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Nouvelles asiatiques (1924)/La Danseuse de Shamakha

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I


LA DANSEUSE DE SHAMAKHA


CAUCASE


Don Juan Moreno y Rodil était lieutenant dans les chasseurs de Ségovie, quand son régiment se trouva entraîné à prendre part à une insurrection militaire qui échoua. Deux majors, trois capitaines et une couple de sergents furent pris et fusillés. Quant à lui, il s’échappa, et, après avoir erré pendant quelques mois en France, dans un état fort misérable, il réussit, au moyen de quelques connaissances qu’il s’était faites, à se procurer un brevet d’officier au service de Russie, et reçut l’ordre d’aller rejoindre son corps au Caucase où, dans ce temps-là, bonne et rude guerre était le pain quotidien.

Le lieutenant Moreno s’embarqua à Marseille. Il était naturellement d’une humeur assez austère ; son exil, sa misère et, plus que tout cela, le chagrin profond de quitter pour bien des années au moins une femme qu’il adorait, redoublaient ses dispositions naturelles, de sorte que personne moins que lui n’était tenté de rechercher les joies de l’existence.

À force de naviguer, le bâtiment qui le portait vint prendre terre au fond de la mer Noire, à la petite ville de Poti. C’était alors le port principal du Caucase du côté de l’Europe.

Sur une plage, sablonneuse en partie, en partie boueuse, couverte d’herbes de marécage, une forêt épaisse, à moitié plongée dans l’eau, s’éloignait à l’infini dans l’intérieur des terres, en suivant le cours d’un fleuve large, au lit tortueux, plein de roches, de fanges et de troncs d’arbres échoués. C’était le Phase, la rivière d’or de l’antiquité, aujourd’hui le Rioni. Au milieu d’une végétation vigoureuse, ici règne la fièvre, et tout ce qui appartient à la nature mouvante en souffre autant que la nature végétale y prospère. La fièvre a usurpé là en souveraine le sceptre d’Acté et des enfants du Soleil. Les maisons, construites au milieu des eaux stagnantes et sur les souches des grands arbres élagués, s’élèvent en l’air sur des pilotis afin d’éviter les inondations ; d’énormes trottoirs de planches les unissent les unes aux autres ; les toits lourds couverts de bardeaux projettent en avant leur carapace épaisse et garantissent, autant que faire se peut, des pluies fréquentes, les croisées étroites de ces habitations semblables à des coques d’escargot.

Moreno fut saisi par l’aspect de ces nouveautés. À bord de son navire, on connut sa qualité d’officier russe, et il était annoncé comme tel dès son débarquement. C’est pourquoi, dans une rue assez large où il errait dépaysé, il vit venir à lui un grand jeune homme extrêmement blond, le nez sensiblement aplati, les yeux bridés en l’air et la lèvre supérieure ornée d’une petite moustache rare, hérissée comme celle d’un chat. Ce jeune homme n’était pas beau, mais leste, découplé, et avait l’air ouvert et cordial. Il portait la tunique d’officier du génie et l’aiguillette d’argent, particulière aux membres de ce corps qui se sont distingués dans leurs études. Sans s’arrêter à l’accueil réservé de Don Juan, ce garçon lui tint brusquement, en français, le petit discours que voici :

— Monsieur, j’apprends à la minute qu’un officier aux dragons, d’Iméréthie se trouve à Poti, allant rejoindre son corps à Bakou. Cet officier, c’est vous-même. Comme camarade, je viens me mettre à votre disposition. Je fais la même route que vous. S’il vous plaît, nous voyagerons ensemble, et, pour commencer, je sollicite l’honneur de vous offrir un verre de champagne au grand hôtel de Colchide que vous apercevez là-bas. D’ailleurs, si je ne me trompe, l’heure du dîner n’est pas loin, j’ai invité quelques amis et vous ne me refuserez pas le plaisir de vous les présenter.

Tout cela fut dit de bonne grâce, avec cet air sémillant, dont les Russes ont hérité depuis que les Français, qui passent pour l’avoir inventé, l’ont perdu.

