusqu’à la mort de l’aîné de mes oncles, à qui seul appartenait ce nom de famille.

Mon père, en me ramenant du bateau à la maison, me faisait traverser, avec un certain orgueil de tendresse paternelle, les rues les plus longues et les plus peuplées de Mâcon.

C’était l’heure où les oisifs de la petite ville sortaient, après leur dîner, au coucher du soleil, pour aller respirer la fraîcheur de l’eau en se promenant sur le quai, ou en s’asseyant sous les tilleuls du bord de la rivière. Il rencontrait çà et la quelques-uns de ses anciens camarades de régiment, de ses parents ou de ses amis de la ville. On l’abordait ; il me montrait ; il semblait fier des regards qu’on jetait sur moi du seuil des maisons ou des boutiques ; ce fils, aussi grand que lui, revenant de longs voyages, un peu maigri et un peu pàli par l’absence, mais attirant pourtant les yeux par sa taille, par sa chevelure, par sa ressemblance avec sa mère, par cette mélancolie même des traits qui ajoute un mystère à la physionomie, le flattait évidemment. Il allongeait à son insu la route, il recherchait les rencontres, il prolongeait les entretiens. J’entendais murmurer aux fenêtres : « Voilà le chevalier de Lamartine qui passe avec son fils ; venez voir ! » Quant à moi, je supportais ces regards et ces saluts par respect pour mon père, mais je brûlais d’y échapper et d’arriver enfin à la maison.


VI


Nous y arrivâmes enfin ; le chien était allé nous annoncer par ses bonds et ses hurlements de joie ; en passant le seuil, je me trouvai enlacé dans les bras de ma mère et de mes sœurs. Ma mère ne put s’empêcher de pâlir et de frissonner visiblement en voyant combien ma longue absence et mes secrètes angoisses avaient amaigri et fléchi mes traits. Mon père n’avait vu que les belles formes développées de mon adolescence ; ma mère, d’un coup d’œil, avait vu les impressions. L’œil des femmes est divinatoire ; il va droit au fond de l’âme de celui qu’elles regardent, ne fût-ce qu’en passant. Qu’est-ce donc quand celui qu’elles regardent est un fils, un rayon de leur âme ?


VII


Un changement s’était opéré pendant mes absences dans les habitudes de la vie de famille. Mon père, sollicité en cela par notre mère, avait acheté sur ses longues et pénibles économies une maison de ville à Mâcon, pour y passer la moitié de l’année. L’âge était venu, pour mes sœurs, de recevoir les leçons de ces maîtres et maîtresses d’art d’agrément, luxe d’éducation nécessaire aux femmes d’une certaine aisance, dont la vie ne serait sans cela, qu’une fastidieuse oisiveté. Le moment était venu aussi de les produire dans ce qu’on appelle le monde, espèce d’expropriation réciproque, où les nouvelles venues dans la vie regardent et sont regardées, jusqu’à ce que les parentés, les relations de famille, les habitudes de société, les convenances de voisinage et de fortune ou l’inclination déterminent les mariages.

Belles, modestes, mais ne pouvant attirer de bien loin des maris par la modicité de leurs dots, ma mère présumait justement que les jeunes hommes de leur rang ne viendraient pas les découvrir dans la solitude de Milly. Elle ne voulait pas les exposer à fleurir et à s’y flétrir par sa faute sans avoir répandu leur chaste éclat de beauté dans les yeux de quelqu’un. Elle regardait comme un devoir obligatoire de la mère de famille de chercher des occasions d’unions assorties pour ses filles. Les enfanter à la vie, à la religion, à la vertu, pour elle ce n’était pas assez ; elle voulait les enfanter aussi au bonheur.

Mon père avait compris ces raisons, et, bien qu’à regret et par des efforts surhumains d’économie domestique, il s’était décidé à quitter ses vignes, ses chiens de chasse, sa partie de piquet, le soir, avec le curé et le voisin, et à s’établir à Mâcon, au moins pour l’hiver et le printemps de chaque année.

Il était, comme tout nouveau possesseur, fier et amoureux de la maison qu’il avait achetée. A peine étais-je entré, qu’il me la montra de la cave au grenier, en m’en détaillant tous les agréments et tous les avantages.

La maison, qui existe encore, mais qui a été vendue et subdivisée depuis la mort de mon père et la dispersion de la famille, était située dans le quartier élevé, noble et solitaire de la ville, que j’ai décrit dans le commencement de ce récit. Elle avait appartenu avant la révolution à une famille patricienne du Mâconnais avec laquelle nous avions des alliances et des intimités de bon voisinage, la famille d’Osenay.

Elle avait sa façade principale sur une large rue à pente un peu roide qui débouchait sur quelques tilleuls, dépendance de la grande place de l’Hôpital, et promenade ordinaire des enfants, des nourrices et des vieillards de ce haut quartier. Un linteau de marbre noir, merveilleusement sculpté, au-dessus de la porte, annonçait un sentiment d’art et de luxe architectural dans celui qui l’avait bâtie. Cette porte ouvrait sur un vestibule large, profond, surbaissé, humide et sombre. Au fond de ce vestibule on apercevait les premières marches d’un escalier éclairé par un jour indirect et ruisselant d’en haut, comme dans les tableaux d’intérieur de couvent par Granet, le peintre du recueillement. À droite et à gauche de ce vestibule s’ouvraient quatre portes ; c’étaient les remises, les bûchers, les cuisines, vastes souterrains qui contenaient encore des puits, des caves, de vastes cheminées pour tous les usages domestiques, mais qui ne recevaient le jour que par des larmiers à fleur de terre du jardin.

L’escalier en pierres jaunes avait été évidemment construit pour un homme âgé. Les marches en étaient si peu hautes et si doucement inclinées que j’en franchissais toujours cinq ou six à la fois. Il ressemblait a ces escaliers insensibles du Vatican et du Quírínal à Rome qui semblent proportionner leurs degrés de marbre faux pas affaiblis d’une aristocratie de vieillards. Après avoir monté une demi-rampe de ces degrés, on se trouvait en face d’une large fenêtre et d’une porte vitrée plus large encore ouvrant sur un jardin intérieur. Ce jardin, étroit et profond, était encaissé dans de hautes murailles grises tapissées de rosiers et d’abricotiers en espalier. Au milieu s’élevait un arbuste isolé d’aubépine rose qui avait pris, à force d’années, le tronc, la ramure et la portée d’un arbre forestier. De petites allées sablées et encadrées de bordure de buis en ceignaient le jardin. Le fond était décoré de volières en treillis en bois peint, dans lesquelles mes sœurs faisaient nicher leurs colombes, et d’une petite fontaine à bassin de marbre et à statue de l’Amour, dont le dauphin à sec ne versait que de la poussière, et n’avait pour écume que des toiles d’araignées. Par-dessus les murs du jardin, on n’apercevait que les toits de tuiles rouges et les dernières mansardes grillées de fer de quelques hautes maisons d’artisans et d’un couvent de vieilles religieuses. Aspect monastique qui donnait au jardin, quoique très-lumineux, le caractère, le silence et le recueillement d’un cloître espagnol.


VIII


En rentrant du jardin, et en montant de nouveau l’escalier, on se trouvait sur le grand palier du premier étage. Trois hautes portes à doubles battants et à haut entablement, dont l’une faisait face à la rampe, et dont les deux autres s’ouvraient à droite et à gauche, s’y regardaient.

Par la première, on entrait dans une vaste salle boisée de panneaux sculptés et peints en gris à la détrempe. C’était la grande artère de la maison, l’antichambre du salon, la salle à manger, la salle d’études pour les maîtres de dessin, de musique ou de danse de mes sœurs, la salle de travail où les femmes de chambre raccommodaient le linge. Elle était garnie d’un poële encaissé sous une grande niche, d’une table ovale pour les repas, d’armoires, de buffets, d’un piano, de deux harpes, de petites consoles pour dessiner, pour écrire et pour coudre. Une sombre pendule de Boule à caisse d’écaille noire incrustée d’arabesques de laiton, et surmontée d’une statuette du Temps brandissant sa faux, y sonnait mélancoliquement les heures à cette jeunesse qui ne les écoutait pas.

A droite, on passait dans un salon moins vaste et plus recueilli. Une antique et haute cheminée de marbre noirâtre richement fouillé par le ciseau du sculpteur, et dont les jambages l’écorçaient en feuilles d’acanthe, ouvrait aux bûches un foyer assez large et assez profond pour des troncs entiers de chêne. Le fauteuil de mon père en face de la cheminée, quelques fauteuils de velours d’Utrecht rouge, une table ronde couverte de livres, quelques tables de jeu recouvertes de serge verte, des carreaux rouges et cirés sous les pieds, un plafond à riches moulures, mais noirci par la fumée d’un demi siècle, les rideaux verts de deux fenêtres ouvrant sur la rue, formaient tout l’ornement de ce salon. On n’y allumait le feu qu’un moment avant le dîner de famille. On dînait alors à deux heures ; La pièce qui faisait face au salon quand on avait traversé la grande salle était la chambre d’une tante infirme, sœur de mon père, dont je parlerai tout à l’heure. Elle s’appelait mademoiselle de Monceau.

En revenant sur le palier, on entrait à gauche dans la chambre de notre père, appartement vaste, mais assombri par les mur noirs d’une maison de religieuses qui empiétait de ce côté sur le jardin et sur le ciel ; à droite, dans la chambre encore plus vaste de ma mère ; on y descendait par trois marches d’une porte vitrée dans le jardin. Le soleil l’inondait depuis le matin jusqu’au soir. Une espèce d’aile ajoutée à la maison formait à côté de cette chambre un beau cabinet qu’on appelait le cabinet des Muses. Il servait à ma mère de retraite pour écrire, et d’oratoire pour prier avec ses filles quand elles voulaient se recueillir un moment contre les perpétuelles distractions d’une famille jeune et nombreuse, et d’une plus nombreuse parenté.

La boiserie de ce cabinet, sculpté depuis le plafond, formait dix niches contenant chacune une console. Sur chaque console posait la statue en bois d’une des neuf muses avec ses attributs mythologiques. La dixième niche contenait une statue en bois d’Apollon. Le dessus de porte représentait, également sculpté, Jupiter descendant du ciel et ouvrant les rideaux de Danaé, épouvantée de ses foudres. Toutes ces figures étaient recouvertes d’une épaisse couche de peinture à l’huile. Ce vernis gris blanc leur donnait une apparence de froideur et de mort qui glaçait l’imagination. Mes plus jeunes sœurs n’y entraient jamais sans une religieuse admiration et sans un certain frisson. Mais ma mère avait sanctifié toute cette fable par son prie-Dieu de bois sombre, par son Christ d’ivoire éclatant sur un fond de velours noir dans le demi-jour de ce cabinet toujours fermé au soleil, et par un beau tableau ovale de la Vierge présentant l’enfant Jésus à sa cousine peint par Coypel, et copié au pastel par une de ses sœurs, madame de Vaux.

Derrière ce cabinet, il y avait deux ou trois petites chambres à plusieurs lits pour mes sœurs.

Mon père, après m’avoir fait parcourir toutes ces pièces, me fit monter au second étage. Il était composé de grandes chambres nues formant la répétition du premier. Puis il m’ouvrit celle qu’il me destinait à moi-même. Elle était au-dessus de la sienne et prenait jour par deux fenêtres, aussi sur le jardin. Une alcôve pour mon lit, un large cabinet pour le travail, faisant face au cabinet des Muses, une belle lumière, le silence du jardin, un pan plus large du ciel pour horizon, parce que je dominais un peu les toits du couvent, faisaient de cette chambre de ma jeunesse une solitude à la fois sereine et recueillie. Elle n’avait pour élégance et pour décoration que deux beaux dessus de porte sculptés en bíscuit, d’une pâte éclatante. Ils représentaient, l’un, des petites filles se regardant dans le miroir d’une fontaine, et se parant de fleurs qui croissaient au bord ; l’autre, des petits garçons jouant avec des animaux et luttant contre une chèvre qu’ils tenaient cabrée par les cornes.

J’eus le temps, pendant une longue distraction dans cette chambre solitaire, d’étudier ces deux médaillons et les intentions de l’architecte. C’était évidemment la chambre destinée aux enfants, le gynécée de la maison primitive. Je remerciai mon père, que je n’avais jamais vu si fa millier et si gracieux, et je m’installai dans l’appartement qu’il m’avait préparé avec tant de bonté. Après souper, j’allai embrasser les autres membres de la famille, qui m’accueillirent avec plus de froideur. Je rentrai et me couchai, rêvant au triste avenir que me faisaient envisager à Mâcon le vide de mon cœur et l’oisiveté de ma vie. La lassitude m’endormit cependant.


IX


Une voix tendre et douce me réveilla sous un beau rayon de soleil levant qui glissait par-dessus le toit du couvent sur mon alcôve.

Je m’appuyai sur le coude et je reconnus ma mère, qui approchait une chaise et qui s’asseyait au chevet de mon lit. Elle était vêtue d’une longue robe de nuit de soie brune montant jusqu’au cou, et nouée autour de la taille par une grande corde de soie enroulée, de même couleur, dont les glands pendaient jusqu’à terre.

Ses longs cheveux noirs, à peine encore diaprès de trois ou quatre fils blancs, flottaient sur ses épaules et sur ses bras, avec ces belles ondes de chevelure qui viennent d’échapper à l’oreiller et qui en conservent les plis. Ses yeux étaient fatigués par l’insomnie ; ses joues, naturellement pâles, avaient cette légère coloration fiévreuse que donne l’âme inquiète à son enveloppe au moment d’une douleur ou d’une émotion. Ses lèvres, qu’elle s’efforçait de rendre souriantes pour ne pas me troubler le réveil, mais où s’apercevait une contention visible et voisine des larmes, souriaient au milieu et pleuraient aux coins. Ses paroles, toujours sonores et vibrantes comme des cordes du cœur touchées par la main, avaient un rhythme bref, brisé, un peu saccadé, qui ne lui était naturel que dans les vives peines plus fortes un moment que sa résignation. Elle passa sa main droite dans mes cheveux, m’embrassa sur le front, où je sentis la goutte chaude d’une larme mal retenue, et me parla ainsi :


X


Te voilà donc revenu, mon pauvre enfant ! » Puis elle m’embrassa encore, et elle reprit : « Te voilà revenu, tu sais que tout mon bonheur est de te voir près de nous, et cependant je t’aime avant de m’aimer moi-même, et, tout en me sentant si heureuse de te revoir, je ne puis m’empêcher d’être affligée et effrayée de ton retour. Que vas-tu devenir ici ?... Hélas ! reprit-elle, comme je te revois ! que tu es pâle ! que tu parais triste, quel découragement de la jeunesse et de la vie je lisais hier dans tes traits ! Qui m’aurait dit qu’à vingt-deux ans je verrais mon enfant flétri ainsi dans la séve de son âme et de son cœur, et le visage enseveli dans je ne sais quelle douleur !... »

Je me soulevai, à ces mots, avec un bondissement de cœur, comme si ma mère, en me parlant ainsi, eût manqué de respect à cette douleur que je respectais en moi mille fois plus que je ne me respectais moi-même.

« Oh ! de grâce, lui dis-je en joignant les mains et avec un accent de supplication sévère, ne me parlez pas avec ce dédain d’une douleur dont vous n’avez jamais connu l’objet et qui fera éternellement agenouiller ma pensée devant un sacré souvenir ! Si vous saviez !...

« — Je ne veux rien savoir, dit-elle en me mettant sa belle main sur les lèvres ; je sais qu’elle m’avait enlevé l’âme de mon fils, je sais que Dieu l’a enlevée elle-même à un amour qui ne pouvait pas être béni par moi puisqu’il ne pouvait pas être sanctifié par lui... Je la plains, je te plains, je lui pardonne, je prie pour elle ; bien qu’inconnue, je l’aime en Dieu et en toi ! Je ne t’en parlerai jamais, il y a des choses qu’une mère doit ignorer toujours, ne pouvant ni les approuver dans sa conscience, ni les flétrir dans le cœur de son fils, de pour de froisser et d’aliéner le cœur lui-même. N’en parlons plus ; n’en parlons jamais. »

Ce respect tendre pour mon sentiment, qui ne sacrifiait rien de sa conscience et de sa dignité de mère, me toucha ; j’embrassai sa main. Elle continua avec plus de liberté et d’abandon. On sentait, dans la plénitude de sa voix, que le sujet délicat était désormais écarté entre nous, et qu’elle allait laisser parler sa seule tendresse.

Que vas-tu devenir maintenant ? me dit-elle, et comment vas-tu supporter cette existence vide, monotone, oisive, d’autant plus exposée aux passions coupables du cœur qu’elle est moins remplie des devoirs et des occupations d’une carrière active ? Je tremble et je pleure toutes les nuits en y pensant ; n’aurai-je donc enfanté, mon Dieu ! me dis-je souvent, un fils orné de quelques-uns de vos dons les plus précieux, et que j’espérais former de plus en plus pour mon admiration et pour votre gloire, que pour voir vos dons mêmes et ses facultés se retourner contre lui et le ranger dans l’inaction et dans l’obscurité d’une vie inutile ? Vous savez que je donnerais mon sang comme j’ai donné mon lait pour en faire un homme, et surtout pour en faire un homme selon votre cœur ! Mais je ne suis pas exaucée, ajouta-t-elle en cessant de parler à Dieu et en se retournant vers moi avec un léger mouvement de tête de gauche à droite qui semblait accuser, pour la première fois, en elle, une certaine révolte de sa résignation.

« Oh ! non : j’ai beau prier, j’ai beau me lever avant le jour pour aller à l’église assister, avec les servantes, avant l’ouvrage, à ce premier sacrifice de l'autel, qui semble plus efficace que les autres, parce qu’il est plus matinal et plus recueilli, dans l’obscurité, je n’obtiens rien ; mais je ne me lasserai pas, mon Dieu ! reprit-elle ; je ferai comme sainte Monique, qui pria contre tout exaucement sans s’impatienter de votre lenteur, et qui obtint à la fin plus qu’elle n’attendait, un saint au lieu d’un fils, un guide au lieu d’un disciple, un enfant de Dieu au lieu d’un enfant de ses entrailles ! »

Elle s’arrêta la un moment comme pour prier tout bas ; je le compris au léger mouvement muet de ses lèvres et à l’abaissement de ses longues paupières roses sur ses yeux. J’étais déjà bien attendri et comme calmé et résigné d’avance à ce qu’elle allait sans doute ajouter.

« Il faut que tu saches, dès en arrivant, mon enfant, reprit-elle (et c’est pourquoi j’ai abrégé à, contre-cœur ton sommeil, dont tu avais tant besoin hier), il faut que tu saches bien à quoi tu dois t’attendre ici dans la famille, afin que tu ne te révoltes pas contre la destinée, que tu te prépares à beaucoup supporter, à beaucoup languir, à beaucoup souffrir, et que tu ne t’aliènes pas par ces impatiences et par ces révoltes le cœur de ton père qui souffre aussi, mais qui rougirait de se l’avouer à lui-même, et les cœurs excellents au fond, mais un peu aveugles et un peu sourds des autres membres de la famille de qui nous dépendons et de qui nous consentons à dépendre pour votre avenir. Voici la situation des choses entre nous :

« Notre fortune très-étroite a été encore considérablement rétrécie et grevée par ton éducation, par tes voyages, par tes fautes. Je n’en parle pas pour te les reprocher ; tu sais que si les larmes de mes yeux pouvaient se changer pour toi en or, je les verserais toutes dans tes mains ! L’acquisition de cette maison, indispensable pour l’instruction et pour les mariages de tes sœurs, l’économie des petites dots que nous devons préparer d’avance successivement pour elles, enfin les mauvaises récoltes de ces dernières saisons à Milly, qui ont trompé nos espérances, ont réduit ton père au plus strict nécessaire dans ses dépenses. Il vit d’angoisses ; ces tourments d’esprit, cette contention forcée de calcul, altèrent la grâce et la sérénité de son caractère. Il craint de laisser sans patrimoine ses enfants qu’il a mis au monde et qu’il aime tant. Il se reproche quelquefois cette nombreuse famille qui lui donnait tant de joie et tant d’orgueil quand vous étiez petits. Je suis obligée de le rappeler sans cesse à la confiance en Dieu, qui fait pousser une herbe pour tous les insectes et une graine sur tous les buissons pour tous les nids.