L’exilé espagnol accepta la main du nouveau venu, et lui répondit :

— Monsieur, je m’appelle Juan Moreno.

— Moi, monsieur, je m’appelle Assanoff, c’est-à-dire je m’appelle en réalité Mourad, fils de Hassan-Khan ; je suis Russe, c’est-à-dire Tatare de la province de Shyrcoan et musulman, pour vous servir, c’est-à-dire à la façon dont aurait pu l’être M. de Voltaire, grand homme ! et dont je lis avec plaisir les ouvrages, quand je n’ai pas sous la main ceux de M. Paul de Kock.

Là-dessus, Assanoff passant son bras sous celui de Moreno, l’entraîna vers la place en face du fleuve, où s’apercevait d’assez loin une grande maison basse, longue baraque, au fronton de laquelle on lisait en lettres blanches sur une planche bleu de ciel : Grand Hôtel de Colchide, tenu par Jules Marron (aîné) ; le tout en français.

À leur entrée dans la salle de l’hôtel où le couvert était mis, les deux officiers trouvèrent leurs convives déjà réunis, buvant à petits coups de l’eau-de-vie de grains, et mangeant du caviar et du poisson sec dans le but d’irriter leur appétit. De ces convives quelques-uns méritent tout au plus d’être mentionnés : deux commis français dont l’un venait au Caucase pour acheter de la graine de vers à soie, et l’autre pour se procurer des loupes d’arbres ; un Hongrois, voyageur taciturne ; un passementier saxon allant en Perse chercher fortune.

Ce ne sont là que des comparses étrangers à notre histoire. Nous nous attacherons davantage à ceux qui suivent. D’abord se présentait la maîtresse de la maison, madame Marron (aîné), laquelle devait présider le festin.

C’était une bonne grosse personne ; elle avait certainement franchi la quarantaine, mais nullement laissé de l’autre côté de cette frontière la prétention de séduire : du moins ses regards fort aiguisés l’affirmaient et tenaient le pied de guerre. Madame Marron (aîné), haute en couleurs, dépassant peut-être, dans l’envergure entière de sa personne, une mesure modeste de moyens de plaire, les développant, au contraire, avec une générosité prodigue, portait des boucles noires répandues en cascades le long de ses joues et ralliant sa ceinture d’un air fort agaçant. Cette dame avait une conversation vive, relevée d’expressions pittoresques et animée par l’accent marseillais. La maison était tenue au nom de Marron (aîné), comme on l’a appris déjà ; mais ce que les confidents les plus intimes de madame Marron (aîné) savaient sur le compte de cet époux, se bornait à dire qu’ils ne l’avaient jamais connu et n’en avaient entendu parler que par sa femme, qui, de temps en temps, de loin en loin, trahissait l’espoir de le voir enfin arriver. Fait plus certain, la belle maîtresse du grand hôtel de Colchide à Poti s’était fait longtemps remarquer à Tiflis, sous le nom de Léocadie ; elle y avait été modiste, et l’armée du Caucase entière, infanterie, cavalerie, artillerie, génie et pontonniers (s’il y en a ! ), s’était inclinée sans résistance sous le pouvoir de ses perfections.

— Je le sais bien, dit Assanoff à Moreno en lui racontant en gros ces circonstances, je le sais bien ! Léocadie n’est ni jeune, ni très-jolie ; mais que voulez-vous faire à Poti ? Le diable y est plus malin qu’ailleurs, et, songez donc ! une Française, une Française à Poti ! Comment voulez-vous qu’on résiste ?

Il présenta ensuite son camarade à un homme fort grand de taille, vigoureux, blond, avec des yeux gris-pâle, de grosses lèvres, un air de jovialité convaincue. C’était un Russe. Ce colosse souriait, portait un costume de voyage peu élégant, mais commode, et qui trahissait d’abord l’intention arrêtée d’éviter toute gêne. Grégoire Ivanitch Vialgue était un propriétaire riche, une sorte de gentilhomme campagnard et, en même temps, un sectaire. Il appartenait à une de ces Églises réprouvées, mais toujours présentes dans le christianisme, à une de ces Églises, que les grandes communions extirpent de temps en temps par le fer et par la flamme, mais qui, pareilles aux traînés du chiendent, conservent quelque bouture inaperçue et reparaissent. C’était, en un mot, un Doukhoboretz ou « Ennemi de l’Esprit ». Le gouvernement et le clergé russes se sont armés contre les religionnaires dont Vialgue faisait partie. Quand ils les découvrent dans les provinces intérieures de l’empire, ils ne les mettent pas à mort, ainsi qu’on le faisait au moyen âge, mais ils les saisissent et les déportent au Caucase.

Les Ennemis de l’Esprit sont d’opinion que la partie saine, bonne, innocente, inoffensive de l’homme, c’est la chair. La chair n’a d’elle-même aucun mauvais instinct, aucune tendance perverse. Se nourrir, se reproduire, se reposer, ce sont là ses fonctions : Dieu les lui a données et les lui rappelle sans cesse par les appétits. Tant qu’elle n’est pas corrompue, elle recherche purement et simplement les occasions de se satisfaire ; ce qui est marcher dans les voies de la justice céleste ; et plus elle se satisfait, plus elle abonde dans le sens de la sainteté. Ce qui la corrompt, c’est l’Esprit. L’Esprit est d’origine diabolique. Il est parfaitement inutile au développement et au maintien de l’Humanité. Lui seul invente des passions, de prétendus besoins, de prétendus devoirs qui, contrariant à tort et à travers la vocation de la chair, engendrent des maux sans fin. L’Esprit a introduit dans le monde le génie de la contradiction, de la controverse, de l’ambition et de la haine. C’est de l’Esprit que vient le meurtre ; car la chair ne vit que pour se conserver et nullement pour détruire. L’Esprit est le père de la sottise, de l’hypocrisie, des exagérations dans tous les sens, et partant, des abus et des excès que l’on a coutume de reprocher à la chair, excellente personne, facile à entraîner à cause de son innocence même ; et c’est pourquoi les hommes vraiment religieux et vraiment éclairés doivent défendre cette pauvre enfant en bannissant vivement les séductions de l’Esprit. Dès lors, plus de religion positive pour éviter de devenir intolérant et persécuteur ; plus de mariage pour n’avoir plus d’adultère ; plus de contrainte dans aucun goût pour supprimer radicalement les révoltes de la chair, et, enfin, l’abandon systématique de toute culture intellectuelle, occupation odieuse qui, n’aboutissant qu’au triomphe de la méchanceté, n’a opéré jusqu’ici qu’en faveur de la puissance du diable.

Les Ennemis de l’Esprit, bannissant tout résultat d’un effort de l’intelligence, n’estiment pas même l’industrie et opinent à la réduire aux fabrications les plus indispensables et aux procédés les plus simples. En revanche, ils estiment grandement la charrue et se montrent agriculteurs expérimentés et éleveurs de bétail admirables. Les fermes établies par eux dans le Caucase sont belles, bien tenues, prospères, et s’il n’était trop classique et trop fleuri de comparer les mœurs qui y règnent à celles qui fleurirent jadis dans l’intérieur des temples de la déesse syrienne, on peut cependant affirmer avec assez d’exactitude que le Doukhoboretz dépasse de bien loin, dans ses habitudes, les façons d’agir et de se régler des Mormons d’Amérique.

— Vous ne rencontrerez jamais un plus aimable homme que celui-là, dit Assanoff à son ami, en lui montrant l’adversaire du sens commun ; un plus brave homme, plus gai, plus obligeant n’existe pas ! J’ai été en cantonnement près de chez lui, dans le voisinage des montagnes ; et combien je m’y suis amusé et à quel point il m’a été utile, c’est ce qu’il est impossible de vous raconter, vous ne me croiriez pas ! Hé, Grégoire Ivanitch ! vieux drôle ! infernal coquin ! viens que je t’embrasse ! Pars-tu demain avec nous ?