« Depuis quelque temps, afin de calmer ses inquiétudes et de lui élargir le pain quotidien, je me suis chargée de tenir à forfait la maison pour une petite pension de quatre mille francs qu’il me paye en argent chaque trimestre, et à laquelle il ajoute le blé, le bois, le foin, les légumes, les fruits et toutes les petites récoltes du jardin, des prés, des terres non plantées en vignes de Milly. Cela ne suffit pas aux gages des domestiques, aux appointements des maîtres et des maîtresses de tes sœurs, à leur toilette et à la mienne, toutes modestes qu’elles soient, et à la décence obligée et élégante de la maison de mère de famille que je suis obligée de tenir, non selon la fortune, mais selon le rang.

« Mais Dieu m’a donné, tu le sais, dans notre voisine, cette bonne madame Paradis, une sœur et une amie qui veut partager avec moi non-seulement les jouissances, mais les peines et les embarras de la famille. Elle est la main invisible de la Providence cachée dans toutes mes difficultés. Elle est libre, veuve, sans parenté autour d’elle ; elle n’est pas riche, mais elle à une large aisance pour une femme seule et économe. Toutes les fois qu’elle me voit un souci sur le front, elle en veut sa part ; elle ne mesure l’amitié qu’à des sacrifices, elle vend le vin d’une vigne ou les fruits d’un verger, elle jouit de me prêter ce qui est nécessaire pour les circonstances imprévues, pour les dépenses cachées et au-dessus de mes propres forces ; c’est à l’aide de sa générosité que je supplée, sans que ton père s’en aperçoive, à l’insuffisance fréquente des sommes qu’il me donne pour votre entretien ; c’est avec l’or réservé de ce modèle accompli des amies que j’ai dû payer beaucoup de tes fautes, à l’insu de la famille ; il n’y a pas une de mes peines qu’elle ne devine, il n’y a pas une de mes impossibilités qu’elle ne tourne ; elle est entrée il y a vingt ans dans mon affection par son cœur, elle est entrée depuis dans la famille par la constance de son dévouement. C’est l’ange des difficultés insolubles placé par Dieu comme une sentinelle de l’autre côté de la rue, en face de notre maison, pour la surveiller de sa tendresse. Chaque matin, quand j’ouvre ma fenêtre, je la vois à son balcon, qui m’attend, et si j’ai un pli entre les yeux elle franchit la rue et elle accourt pour l’effacer. O mes enfants ! souvenez-vous toujours d’elle ! Madame Paradis a été un rayon de la Providence toujours visible et toujours chaud pour votre mère.

Dans une gêne si étroite, tu comprends que ton pauvre père ne peut pas te fournir les moyens de vivre désormais sans carrière et sans traitement hors de la maison. Il est même obligé, sous peine de manquer de justice envers tes sœurs (et tu sais que son scrupule c’est la justice, et que son excès c’est la conscience), il est même obligé de réduire la petite pension de douze cents francs qu’il t’allouait pour ton entretien et pour tes courses. Ne fais pas semblant d’en souffrir, et va toi-même au-devant de cet indispensable retranchement. J’y pourvoirai autant que je le pourrai, et madame Paradis sera encore là.

« J’avais espéré jusqu’ici que la famille de ton père comprendrait ce besoin d’activité qui dévore ta jeunesse, et qu’elle se prêterait aux sacrifices nécessaires pour te faire entrer et pour te soutenir quelques années dans le noviciat des fonctions administratives ou diplomatiques. Je n’ai rien pu gagner la-dessus. C’est en vain que j’ai raisonné, prié, conjuré, pleuré ; c’est en vain que je me suis humiliée devant eux, comme il est glorieux et doux à une mère de s’humilier pour son fils. Tout a été vain ; il n’y faut pas penser. Ils sont bons, ils sont tendres, ils te chérissent comme leur fils, ils te destinent leur patrimoine après eux ; mais leur tendresse qui a un cœur dans le lointain n’a point de discernement dans le présent. Ils sont âgés, ils ne peuvent se transporter de leurs habitudes d’esprit dans les nôtres. Ils ne peuvent se souvenir qu’ils ont eu ton âge ; ils ne peuvent comprendre qu’un jeune homme qui a le toit, la table, le jardin et la société de sa maison paternelle, ait encore d’autres désirs, et que ses aspirations dépassent les murs de la petite ville ; ils appellent cela chimères et fantaisies d’un esprit malade ; ils ne conçoivent pas d’autre ambition pour toi que cette existence oisive et monotone dans une rue de Mâcon, quelques promenades le jour, un salon de siècles attablés autour d’un tapis de boston le soir, un mariage de voisinage ou de convenance dans quelques années, et une terre de la famille à habiter près d’ici le reste de tes jours. J’ai eu beau leur dire que Dieu donne des vocations différentes aux différentes natures d’esprit, et que les aptitudes sont les révélations de ces vocations diverses, que ces aptitudes refoulées et comprimées dans l’âme de ceux en qui elles se manifestent produisent des suicides lents des facultés divines ; que les passions légitimes de l’esprit, si on leur refuse l’air, se pervertissent en passions coupables ; que les refoulements préparent les explosions du cœur. Mes paroles et mes larmes même n’ont produit que des sarcasmes ou des irritations contre moi. Il n’y a rien de plus à tenter, il faut se soumettre à la volonté de Dieu ! Il faut se résigner à végéter et à languir auprès de nous. Hélas ! tout ce que pourra le cœur d’une mère pour t’adoucir cet exil, je l’aurai pour toi ; je souffrirai plus que toi-même de ton inaction et de la perte de tes belles années dans lesquelles, tu le sais, j’avais mis mon bonheur, mes espérances, ma gloire de mère ! Je te plaindrai, car je te comprends, moi ; je recevrai, je garderai dans mon cœur les tristes confidences de tes aspirations naturelles et trompées ; je chercherai, j’épierai, je ferai naître les occasions, si la Providence m’exauce, de te rouvrir quelque horizon plus large et plus digne de toi. Mais, je t’en conjure, mon enfant, ne fais ces confidences qu’à moi, ne montre ni tristesse ni dégoût de la vie présente sur ton visage ou dans tes paroles, surtout à ton pauvre père. Tu le désolerais sans rien changer à notre fortune. Il souffre lui-même comme moi de nos nécessités et de ton oisiveté ; mais, par amour pour ses enfants et par sollicitude pour leur avenir, il est forcé de ménager ses frères et ses sœurs, plus riches que lui, et qui possèdent tous les biens de la famille ; il se soumet à leurs idées, ne pouvant leur imposer les siennes ; ne le contriste pas du spectacle de ton ennui ; n’aigris pas par des dissentiments ou par des mécontentements ostensibles ceux de qui nous dépendons pour nos filles et pour toi ! Accepte cette vie inoccupée et obscure pendant quelques années, je prierai tant Dieu qu’il fléchira le cœur de tes oncles et de tes tantes, et qu’il ouvrira à mon fils la part d’activité, d’espace, de gloire et de bonheur qu’il est permis à une mère de désirer pour un fils tel que toi !

« Voilà ce que je voulais te dire, » ajouta-t-elle en se levant de sa chaise et en me bénissant de l’œil et de la main. Puis elle me dit avec plus d’intimité, d’accent, et une onction plus pénétrante et plus sainte, quelques mots de Dieu, de la foi de mon enfance, de la pureté de cœur à conserver ou à retrouver par le repentir, de la paix de l’âme qui ne descend jamais que d’en haut, de la résignation, ce sacrifice muet, invisible, perpétuel, le plus beau des sacrifices après celui du Christ, puisque la victime, toujours renouvelée, était nous-mêmes, .et que le rémunérateur, toujours présent, était Dieu Enfin elle se mit a genoux au pied de mon lit, et pria un moment sur moi avant de se retirer à pas muets. Je crus qu’un ange était venu me visiter, et je restai longtemps immobile après son départ, avec ses paroles dans le cœur et son baiser sur le front.


XI


Je me levai tard pour aller saluer mon père, et le remercier de la belle chambre qu’il m’avait donnée. C’était un dimanche, les cloches de la seule église qu’il y eût alors à Mâcon sonnaient pour appeler les fidèles à la messe de dix heures.

Je sortis et je suivis la foule dans le parvis. Là, je rencontrai quelques parents et quelques amis de la maison, qui m’arrêtèrent et qui s’entretinrent avec moi pendant les cérémonies, sous les arbres. La messe finie, la foule sortit avec recueillement et passa par groupes sous nos yeux, comme dans une revue des familles ; noblesse, bourgeoisie, artisans en habits de fête, confondus comme l’humanité devant Dieu. On sait que, dans les villages et dans les petites villes, c’est le jour et l’heure de la semaine où l’on se rencontre, où l’on s’aborde sans de fréquenter habituellement, où l’on échange un moment sur le chemin, sur la place, dans la rue ou à la porte de l’église, un salut, un geste, un regard ; quelquefois une courte conversation entre fidèles d’une même paroisse, entre habitants d’une même ville. C’est l’heure et la place aussi où les oisifs, les curieux, les jeunes gens qui cherchent de l’œil les belles jeunes filles invisibles à la maison les autres jours de la semaine, se forment en groupes ou se rangent en ligne pour voir passer et pour suivre d’un regard et d’un murmure d’admiration les beautés qui sont la grâce et la célébrité du pays. Je regardais machinalement comme tout le monde, mais sans attention et sans préférence, la foule qui sortait en s’offrant l’eau bénite du doigt au doigt. J’attendais ma mère.

Elle parut une des dernières, car elle prolongeait toujours de quelques instants ses pieuses oraisons, inclinée, les yeux fermés, les mains jointes, sur sa chaise, après les offices, pour laisser plus d’adoration de son cœur et emporter plus de bénédictions sur ses enfants. Ce jour-là, elle avait prolongé davantage sa station de prière, car elle avait prié pour moi.


XII


Le soleil de printemps frappait sur les pierres moulées de la porte ; la lumière sereine du matin se mêlait sous le porche avec la lumière lointaine et intérieure des cierges ; ces deux jours confondus et luttant se réverbéraient sur le visage de ma mère, comme la nature et la grâce chrétienne se rencontraient et s’harmonisaient incessamment dans son cœur. Ses lèvres commençaient à sourire aux personnes de sa connaissance qu’elle apercevait du haut des marches sur le parvis ; elles gardaient encore cependant la dernière impression de la pensée de Dieu et du recueillement d’où elle sortait. La pâleur et les larmes du matin s’étaient complètement effacées sous la paix qu’elle puisait toujours dans le commerce du ciel, et sous cette animation Vermeille que la chaleur de l’église et la contention de la prière répandent sur les traits. Les marches obstruées de mendiants, de pauvres femmes endimanchées, d’enfants et de vieillards infirmes, ralentissaient l’écoulement des assistants, et retenaient ma mère sur cette espèce de piédestal où tout le monde pouvait la regarder.

Elle avait dans l’élévation et dans l’élégance de sa taille, dans la flexibilité du cou, dans la pose de sa tête, dans la finesse de sa peau rougissant comme à quinze ans sous les regards, dans la pureté des traits, dans la souplesse soyeuse des cheveux noirs ruisselants sous son chapeau, et surtout dans le rayonnement du regard, des lèvres, du sourire, cet invincible attrait qui est à la fois le mystère et le complément de la vraie beauté. On la croyait toujours à vingt ans, car elle n’avait que l’âge de ses impressions, et ses impressions avaient l’éternelle fraîcheur de son éternelle virginité d’esprit. Entre elle et ses filles, il n’y avait que la distance de la branche au fruit ; le regard les cueillait ensemble et ne les séparait pas.

Ses filles, au nombre de cinq, se groupaient toutes en ce moment autour d’elle, comme dans un tableau de famille ordonné par le plus grand des sculpteurs et le plus pittoresque des peintres, la nature et le hasard. Leurs figures charmantes et diverses, quoique harmonisées par ce qu’on nomme l’air de famille et par la similitude du costume, se détachaient un peu en arrière de leur mère, sur le fond plus sombre du portail de l’église, où les arceaux surbaissés gardaient un peu de nuit. On eût dit d’un groupe d’anges du matin, sortant à demi des ténèbres pour se mêler un à un au jour, dont ils sont à la fois l’émanation et l’éblouissement.

La lenteur du mouvement de la foule, les haltes fréquentes sur la même marche du perron, donnaient le temps de bien contempler ces belles statues animées. Je les revoyais moi-même pour la première fois ensemble, depuis la sortie des plus âgées du couvent. Je ne pouvais m’empêcher de participer au frémissement de faveur générale que je voyais se presser et que j’entendais s’élever autour de moi pour cette admirable réunion de figures, pour ce bouquet de famille auquel je tenais de si près.

L’aînée des filles de ma mère, qui n’avait encore que dix-huit ans, s’appelait Cécile. Sa taille splendide eût été déjà au niveau de celle de ma mère, si l’extrême modestie de sa nature, qui lui faisait redouter l’admiration comme un autre redoute la honte, n’avait un peu penché sa tête en avant et abaissé ses yeux pour échapper aux regards.

Ses traits, qui rappelaient ceux de la famille de mon père, étaient plus ébauches que finis, plus faits pour le premier coup d’œil que pour le second. C’était l’ensemble qui saisissait, c’étaient les grandes lignes qui éblouissaient, c’était l’expression qui ravissait : le caractère était la bonté. Je ne sais dans quel rayonnement de splendeur douce cette physionomie nageait, mais on n’en discernait que le charme. Les imperfections de détail disparaissaient entièrement, surtout à distance. Elle avait la grandeur, l’unité, la grâce, ces trois beautés capitales de la femme, pour la foule qui n’analyse pas son impression. Aussi était-elle la beauté populaire de la famille, celle qu’on citait, celle qu’on préférait, celle qu’on aimait à voir passer dans les rues. Le peuple de la ville savait son nom. Il la montrait avec une fierté personnelle aux étrangers, à l’église ou dans les promenades, Les passants se retournaient pour la revoir : les boutiques, les murs et les pavés en étaient épris. Elle ne s’en doutait pas, elle avait pour toute coquetterie ses simplicités, ses timidités, ses rougeurs, grandissant encore, en retard sur ses années par l’enfance prolongée de son cœur. Son charme n’était que le naturel, son caractère que le premier mouvement, son esprit que le premier mot, prompt et enfantin, mais souvent d’autant plus frappant qu’il est plus naïf. Elle n’avait aucune disposition pour les arts, ses études étaient du coup d’œil, l’effort la rebutait, elle désolait ses maîtres et elle les charmait. On sentait dès ce temps-là que le ciel l’avait formée pour la famille plus que pour le monde, tige à grappes et non à fleurs, de la race des femmes prédestinées non à enivrer par de stériles parfums d’esprit, mais à fructifier, à enfanter et à couver de riches générations ici-bas.

La seconde s’appelait Eugénie. Elle avait un an de moins ; elle se collait contre sa sœur aînée comme si sa taille, alors frêle et svelte, avait eu besoin d’un appui pour se soutenir contre le vent de la porte ou contre le souffle de cette multitude. C’était une nature entièrement différente, une apparition d’Ossian dans la splendeur du midi, une ombre animée, une forme impalpable, des yeux bleus, larges et profonds comme une eau de mer, d’où le regard semblait remonter de loin comme d’un mystère ou d’un songe ; un ovale de visage écossais, des traits d’une délicatesse fugitive et d’une perfection de lignes idéale, la bouche pensive, les lèvres minces, l’expression grave, les cheveux blonds roulant en longs écheveaux glacés d’un vernis éblouissant sur les deux joues ; une figure norvégienne enfin. Sa nature d’âme et d’esprit correspondait entièrement à ses traits. Plus avancée que ses aînées, apte à tous les arts ; pâlissant au récit d’un héroïsme, à la lecture d’un beau vers, au son d’une corde de harpe ; sensible jusqu’à la souffrance poétique, musicale, littéraire ; enfermée en elle-même et vivant avec les mondes de son imagination ; moins goûtée de la foule, plus épiée et plus découverte, comme les fleurs de l’ombre, par les regards curieux et passionnés, elle devait charmer les hommes du Nord ; et ce fut plus tard en effet sa destinée. Elle se rapprochait, à cette époque, bien plus de moi que ses autres sœurs, par le développement précoce de son intelligence, par la poésie et la mélancolie de son caractère. Nous étions deux reflets d’une même teinte, qui se rencontraient, l’un chaud et viril sur mon front, l’autre froid, féminin et virginal sur le sien. Elle était très-regardée, mais non populaire. On lui croyait dans l’âme un peu de dédain, à cause de sa supériorité.

Après ces deux sœurs aînées, de tailles égales, mais de figures si opposées, on en voyait une troisième, de taille presque aussi grande, quoiqu’elle n’eût pas quinze ans, mais qui se tenait un peu en arrière avec les deux plus petites. Elle se nommait Suzanne. Pour celle-la, tous les regards et toutes les exclamations étaient d’accord. Il n’y avait ni préférence, ni contestation dans la ville. Il n’y avait qu’un cri d’enthousiasme pour sa merveilleuse beauté. C’était la pureté des lignes et la virginité des expressions de visage des madones de Raphaël sur le corps d’une Psyché de Phidias : la vierge chrétienne, aussi chaste, aussi pure et aussi céleste qu’il soit donné à l’extase du solitaire le plus pieux et le plus passionné pour le culte de la femme divinisée, de la rêver. On l’appelait, dans le peuple, le tableau d’autel, parce qu’il y avait dans le chœur de l’église une figure de sainte, par Mignard, qui lui ressemblait. Cette forme, véritablement trop angélique pour une fille de la terre, et ce visage d’idéale perfection de traits ne contenait que deux empreintes : beauté et piété. Elle n’était évidemment pas née pour plaire aux hommes et pour aimer, mais pour éblouir et pour adorer. C’était un de ces êtres que Dieu montre aux hommes, mais qu’il se réserve pour son culte ; une enfant du chœur de son temple surnaturel, une constellation du ciel, des yeux qu’on voit de loin, qu’on ne touche jamais. Elle avait, dès ce monde-ci, l’instinct et comme le pressentiment inné de sa vocation unique de refléter Dieu et de l’adorer. Elle était la prière vivante et la contemplation agenouillée. Ma mère ne pouvait pas l’arracher aux autels. Elle lui avait inspiré de trop bonne heure un souffle trop fort de ses aspirations vers l’infini. Ce souffle l’enlevait entièrement à la terre, et ma mère ne pouvait plus l’y rappeler.

En ce moment, Suzanne, sortant de l’église, son vrai séjour, se retournait de moments en moments pour adresser encore du cœur un salut ou un adieu aux tabernacles qu’habitait son âme. Elle baissait les yeux pour que son regard sur la foule qui la contemplait ne laissât pas évaporer une de ses ferveurs. Ses deux mains jointes tenaient sur son sein son livre de prières dans un étui de velours noir. Les regards légers devenaient graves et saints en la regardant. On sentait qu’il n’y aurait pas sur la terre un homme digne de remplacer ce livre sur son cœur, et que l’amour serait pour cette pureté non une flamme, mais une profanation.

Dans les deux autres sœurs qui suivaient Suzanne, il y avait une différence de taille beaucoup plus sensible qu’entre elle et ses sœurs aînées. On aurait cru qu’il y avait eu là un intervalle de naissance ou une perte de quelqu’un des enfants de la mère. Ces deux jeunes fronts, au lieu de se niveler, n’atteignaient plus qu’aux épaules de Suzanne. C’était comme un degré auquel il aurait manqué quelques marches.


XIII


Celle de mes sœurs qui se rapprochait le plus de Suzanne s’appelait Césarine. Elle avait seize ans, un an de plus que sa sœur ; mais elle n’était pas destinée par la nature à s’élever en jet aussi flexible et aussi majestueux que les deux premières tiges. Plus formée déjà et moins élancée de stature, elle était une de ces plantes qui mûrissent avant le temps. Rien ne rappelait en elle la jeune fille de ces climats et de ce sang tempéré de la famille où elle était née. Quelque chose de méridional et de chaleureux caractérisait sa beauté. Ses cheveux, châtain foncé, étaient moins soyeux au regard, moins souples à la main que ceux de ses sœurs ; ils étaient comme hâlés par le soleil de Naples ou d’Espagne. Ses yeux, presque noirs, tant l’azur en était sombre, larges et à fleur de tête, étaient recouverts par une frange de cils plus longs que ceux d’aucune femme’que j’aie vue, excepté en Asie. Son front était raccourci par les cheveux qui poussaient plus bas, comme celui de mon père. Son nez était droit, court, un peu moins effilé que dans notre race ; ses lèvres un peu plus modelées montraient, quand elle souriait, des dents d’un émail plus mat, d’une ordonnance plus parfaite et d’une forme plus petite que les nôtres. L’ovale de ses joues s’arrondissait davantage ; sa peau, moins fine et moins blanche, avait les tons chauds et colorés de foyer intérieur que les peintres romains donnent sous leur pinceau aux figures de Judith ou de Sophonisbe, dans la Chasteté de Scipion. Cette carnation n’était pas de la moire, mais du velours de fraîcheur et de vie. La voix aussi avait chez elle un timbre plus mâle et des vibrations plus pleines que chez ses sœurs. On eût dit qu’elle parlait la langue de Dante avec l’accent de Sienne ou de Florence. En tout, c’était une jeune fille romaine éclose par un caprice du hasard dans un’nid des Gaules, un souffle du vent du midi qui avait traversé les Alpes pour venir animer ce corps, un rayon de la côte de Sorrente ou de Portici, incrusté en chaleur et en splendeur sur un front dépaysé dans le Nord. Sa beauté, bien différente de celle de Suzanne, et bien supérieure en reflet, bien qu’elle ne l’égalât pas peut-être en perfection, ravissait par l’éblouissement. On pouvait contempler à froid les autres ; celle-ci enflammait, car c’était un foyer. On prédisait qu’à l’âge de son développement complet et de son rayonnement dans les âmes, elle serait une des beautés les plus prédestinées à embraser les cœurs, les plus fatales au regard qui oserait s’y arrêter. Son caractère, à cette époque, semblait répondre à. ces augures. Elle avait l’attrait soudain, l’abandon naïf, la fougue, l’obstination, les rébellions, les caprices des âmes de feu de l’Italie, avant qu’on jette un aliment de passion à dévorer à leur flamme. On craignait qu’elle ne donnât plus tard bien des difficultés et bien des peines à notre mère. Ces appréhensions étaient vaines. Tout ce feu extravasé de l’enfance s’amortit dans le cœur de la jeune fille. Une inclination combattue et vaincue par la volonté de la famille, un mariage de raison et de devoir pieusement accepté en sacrifice d’obéissance filiale, la langueur et la mort dans un climat qui n’était pas celui de son sang, devaient être toute la destinée de cette sœur. Une larme sur du feu, voila toute Césarine ! J’y penserai jusqu’au tombeau.

Elle donnait la main en ce moment à la dernière d’entre nous, une sœur plus petite et encore tout enfant, qu’on nommait Sophie. C’était une figure des bords du Rhin, aux yeux d’une eau pâle, à la chevelure humide de plis, à l’expression méditative, sensible et douce. Elle tournait sans cesse le visage et levait les yeux sur ma. mère, pour deviner et pour obéir at ce qu’elle aurait deviné dans ses yeux. Tendresse, ingénuité, obéissance, tous les éléments de son caractère étaient des vertus. Ma mère l’adorait comme toutes les femmes adorent par-dessus tout leur premier et leur dernier enfant, celui qui vient le premier sur leurs genoux pour leur apprendre qu’elles sont mères, et celui qui reste le dernier à la maison pour leur rappeler qu’elles ont été jeunes. Cette faiblesse de ma mère aurait gâté Sophie, si Sophie eût été susceptible d’abuser d’un ascendant de tendresse. Mais Dieu n’avait pas mêlé une imperfection à l’argile dont il avait pétri cette enfant des jours avancés de notre père. C’était l’innocence de la famille : elle en avait le visage et la voix, comme elle en eut plus tard la destinée.


XIV


Ma mère, qui me cherchait involontairement des yeux pour se parer de tout son bonheur groupé ainsi autour d’elle à la porte de la maison de Dieu, à qui elle reportait tout, me fit un sourire et un signe. Je perçai la foule, je me joignis à mes sœurs et a elle. Mon père nous attendait un peu plus loin. Nous revînmes lentement tous ensemble à la maison, accompagnés encore de quelques amis de la famille qui nous accostaient de rue en rue. La foule se rangeait et murmurait des demi-mots d’admiration en voyant cette mère au milieu de ce charmant cortége qu’elle s’était fait à elle-même. C’était la Niobé des bords de la Saône avant ses malheurs. Je lisais dans tous les yeux la cordialité et la bénédiction intérieure des physionomies du peuple sur cette belle et sainte femme. Je marchais seul à quelques pas derrière ce gracieux faisceau de mes jeunes sœurs, dont je voyais les blondes tresses flotter sur leurs robes de même coupe et de même couleur. Le spectacle de ce père et de cette mère ramenant de la maison de prière à la maison de tendresse cette chaîne d’enfants aimés, aimants, heureux et beaux ; de ces amis, de ces parents, de ces voisins, de ces artisans, de ces serviteurs s’associant des yeux, du sourire et du cœur à cette magnificence de nature, dans une famille aimée de tous, me fit une forte impression, qui ne s’effaça plus. Je comparai, sans m’en rendre compte, cette innocence, cette pureté, cette sérénité, de cette mère et de ses filles, cette majesté du père, cette sécurité de la conscience, du devoir et du bonheur, dans ce cercle d’affections vivantes, ainsi resserré autour de la maison de notre berceau, avec les évaporations, les délires, les plénitudes et les vides désespérés du cœur que je venais d’éprouver tour à tour dans mes premières excursions à travers la vie. Je ne pus m’empêcher de reconnaître en moi-même que si Dieu a mis le délire dans les songes, il a mis le bonheur et la paix de l’âme dans les réalités. Une famille vertueuse et tendre est la racine de l’arbre de vie. Quand la branche se détache du tronc, le vent l’emporte aux tourbillons et aux précipices des passions.


XV


Mais, bien que je sentisse en rentrant sous le vestibule paisible et sombre de la maison de mon père ce que l’on sent quand on entre dans un sanctuaire dont la porte qui nous sépare de la foule se referme sur vous, cependant, tout brisé que j’étais par ma tristesse, j’étais trop jeune et trop tumultueux encore pour ne pas me lasser bientôt de cet asile trop étroit pour mes ailes, et trop monotone pour ma mobilité. Mais au premier moment je ne sentis que l’apaisement pieux, cette douce contagion de l’âme de ma mère qui se répandait sur ses pas comme l’ombre visible de la maternité. Je me fis une retraite, un silence et des occupations uniformes dans ma chambre, à l’exemple de ce que je voyais autour de moi.

Voici ce qu’était alors la maison paternelle, et de qui se composait le reste de la famille.


XVI


Mon père, ma mère, mes sœurs et moi, nous ne formions pas a nous seuls toute la famille. J’ai dit que mon père avait acheté une maison à la ville pour achever l’éducation de ses filles. C’est celle que nous habitions. Mais il y avait, en outre, dans un quartier plus élevé de la ville, l’hôtel de notre nom, la maison héréditaire de la famille, la demeure de mon grand-père autrefois, et maintenant la demeure du frère aîné de mon père et de ses deux sœurs, plus âgées que mon père aussi et non mariées ; maison haute, vaste, noble de site et d’aspect, et conservant ce reste de splendeur un peu morne que la révolution avait laissé sur les édifices dont elle avait frappé le seuil, immolé ou proscrit les habitants. Une porte massive, un long et large vestibule donnaient naissance aux rampes d’un escalier d’honneur ; au rez-de-chaussée, une enfilade de salles d’attente, de salles a manger et de salons magnifiquement pavés de marbre et lambrissés de boiseries sculptées, à dessus de portes peints et à glaces encadrées d’arabesques. Toutes ces pièces ouvraient sur un jardin encaissé, comme à Naples ou à Séville, dans de hautes murailles sur lesquelles des peintres italiens avaient colorié des perspectives. Au premier étage, un salon plus modeste et plus constamment habité, et les appartements des principaux membres de la famille. Au second, des chambres presque nues, destinées aux vieilles parentes religieuses, aux anciens serviteurs retirés, mais encore hébergés dans l’hôtel, aux amis et aux hôtes étrangers qui venaient de temps en temps visiter mon oncle ou mes tantes. Telle était cette maison, telle elle est à peu près encore maintenant que les décès et les héritages successifs l’ont passée de main en main jusque dans les miennes.

Du côté de la rue elle était séparée des remises et des écuries par une petite place solitaire occupée par un puits banal, dont on entendait à toute heure grincer la chaîne. Des fenêtres du premier étage, on voyait à cent pas seulement les cimes encore basses des quinconces de tilleuls plantés sur une large place empruntée aux anciens remparts de Mâcon. Au delà, la façade noble mais austère d’un vaste hôpital, construit sur les dessins de l’architecte du Panthéon ; des malades et des convalescents prenant l’air et se réchauffant au soleil sur une pelouse verte devant la porte de l’hôpital ; quelques vieillards et quelques enfants se promenant ou jouant sur le sable nu de la place d’Armes ; derrière, les plantes verdoyantes de quelques petits coteaux entrecoupés de jardins et murés de buissons : voila l’horizon des fenêtres. Il était propre à faire tarir toute imagination, et à refouler toutes les perspectives riantes et grandioses dont elle se nourrit par les yeux. C’était une demeure de gentilhomme espagnol dans quelque petite ville de Castille, moins la solennité artistique et monacale des cathédrales et des antiques mosquées de son pays.

Nous n’y entrions jamais qu’avec un certain respect.


XVII


Le frère aîné de mon père habitait cette maison la moitié de l’année, et la possédait conjointement avec ses deux sœurs. Il était le seul qu’on appelât du nom de famille. L’aînée des sœurs s’appelait mademoiselle de Lamartine ; la seconde s’appelait madame la comtesse de Villars, de son titre de chanoinesse et d’un nom de terre, de Franche-Comté, que lui avait donnée mon grand-père.

Cet oncle avait alors environ soixante ans ; il était cassé pour son âge, par suite d’une constitution faible et par des infirmités précoces. Il avait la vue basse et marchait en chancelant. Il n’avait rien de la nature forte, souple, saine et martiale de mon père. Sa taille était moyenne, ses membres grêles, sa taille un peu voûtée par l’habitude de regarder les pavés de près et de passer de longues heures courbé sur les livres de sa bibliothèque. Bien qu’il eût les instincts constitutionnels et libéraux de 1789 dans l’âme, et qu’il fût un ancien disciple et ami de Mirabeau, il avait gardé assez sévèrement le costume extérieur et aristocratique de l’ancien régime. Il portait les souliers à boucles de diamant, les bas de soie, la culotte courte bouclée sur le genou, la veste a longue basque et a larges poches pleines de tabatières, les chaînes de montre en anneaux d’or flottant sur les cuisses, l’habit ouvert, à cravate étroite comme un collier sous le menton, la coiffure en ailes de pigeon, la queue sur le collet, la pommade et la poudre qui voltigeaient autour de sa tête à chaque mouvement de sa conversation. Ses traits étaient originairement purs, fermes, fins, les yeux grands et noirs, le nez modelé comme s’il eût été de marbre, les lèvres minces, presque toujours fermées par la concentration de sa pensée, le teint pâle et transparent, les mains délicates, veinées comme dans les portraits de Van Dyck, avec lesquels, en tout, il avait beaucoup de ressemblance. J’ai ce portrait bien gravé dans ma tête, parce que c’est une des têtes que j’ai eu le plus le temps de bien observer dans ma vie, et que c’est un des hommes qui m’ont fait, dans mes premières années, le plus de peine et le plus de bien. Il a été la sévérité et souvent la contradiction de ma destinée, quoiqu’il n’ait jamais voulu en être que la seconde paternité et la providence.


XVIII


Il était en toute chose le contraste de mon père et la nature la plus diverse de la mienne.

Bien qu’il eût été élevé pour la guerre à l’École militaire, et qu’il eût servi quelques années, comme toute la noblesse de province de son temps, dans les chevau-légers de la garde de Louis XV, ses goûts sédentaires et studieux et son titre d’aîné de famille, destiné à se marier jeune et à posséder seul toutes les terres de sa maison, l’avaient rappelé de bonne heure chez son père. Plus économe, plus réglé et plus laborieux que mon grand-père, homme charmant, mais prodigue, magnifique et embarrassé malgré sa grande fortune, il avait pris un immense ascendant sur lui. Il était devenu le fils nécessaire et bien-aimé, le conseil, l’administrateur des biens nombreux, mais grevés et minés de procès, de la maison. Il avait pris aussi naturellement et par le double droit de supériorité d’âge et de supériorité de services, D’autorité et la domination sur la famille. Son mérite n’avait pas tardé à lui conquérir une réputation d’homme de première ligne dans les deux provinces de Franche-Comté et du Mâconnais, où étaient situées les principales terres de mon grand-père. En peu d’années il avait rétabli l’ordre dans les affaires, les bonnes cultures dans les domaines, la régularité dans les recettes et les dépenses, supprimé le luxe inutile dans la domesticité et dans les chevaux, accommodé ou gagné les procès, rédigé les mémoires, fait plaider ou plaidé lui-même devant les parlements de Besançon et de Dijon. Il avait pris à ce métier la connaissance des lois, le goût des affaires, la sûreté de coup d’œil, l’habitude d’écrire, le don de bien parler.

Il avait joint à ses travaux spéciaux pour la fortune et l’honneur de son père les études scientifiques les plus générales et les plus approfondies. Il avait fréquenté M. de Buffon, qui écrivait alors à Montbard son Histoíre naturelle. Il était là avec Daubenton, le collaborateur de ce grand naturaliste. Il ne négligeait pas non plus la haute littérature, dont le génie de Voltaire avait fait le véhicule de la nouvelle philosophie. Nos terres de Saint-Claude, près de Ferney, lui avaient donné l’occasion d’avoir quelques rapports de voisinage avec l’homme du siècle. Il ne partageait pas toutes les opinions philosophiques de Voltaire, mais il aimait, par similitude de nature, ce bon sens exquis qui exprime l’idée avec la même précision que le chiffre exprime le nombre. Il aspirait comme lui à la réforme des idées arriérées sur l’esprit humain de quelques siècles ; avec la noblesse il aspirait à la subalternité du clergé comme corps politique et comme corps propriétaire des biens de la nation ; comme provincial, il n’aimait pas la cour et désirait des institutions qui élevassent le pays au-dessus des antichambres et des œils-de-bœuf de Versailles ; comme philosophe et comme savant, sentant sa valeur, il voulait que le mérite et la considération fussent des titres au pouvoir rivalisant au moins avec la naissance. En un mot, il était de cette vaste et presque universelle opposition, sous les dernières années de la monarchie, qui présageait, en pensant la modérer, une révolution certaine. Il ne désirait pas sans doute un bouleversement, mais un redressement de toutes choses dans l’État. Cependant il était au fond plus républicain qu’il ne le croyait lui-même, car son esprit éminemment critique et réformateur, et son caractère fier et absolu, s’accommodaient également mal de toutes les supériorités instituées. Il n’était que constitutionnel, mais peut-être eût-il été révolutionnaire plus complet s’il n’avait été aristocrate d’habitude comme La Fayette et Mirabeau.


XIX


Aux premiers signes de la tempête, ses talents et sa considération firent jeter les yeux sur lui, et il fut élu de la noblesse aux états de Bourgogne. On pensa a lui pour les états généraux ; ses infirmités, qui l’entravèrent de bonne heure, l’empêchèrent de consentir au rôle qu’on lui destinait. Il se serait certainement fait un nom à l’Assemblée constituante, sinon comme orateur, parce que la voix et le feu de l’enthousiasme lui manquaient, au moins comme organisateur et réformateur, parmi les Thouret, les Chapelier, les hommes de rédaction, de méditation et d’action. Son esprit, qui ne brûlait pas, éclairait toujours très-haut et très-loin. Il ne pouvait pas siéger dans une assemblée sans être aperçu.


XX


Bien que sa nature fût froide et austère à l’intérieur, il avait eu un long et durable attachement. La volonté de mon grand-père et de ma grand-mère l’avait empêché d’épouser l’objet de son attachement. Il s’était refusé à en épouser une autre, et c’est ainsi qu’il était arrivé, quoique riche et favori d’une famille éteinte, jusqu’à quarante ans sans se marier. A cet âge, et déjà valétudinaire, il avait regardé en avant et en arrière, et il avait trouve le chemin trop court pour s’y engager avec le long cortège d’une femme et d’une postérité à conduire au terme de la vie. Il s’était décidé à laisser le soin du ménage à ses deux sœurs, presque aussi âgées que lui, et à se livrer en paix à ses goûts pour l'indépendance, le loisir et l’étude.

L’objet de son amour, que je rencontrai encore souvent dans le salon de famille, était une de nos parentes, sœur de ce fameux marquis de Saint-Huruge, célèbre par sa turbulence démagogique dans les premières scènes de la révolution, un des ouragans de Mirabeau, qu’on déchaînait, comme Camille Desmoulins, Danton et Santerre, au Palais-Royal ou au faubourg Saint-Antoine, sur le peuple, quand on voulait le soulever pour quelque grande manifestation. Le marquis de Saint-Huruge n’était point féroce, pas même jacobin ; il était agité et agitateur. Du mouvement pour du mouvement, du bruit pour du bruit, voilà tout. Une célébrité de place publique, une voix de Stentor, une taille de géant, un geste de forcené..le l’ai encore vu, dans mon enfance, arriver à cheval chez mes parents, accompagné d’un aventurier polonais en costume étrange, à cheval aussi. On le recevait très-mal, et on le congédiait très-brutalement. Il était redevenu très-royaliste ; il n’avait jamais été terroriste ; il déclamait avec délire contre les scélérats qui avaient immolé Louis XVI, la reine, Madame Élisabeth, et tant de milliers d’innocents. Son attitude, ses cris, ses gestes, ses regards égarés, sont restés dans ma mémoire d’enfant. Quelque temps après il devint fou, ou l’on affecta de croire qu’il l’était. Bonaparte le fit enfermer à Charenton, où il est mort.

Ses trois sœurs, douces et saintes filles, étaient le contraste le plus touchant avec les opinions, les mœurs et la turbulence du marquis de Saint-Huruge. Dépouillées de leur fortune, de leurs asiles dans leurs couvents, elles vivaient pieusement ensemble dans une petite maison qui leur appartenait, à côté de la maison de mon grand-père. La plus jeune de ces trois sœurs était celle qu’avait aimée mon oncle. Douce, triste, gracieuse encore, on voyait dans sa physionomie ce reflet de l’amour refroidi mais non éteint par les années.


XXI


Les excès et les crimes de la révolution étaient retombés sur la famille comme sur toutes les familles de la noblesse, de la bourgeoisie ou du peuple de Mâcon. Mon oncle avait été emprisonné avec son père, sa mère et ses sœurs. L’échafaud les avait effleurés de près. Mais l’horreur contre ces démences et ces forfaits de la démagogie n’avaient pas altéré en lui l’amour de la liberté et le goût des institutions constitutionnelles, soit sous une monarchie, soit sous une république bien ordonnée. Il gémissait sur la révolution, il ne la maudissait pas dans son principe et dans son avenir. Le despotisme soldatesque de l’empire l’opprimait et l’indignait. Ce triomphe de la force armée sur toutes les idées et sur tous les droits, ce gouvernement sans réplique, ce dernier mot de toute chose en politique, en philosophie, en religion, donné au canon, cette autocratie de police substituée à toute discussion dans le pays de Voltaire, de Montesquieu et de Mirabeau, lui étaient intolérables. Il ne le déguisait pas. On lui avait offert de le nommer membre du corps législatif, on l’avait tâté sur le sénat ; il avait tout refusé. Il aurait été du petit banc d’opposition des Cabanis, des Tracy ; il n’aurait fait, comme eux et leurs amis, que s’approcher de plus près de la tyrannie pour épier dans l’impuissance ses excès et sa chute, avec l’apparence d’une complicité dans la servitude générale. Il aima mieux rester libre, seul et irresponsable dans sa retraite. Lorsque l’empereur vint à Mâcon et s’y arrêta plusieurs jours, en 1809, il fit appeler mon oncle et eut un entretien avec lui, en présence de M. de Pradt, l’archevêque de Malines, et quelques hommes de la cour impériale. L’empereur fut très-mécontent de cet entretien. « Que voulez-vous être ? dit-il en terminant. Rien, Sire, » répondit mon oncle. l’empereur se retourna avec un geste de colère. Il se défiait de ceux qui ne lui demandaient rien, parce qu’ils voulaient garder leur âme à eux.