— Oui, monsieur le lieutenant, je l’espère ; je ne crois pas avoir de raison pour ne pas partir demain avec vous. Mais aller jusqu’à Bakou, non ! n’y comptez pas ! je m’arrêterai à Shamakha.

— Vilain trou, n’est-ce pas ? répliqua Assanoff, tandis que, ainsi que tous les convives, il se mettait à table et dépliait sa serviette.

— Vous ne savez ce dont vous parlez, répliqua le sectaire en enfournant dans sa bouche une énorme cuillerée de soupe, car madame Marron (aîné) servait les convives à leur rang, et une petite servante abaze venait de remettre une assiette pleine à Grégoire Ivanitch.

Léocadie, qui connaissait le Caucase dans tous ses détails, crut devoir intervenir dans la conversation.

— Taisez-vous, s’écria-t-elle en jetant sur Grégoire Ivanitch un regard où se peignait une indignation profonde ; je sais qui vous êtes et je sais aussi ce que vous voulez insinuer. Mais je ne souffrirai jamais qu’à ma table et dans la maison respectable de monsieur Marron (aîné) on tienne des propos qui feraient rougir des sapeurs !

Léocadie rougit fortement elle-même, pour prouver que sa modestie n’était nullement inférieure à celle des membres du corps militaire, dont elle venait de signaler la vertu.

— Allons, jalouse, allons, répliqua Assanoff en agitant la main d’un air conciliant ; il paraît que votre expérience découvre des pièges là où ma candeur n’en soupçonne pas. Soyez donc tranquille ! ma fidélité à mes serments est inébranlable ! Explique-moi, Grégoire Ivanitch, ce que tu prétends me faire entendre, car je suis d’un naturel curieux !

— Il est bien connu, reprit alors le Doukhoboretz en se versant un énorme verre de vin de Kakhétie, que la ville de Shamakha est célèbre pour le choix délicat de ses plaisirs. Ce fut autrefois la résidence d’un prince tatare indépendant. On y entretenait une école de danseuses admirées de tous les pays et célèbres jusque dans les provinces persanes. Naturellement les peuples se rendaient en foule dans ce délicieux séjour, pour y jouir de la vue et de l’entretien de tant de belles personnes. Mais la Providence ne voulut pas laisser à jamais les Mahométans uniques possesseurs de ces trésors. Nos troupes impériales attaquèrent Shamakha, comme elles avaient fait des autres résidences des souverains du pays. La résistance des infidèles fut vive, et, au moment de succomber, la fureur les prit. Afin de ne pas voir les Russes heureux à leur tour, ils résolurent d’exécuter un massacre général de toutes les danseuses.

— Voilà une de ces infamies qui finiraient par me faire embrasser ta religion, si elles devaient se répéter souvent ! interrompit Assanoff.

— Mais le massacre ne fut pas complet.

— Ah ! tant mieux !

— Les régiments russes enlevèrent la place d’assaut, au moment où la tuerie commençait. C’était un spectacle affreux ; la brèche béante donnait passage à des flots de soldats ; ceux-ci s’empressaient de faire main-basse sur les défenseurs de la ville, enragés à ne pas reculer d’un pouce. À leur grand étonnement, nos hommes trouvaient çà et là des cadavres de jeunes filles richement parées de gazes rouges et bleues, pailletées d’or et d’argent, couvertes de joyaux et jetées sur le pavé, dans leur sang. En gagnant plus avant l’intérieur des rues, ils aperçurent des groupes nombreux de ces victimes encore vivantes ; les Musulmans les poussaient à coups de sabre. Alors ils se jetèrent plus hardiment au milieu de la bagarre, et c’est ainsi que, lorsque toute résistance eut cessé, on se trouva avoir sauvé peut-être le quart des adorables personnes qui avaient porté jusqu’au ciel la gloire de Shamakha.

— Si ton histoire n’avait pas fini à peu près heureusement, s’écria Assanoff, je n’aurais pas pu continuer mon dîner. Mais de la façon dont tu t’y es pris, je crois que j’irai jusqu’au dessert. Madame, seriez-vous assez bonne pour me faire donner du champagne ?