XXII


Tel était le chef redouté et presque absolu de notre famille. Il régnait sur l’opinion du pays par la haute et juste considération dont il était entouré ; il régnait sur ses deux sœurs par le culte d’affection, de respect et d’obéissance qu’elles lui portaient ; il régnait sur mon père par la supériorité d’âge, de fortune, et par cette vieille habitude de déférence que les cadets avaient reçue comme un commandement de Dieu, par tradition, envers les aînés, destinés sous l’ancien régime au gouvernement absolu de la famille ; il régnait sur ma mère par le soin maternel qu’elle avait et qu’elle devait avoir de ménager en lui l’avenir de ses enfants dépendant de lui ; il devait vouloir naturellement régner aussi et surtout sur moi, seul fils de la famille qui pût porter et perpétuer son nom.


XXIII


Jusque-là, enfant ou adolescent encore, j’avais eu peu d’occasions de sentir le poids et le froissement directs de sa volonté sur la mienne. Dans les collèges ou dans mes voyages, je n’avais senti tout cela que de loin et à travers le cœur de ma mère, qui adoucissait tout. Mais maintenant nous allions nous trouver face à face, lui avec son habitude d’autorité, moi avec mon instinct de jeunesse et d’indépendance. Or il n’y eut jamais, dans une même famille et dans des rapports si intimes, deux natures plus dissemblables que la nature de l’oncle et celle du neveu.

Il était homme de réflexion, et j’étais un enfant d’enthousiasme ; il était homme de spéculation, et j’étais un enfant de premier mouvement et d’action ; il était froid, et j’étais tout feu ; il était savant, et j’étais inspiré ; il était économe, et j’étais prodigue ; il était borné dans un étroit horizon, bien arrangé, de province, de petite ville, de famille, et j’ouvrais en imagination des ailes larges comme le monde ; il voulait me construire à son image, et la nature m’avait construit à l’image de ma mère, dans un autre moule et d’un autre métal ; il n’estimait que les sciences, et je ne comprenais que le sentiment. Pour tout exprimer en deux mots, il était mathématicien, et j’étais ou je pouvais être poëte. Comment unir ce chiffre et cette flamme ?

Aussi ils se séparaient toujours malgré les efforts que lui et moi nous faisions pour les rejoindre. L’un restait précis, glacé, immobile ; l’autre s’évaporait et courait au vent. Nous ne pouvions pas nous entendre tout en nous aimant. Mais il était mon maître, et, s’il pouvait s’impatienter souvent de trouver en moi une nature si involontairement rebelle à plier à sa forme d’esprit, moi, disciple forcé et assujetti, il ne me restait qu’à me révolter en silence et à maudire ce hasard malencontreux de la famille, qui condamnait à se toucher toute la vie deux natures d’intelligence que tout séparait ; lui me glaçant, moi le brûlant ; souffrant tous les deux et nous faisant souffrir l’un l’autre, non par des défauts, mais par des qualités qui ne s’accordaient pas.


XXIV


Il en résultait souvent des mécontentements et des répulsions mutuelles qui lui rendaient la journée triste et qui me rendaient la vie dure. Ma mère allait de lui moi, de moi à lui, pour tout raccommoder. Mon père s’écartait pour rester neutre, redoutant sa propre vivacité, qui aurait pu aigrir ou blesser son frère. Sa nature militaire, ouverte et animée, avait bien plus d’analogie avec la mienne ; il m’aurait donné plus souvent raison ; mais il devait respecter aussi, dans mon intérêt, l’autorité et la souveraineté de famille. Il s’en allait chasser, s’en rapportant à ma mère du soin de tout concilier. Elle y parvenait, mais non sans larmes.

La volonté de mon oncle était de me garder à Mâcon, comme une jeune fille dans un gynécée de province ; de me faire cultiver toutes les sciences froides auxquelles mon esprit répugnait le plus : physique, histoire naturelle, chimie, mathématiques, mécanique ; de se continuer en moi pour ainsi dire ; puis de m’adonner dans un de ses domaines à l’agriculture et à l’économie domestique, pendant que jeunesse se passerait, comme on disait alors ; enfin de me marier et de faire de moi une souche plus ou moins fertile de ce taillis du genre humain, dont aucune tête ne dépasse l’autre, dans une province reculée. Je n’ai rien à dire contre cette destinée, elle est la plus naturelle et la plus heureuse. Plût à Dieu que j’y eusse été prédestiné ! Mais chacun a son lot tout tiré dans sa nature, en venant au monde ; ce n’était pas le mien, et mon oncle n’avait pas su le lire dans mes yeux. Voilà tout.


XXV


La vie que nous menions alors à Mâcon, dans ce cercle de maison paternelle, de famille et de société, était monotone, régulière et compassée, comme une existence monacale dont le cloître eût été étendu aux proportions d’une petite ville. Une pareille vie était de nature à faire croupir l’eau même des cascades des Alpes que je venais de visiter, ou à faire faire explosion par ennui à l’âme d’un jeune homme chargée de malaise, de besoin d’air, et d’énergie sans activité.

Je restais enfermé dans ma chambre haute avec mes livres et un chien, jusqu’au moment du dîner, qu’on sonnait au milieu du jour. Après le dîner, nous nous rendions respectueusement tous dans le salon du grand hôtel, pour nous réunir au reste de la famille. Là, nous trouvions notre oncle et nos tantes conversant, lisant, filant, après leur dîner. C’était l’heure redoutée, l’heure des remontrances et des reproches qui retombaient sur notre pauvre mère, pour chaque faute légère de ses enfants. Mes tantes étaient bonnes, mais elles étaient oisives, et par conséquent un peu minutieuses. Elles aimaient ma mère, elles la vénéraient même ; elles nous regardaient comme leurs propres enfants ; mais elles voulaient avoir les droits sans les charges de la maternité. J’allais oublier de faire leurs portraits, qui manqueraient dans ma vieillesse à ce tableau de famille. Reprenons.

L’aînée de ces tantes s’appelait mademoiselle de Lamartine. C’était une nature angélique plus que féminine. Elle avait été la favorite de sa mère, la reine de la maison sous ma grand-mère, qui ne s’amollissait que pour elle, la tutrice de ses sœurs plus jeunes, la médiatrice de ses frères ; tout le monde l’adorait. Quoique très-jeune jusqu’à vingt-huit ou trente ans, et très-recherchée à cause de sa figure, de son caractère et de sa fortune, elle n’avait pas voulu se marier pour rester attachée à sa mère jusqu’au tombeau. Elle l’avait suivie et servie dans la captivité. Après la mort de sa mère, il était trop tard, elle avait vieilli ; la révolution avait proscrit le seul homme qu’elle eût jamais aimé d’une inclination aussi pure que son âme. Elle s’était attachée à son frère aîné ; elle lui avait remis l’administration de ses biens, confondus avec les siens ; elle tenait sa maison. gouvernait comme autrefois ses domestiques, présidait à ses bonnes œuvres, et employait tout le temps et toute l’indépendance de sa vie à des pratiques de dévotion ; dévotion douce, mais exaltée et sensible, presque comme celle de sainte Thérèse. Elle était frêle, pâle, languissante ; deux beaux yeux et un charmant sourire pétrifié sur ses lèvres rappelaient sa première beauté ; sa voix était faible, langoureuse, et avait des sons imprégnés d’amour divin. On voyait constamment sur son visage le voile transparent du recueillement mystique et de la méditation des choses saintes, d’où elle sortait seulement par condescendance pour son frère. Elle passait la moitié du jour au moins dans les églises, au pied des autels ; la lueur pale et jaunissante des cierges semblait incrustée sur son front. C’était la figure de la contemplation chrétienne.

L’autre, qui s’appelait, comme je l’ai dit, madame du Villars, était d’un caractère plus viril qu’un homme, et plus énergique qu’un héros, mais aussi plus actif, plus dominateur et plus impétueux qu’une bourrasque ; d’un fond généreux, franc, buvant l’oubli après les orages comme le sable boit l’eau, et prête tous les jours à réparer, par des prodigalités de bienfaits et par des dévouements de famille sans mesure, les torts ou plutôt les vivacités d’humeur qu’elle n’avait pu contenir ; aimée de loin, parce qu’on ne sentait ses boutades qu’à travers ses qualités solides ; redoutée de près, parce que ses petits défauts en saillie se faisaient trop sentir au contact de tous les jours. Il en était d’eux comme de ces peaux rudes qui recouvrent de belles formes ; les femmes qui en sont revêtues ne sont belles qu’a distance.

Elle avait été moins agréable que sa sœur dans sa jeunesse, mais plus vive ; plus spirituelle et plus instruite. Elle avait dans la génération précédente une renommée de distinction et d’esprit qu’elle maintenait avec une coquetterie d’engouement qui plaisait encore. C’était elle surtout qui tenait le salon commun et qui se chargeait de faire aller la conversation et de la relever quand elle languissait, comme ces personnages de théâtre qui font la question nécessaire, ou qui donnent la réplique pour faire parler et agir la pièce.


XXVI


A quinze ans on l’avait fait entrer au chapitre de chanoinesses auquel elle appartenait, espèce de couvent mondain qui interdisait le mariage, mais qui permettait le monde. Ses vœux avaient été moralement forcés.

Elle n’avait cessé de protester dans son cœur contre la contrainte semi-monacale et contre la cruauté du célibat à laquelle elle avait été condamnée ainsi avant l’âge de raison et de volonté. Quand la révolution était venue ouvrir les cloîtres et racheter ces canonicats de femmes, il était trop tard, elle avait passé trente ans, et ses vœux étaient irrévocables. Elle les maudissait, mais elle les gardait par honneur et par vertu plus encore que par religion. Pendant les longs loisirs de son couvent, elle avait lu beaucoup les philosophes, dont les livres passaient alors à travers les grilles très-larges de ces demi cloîtres. Il lui était resté un besoin de discuter avec elle-même et avec les autres les choses de foi, qui renaissait tous les jours malgré sa volonté systématique de croire ce qu’elle s’imposait comme autorité divine. Cette volonté de croire sur parole, et ce besoin de discuter toujours, formaient un plaisant contraste avec sa profession de religieuse sécularisée. Elle se donnait le matin les raisons de douter qu’elle se donnait ensuite à réfuter le soir. Sa pensée était un combat sans fin entre les doutes qu’elle chassait et la lumière qu’elle ne voulait pas admettre. Son esprit rebelle était un ressort d’acier toujours élastique ; elle le pliait en vain de tout le poids de sa volonté, il se redressait de toute la vigueur de son intelligence. Ce conflit intérieur, qui a duré quatre-vingt-dix ans en elle, avec toute la ténacité d’un esprit jeune, aigrissait souvent son humeur. Elle avait souvent des révoltes dans la foi et des remords dans le doute. Mal partout, parce qu’elle n’était tout entière ni dans sa raison ni dans sa foi.

Cette situation de son esprit ne la rendait pas plus tolérante pour cela en matière de dévotion, de cérémonies religieuses, de sermons à entendre, de carêmes à suivre, d’abstinences à observer, de livres orthodoxes ou non orthodoxes à lire. Elle avait la sévérité tracassière d’un docteur ou d’un casuiste sur toutes choses, matières ordinaires de la conversation intime de l’après dîner dans le salon de mon oncle, pendant la visite obligée à la famille. Le ton de cette conversation était souvent aigre et blessant de sa part vis-a-vis de notre mère. C’étaient des leçons, des allusions, des insinuations, des reproches, des ironies amères et provocantes sur les plus futiles sujets ; tantôt sur la religion trop facile et trop séduisante que notre mère faisait aimer au lieu de la faire redouter de ses filles ; tantôt sur leur éducation trop élégante ; tantôt sur leur parure trop soignée ; tantôt sur la dépense de notre maison, qui dépassait, disait-on, les ressources bornées de mon père ; tantôt sur les personnes de condition trop plébéienne que nous y recevions ; tantôt sur les livres d’instruction trop peu épurés qu’on y lisait ; tantôt sur l’excès de tolérance d’opinions qu’on y pratiquait ; tantôt sur les faiblesses de mon père et de ma mère à mon égard, sur les absences fréquentes qu’elle me permettait, sur les séjours à Paris ou sur les voyages à l’étranger qu’elle favorisait de ses épargnés au-dessus de nos forces. Notre mère écoutait d’abord avec une patience souriante et véritablement surhumaine, tout cet examen quotidien de conscience fait par ses belles-sœurs et par son beau-frère ; elle palliait, elle excusait, elle réfutait avec grâce, humilité et douceur ; mais si une parole un peu vive et un peu défensive venait à lui échapper dans sa réfutation, la contradiction se ranimait, s’irritait, s’échauffait ; les trois antagonistes qu’elle avait toujours réunis devant elle ne faisaient plus qu’un esprit et qu’une voix pour la condamner, chacun avec son caractère : mon oncle avec autorité, mademoiselle de Lamartine avec douceur, madame du Villars avec obstination et emportement. Notre mère, affligée à cause de nous, finissait quelquefois par se révolter, souvent par pleurer de ces injustices ; je prenais vivement et passionnément le parti de ma mère, je laissais échapper par demi-mots contre ces oppressions la colère qui grondait sourdement dans ma poitrine. On s’expliquait, on s’adoucissait, on s’excusait, les femmes échangeaient quelques larmes et quelques caresses, puis on sortait, plus ou moins bien réconciliés, pour recommencer exactement le lendemain les mêmes froissements, les mêmes récriminations et les mêmes réconciliations de famille. Voilà pourtant ce qu’une pauvre mère, femme supérieure, fière et digne, était forcée de subir tous les jours dans l’intérêt de l’avenir de ses enfants, qui dépendait de ces trois têtes de la famille. Nous appelions cette heure l’heure du martyre, et nous la compensions par nos redoublements de tendresse envers elle quand nous étions sortis ; car c’était toujours pour nous, et pour moi surtout, qu’elle avait à accepter cet assaut d’humeur. Plus tard, cette humeur, qui n’était au fond que le désœuvrement de trois esprits inoccupés, et que la sollicitude un peu trop souveraine et un peu trop tracassière de la parenté, a bien réparé tous ces petits torts de caractère et de situation envers ma mère et envers nous, par des sentiments et par des bienfaits qui nous ont donné dans ces tantes et dans ces oncles de secondes mères et de seconds pères.


XXVII


Après cette rude séance, qui se prolongeait une heure ou deux, et dont nous comptions les lentes minutes sur le cadran de la cheminée, dont l’aiguille nous semblait paralysée, ma mère rentrait chez elle avec ses filles pour assister aux leçons de leurs maîtres, ou bien elle recevait à son tour les visites incessantes des personnes de la ville, qui préféraient sa maison et son entretien gracieux et tendre à l’austérité un peu trop majestueuse de 1’hôtel de la vieille famille. Mon père allait faire sa partie d’échecs, de trictrac ou de boston chez quelque douairière de l’ancienne génération de Mâcon, ou chez quelque officier de son régiment, marié et retiré comme lui, depuis l’émigration, dans sa ville natale. Quant à moi, je remontais dans ma chambre, ou j’allais me promener seul et mélancolique dans les sentiers déserts qui coupent les champs, derrière l’hôpital. On voit de la les toits de la ville, le cours de la Saône, ses prairies ai perte de vue, semblables aux steppes du Danube sortant de la Servie pour entrer en Hongrie, et enfin le Jura et les Alpes ; les Alpes, d’où mon regard ne pouvait se détacher, comme ceux du prisonnier ne peuvent se détacher du mur derrière lequel il a goûté le soleil, l’amour et la liberté.


XXVIII


Ces promenades, pendant lesquelles je portais sur le cœur des montagnes de tristesse et d’ennui, n’étaient diversifiées ni par ces accidents de paysage, ni par cette animation de la vraie campagne, ni par ce sentiment de la vraie et profonde solitude savourée avec sécurité au fond des bois, ni par les eaux, ni par les arbres, ni par les rochers. C'était une nature de faubourg, la plus morne et la plus désenchantée de toutes les natures ; non une campagne, mais un préau où l’on fait des pas pour se fuir, non pour chercher quelque chose ou quelqu’un. On y voyait ces toits de Mâcon que j’avais en horreur à cette époque de ma vie ou ils me représentaient ma captivité, et qui ne me sont redevenus chers que plus tard, quand ils m’ont rappelé mon père, ma mère, mes sœurs, mon berceau ! Je ne rencontrais que quelques femmes de caserne, à l’air effronté, ramassant des violettes sur le talus de gazon des sentiers ou des épines en fleur sur les buissons. Depuis ce temps-là, l’odeur des violettes et la neige parfumée de l’aubépine, ces deux symptômes précurseurs du printemps, me sont demeurés en dégoût dans l’odorat et dans les yeux, parce que ces deux fleurs me rappellent toujours ces promenades moroses, ces haies monotones, ces femmes sordides suivies à distance d’ouvriers ivres ou de soldats désœuvrés. Le paysage des alentours immédiats de Mâcon a beaucoup de ressemblance avec les paysages sans accent et sans cadre de la Lombardie. Un Virgile pouvait naître dans cette Mantoue. Cela respire l’immensité, l’uniformité, la majesté, la lumière et l’ennui ; un splendide ennui, voila le caractère du lieu. Je puis dire que pendant ces années de ma jeunesse j’ai exprimé jusqu’à la lie tout ce que ce paysage contient de fastidieux dans sa beauté. Combien de fois n’ai-je pas reproché à la nature de m’avoir fait naître au bord de ces plaines, où l’âme s’extravase comme le regard, au lieu de m’avoir fait naître à Naples, en Suisse, en Savoie, dans l’Auvergne, dans le Dauphiné, dans le Jura, dans la Bretagne, pays à physionomies profondes et à caractères variés ! Aussi, quelle joie pour moi quand je sortais enfin de cette platitude du paysage de Mâcon, pour entrer dans les véritables collines du Mâconnais, tout à fait semblables aux immortelles collines d’Arquà, où vécut et mourut Pétrarque ! C’est là qu’est Milly ; voila mon pays ! J’adore le Mâconnais montagneux.


XXIX


Cette petite ville de Mâcon, située dans ce pays anti-pittoresque et au bord d’un fleuve qui n’a pas même le mouvement et le murmure de l’eau, était à cette époque le séjour d’un peuple doux, aimable, gracieux, spirituel, et d’une société d’élite véritablement digne de rivaliser avec les salons les plus aristocratiques et les plus lettrés que j’aie abordés plus tard dans toute l’Europe. C’était un Weymar français, une Florence gauloise, un centre de bon goût, de bon ton, de loisir, d’aisance, d’arts, de littérature, de science, et surtout de société et de conversation. Le hasard avait rassemblé ces éléments à Mâcon, pendant les quelques années qui suivirent la révolution et qui commencèrent ce siècle. C’était une alluvion de l’ancien régime et de l’ancienne société, déposée par la révolution sur ce bord de la Saône. Voici comment cette alluvion s’était tout naturellement formée là. Il y avait à Mâcon, avant 1789, un évêché immensément riche, dont le titulaire présidait les états du Mâconnais et rassemblait dans son palais épiscopal toutes les notabilités de la province. Le dernier évêque était un homme d’esprit, de plaisir et de luxe beaucoup plus qu’homme d’Église. Sa maison était un centre de délicatesse, de galanteries, d’élégance et de lettres : arbíter elegantiarum. Il dépensait quatre cent mille livres de rentes ecclésiastiques en munificences et en fêtes. Il écrasait de son luxe la noblesse du pays, qui s’efforçait de rivaliser avec lui de splendeur et qui aurait voulu l’effacer.

Il y avait de plus deux chapitres de chanoines nobles qui possédaient des revenus considérables en canonicats, en prieurés, en prébendes, budget territorial immense alors du culte de l’État. Ces chanoines, appartenant en général aux grandes familles de la ville, de la province ou des provinces limitrophes, étaient désœuvrés, riches, amateurs de plaisir et de réunions à la ville et la campagne, toujours prêts à faire nombre, mouvement et joie dans la société. C’était une permanente garnison de l’Église, composée d’abbés de tout âge, qui recrutait les châteaux et les salons.

Il y avait, en outre, deux maisons de haute noblesse qui dominaient tout et qui égalaient le luxe des princes. L’une de ces maisons était celle du comte de Montrevel, qui n’allait jamais à la cour, et qui mangeait six cent mille livres de rente à Mâcon. Il avait une écurie de cent chevaux de chasse, un théâtre et une musique à sa solde, qui rivalisait avec la musique des Condé à Chantilly.

Il y avait une seconde noblesse peu antique, peu illustre, mais composée de sept ou huit maisons tout à fait locales, qui tâchaient d’égaler en magnificence l’évêque et ce qu’on appelait la noblesse de cour.

Enfin, il y avait une bourgeoisie propriétaire et oisive, vivant de la terre et nullement du commerce ou des professions libérales. Aussi ancienne et plus ancienne même que la noblesse, cette bourgeoisie se confondait entièrement avec elle, dans les mêmes salons, dans les mêmes châteaux, dans les mêmes opinions, dans les mêmes plaisirs. Un titre ou une particule faisait toute la différence.


XXX


La révolution, après avoir dispersé, ruiné, emprisonné ou fait émigrer toute cette société, en avait rejoint de nouveau presque tous les débris depuis la terreur, le directoire et le consulat. Le comte de Montrevel avait seul payé de sa tête son immense fortune et son grand nom. L’évêque était tombé à l’aumône des fidèles ; il vivait du pain d’un de ses anciens serviteurs, qui l’avait recueilli sous son toit, aussi résigné et aussi serein dans sa misère qu’il avait été jadis magnifique et prodigue dans son opulence.

Les chanoines et les abbés vivaient de petites pensions du gouvernement et des secours de leurs familles. Les émigrés, pour la plupart jeunes quand ils avaient quitté la France pour l’armée de Condé, avaient retrouvé chez leurs pères encore vivants leurs biens qu’on n’avait pas pu confisquer. La bourgeoisie n’avait perdu qu’un an de sa liberté dans les prisons ; ses biens étaient intacts, ses loisirs et ses mœurs étaient les mêmes qu’avant 89 ; le luxe renaissait ; on bâtissait, on plantait, on se donnait des fêtes à la campagne, des dîners et des bals à la ville ; les années de dispersion et de transes que l’on avait traversées semblaient donner à la vie sociale la fraîcheur de la nouveauté et le prix d’un bien un moment perdu.

Le caractère des habitants du pays se prêtait admirablement à ce genre de vie. Une bienveillance à peu près générale en fait le fond. Ce caractère est tempéré comme le climat : il n’a pas d’ardeur, encore moins de feu ; mais il à une bonne grâce, une intimité de rapports, une égalité d’humeur, une sorte de parenté générale entre les familles et entre les classes, qui font le charme habituel de la contrée. Le pays n’était donc qu’une sorte de famille dont les diverses branches n’étaient occupées qu’à se rendre la vie douce pour eux-mêmes, agréable aux autres. C'était un morceau du faubourg Saint-Germain, moins ses grands noms, ses grands préjugés et ses grands orgueils, relégué au fond d’une province.


XXXI


Un salon s’ouvrait tous les soirs, tantôt dans l’une de ces maisons, tantôt dans l’autre, pour recevoir cette nombreuse et élégante société ; des tables de jeu groupaient tout le monde, a l’exception de deux ou trois retardataires qui, arrivés après les parties commencées, échangeaient à voix basse quelques mots auprès de la cheminée, et des jeunes personnes assises en silence derrière leurs mères, qui chuchotaient entre elles, comme à l’église ou au couvent. Un silence austère et religieux s’établissait dans tous les salons pendant ces whists ou ces reversis sempiternels. Le jeu, tout modéré qu’il était, courbait toutes ces têtes, passionnait tous ces esprits d’hommes et de femmes dans un recueillement presque grotesque, qui ne se déinentait que par des demi-mots, des expressions de visage et des gestes tour à tour rayonnants ou désespérés. Il s’agissait de cinq sous par fiche, quelquefois moins ; mais l’homme est un être tellement passionné, qu’il met de la passion aux puérilités quand il ne peut pas en mettre aux grandes choses. D’ailleurs, le jeu des soirées dans ces salons était une habitude d’ancien régime à laquelle on tenait par respect pour les traditions d’un autre temps. Le jeu avait tout le sérieux d’un devoir de bonne compagnie, qu’il fallait accomplir ou se déclarer homme mal élevé, femme inutile ; les cérémonies religieuses du matin, à l’églíse, n’étaient pas imposées ni suivies avec plus de solennité. On était méprisé si on le négligeait, estimé et recherché si on y excellait. Je me souviens de cinq ou six hommes de la dernière médiocrité dont on ne parlait qu’en inclinant la tête, parce que, disait-on avec plus de respect qu’on n’en aurait eu pour un grand artiste, ils jouaient supérieurement le boston et le reversis. On vivait et on mourait très-bien sur cette réputation. Ma mère et mes tantes m’encouragèrent de leur mieux à la mériter, à me rendre utile et agréable aux maîtresses de maison en faisant le quatrième de quelque table boiteuse de joueuses et de joueurs dépareillés ; elles échouèrent. Quoique très-complaisant de mon naturel, je ne pus jamais supporter l’insupportable ennui de manier deux heures par jour des cartes toujours les mêmes dans mes mains, n’ayant pour horizon de mon esprit et pour diversion de mon cœur que ces abominables figures de rois, de reines et de valets bariolés à jeter les uns sur les autres dans cette mêlée de morceaux de carton, sur un tapis vert, pour les ramasser ensuite et recommencer le même exercice jusqu’à ce que la pendule sonnât la délivrance de mon esprit ! Il fallut y renoncer. Ma patience, ma bonne volonté, ma jeunesse, ma figure n’y firent rien. Cela me fit mal noter dès mon début dans l’estime des vieilles femmes qui gouvernaient majestueusement ce monde de cartes, de fiches et de jetons. Leurs figures se glacèrent et se rembrunirent pour moi. L’obligation d’accompagner régulièrement chez elles ma mère et mes sœurs aînées devint pour moi un supplice quotidien. J’abrégeais le martyre en m’échappant après les parties commencées.


XXXII


Il y avait un seul salon où l’on ne jouait pas, et qui s’ouvrait tous les soirs à un petit nombre d’habitués et d’amis de la maison ; c’était le salon de mon oncle. J’y allais le soir avec beaucoup moins de répugnance que le matin. C’était un petit cercle intime, politique, littéraire, scientifique, où l’esprit stagnant d’une petite ville participait du moins, le soir, au mouvement des idées, des faits et du temps. Mon oncle, homme de connaissances très-variées et d’une causerie très-souple à toutes les ondulations d’une soirée oisive, était le centre de ce salon. Les femmes n’y paraissaient jamais ; les huit ou dix hommes qui y venaient assez régulièrement tous les jours y étaient attirés les uns vers les autres, et tous vers le maître de la maison, par cet attrait volontaire et naturel qui entraîne les pas à l’insu de la volonté là où l’esprit se trouve bien. Il n’y avait d’autre rendez-vous que ce plaisir réciproque et cette conformité de goûts, d’études, d’opinions, rehaussée par une complète liberté de discours. C’était, en général, tout ce que le pays comptait d’hommes éminents, intéressants ou spirituels dans tous les rangs de la société. On n’y reconnaissait d’autre aristocratie que celle de l’intelligence et du goût. J’ai vu bien des salons dans ma vie de voyageur, de diplomate, d’homme du monde, d’homme politique ou d’homme de lettres ; je me souviens toujours de celui-là comme d’un modèle accompli de réunion, et les principales figures qui s’y dessinaient en demi-cercle, en face du feu, sont restées pétrifiées avec leurs costumes, leurs physionomies, leurs sons de voix, leurs gestes, leurs attitudes et leurs différentes natures d’esprit, dans ma mémoire et dans mes yeux.


XXXIII


C’était d’abord un vieil abbé vénérable et vénéré dans la province et au delà, avec une perruque fauve, une longue et grave figure de parchemin, une loupe énorme sur la lèvre inférieure, une pose de commandement, une voix de siècle sortant du fond d’une bibliothèque où l’on remue des in-quarto poudreux. Il s’appelait l’abbé Sigorgne ; il avait occupé, avant la révolution, quelque haute et souveraine fonction sur les prêtres du diocèse, dont j’ai oublié la nature et le nom. Il avait beaucoup écrit, et entre autres un livre intitulé le Philosophe chrétien, qui a encore une réputation de séminaire et de théologie. Il était prodigieusement savant dans toutes ces choses que personne ne se soucie de savoir aujourd’hui : blason, droít canon, questions de bénéfices ecclésiastiques, questions de casuiste, etc., mais il cultivait en outre avec succès les mathématiques, les sciences naturelles, la chimie. Les prêtres de ce temps-là ne ressemblaient en rien à ceux d’aujourd’hui ; ils étaient du monde : ceux de ce temps-ci sont du sacerdoce seulement ; c’est mieux, mais c’est autre chose. L’abbé Sigorgne avait été toujours du monde le soir, tout en étant de la science et de l’église le matin. Il avait voyagé, il avait habité longtemps Paris, il y avait été docteur en Sorbonne ; il avait fréquenté les salons de madame Du Deffant et de madame Geoffrin ; il y avait connu les écrivains et les philosophes du dix-huitième siècle. Ses rapports avec d’Alembert et Diderot n’avaient altéré en rien ses opinions religieuses. Il discutait avec eux sans les haïr, mais sans leur rien céder de ses convictions. Son caractère était une de ces trempés sur lesquelles tout glisse sans altérer le tissu de l’acier : doux au contact, ferme à frapper. Il avait eu avec Voltaire une correspondance, et avec Jean-Jacques Rousseau une discussion imprimée dans laquelle le philosophe de Genève et le philosophe de Mâcon s’étaient combattus en présence du public avec talent, politesse, dignité, estime mutuelle. L’abbé Sigorgne était naturellement fier de cette lutte avec un si célèbre adversaire. S’être mesuré avec Jean-Jacques Rousseau était une gloire même pour un orthodoxe et pour un vaincu. Il rejaillissait de tout cela une haute considération sur le nom de l’abbé Sigorgne dans son ordre et dans le pays. Sa vertu rehaussait encore sa renommée et sa vieillesse. Il donnait le matin, gratuitement, et pour le progrès seul de la science, des leçons dans sa bibliothèque aux jeunes gens d’espérance. M. Mathieu, l’astronome dont le nom illustre à son tour la science et le pays où il est né, fut un de ses disciples. L’abbé Sigorgne, malgré ses quatre-vingts ans passés, causait avec cette indulgence, seconde grâce de la vieillesse presque aussi touchante que la grâce de la jeunesse ; car, si l’une est une timidité, l’autre est une condescendance : toutes les deux intéressent. On l’écoutait avec déférence. Sa conversation était abondante comme un livre, divisée et distribuée comme un sermon ; on y sentait le professeur écouté ; mais il mêlait à l’enseignement une grande variété d’anecdotes sur les femmes et les hommes célèbres du dernier siècle, qui réveillaient puissamment l’attention. Il déridait aussi l’entretien par des citations de ses poésies et de ses couplets de société, essais malheureux qui sont restés dans ma mémoire comme les fameux vers de Malebranche. Il est presque impossible de faire comprendre à un savant-que la poésie n’est pas la rime. L’abbé Sigorgne, qui mourut longtemps après, laissa son nom à la rue de la ville qu’il avait habitée. Quand on n’a pas de famille, c’est quelque chose que de donner son nom à des pierres.


XXXIV


Un autre abbé, nommé l’abbé Bourdon, figurait tous les soirs dans le salon de mon oncle. Abbé de cour, ancien grand vicaire, homme de table et de boudoir dans sa jeunesse, homme d’aventure ensuite pendant une longue émigration, il avait fréquenté les salons du cardinal de Bernis et de madame de Pompadour plus que les salles de la Sorbonne. Gros, court, joufflu, goutteux, d’une figure qui avait dû être aussi agréable que spirituelle, il y avait en lui de l’abbé de Chaulieu plus que du prêtre martyrisé par une révolution pour sa foi. Mais le temps et le décorum des émigrations et des spoliations de bénéfices subies pour son état, lui en donnaient le maintien et la gravité. Il ne l’oubliait que dans la chaleur de la conversation et dans l’espèce d’enthousiasme que lui inspiraient le monde élégant et la bonne chère. Là, tous ses souvenirs de Paris, de cour, de noms historiques, d’exils illustres, se répandaient avec des flots de récits étincelants de sa mémoire. On comprenait qu’il eût été, quinze ou vingt ans auparavant, un des abbés les plus recherchés de ces salons de Versailles et de Paris où son âme vivait toujours. Les dévotes ne l’aimaient pas, comme un fâcheux vestige de l’ancien sacerdoce, mauvais à produire dans le nouveau. Mais son caractère, son habit et son orthodoxie officielle, prouvée par la persécution, les forçaient au silence, et il finissait par obtenir les apparences de la vénération. Il m’aimait beaucoup, et je ne me lassais pas de l’écouter raconter un monde sur lequel le rideau de la révolution s’était tiré, et dont il restait un des plus légers, des plus gracieux et des plus spirituels acteurs.

Un homme, mystère pour tout le monde, même pour mon oncle, qui le recevait tous les soirs, venait régulièment à ces réunions. C’était un vieillard aussi, mais un vieillard vert et fort, dont on supposait plus qu’on ne devinait les années. Sa physionomie était scellée comme un testament à triple sceau. Les yeux seuls étaient entr’ouverts plus pour observer les pensées d’autrui que pour laisser lire dans les siens. Son attitude était gênée et contrainte : on voyait qu’il se sentait mal à sa place dans un monde supérieur à lui par la fortune et par la naissance. Ses habits étaient pauvres, négligés, presque sordides ; il paraissait susceptible et fier naturellement ; mais, comme le cynique d’Athènes visitant Platon, il foulait le tapis d’orgueil du maître par un orgueil plus grand encore. Tout son passé était une énigme. On ne savait ni quelle était sa famille, ni quelle était sa patrie. On savait seulement qu’il vivait l’hiver dans une mansarde d’un quartier pauvre de Mâcon, ayant pour toute société un chien, une chèvre et quelques livres. La chèvre le nourrissait, le chien l’aimait, les livres l’entretenaient des siècles et du monde. L’hiver écoulé, il allait vivre dans un village des montagnes du Mâconnais, appelé Bussières, à côté de Milly, chez deux demoiselles d’un âge déjà mûr, aussi solitaires et aussi étranges que lui. Personne n’entrait jamais ni dans leur petite maison aux volets toujours demi-clos, ni dans leur jardin entouré de hautes murailles. Quand je passais à cheval par un petit sentier qui longeait cet enclos, et que je m’élevais sur mes étriers pour voir dans le jardin, j’apercevais quelquefois ces trois sauvages civilisés groupés avec leurs animaux, ramassant de l’herbe pour la chèvre, ou lisant au soleil sur le gazon d’une allée. On avait une impression de mystère inexplicable en regardant cette maison. Était-ce une parenté ? Était-ce une liaison ? Était-ce une secte ? Les voisins, même les plus rapprochés et les plus curieux, n’ont jamais pu le deviner.

Ce vieillard s’appelait M. de Valmont. Il parlait rarement, mais il parlait avec une maturité de sens, une connaissance des choses et une propriété de termes qui faisaient faire silence dès qu’il entrouvrait les lèvres. Il ne cachait pas qu’il avait été employé dans les hautes missions diplomatiques secrètes par les ministres de Louis XV, et peut-être par ce roi lui-même, qui avait une diplomatie en dehors de ses ministres ; on savait aussi qu’il avait habité Constantinople, l’Italie, et surtout la Russie et la Prusse.

Il racontait le grand Frédéric, aussi bien que Voltaire et les philosophes de la colonie de Potsdam pouvaient le raconter eux-mêmes. La conversation ne tombait jamais sur ce roi, sur ce temps, sur cette cour, sans que M. de Valmont ne l’intéressât et ne l’enrichît aussitôt des récits les plus intimes et les plus neufs. C’était une chronique vivante des soupers philosophiques du roi de Prusse, des amours babyloniens de la grande Catherine, et des mœurs mêmes du sérail. Quant à la politique de la France et du moment, il n’en parlait jamais. On était à une époque de réaction religieuse et aristocratique de l’opinion contre les principes de la révolution française. On voyait à sa physionomie, à son silence et à son sourire mal contenu, quand la conversation tombait sur ce sujet, qu’il était resté ferme dans la philosophie de sa jeunesse, et qu’il avait intérieurement pitié de ce commencement du dix-neuvième siècle, qui répudiait tout l’héritage du siècle précédent, sans choisir entre la liberté et la servitude, entre la raison et l’impiété.

On l’écoutait avec intérêt, mais avec une certaine défiance. Quelques personnes avaient d’abord reproché mon oncle de l’admettre à cette intimité d’entretiens très-libres sur le gouvernement ; elles craignaient qu’il ne fût un observateur politique soldé en secret par la tyrannie ombrageuse de Bonaparte. Sa mort, qui arriva peu de temps après, prouva bien que ces soupçons étaient des chimères. Je le vis mourir à l’hôpital de Mâcon, sur un grabat, ayant toute sa richesse sur une chaise au pied de son lit, avec son chien blanc. Mon oncle m’y conduisit, il allait lui offrir un asile et des secours. M. de Valmont refusa tout avec des larmes de reconnaissance, mais avec la dignité fière d’un stoïcien. Il me pria seulement, comme le plus jeune, d’avoir soin, après lui, du pauvre animal qui lui tenait compagnie jusqu’a l’agonie. Il y touchait : il mourut le sur lendemain.


XXXV


Un des hommes les plus remarquables de cette société du soir était un gentilhomme franc-comtois, marié it Mâcon, nommé M. de Larnaud. C’était un homme d’une taille colossale et d’une voix tonnante, quoique d’une physionomie très-intelligente et très-douce ; un ancien Germain aux cheveux blonds et aux yeux bleus, plongé dans la civilisation moderne. Je n’ai jamais vu réunies dans une même nature et à plus grandes doses deux qualités qui, ordinairement, sont exclusives l’une de l’autre : l’érudition de l’esprit et la fougue de l’imagination. Il savait tout, et il passionnait tout. Jeune, riche et oisif au moment de la révolution, il s’y était précipité avec les délires d’une belle âme enivrée de ses espérances pour l’humanité. Il avait brûlé ses vaisseaux alors avec le trône, l’aristocratie, les superstitions du passé. Il n’avait pas été jusqu’au crime, parce qu’il était la conscience, la vertu désintéressée et l’humanité mêmes ; mais il avait été jusqu’aux vertiges, et l’on citait encore dans le pays et à Paris les exaltations d’actes et de discours qui avaient signalé son fanatisme de cœur dans les premières cérémonies populaires de 89, de 90 et de 91. Homme de bonne foi, il ne les reniait pas ; une âme comme la sienne, qui n’a rien à cacher, n’a rien à désavouer. Il disait simplement, comme le poëte Alfieri, témoin des orgies sanglantes de 1793 : « Je connaissais les grands, je ne connaissais pas le peuple. Je me repens d’avoir cru les hommes meilleurs qu’ils ne le sont. Si c’est un crime, c’est le crime d’une âme honnête ! »

C’était l’âme de M. de Larnaud. Aussitôt après le 10 août et les persécutions contre la famille royale, il s’était rangé avec la même passion du parti des victimes. Il s’était lié avec les Girondins, avec madame Roland, avec Vergniaud surtout, pour partager leurs dangers et leur gloire. Il était intarissable sur ces hommes que la révolution avait dévorés parce qu’ils osaient lui disputer ses crimes. Il était resté fidèle à leurs doctrines de sage et pure liberté. Il ne gémissait pas sur leur échafaud, qui était leur piédestal pour l’histoire, mais sur le vote de quelques-uns d’entre eux, conlre leur conviction, de la mort du roi pour sauver le peuple. Il savait qu’on sauve souvent une nation par un martyre, jamais par un crime. C’est M. de Larnaud qui a le premier imbu mon imagination de ces grandes scènes, de ces grandes physionomies, de ces grands noms, de ces grandes éloquences de la seconde période de la révolution, laquelle il avait participé, qu’il peignait en traits de feu, et que je devais peindre moi-même longtemps après dans une page d’histoire : les Girondins.