Le mouvement qui suivit cette demande interrompit un moment l’entretien ; mais quand on eut porté la santé du nouvel officier arrivé au Caucase, ce que madame Marron (aîné) proposa d’une manière toute aimable et d’une façon qui eût pu troubler le joyeux ingénieur, s’il eût possédé un naturel capable de s’arrêter à de pareilles vétilles, un des convives renoua le fil de l’entretien :

— Je suis allé, dit-il, il y a quelques mois jusqu’à Shamakha, et l’on m’y a raconté que la danseuse la plus estimée était une certaine Omm-Djéhâne. Elle faisait tourner toutes les têtes.

— Omm-Djéhâne, répondit brusquement l’Ennemi de l’Esprit, est une pitoyable fillette, pleine de caprices et de sottise ! Elle danse mal, et, si on parle d’elle, c’est uniquement à cause de son humeur insociable et de ses bizarreries méchantes. D’ailleurs, elle n’est aucunement jolie, il s’en faut de tout !

— Il paraît, notre ami, s’écria Assanoff, que nous n’avons pas eu à nous louer de cette jeune personne ?

— Dans le sens où vous paraissez l’entendre, reprit le premier interlocuteur, Omm-Djéhâne n’est pas, en effet, fort digne d’attention. Je me suis rencontré avec un officier d’infanterie en retraite qui la connaît depuis son enfance. Cette belle est originaire d’une tribu lesghy aujourd’hui détruite, et vous savez que ses compatriotes n’ont pas une grande réputation de douceur. Recueillie par des soldats, quand elle avait trois ou quatre ans, au milieu des ruines d’un village montagnard qui brûlait et sur le corps de sa mère, tombée morte par dessus un officier poignardé par la dame, la femme d’un général la réclama et prétendit la faire élever à l’européenne. On la soigna très-fort, on l’habilla bien et absolument comme les deux filles de la maison. On lui donna l’institutrice chargée d’instruire ces demoiselles, et elle apprit vite, et mieux qu’elles le russe, l’allemand et le français. Mais un de ses jeux favoris était de plonger les jeunes chats dans l’eau bouillante. Elle avait dix ans quand elle faillit étrangler, au détour d’un escalier, sa gouvernante, la digne mademoiselle Martinet, qui l’avait appelée petite sotte huit jours auparavant, et elle lui mit un magnifique tour de cheveux châtains hors d’état de servir jamais. À six mois de là, elle fit mieux. Elle se rappela ou plutôt elle n’avait jamais oublié qu’un an auparavant la plus jeune fille de sa bienfaitrice l’avait poussée en jouant ; elle était tombée et il en était résulté une bosse au front. Elle crut devoir aviser à effacer cet outrage, et d’un coup de canif bien appliqué, atteignit et fendit la joue de sa petite compagne, heureusement, car elle avait dessein de l’éborgner. La générale eut assez de ce dernier trait, et, renvoyant la jeune rebelle de son cœur et de sa maison, elle la confia à une femme musulmane, avec une petite somme.

Arrivée à l’âge de quatorze ans, Omm-Djéhâne s’enfuit de Derbend, où résidait sa nouvelle mère adoptive. On n’a pas su ce qu’elle était devenue pendant deux ans. Aujourd’hui, la voilà une des danseuses de la troupe, instruite, conduite et gouvernée par madame Forough-el-Husnet, autrement dit les Splendeurs de la beauté. D’ailleurs Grégoire Ivanitch a raison. Beaucoup de gens ont cherché à séduire Omm-Djéhâne, mais personne n’y a réussi.

Assanoff trouva ce récit tellement merveilleux, qu’il voulut faire partager son enthousiasme à Moreno. Mais ce fut peine perdue. L’Espagnol ne prit aucun intérêt à ce qu’il appela les équipées d’une fille de rien. Le trouvant donc silencieux, l’ingénieur le jugea maussade et cessa de s’occuper de lui, à mesure que sa propre imagination allumait dans le vin de champagne un surcroît d’ardeur.