Il n’avait pas moins d’enthousiasme pour la littérature et pour la poésie que pour la politique. Compatriote et camarade de Rouget de Lisle, auteur de la Marseillaise ; ami et admirateur de Nodier, de Chénier, de Delille, de Fontanes ; assistant à toutes les séances des académies, membre de tous les cercles, suivant tous les cours, visiteur de tous les salons, assidu à tous les théâtres, c’était l’éponge intelligente des deux siècles, mais une éponge qui retenait tout, une mémoire qui ne perdait rien, une expression et un geste qui faisaient tout entendre et tout revoir : prose, vers, anecdotes, physionomies, discours, scènes, citations ; on retrouvait l’antiquité, le passé, le présent dans son entretien ; on n’avait qu’à feuilleter. Dictionnaire universel relié sous forme humaine, toute la cendre de la bibliothèque d’Alexandrie contenue dans le crane d’un homme vivant ! Il remplissait à lui seul ce salon. Il m’aima promptement à cause de ma jeunesse, de ma curiosité, de mon attention à l’écouter, de l’enthousiasme que sa passion allumait dans mon regard. Bien qu’il eût trente ans d’avance sur moi dans la vie, il me croyait de son âge et je me sentais du sien, car il était de ces natures qui ne vieillissent pas, même dans leur caducité, et j’étais de celles qui devancent la vieillesse par la réflexion. Il me traitait en égal d’années et d’intelligence. Il venait souvent, le matin, achever dans ma chambre la conversation de la veille. Il se livrait plus librement, alors, à son inspiration intime ; il découvrait les cendres de son enthousiasme pour les grands hommes et les grandes choses du commencement de la révolution, qu’il osait moins soulever chez mon oncle, en présence de mes tantes pieuses et de quelques gentilshommes royalistes et émigrés. Le philosophe réapparaissait sous l’homme du monde. Son antipathie contre l’empire et contre cette oppression muette de la pensée éclatait en foudres de paroles qui grondaient éternellement dans son sein. Il me récitait les imprécations de Chénier et celles de Nodier contre le mutisme de l’époque :

Que le vulgaire s’humilie
Sous les lambris dorés du palais de Sylla,
Au-devant du char de Julie,
De Claude ou de Caligula ! etc., etc.

Il me continua la même amitié jusqu’à ses derniers jours, et sa mémoire est une de celles qui me repeuple de plus de souvenirs et de plus de regrets les rues maintenant désertes pour moi de cette petite ville, qu’il animait de son pas et qu’il remplissait de sa voix.

A côté de lui s’asseyaient ordinairement, dans le même salon, deux habitués d’un caractère et d’un entretien également ; attachants pour un jeune homme. C’étaient deux émigrés, officiers de marine.

L’un était le marquis Doria, qui fut plus tard longtemps et honorablement député de Mâcon. Nature italienne par la fécondité, la mobilité, l’élocution, l’abondance ; française, par la franchise, la noblesse, la cordialité, le désintéressement, le patriotisme. Il parlait beaucoup, il causait bien, il écoutait mieux ; il lisait immensément, il jugeait avec réserve et avec froideur. C’était un de ces esprits justes, fins, éclectiques, observateurs des convenances, même en matière d’idées, qui n’osent rien seuls et qui ont besoin de sentir leur pensée dans beaucoup d’autres têtes pour la professer tout haut. On pourrait dire d’eux que ce sont les hommes de bonne compagnie dans la société des intelligences ; ils écoutent, ils regardent, ils lisent leur journal le matin et se laissent rédiger leur opinion comme il se laissent couper leur habit par leur tailleur. Cette réserve d’esprit venait, chez le marquis Doria, de modestie et non de stérilité ; c’était un homme d’un commerce très-lettré et très-agréable : une bonne fortune de tous les soirs dans une ville écartée du centre. Son caractère était plus charmant et plus sur encore que son esprit : la chevalerie antique dans la grâce moderne, les formes de cour sur un fond de vertu. Il n’avait jamais été révolutionnaire. Sa naissance et son titre de chevalier de Malte le rangeaient dans la haute aristocratie. Mais il comprenait parfaitement que l’avenir dépouillait les aristocraties immobiles et héréditaires comme l’arbre son écorce, et que s’il y avait un préjugé légitime et favorable pour les noms, il n’y avait plus de rang que pour les esprits. Comme royaliste constitutionnel, il partageait la haine d’opinion de cette société contre l’empire.

L’autre était un de nos parents et un de nos amis les plus intimes, camarade du marquis Doria dans la marine, émigré à dix-huit ans comme lui, ayant vécu pendant longues années de cette vie d’aventures de l’émigré qui aiguisé l’esprit, assouplit les idées, diversifie les mœurs, et donne à la vie d’un simple gentilhomme de province l’originalité et l’intérêt d’une odyssée. Il s’appelait M. de Saint-L… J’efface le nom parce qu’il vit encore.) Sa conversation avait la variété et le pittoresque des récits de camps, de voyages, de navigations, de fortunes et d’infortunes diverses dans les péripéties des longs exils. Soldat, marin, courtisan, voyageur, marchand, il avait eu tous les rôles à l’étranger en un petit nombre d’années. Il racontait avec imagination ; il savait l’Europe des salons, des armées et des cours, comme on sait sa rue. Ses récits, quelquefois brodés, toujours intéressants, entrecoupaient à propos les discussions littéraires ou politiques. Il était l’épopée courte et accidentelle de ces dialogues. En outre, il était d’une belle figure, encore jeune ; il lisait avec intelligence et avec sentiment ; il savait par cœur les tragédies de Racine et de Voltaire ; il les déclamait à l’imitation des plus grands acteurs. On pouvait soupçonner que, parmi les talents divers qu’il avait exercés pendant son émigration, pour se soustraire à l’indigence de l’exilé, celui de lecteur ou de récitateur de poésie française dans les cours d’Allemagne avait été une des ressources de son esprit.

Le reste de cette société se composait d’autres parents ou amis de la maison qui se choisissaient d’eux-mêmes par la conformité d’opinions, de goût pour la conversation sérieuse, pour la littérature, la science ou l’art. Deux frères, émigrés rentrés, cousins de la famille, M. de Davoyé et M. de Surigny, tous deux distingués, le premier par l’esprit cultivé et par la passion politique, le second par un rare talent de peintre, y venaient assidûment. Tous les hommes éminents du pays dans le barreau, dans la médecine, dans l’agriculture, qui cultivaient en même temps leur esprit, ou qui aimaient cette culture dans les autres, étaient admis et recherchés dans ce salon. C’était une oasis dans cette aridité des sociétés de province, un souvenir vivant de ces réunions d’hommes lettrés, oisifs et insouciants de la vie vulgaire que Boccace montre rassemblés par attrait ou par hasard dans quelque villa de la Toscane, autour de Florence ou de Fiesole.


XXXVI


Quoique je n’y jouasse, à cause de ma jeunesse, aucun autre rôle que celui d’auditeur timide et silencieux, on conçoit que ces heures de soirées ainsi passées à entendre des hommes distingués parler librement de toutes choses me consolaient un peu de la tristesse de la résidence et de la journée. J’y puisais de plus ce sentiment d’opposition raisonné à l’opposition brutale du gouvernement militaire, cette indépendance d’idées et cette dignité de résistance sans faction aux partis triomphants, qui étaient l’âme de ces entretiens, comme ils étaient l’âme de mon père et de mon oncle. L’ennui me ressaisissait à la porte.


XXXVII


L’ennui était alors le mot de ma vie, le mal incurable de mon âme. Je ne sentais plus tant la douleur ; elle avait brûlé en moi toutes les fibres sensibles. Mon cœur s’était ossifié, du moins je le croyais ; mais je sentais le vide, un vide que rien ne pouvait remplir, un vide si profond et si vaste qu’il aurait englouti un monde. Je n’aimais rien, je ne voulais rien aimer, je n’avais rien à aimer d’amour. L’absence totale d’intérêt dans ma vie habituelle était telle, pendant ces mois de printemps et d’été passés ainsi forcément à Mâcon, que je cherchais inutilement les moyens les plus puérils et les plus mécaniques de passer les heures éternelles. Il y avait à l’hôpital de la ville un vieil émigré infirme, ancien camarade de mon père dans son régiment, rentré depuis peu de temps d’Angleterre. Il était privé de l’usage de ses jambes ; il n’avait pour toute fortune qu’une petite pension que lui faisait sa famille pour son entretien et pour celui d’un vieux domestique, son compagnon d’émigration et de malheur. Il s’appelait le chevalier de Sennecey. Mon père, qui l’aimait beaucoup, m’y mena un jour. Son isolement n’intéressa, j’y retournai. Il était simple d’esprit, comme un soldat qui n’a connu de la vie que son cheval et son sabre ; mais il était sensible, bon, affectueux. Il me recevait comme les solitaires forcés, désertés du monde, reçoivent ceux qui viennent par charité ou par amitié diversifier un peu leur solitude. On voit sur leur visage se répandre le rayon intérieur de leur joie secrète. On sent le plaisir qu’on leur fait, on s’attache soi-même à eux par le bonheur qu’on leur apporte. Je m’attachai ainsi à ce pauvre homme.

Tous les jours, après le dîner de famille et après une promenade solitaire derrière les monotones jardins de cet hôpital, j’y entrais ; je traversais les files de convalescents assis sous le portique, j’entrevoyais les longues rangées de lits blancs des salles et la lueur éternelle des cierges qui brûlent au centre de l’édifice, sur l’autel qu’on aperçoit de tous ses rayons ; je montais le large et sonore escalier, où je rencontrais les sœurs hospitalières dans leur costume de pieux service ; je suivais un immense corridor à l’extrémité duquel se trouvait la petite porte de la cellule du pauvre chevalier.

Je le trouvais assis à côté de sa fenêtre, devant son établi d’horloger, comme ces chartreux dont j’avais visité autrefois la petite chambre, le petit jardin et le petit laboratoire ; diversion obligée de l’homme qui a besoin, sous peine d’ennui mortel, de travailler ou de corps, ou d’esprit, ou des deux tour à tour ; c’est sa loi.

Le chevalier de Sennecey, pour vivre à Londres pendant une longue émigration de douze ans, avait appris l’état de bijoutier et d’horloger. Il y avait ajouté l’état de tourneur, afin de faire lui-même les boîtes, les tabatières, les écrins, les étuis des portraits qu’il montait, des montres qu’il fabriquait. Il était adroit et patient comme un homme qui, ayant perdu la faculté de se servir de tous ses membres, concentre dans ceux qui lui restent tout ce qu’il a d’activité et d’énergie. Son travail l’avait largement soutenu à Londres, et il avait même soutenu, du seul travail de ses mains, plusieurs de ses compagnons d’infortune doués de moins de talent et de bonheur que lui.

Depuis qu’il était rentré en France, rappelé par cet attrait irréfléchi du pays qui devient malaise chez le Français, et qui ne lui permet presque jamais de jouir de son bien-être sous un autre ciel, le chevalier de Sennecey avait continué son état. Mais il l’exerçait gratuitement pour les sœurs de l’hôpital, pour les malades, pour ses amis et ses connaissances dans la ville, qui empruntaient ses talents d’horloger ou de bijoutier. Il passait sa journée entière à démonter, à remonter des pendules, des montres, à encadrer des miniatures, à tourner en métal ou en ivoire des ornements ou des parures de femme. Il prenait son métier au sérieux, bien que ce métier ne fût plus pour lui qu’un divertissement ; il allégeait sa solitude. De temps en temps, un vieux camarade d’émigration ou de régiment venait charitablement passer une heure avec lui, pour causer de l’armée de Condé, du comte d’Artois, du duc d’Enghien, ou du prince régent d’Angleterre, la providence des émigrés.

L’attrait que j’éprouvais pour cet excellent homme, le sentiment des heures de distraction que ma présence et ma conversation lui donnaient, et enfin le désœuvrement qui met les pas de demain sur ceux d’hier, me ramenaient régulièrement tous les jours à l’hôpital. A force de voir limer la lime, serrer l’écrou, tourner le tour, pivoter le poinçon, grincer la scie d’acier, je voulus travailler aussi moi-même. Le chevalier m’enseigna l’horlogerie et le tour. Je maniais ses outils sous sa direction, je préparais, je dégrossissais le bois ou le cuivre ; il y donnait le dernier fini. Nos conversations, bientôt taries une fois qu’il m’eut dévidé l’écheveau de ses souvenirs un peu monotones, se soutenaient ainsi à peu de frais, grâce à notre commune occupation. On n’entendait dans sa chambre que le bruit uniforme de la corde à boyau qui sifflait sur la poulie du tour, le frottement de la râpe ou du polissoir sur le bois, les coups réguliers du petit marteau d’acier sur l’or ou sur l’argent concave des boîtes de montres, quelques mots rares et courts échangés entre nous, ou le chant à demi-voix de l’homme qui distrait son oreille en se servant de ses mains. Notre atelier, au midi, éclairé d’une large fenêtre à balcon, était inondé de lumière et retentissait d’un murmure de vie. Ce travail, ce murmure, cette lumière, cette monotonie occupée, ce pauvre infirme soulageant ses maux et abrégeant ainsi sa journée par la fatigue, m’apaisaient et m’assoupissaient à moi-même mon propre ennui. J’avais fini par prendre une véritable amitié pour le chevalier. Il était devenu une des heures de ma journée..l’y dînais quelquefois, comme le compagnon avec le maître. Ces dîners, servis à l’heure du repas de l’hospice et tirés de la marmite commune, consistaient toujours et uniquement en deux rations de bœuf bouilli, sec et maigre, coupées carrément en deux petites tranches, comme celle de l’ordinaire du soldat ; des fruits secs et une bouteille de vin de l’hôpital complétaient le repas. Nous nous remettions à l’ouvrage aussitôt après. Quand le jour baissait, nous rangions avec soin l’établi, les outils dans les tiroirs ; je balayais les copeaux de bois ou les limailles de fer qui jonchaient le plancher, et nous causions un moment. Tout l’esprit du chevalier était dans son cœur. Excepté des sentiments et des aventures, il n’y avait rien à en tirer. Mais c’est avec cela qu’on fait les épopées. Tout homme simple est un poëme pour qui sait le feuilleter. L’intérêt est dans celui qui écoute, bien plus que dans celui qui raconte. Il ne m’ennuyait jamais.

Qu’on se figure cependant, un jeune homme de vingt ans, ayant déjà goûté des calices, épuisé des ivresses et des larmes de la vie, fermentant d’imagination, consumé de passions ou à peine écloses ou mal éteintes, dévorant le monde par la pensée, et réduit pour toute occupation de ses journées à tailler des morceaux de bois et à limer des morceaux de métal dans l’atelier d’un vieil invalide, sans autre charme d’esprit que son malheur et sa bonté !


XXXVIII


J’avais un autre ami cependant que je ne pourrai jamais oublier, tant il m’aimait et tant il descendait avec indulgence et avec grâce du haut de ses années pour se placer au niveau de ma jeunesse.

C’était un vieillard beaucoup plus âgé que le chevalier de Sennecey, le plus jeune et le plus gracieux vieillard que j’aie jamais vu dans ma vie. Il était l’amour, l’adoration de toute la ville, et greffé pour ainsi dire par sa bienveillance tendre et universelle sur toutes les familles, dont il semblait être membre par le cœur, bien qu’il y fût tout à fait étranger par la parenté. Il avait été l’ami et le mentor de mon père dans ses plus jeunes années. Il avait plus de quatre-vingts ans. Il n’avait jamais été marié. Il vivait seul d’une rente viagère de quelques mille livres, dans une médiocrité élégante et dans ce luxe d’arrangement et de bien-être habituel aux célibataires. Il avait été très-beau et il était encore, car c’était une de ces beautés de sentiment qui subsistent tant que le cœur envoie un rayon de bonté sur la figure. Riche, indépendant, recherché du grand monde, aimé des femmes dans sa jeunesse, il avait généreusement et noblement prodigué de bonne heure une assez grande fortune à ses amitiés, à ses amours, à ses voyages. Il s’était arrêté à temps sur les limites où la fortune qui finit touche à la ruine qui commence. Il avait placé le peu qui lui restait à fonds perdu. Il s’était arrangé une jolie retraite dans un petit appartement, sur un petit jardin, au centre de la ville. Il y vivait, le matin, dans sa bibliothèque, sauvée tout entière de ses désastres ; le jour, en visite chez ses innombrables amis ; le soir, dans les salons ouverts de la ville ; l’été et l’automne, dans les maisons de campagne des environs. Il s’appelait Blondel. Il avait une chambre marquée de son nom dans tous les châteaux, un couvert à toutes les tables dans les réunions de famille. C’étaít l’hôte recherche de tout le monde. Les enfants mêmes le connaissaient.

Il m’avait aimé tout petit. Quand je revins de collège, de Paris, de voyage, il m’aima davantage encore. Ma figure lui plaisait parce qu’elle lui rappelait, disait-il, celle qu’il avait a mon âge. Il bâtissait d’avance de grandes espérances’sur mon avenir. Il déplorait l’obstination de mon oncle à me retenir oisif dans cette prison domestique d’une petite ville. Il aurait voulu qu’on m’ouvrît l’horizon de la vie active. Il me croyait capable d’agrandir dans la carrière militaire, la seule qui fût alors, la modeste considération de mon nom. Il gémissait de me voir m’éteindre entre quatre murs. Sa bourse m’était ouverte, toute tarie qu’elle fût, toutes les fois que j’avais un voyage à faire, un ouvrage à me procurer. Sa bibliothèque était la mienne ; j’y passais des matinées avec lui. Il me gardait souvent à dîner ; il m’entretenait avec cette confiance sérieuse d’un homme qui oublie l’inégalité qu’une différence de soixante années met entre les esprits. Mais il était pour moi un livre charmant, et, qui plus est, un livre aimant. Les heures, avec lui, ne me paraissaient jamais longues. Il n’avait rien du découragement et de la morosité de l’âge avancé. C’était un Aristippe de la vie humaine, toutes les années lui convenaient. Il ne voyait que le côté favorable des choses et des caractères. La nature avait complètement oublié le fiel dans la composition de son être. Optimisme vivant, sa philosophie, qu’il entretenait par la lecture et par la réflexion, était celle du dix-huitième siècle, tempérée par un grand sentiment de la Providence, philosophie qui s’en rapporte au créateur de la créature, et qui a pour morale le quod decet des anciens, la convenance, cette morale de ceux qui ne veulent rien choquer. En politique, il était indifférent ; il ne croyait pas qu’un système valût la perte d’un ami. Tel était le charmant vieillard qui vécut encore douze ans après l’époque dont je parle, et qui reflétait sur moi la douce lueur d’un autre siècle. La poésie de la vieillesse ne m’a jamais mieux apparu qu’en lui ; une vie qui se couche dans la même sérénité et dans la même rosée où elle s’est levée à son matin.