Le dîner terminé, les Français, le Hongrois gagnèrent leur chambre, Moreno de même ; et Assanoff se mit à jouer à la préférence avec deux des autres hôtes et madame Marron (aîné) tandis que l’Ennemi de l’Esprit les considérait d’un œil de plus en plus troublé en buvant de l’eau-de-vie. Ces plaisirs variés durèrent jusqu’au moment où les joueurs furent comme mis en sursaut par un bruit sourd, qui retentit à côté d’eux. C’était Grégoire Ivanitch qui s’écroulait sur sa base. Assanoff avait perdu son argent. Deux heures du matin venaient de sonner. Chacun alla se coucher, et le Grand-Hôtel de Colchide, tenu par M. Marron (aîné), entra dans le repos.

Il était à peine cinq heures, quand un domestique de l’hôtel vint frapper à la porte de la chambre à coucher de Moreno pour l’avertir que le moment du départ était proche. Quelques instants après, Assanoff parut dans le corridor. Sa capote d’uniforme était jetée sur ses épaules plus que négligemment ; sa chemise de soie rouge, fort chiffonnée, tenait mal à son cou, et sa casquette blanche était comme plaquée sur son épaisse chevelure bouclée, où aucun soin de toilette n’avait mis de l’ordre. Quant à la figure, elle était ravagée, pâle, tirée, les yeux étaient rougis ; et l’ingénieur aborda Don Juan avec un baillement effroyable, en se tirant les bras de toute leur longueur.

— Hé bien ! cher ami, s’écria-t-il, il faut donc s’en aller ? Est-ce que vous aimez à vous lever si matin quand vous n’êtes pas de service, et même quand vous en êtes ? Holà ! Georges ! double brute ! Apporte-nous une bouteille de Champagne pour nous mettre en train, ou le diable si je ne le casse pas les os !

— Non ! pas de Champagne ! dit Moreno, allons-nous-en ! Vous oubliez qu’on nous a remontré hier combien il était important de nous mettre en mouvement de bonne heure, avec la longue route que nous avons à faire.

— Certainement, certainement je m’en souviens ; mais je suis avant tout un gentilhomme ; et un homme comme moi est tenu de couronner sa journée autrement qu’en pleutre !

— Commençons-la comme des gens sensés, et allons-nous-en.

L’ingénieur se laissa persuader, et, chantonnant l’air des Fraises, alors fort à la mode dans le Caucase, il s’achemina avec son compagnon vers le bord du fleuve qu’ils allaient remonter. Leur moyen de transport était des plus simples et des moins en harmonie avec les prétentions de l’officier tatare, homme raffiné. On avait simplement mis à leur disposition une longue nacelle étroite et quatre bateliers, lesquels, dans leur propre intérêt, devaient faire beaucoup moins usage de leurs rames que d’une longue ficelle à laquelle deux d’entre eux allaient s’atteler, et marchant vers la rive, en façon de chevaux de halage, tirer le bateau à la cordelle. L’état-major de l’Argo, quand il visita cette contrée sous le commandement du capitaine Jason, aurait trouvé cet attelage primitif. Ce n’est pas qu’il n’existât un service de steamers, dont les journaux d’Europe et d’Amérique avaient fait quelque bruit ; mais tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, ce service ne fonctionnait pas ; et, bref, Moreno et Assanoff, voulant s’en aller à Kontaïs et de là gagner Tiflis et Bakou, n’avaient d’autre parti à choisir que de prendre place dans leur pirogue : ce qu’ils firent.

Il était beau de les voir dans cette embarcation étroite, qu’une banne blanche mettait à l’abri des rayons du soleil, assis ou couchés au milieu de leurs caisses, fumant, causant, dormant ou se taisant et s’avançant avec la plus majestueuse lenteur, tandis que deux de leurs mariniers poussaient avec des gaffes, et que les deux autres, la cordelle sur l’épaule, tiraient de leur mieux, en marchant courbés sur la berge et à pas comptés.