XXXIX


Voici ce qu’était alors cette charmante petite ville : mon oncle, l’abbé Sigorgne, M. de Larnaud et cinq ou six hommes lettrés du pays y avaient, récemment encore, jeté les fondements d’une institution de nature il y accroître et à y perpétuer le goût des sciences, des arts et de la haute littérature. Ils y avaient institué une académie. Cette académie avait donné un petit centre et un motif d’activité locale à tous les talents épars et oisifs de la ville et de la province environnante. Tous les mois, les trente ou quarante membres de cette académie se réunissaient en séance, dans la bibliothèque de la ville, lisaient des rapports, des recherches, des projets d’amélioration agricole, se donnaient des motifs de travail, de discours, de compositions littéraires, quelquefois même de poésie. Une douce émulation s’établissait ainsi entre ces hommes que l’inertie aurait stérilisés. Ils ne s’exagéraient pas l’importance de leurs travaux, ils ne visaient à aucune gloire extérieure ; ils tiraient le rideau de la modestie sur eux. Ils avaient pour mot d’ordre : le beau, le bon, l’utile désintéressés. Cette institution, qui commençait et qui a conservé longtemps le même esprit, s’est illustrée depuis par l’adjonction successive de plusieurs noms éclatants, et par une succession non interrompue d’hommes d’élite. En les groupant, il n’est pas douteux qu’elle ne les ait multipliés. L’académie de Mâcon a remplacé pendant plusieurs années cette académie de Dijon, foyer littéraire de la Bourgogne, berceau du nom de Jean-Jacques Rousseau et de Buffon.

Malgré mon inexpérience et mes années, mon oncle voulut m’y faire recevoir. On m’y reçut sous son patronage, à cause de lui et non à cause de moi. J’y fis un discours de réception, ma première page littéraire publique, sur les avantages de la communication des idées entre les peuples par la littérature. J’ai retrouvé, il y a peu de temps, le manuscrit de ce premier discours, et je l’ai brûlé après l’avoir relu, pour bien effacer les traces du chemin banal par où j’avais conduit ma pensée. Depuis, j’ai été un membre peu assidu, mais fidèle de ce corps littéraire qui avait daigné m’accueillir par anticipation sur le temps et sur la renommée. Je lui devais plus que des heures de gloire, je lui devais des heures d’amitié.


XL


Quant aux jeunes gens de mon âge à cette époque, aucun rapport de vie, de goûts ou d’études ne m’attirait vers eux ou ne les attirait vers moi. A l’exception de trois d’entre eux, dont j’avais été le camarade de collège, je n’en fréquentais aucun. Ils s’occupaient de plaisirs, de festins, de bals, de chasses. J’étais trop triste pour m’évaporer à ces joies. Je n’en connaissais point qui cultivât alors sa pensée. L’empire matérialisait toute la jeunesse qu’il ne consommait pas dans ses camps ou dans ses antichambres. La noblesse combattait ou chassait ; la bourgeoisie buvait ou mangeait ; la pensée s’était réfugiée dans les professions libérales. Le barreau, la médecine, la magistrature, comptaient quelques hommes de goût intellectuel. Ce fut parmi les avocats et les médecins que se conserva quelque étincelle du feu sacré de la France, le sentiment littéraire. C’est toujours celui-là qui rallume le feu sacré de la liberté. Le hasard me fit rencontrer un jour, dans une de mes promenades solitaires hors de la ville, un jeune avocat né dans le Jura, et établi récemment à Mâcon. Je le connaissais seulement de nom et de visage, parce qu’on me l’avait montré du doigt dans les rues comme un homme d’espérance dans le barreau. Il avait entendu parler de moi aussi comme d’un jeune homme qui, au milieu de la trivialité de vie de la jeunesse du lieu, se sentait une âme, et cultivait plus ou moins heureusement ce germe étouffé dans tous. Il avait en ce moment un chien sur ses traces ; le mien ne me quittait jamais. Les deux chiens s’abordèrent, grondèrent, jouèrent ensemble, et forcèrent ainsi leurs maîtres à s’aborder.

Après l’échange de quelques paroles de circonstance entre deux promeneurs qui désiraient également une occasion de se rencontrer, la conversation s’engagea entre nous sur les livres, la littérature, la poésie. Je trouvai avec bonheur dans M. Bonot (c’est ainsi qu’il s’appelait) une imagination naïve et fraîche, une mémoire riche de tous les souvenirs classiques, une passion désintéressée du beau qui allait jusqu’à l’enthousiasme, un besoin d’admirer qui révèle en général le besoin d’aimer ce qu’on admire et l’impossibilité de l’envie. Les longues haies de buissons en fleur qui ombragent encore aujourd’hui les chemins creux des prairies de Mâcon, entre le joli village de Saint-Clément et la Saône, entendirent longtemps notre entretien, qui se prolongeait avec une surprise et un charme mutuels. Nous nous séparâmes ce soir-la, et, sans nous être donné de rendez-vous, nous nous y retrouvâmes le lendemain, et souvent ensuite aux mêmes heures. N’ayant aucune occasion de nous rencontrer dans les salons, nous prîmes pour salon cette riante nature. Nous descendions et nous remontions nonchalamment le cours de la Saône, aussi paresseux que nos pas, aussi rêveur que nos imaginations, aussi murmurant que nos lèvres. En quelques jours nous étions liés, en quelques années nous fûmes amis. Les années et les années coulèrent ensuite sur notre amitié comme l’eau de la pluie sur les vieux murs, en consolidant leur ciment, en les revêtant de mousses et de lierres qui parent leur vétusté. Souvent absent de ce pays de ma naissance, même après que la mort y avait desséché toutes mes racines de famille, je savais que quelqu’un attendait mon retour, suivait de l’œil mes vicissitudes, combattait du cœur les envies, les haines, les calomnies, qui rampent sur le sol de notre berceau, hélas ! comme autour de la pierre de nos tombes, et prenait pour lui en joie tout ce qu’il y avait d’heureux dans ma vie, en douleur tout ce qu’il y avait de triste.

Une dernière fois je suis revenu à Mâcon ; il n’y était plus ! Mon nom, associé aux noms de sa femme et de ses deux enfants, avait été mêlé sur ses lèvres à ses derniers soupirs. Pendant que la mort m’enlevait ainsi un de mes derniers amis sur mon sol natal, l’adversité déracinait du sable des cœurs faibles les amitiés sur lesquelles je devais compter.


XLI


Mais ces désœuvrements trompés de ma vie, pendant les séjours de mon père et de ma mère à la ville, ne suffisaient pas pour faire évaporer les tristesses, les mélancolies et l’insupportable ennui que les murs de la ville, et d’une ville quelconque, ont toujours exhalés pour moi. Je hais les villes de toute la puissance de mes sensations, qui sont toutes des sensations rurales. Je hais les villes, comme les plantes du Midi haïssent l’ombre humide d’une cour de prison. Mes joies n’y sont jamais complètes, mes peines y sont centuplées par la concentration de mes yeux, de mes pas, de mon âme, dans ces foyers de regards, de voix, de bruit et de boue. J'analyserais et je justifierais en mille pages cette impression des villes, ces réceptacles d’ombre, d’humidité, d’immondices, de vices, de misère et d’égoïsme, que le poëte Cowper a définis si complètement pour moi en un seul vers :

C’est Dieu qui fit les champs, c’est l’homme qui fit les villes.


XLII


Enfin arriva l’heure d’en sortir et de retrouver, avec ma mère et mes sœurs, l’asile de notre cher et pauvre Milly. Ma mère et mes sœurs partageaient mon sentiment en rentrant dans ces vieux murs, dans ce jardin, dans ce creux de montagne, dans ces sentiers, dans ces petits prés ombragés de saules au bord de ces ruisseaux entrecoupés d’écluses et de moulins.

La paix rentrait dans mon cœur par toutes les fentes de ce ciel, par toutes les bouffées de cet air libre, par toutes les palpitations de ces feuilles, par tous les gazouillements de ces eaux. Ma mère, heureuse, sereine comme nous, y puisait de plus, dans son allée de charmille, cette piété sensible et lyrique qui faisait chanter éternellement son âme, ou qui plutôt était la seconde âme de cette femme, véritable instrument d’adoration !

Elle y reprit ses habitudes de recueillement, interrompues par la société et la charité, qui se disputaient trop ses heures à la ville. Elle y continuait à mes sœurs, dans les livres d’étude, sur les sphères, sur le piano, devant les modèles de sculpture chaste ou de dessin, les leçons de leurs maîtres. Elle y visitait après ces leçons les malades ou les indigents avec ses filles. Elle y passait ensuite les heures tièdes de l’après-dîner, sur le banc sous les tilleuls, en travail des mains, en lectures à voix basse, en causeries avec quelques bons voisins de campagne qui venaient la visiter de loin, quelquefois en promenades avec nous et en visites à pied dans le voisinage. Ce voisinage était animé, amical, presque une parenté générale entre tous ceux qui l’habitaient. On eût dit qu’elle avait répandu de son âme la simplicité, la candeur, l’affection sur toute la contrée. Elle était en effet pour beaucoup dans cette harmonie générale des cœurs qui s’ouvraient tous devant sa grâce et sa beauté. Il n’y avait pas d’ombre dans l’esprit qui ne s’éclairât quand elle paraissait. Elle réconciliait tout en elle ; c’était la femme de paix. Une haine dans l’âme de quelqu’un contre quelqu’un l’affligeait presque autant qu’une haine qu’elle aurait sentie naître dans son propre cœur : elle n’avait pas de repos qu’elle ne l’eût dissipée. On l’appelait, parmi les paysans, la justice de paix de l’amitié. Le curé disait : « Ce n’est pas la justice de paix, mes amis, c’est bien mieux : c’est la justice d’amour ! c’est l’Évangile que je vous prêche et qu’elle vous montre en visage et en action. Si vous ne voulez pas n’écouter, regardez-la ! sa grâce est si belle qu’elle vous fera comprendre la grâce de Dieu ! »

Ce curé-la était le curé de Bussières, cet abbé Dumont qui m’a servi de type dans le poëme de Jocelyn, et qui devint mon ami plus tard. Il n’avait pas la piété de ma mère, mais il avait l’enthousiasme de sa vertu.


XLIII


Les deux villages, dans le voisinage de Milly, où ma mère dirigeait le plus souvent et le plus naturellement ses pas, étaient Bussières et Pierreclos. Le château antique et pittoresque de Pierreclos était habité par le comte de Pierreclos, ancien seigneur de toute cette gorge à la naissance des montagnes de Saint-Point. Figure des romans de Walter Scott dans un pays parfaitement semblable de physionomie à l’Écosse ; vieillard illettré, rude, sauvage, absolu sur sa famille, bon au fond, mais fier et dur de langage avec ses anciens vassaux, qui avaient saccagé sa demeure pendant les premiers orages de la révolution, ne comprenant absolument rien ni à la marche, ni aux idées de son siècle, ou plutôt ne sachant pas ce que c’était qu’idée ; treizième siècle empaillé dans un homme ; bizarre, original, grotesque de costume autant que d’esprit, et de plus goutteux, ce qui ajoutait encore à l’âpreté de son humeur ; mais aimant le monde, gourmand, voluptueux, tenant table ouverte, et accueillant bien dans son château non-seulement ses voisins, mais tous les aventuriers d’émigration, de guerre civile, de Vendée ou d’aristocratie qui se recommandaient du titre de royalistes. Il avait perdu sa femme de bonne heure. Sa famille se composait de son frère cadet vieillissant à la maison comme son premier domestique, d’une vieille sœur, veuve, appelée madame de Moirode, femme aussi étrange de costume et d’habitudes que lui, mais d’un esprit piquant et inattendu. Elle habitait dans le vaste salon démeublé de son frère une espèce de tente roulante avec un ciel de lit et des rideaux pour se garantir du froid ; elle ouvrait ses rideaux et faisait rouler sa tente vers la table de jeu quand l’heure du reversis ou du trictrac sonnait, et elle sonnait avec le jour, car depuis huit heures du matin on jouait au château jusqu’à midi, heure du dîner. Après diner, on se remettait au jeu jusqu’à quatre heures ; on se promenait alors un moment sur les hautes terrasses qui dominent les prairies et les champs. Le maître du château, armé d’un porte-voix, donnait ses ordres du haut de ces terrasses à ses bergers et à ses laboureurs dispersés dans la vallée ; puis on rentrait au salon et l’on se remettait au jeu jusqu’au souper, et ainsi de suite tous les jours de l’année. Il n’y avait que deux livres dans tout le châteaux le compte rendu de M. Necker, ennuyeux budget raisonné des finances pour servir de texte aux états généraux, et l’almanach de l’année courante sur la cheminée. C’est avec ces deux livres que le comte de Pierreclos nourrissait l’intelligence de deux fils et de cinq filles. L’un des deux fils, qui avait déjà trente-six ou quarante ans, était encore émigré ; le second, avec lequel la chasse, le voisinage et le plaisir me lièrent depuis, avait environ vingt-cinq ans. Deux des filles du comte étaient déjà mariées ; les trois plus jeunes faisaient la grâce et l’attrait de sa maison. Elles étaient toutes très-jolies, quoique de beautés diverses ; leur père les aimait, mais il croyait que leur part dans sa fortune et son nom leur suffisait ; elles étaient les belles servantes de leur père, surintendantes chacune d’une partie de sa domesticité. Leur père n’était pas seulement un père pour elles, mais une espèce de dieu absolu, servi et adoré jusque dans sa mauvaise humeur. Le fils excellait à monter à cheval ; il était brave comme un chevalier, seule vertu que le vieux père exigeât de sa race. Son esprit eût été supérieur s“il eût été cultivé ; son cœur était noble, généreux, aventurier : véritable nature vendéenne qui n’attacha à lui. Dans le temps dont je parle, il était amoureux, à l’insu de son père, d’une jeune personne d’une rare beauté, qu’il épousa depuis et qui était digne, par sa merveilleuse séduction, d’être l’héroïne de bien des romans. Elle était fille d’un général qui s’était rendu célèbre dans les derniers troubles et dans la pacification de la Vendée. Bonaparte l’avait exilé dans une terre qu’il possédait en Bourgogne, au château de Cormatin, ancienne et splendide résidence du maréchal d’Uxelles. Le château de Cormatin est à huit lieues du château de Pierreclos. Le jeune amant possédait un admirable cheval arabe nommé l’Éclipse, qui lui avait coûté au moins la moitié de sa légitime. Quand son père avait terminé sa partie d’après souper, à laquelle le jeune homme était tenu d’assister, il s’échappait, sellait lui-même son coursier, pour que les domestiques ne révélassent pas son absence ; il montait à cheval, il allait d’un seul trait à Cormatin, dans les ténèbres et par les chemins de montagnes ; il attachait l’animal à une grille du parc, franchissait la clôture, se glissait sous les murs et dans les fossés du château pour faire acte d’amour, obtenir un regard, une fleur tombée d’une fenêtre et dérober quelques minutes d’entretien à voix basse à travers le vent et la neige qui emportaient souvent ses soupirs et ses paroles ; puis il remontait les parois du fossé, franchissait de nouveau le mur, dévorait la distance, et, rentré au château de Pierreclos avant le jour, il reparaissait à sept heures du matin au salon de son père, ayant parcouru ainsi seize lieues de pays sur le même cheval, entre le lever de la lune et le lever du soleil, pour évaporer un seul soupir de son cœur. J’ai rencontré plusieurs fois moi-même, en rentrant à la maison par les soirées d’automne, le cheval blanc dont le galop rapide faisait étinceler, la nuit, les pierres roulantes du chemin de Milly.

Tant d’amour eut sa récompense ; le vieux comte, informé par un garde-chasse des courses nocturnes de son fils, lui pardonna une passion expliquée par tant de charmes : les deux amants s’épousèrent. La jeune comtesse Nina de Pierreclos, célèbre par sa beauté et par ses talents dans tout le pays, fit du château de Cormatin un séjour d’attrait, d’art et de délices. J’étais devenu alors un des amis les plus intimes de son mari ; j’étais l’hôte assidu de cette belle demeure, et j’y ai passé des heures de jeunesse qui ont rendu ce château, maintenant en d’autres mains, à la fois cher et triste à mon souvenir.


XLIV


Une autre famille du voisinage, plus rapprochée, vivait en grande intimité avec la nôtre : c’était la famille Bruys, dont un de ses membres avait illustré jadis le nom dans les lettres, et d’où sort le jeune poëte Léon Bruys, à qui j’ai récemment dédié la préface des Recueillements. La réalité se plaît quelquefois à construire des familles que le roman n’oserait pas inventer. Telle était celle-ci, mêlée à la nôtre par tant de voisinages, de rapports héréditaires et d’amitiés, qu’elle en fait a mes yeux partie dans ma mémoire. Elle habitait une jolie petite maison bourgeoise sous le village de Bussières, paroisse de Milly, sur le bord du grand chemin qui mène des montagnes à la Saône. La maison est antique ; il y a encore à la porte, sur le chemin, un escalier de trois marches en pierre de taille, surmonté d’une large dalle qui servait autrefois ãt élever les dames et les demoiselles à la hauteur de la selle du cheval ou du mulet, seul véhicule des femmes avant que les voitures pussent circuler dans les gorges de nos vallées. Des prés arrosés d’une jolie rivière et bordés d’un petit bois s’avancent jusque sous les fenêtres de la maison, du côté opposé à la grande route ; un large perron à double degré descend sur un jardin en terrasse. On sent l’aisance antique d’une maison riche sous la simplicité de cet aspect.

La famille, dans mon enfance, se composait du père, ancien fermier principal de l’abbaye de Cluny, dans son costume austère et rural de chef d’immense culture, — habit de gros drap blanc à longue laine, et larges pans, et guêtres de même étoffe, boutonnées par-dessus le genou ; — de la mère et de vingt enfants, tous vivants au commencement du siècle. Une riche aisance, une éducation austère, des dispositions naturelles, avaient fait des fils autant d’hommes distingués dans leurs différentes carrières. Quelques-unes des filles étaient mariées, et venaient de temps en temps, avec leurs petits enfants, visiter le nid commun, rempli de mouvement et de bruit ; quatre d’entre elles n’étaient pas mariées, et vivaient avec le père, la mère et les frères. Ces jeunes femmes étaient intimement liées avec ma mère. Bien qu’élevées à la campagne, les traditions de famille et le contact avec leurs frères, qui rapportaient tous les ans à la maison le ton, la grâce, la lumière du grand monde dans lequel ils vivaient, à Paris ou à Lyon, leur avaient donné le poli, l’élégance simple, le naturel et les manières des plus hautes races. C’était la plus exquise aristocratie de formes, de sentiments et de langage dans la simplicité des habitudes champêtres. On eût dit qu’elles sortaient des cours. Cette famille subsiste encore dans la dernière des filles de la maison. Elle a conservé, à un âge avancé, la fraîcheur d’impressions et la grâce d’esprit de sa jeunesse. J’ai toujours remarqué que la bonté était un élément de longévité ; l’amour, qui crée, conserve aussi ; la haine, au contraire, ronge et détruit. Mademoiselle Couronne (c’est son nom) est pour moi une date du temps écrite dans le cœur, où je retrouve ma mère et mes sœurs comme si elles venaient de sortir de la salle pour aller dans le jardin de Bussières admirer et respirer les fleurs qu’elles s’amusaient jadis à cultiver.

Un de ses frères, M. de Vaudran, homme d’un grand et solide mérite, s’était retiré en ce temps-là dans la maison paternelle. Il philosophait avec mon père sur les principes d’une révolution qu’il aimait comme réforme, mais qu’il maudissait comme excès et bouleversement. Elle lui avait enlevé la brillante existence qu’il s’était faite à Paris comme secrétaire général de M. de Villedeuil. Oisif à Bussières et n’ayant sauvé du naufrage de sa fortune que ses livres, il avait été autrefois mon maître d’écriture. Je devais à sa complaisance ce don de tracer lisiblement la pensée, et même d’imprimer aux traits de la plume quelque sentiment extérieur de la netteté et de la lumière de l’esprit. Je pense à sa main qui guidait la mienne chaque fois que je trace une ligne un peu harmonieuse à l’œil sur le papier.


XLV


l’accompagnais souvent ma mère dans toutes ces maisons du voisinage ; mais la mélancolie secrète dans laquelle j’étais plongé ne me laissait plus jouir, comme autrefois, du charme de ces douces sociétés.

Je préférais l’intimité recueillie du pauvre curé de Bussières, dont j’ai raconté l’histoire dans les Confidences ; je me liais de jour en jour davantage avec lui. Il n’y a pas d’attrait plus puissant pour deux âmes qui ont souffert qu’une conformité de tristesse. Je passais tous les jours une ou deux heures dans son jardin ; le reste du temps j’errais sur les bruyères de notre montagne ou sous les saules de nos prés. Je commençais à reprendre assez d’élasticité intérieure dans l’air des champs, pour soulever par l’inspiration poétique mon cœur si chargé de souvenirs, et pour exprimer en vers ébauchés les impressions qui m’assiégeaient. C’est à cette époque que j’écrivis la méditation à lord Byron, dont les poésies étaient venues en fragments traduits de journaux en journaux jusqu’à Milly. C’est dans le même automne aussi que j’écrivis sept ou huit méditations. Quand mon père, qui aimait beaucoup les vers, mais qui n’avait jamais compris d’autre poésie que celle de Boileau, de Racine et de Voltaire, entendit ces notes si étranges à des oreilles bien disciplinées, il s’étonna et se consulta longtemps lui-même pour savoir s’il devait approuver ou blâmer les vers de son fils. Il était de sa nature hardi de cœur et d’esprit ; il craignait toujours que la prédilection paternelle et l’amour-propre de famille n’altérassent son jugement sur tout ce qui le touchait de près. Cependant, après avoir écouté la méditation de Lord Byron et la méditation du Vallon, un soir, au coin du feu de Milly, il sentit ses yeux humides et son cœur un peu gonflé de joie. « Je ne sais pas si c’est beau, me dit-il, je n’ai jamais rien entendu de ce genre ; je ne puis pas juger, car je ne puis comparer ; mais je puis te dire que cela me remplit l’oreille et que cela me trouble le cœur. » Insensiblement, il s’habitua à ces cordes nouvelles de la poésie moderne, car il était trop sincère pour se faire des systèmes contre ses impressions. Chaque fois que j’avais écrit quelques-unes de ces Méditations ou de ces Harmonies, dont je n’ai imprimé que l’élite, je lui lisais les fragments dont j’étais le moins mécontent, et qui ne lui révélaient pas les plaies trop saignantes de mon cœur ; car ce qui était tout à fait cri de l’âme de moi aux morts, ou de moi à Dieu, je l’ai rarement achevé, et je ne l’ai jamais publié. Quoique le public soit un être abstrait devant lequel on ne rougit pas comme devant un ami ou un père, il y a cependant toujours sur l’âme une atmosphère de pudeur, un dernier pli du voile qu’on ne lève pas tout entier.

L’automne et l’hiver se passèrent ainsi pour moi, entre la campagne et la ville, entre ma mère et mes sœurs, entre la poésie triste et les pensées divines qui rayonnaient du front de ma mère et du foyer paternel sur moi. J’étais abattu et brisé, non énervé. Mon âme se retrempait dans mes larmes, et mon inspiration s’accumulait par mes ennuis. Un regard de ma mère m’entrouvrait et m’éclairait de consolation et d’espérance de nouveaux horizons.


XLVI


Le sombre hiver de Mâcon se passa chez ma mère, et dans le reste de la ville, en réunions, en dîners, en bals et en fêtes de tous genres. Ce mouvement, dont la maison de ma mère était le centre, car, vertu ou grâce, bonnes œuvres ou plaisirs décents, elle était l’âme de tout, m’attristait plus encore que la monotonie et la morosité de l’été. Je paraissais, pour lui complaire, à ces réunions ; mais j’y portais avec moi une atmosphère qui m’isolait. Les étrangers, les jeunes femmes et les danseurs étaient intimidés devant cette silencieuse réserve. On se demandait quel était donc ce dégoût de la beauté, du monde et de la vie, qui assombrissait ainsi le visage d’un homme de mes années. On attribuait à l’orgueil ce qui n’était que refoulement en moi-même. Il y avait là des femmes remarquables par leur élégance et par leurs charmes ; il y avait des jeunes personnes devenues célèbres depuis par les charmes de leur esprit et par leur beauté, telles que la seconde fille de M. de Forbin, madame de M…., encore enfant alors, mais déjà prédite par tous les yeux. Je voyais tout cela comme a travers un nuage ; je ne dansais pas, je ne jouais pas ; je n’approchais d’aucun groupe pour échanger ces paroles banales, jetons faux et dorés de ces conversations de hasard. J’affligeais ma mère, j’étonnais la société par ma séquestration morale de tout ce qui animait la maison.


XLVII


Je vis avec joie revenir le printemps, qui finissait tout ce mouvement de plaisir dans les abstinences et dans les pratiques pieuses du carême. Je pris le prétexte d’aller visiter un autre de mes oncles qui habitait la haute Bourgogne, pour n’éloigner de Mâcon et me soustraire à cette curiosité de petite ville qui veut tout savoir et qui interprète tout ce qu’elle ne sait pas.

Je partis pour le château d’Urcy, une des anciennes résidences de mon grand-père, que le second de mes oncles avait eu pour sa part dans la succession. J’aimais cet oncle par dessus tous les autres membres de la famille. Cet oncle était l’abbé de Lamartine. J’ai parlé de lui dans mes premières pages. J’ai dit comment la nature en avait fait un homme du monde, de liberté et de plaisir ; comment le droit d’aînesse en avait fait forcément un ecclésiastique ; comment il avait vécu à Paris et à la cour, faisant son noviciat d’évêque dans les salons des femmes les plus belles et les moins austères de la cour de Louis XV ; comment, trop indifférent en matière de foi, il avait cependant confessé la sienne, pendant la persécution révolutionnaire, jusqu’au martyre, martyre d’honneur plus que de religion ; comment enfin, revenu des pontons de Rochefort et des cachots de Paris, il avait profité de sa liberté et de sa belle fortune pour dépouiller les liens du sacerdoce, et pour vivre seul, en philosophe et en agriculteur, au fond des bois, où ses arbres du moins et ses troupeaux ne lui demanderaient pas compte de sa désertion.

Son château, une des plus vastes et des plus belles demeures de la province, était situé dans ce labyrinthe de montagnes noires, de gorges sombres et de monotones forêts qui forment le plateau le plus élevé de la Bourgogne, entre Semur et Dijon, à quatre ou cinq lieues de toute ville ; pays âpre, sauvage ; air de feu, ciel de neiges, Sibérie française, triste comme le Nord ; région de pasteurs et de bûcherons, où l’on marche des heures sans voir autre chose qu’un chêne pareil à un chêne, et un troupeau pareil à un troupeau. Les lignes de l’horizon, arrêtées par la noirceur des bois qui les couvrent, droites et roides comme des remparts tirés au cordeau, se dessinent toutes semblables aussi sur le ciel pâle et gris. C’est la monotonie des déserts entre le Caire et la mer Rouge, avant que les arbres soient devenus cendres et que le rocher soit devenu lave.

Sur un plateau étroit, au confluent de ces gorges, s’élève le château d’Urcy, véritable site d’abbaye. On n’apercevait qu’à travers les branches des grands chênes sa façade immense dentelée d’élégantes balustrades, ses quinze fenêtres à pleins cintres et leurs balcons de fer aux armoiries dorées, qui attestent la plus pure architecture italienne dépaysée au milieu de cette contrée de druides. Ce château, disent les paysans des environs, a été bâti pour les étoiles, car il n’y a qu’elles qui puissent le voir. Il est à une demi-heure de chemin du village. Un magnifique ermitage ; un contre-sens entre la splendeur de l’édifice et l’emplacement, voilà son caractère. De vastes jardins découpés à coups de hache sur les bois l’environnent. Ces jardins ne sont pas et ne peuvent pas être nivelés ; ils suivent les ondulations du plateau, ici ouverts, ici fermés par les montagnes, les plaines, les gorges profondément encaissées sous les rochers ; défrichements partiels noyés dans les feuillages des collines et des mamelons. Quatorze sources, rare suintement de ces flancs du roc, y ont été recueillies dans de longs conduits souterrains, qui les répandent ça et là en conques murmurantes, en vasques de pierre, en dauphins à barbe de mousse verte, en pièces d’eau rondes, ovales, carrées, de toutes formes et de toutes grandeurs. L’une d’elles porte bateau, et j’aimais à en détacher la chaîne et à le laisser dériver parmi les joncs. La fontaine qui s’y verse à gros bouillons éternels s’appelle la fontaine du Fayard, du nom d’un hêtre séculaire qui ombrage la source et qui couvre un demi-arpent de ses branches et de sa nuit. C’est cette source que j’ai célébrée un jour, en revenant baiser sa chère écume, sous le titre :


LA SOURCE DANS LES BOIS
_____


Source limpide et murmurante
Qui, de la fente du rocher,
Jaillis en nappe transparente
Sur l’herbe que tu vas coucher ;


Le marbre arrondi de Carrare,
Où tu bouillonnais autrefois,
Laisse fuir ton flot qui s’égare
Sur l’humide tapis des bois.

Ton dauphin, verdi par le lierre,
Ne lance plus de ses naseaux,
En jets ondoyants de lumière,
L’orgueilleuse écume des eaux,

Tu n’as plus, pour temple et pour ombre
Que ces hêtres majestueux
Qui penchent leur tronc vaste et sombre
Sur tes flots dépouillés comme eux.

La feuille, que jaunit l’automne,
S’en détache et ride ton sein,
Et la mousse verte couronne
Les bords usés de ton bassin.

Mais tu n’es pas lasse d’éclore ;
Semblable à ces cœurs généreux
Qui, méconnus, s’ouvrent encore
Pour se répandre aux malheureux.

Penché sur ta coupe brisée,
Je vois tes flots ensevelis
Filtrer comme une humble rosée
Sur les cailloux que tu polis.

J’entends ta goutte harmonieuse
Tomber, tomber, et retentir
Comme une voix mélodieuse
Qu’entrecoupe un tendre soupir.

Les images de ma jeunesse
S’élèvent avec cette voix ;
Elles m’inondent de tristesse,
Et je me souviens d’autrefois.


Dans combien de soucis et d’âges,
O toi que j’entends murmurera
N’ai-je pas cherché tes rivages
Ou pour jouir ou pour pleurer ?

A combien de scènes passées
Ton bruit rêveur s’est-il mêlé ?
Quelle de mes tristes pensées
Avec tes flots n’a pas coulé ?

Oui, c’est moi que tu vis naguères,
Mes blonds cheveux livrés au vent,
Irriter tes vagues légères
Faites pour la main d’un enfant.

C’est moi qui, couché sous les voûtes
Que ces arbres courbent sur toi,
Voyais, plus nombreux que ces gouttes
Mes songes flotter devant moi.

L’horizon trompeur de cet âge
Brillait, comme on voit, le matin,
L’aurore dorer le nuage
Qui doit l’obscurcir en chemin.

Plus tard, battu par la tempête,
Déplorant l’absence ou la mort,
Que de fois j’appuyai ma tête
Sur le rocher d’où ton îlot sort !

Dans mes mains, cachant mon visage,
Je te regardais sans te voir,
Et, comme des gouttes d’orage,
Mes larmes troublaient ton miroir.

Mon cœur, pour exhaler sa peine
Ne s’en fiait qu’à tes échos,
Car tes sanglots, chère fontaine,
Semblaient répondre à mes sanglots


Et maintenant, je viens encore,
Mené par l’instinct d’autrefois,
Écouter ta chute sonore
Bruire à l’ombre des grands bois.

Mais les fugitives pensées
Ne suivent plus tes flots errants
Comme ces feuilles dispersées
Que ton onde emporte aux torrents.

D’un monde qui les importune
Elles reviennent à ta voix,
Aux rayons muets de la lune
Se recueillir au fond des bois.

Oubliant le fleuve où t’entraîne
Ta course que rien ne suspend,
Je remonte de veine en veine
Jusqu’à la main qui te répand ;

Je te vois, fille des nuages,
Flottant en vagues de vapeurs,
Ruisseler avec les orages
Ou distiller au sein des fleurs,

Le roc altéré te dévore
Dans l’abîme où grondent ses eaux ;
Où le gazon, par chaque pore,
Boit goutte à goutte tes cristaux.

Tu filtres, perle virginale,
Dans des creusets mystérieux,
Jusqu’à ce que ton onde égale
L’azur étincelant des cieux.

Tu parais, le désert s’anime ;
Une haleine sort de tes eaux.
Le vieux chêne élargit sa cime
Pour t’ombrager de ses rameaux.


Le jour flotte de feuille en feuille ;
L’oiseau chante sur ton chemin,
Et l’homme à genoux te recueille
Dans l’or ou le creux de sa main.

Et la feuille aux feuilles s’entasse,
Et, fidèle au doigt qui t’a dit :
« Coule ici pour l’oiseau qui passe, »
Ton flot murmurant l’avertit.

Et moi, tu m’attends pour me dire :
Vois ici la main de ton Dieu !
Ce prodige que l’ange admire,
De sa sagesse n’est qu’un jeu. »

Ton recueillement, ton murmure,
Semblent lui préparer mon cœur ;
L’amour sacré de la nature
Est le premier hymne à l’auteur.

A chaque plainte de ton onde
Je sens retentir avec toi
Je ne sais quelle voix profonde
Qui l’annonce et le chante en moi.

Mon cœur, grossi par mes pensées,
Comme les flots dans ton bassin,
Sent, sur mes lèvres oppressées,
L’amour déborder de mon sein,

La prière, brûlant d’éclore,
S’échappe en rapides accents,
Et je lui dis : « Toi que j’adore,
Reçois ces larmes pour encens. »

Ainsi me revoit ton rivage
Aujourd’hui, différent d’hier,
Le cygne change de plumage,
La feuille tombe avec l’híver.


Bientôt tu me verras peut-être
Penchant sur toi mes cheveux blancs,
Cueillir un rameau de ton hêtre
Pour appuyer mes pas tremblants.

Assis sur un banc de la mousse,
Sentant mes jours prêts à tarir,
Instruit par ta pente si douce,
Tes flots m’apprendront à mourir.

En les voyant fuir goutte à goutte,
Et disparaître flot à flot,
Voilà, me dirai-je, la route,
Où mes jours les suivront bientôt.

Combien m’en reste-t il encore ?
Qu’importe ? Je vais où tu cours ;
Le soir pour nous touche à l’aurore :
Coulez, ô flots ! coulez toujours !



XLVIII


J'aimais ce lieu, j’aimais cet oncle, j’aimais ces vieux domestiques qui m’avaient vu enfant, et pour qui mon arrivée dans leur désert était un rayon de souvenir et de joie dans leur cœur, une variété dans leur vie, un mouvement dans leur uniformité ; j’aimais jusqu’aux chiens et aux immenses troupeaux de moutons qu’un pasteur vraiment homérique, le vieux Jacques, gouvernait comme Eumée dans la grise Ithaque, avec l’orgueil d’un chef pour son peuple et la providence d’une mère pour ses enfants ; j’aimais surtout une femme excellente qui gouvernait le château et les nombreux domestiques avec cette douceur et cette bonté qui soumet la résistance, qui prévient les rivalités, qui fait aimer la discipline, parce qu’on aime celle qui l’impose. Ancienne amie de mon oncle, aimée de toute la famille, sensible, active, désintéressée, intercédant tour à tour pour tous, encore agréable de figure sous le costume modeste, propre, demi-mondain, demi-monastique qui en faisait la sœur-grise de ce couvent rural. Elle me traitait comme l’héritier futur de ces domaines ; elle me gâtait comme l’enfant souvent prodigue du château. Elle me préparait la chambre la plus riante ; elle faisait acheter pour mon arrivée, par mon oncle, les meilleurs chiens de chasse et le plus joli cheval qu’on pouvait trouver dans ces montagnes. Elle vit encore et m’écrit de temps en temps, quand mon nom lui est reporté en bien ou en mal par quelque contre-coup de la destinée. C’est une heureuse idée de donner ainsi, sur une nombreuse maison, le gouvernement domestique aux femmes. Leur voix douce tempère le commandement par l’affection ; leur main faible laisse un peu flotter l’autorité et prévient ainsi les révoltes et les résistances. On résiste il ce qui impose, rarement à ce qui inspire. La gouvernante de maison, quand il n’y a pas de mère de famille, est une idée de génie comme tous les instincts.

Mon oncle était le plus aimant, le plus tendre de cœur et le plus facile d’l1umeur de tous les membres de la famille. Il ne savait ni vouloir, ni résister, ni commander ; il ne savait que plaire et complaire. Il se déchargeait de tout sur mon père ou sur madame Royer, son premier ministre. Il m’aimait avec la tendresse d’un ami, plus qu’avec la sévère autorité d’un oncle. Je lui rendais cette tendresse de prédilection. La bonté a toujours été pour moi un irrésistible aimant ; tous les autres mérites de l’homme ou de la femme s’effacent devant celui-là. La bonté est la vertu toute faite. On ne travaille sur soi-même toute sa vie, par des efforts ou des préceptes surnaturels, que pour arriver à cette perfection, que certains êtres ont reçue en naissant. Mon oncle avait reçu ce don, et les seuls défauts, bien légers, qui fissent ombre en lui, étaient encore des grâces, car ils n’étaient que les excès ou les faiblesses gracieuses de cette bonté. On peut juger si j’étais heureux auprès de lui.

Voir lever le soleil sur les cimes des chênes du parc ; ouvrir ma fenêtre pour que les hirondelles vinssent voltiger librement sous le plafond ; lire, dans mon lit, les vieux livres de la bibliothèque, aux bruits de vie qui montaient de la cour d’honneur ou de la cour de la ferme ; entendre les clochettes du bouc qui guidait le troupeau de moutons sortant après la rosée essuyée ; me lever pour déjeuner, avec mon oncle, de la crème de ses vaches et du miel doré de ses ruches ; perdre mes paroles et mes pas avec lui, du salon à la bibliothèque, des étables au jardin ; rentrer aux heures brûlantes ; ressortir seul avec un fusil ou un livre sous le bras quand le soleil baissait un peu, ou monter mon cheval sauvage à crins soyeux, touffus, pendants, épars jusque sur les épaules, et qui lui voilaient les yeux ; m’enfoncer au galop dans les sainfoins en fleur ; descendre après dans les gorges encaissées au fond des bois, où il fallait, pour se glisser sous les branches, se coucher sur l’encolure du cheval ; errer ainsi sans but, découvrant tantôt une clairière, tantôt une source, tantôt une famille de chevreuils effrayés du bruit ; me perdre volontairement pendant des heures entières pour me retrouver à quelques lieues du château ; revenir au pas à la fraîcheur du soir ; dîner, causer, lire, écouter les aventures de la vie d’abbé à Versailles et a Paris, dans l’ancien régime ; m’assoupir à ces récits, et, quand le sommeil me gagnait, remonter le grand escalier et traverser les longues salles sonores comme le vide qui conduisaient à ma chambre ; m’endormir sur les pages d’un philosophe ou d’un poëte, pour recommencer au réveil les mêmes journées et les mêmes nuits : voilà ma vie toutes les fois que je pouvais venir passer les plus insensibles mais les plus rapides mois de ma jeunesse dans cette solitude, monastère de liberté, de douce paresse, de nonchalance, de lecture, de rêverie et d’amitié ! Les meilleures ombres de ces arbres qui verdissent encore ont tapissé le sol des jardins pour moi. Les circonstances et l’éloignement m’ont forcé, après la mort de mon oncle, de vendre les ombres que versaient ces arbres et les murmures que répandaient ces eaux. Puissent-ils être aussi hospitaliers et aussi doux à d’autres générations !

J’habitais surtout ces grands hêtres qui couvrent la fontaine du Fayard, toujours couverte de merles qui venaient boire et que je n’effrayais pas. Ils sont si chargés de rameaux, et ces rameaux ramifiés encore par filaments sont si chargés de feuilles, qu’on aperçoit à peine, à travers le réseau de leur ramure, l’étang limpide qui brille en bas sous les peupliers. Oh ! que ne peut-on emporter avec soi, en changeant de séjour, ces sites de prédilection ! j’aurais emporté celui-là !

C’est là que j’ai bu la solitude jusqu’à l’ivresse, jamais jusqu’à la satiété.