On ne peut pas dire que la forêt commence seulement au sortir de Poti. Poti est comme absorbé dans la forêt ; mais, quand on laisse derrière soi l’enceinte carrée en pierres flanquée de tours où les musulmans parquaient jadis les esclaves, dont ce lieu était l’entrepôt principal au Caucase, on n’y voit plus d’habitations, et on peut se croire dans des lieux que les humains n’ont jamais visités. Rien de si abandonné, en apparence, rien de si inhospitalier, de si farouche, de si rébarbatif. Un fleuve hâté, roulant des eaux limoneuses ou chargées de sable sur un lit rempli de roches, contre lesquelles ses eaux rebroussent à chaque instant ; des rives lacérées, déclivées par les crues subites et impitoyables de la saison d’hiver, présentant ici une plage dépouillée, là un escarpement subit ; des troncs d’arbres charriés et dressant leurs bras mutilés en l’air comme pour crier miséricorde, puis roulés par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterrés à demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain ; car le fleuve irrité passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de leurs rameaux ; et aux deux côtés de cette rage, le silence solennel d’une forêt qui paraît sans limites : on voit la scène : le fleuve mugit, rugit, saute, tourbillonne et court ; le bateau où sont les officiers le remonte lentement au pas cadencé des deux hommes qui le halent ; les feuilles de la forêt frissonnent sous le vent du matin, les unes larges, les autres menues, celles-ci dans le sombre, celles-là dans la lumière ; par des éclaircies lointaines, des rayons de soleil chatoient dans la verdure et y font passer des bandes de clarté semblables à la présence des lutins ; sur le ciel bleu et clair se détachent les cimes délicates de quelques frênes, de quelques hêtres, de quelques chênes plus grands que le peuple de leurs compagnons.

Morono considérait ce spectacle, en définitive merveilleux, avec un intérêt étrange, quand Assanoff, un peu ranimé et revenu à lui, proposa de sauter sur la rive, et, en allégeant d’autant le bateau, de se donner le plaisir d’une promenade. Cette idée fut accueillie avec empressement par l’officier espagnol, et les deux compagnons se mirent à marcher dans les hautes herbes, en devançant leur embarcation, et, de temps en temps, sûrs de la rattraper, poussant une pointe dans quelques clairières. Ce fut ainsi que Moreno eut des occasions de s’apercevoir que la contrée forestière, traversée par le Rioni, n’est nullement aussi déserte qu’il en avait d’abord eu l’impression. De temps en temps, lui et son camarade voyaient sortir brusquement des fourrés quelques bandes effarées de petits porcs, très-semblables à des marcassins, noirs, avec des soies longues et dures, aux jambes fines, brusques, lestes, agiles et jolis, au point de se faire renier par tous leurs congénères d’Europe. Ce petit monde, à l’aspect des étrangers, s’enfuyait à toutes jambes à travers les taillis et faisait découvrir une case carrée en bois cachée sous les arbres, envoyant vers le ciel la fumée bleuâtre de son foyer, et habitée toujours, il faut le dire, par des êtres, hommes, femmes, enfants, sur lesquels le don de la beauté a été aussi libéralement répandu que les haillons de la misère. Depuis qu’il existe des sociétés humaines, on sait que les populations de la vallée du Phase sont belles. On leur a prouvé ce qu’on en pensait en les enlevant, en les vendant, en les adorant, en les massacrant, parce que les hommes, pris en masse ou en particulier, n’ont pas reçu du ciel d’autre façon de démontrer leur amour. Après tout, il est certain que cette beauté ne peut pas être considérée comme fatale, puisqu’il est sorti des forêts du Phase et des misères de ses cahutes tant de reines fameuses et puissantes, tant de favorites souveraines et des lignées de rois. Pour asseoir les unes et les autres, femmes et hommes, sur le trône ou mettre le trône sous leurs pieds, la destinée ne leur a rien demandé, ni génie, ni talent, ni naissance glorieuse, elle s’est contentée de voir leur beauté. Quelquefois l’histoire exagère, et pour une jolie fille rencontrée par hasard et laissant à un passant une heureuse impression qu’il répartit sur toute une province, combien d’hôtesses rousses imposant par la grâce du même juge leurs défauts à toutes les hôtesses d’un royaume ! Mais ici rien de semblable n’est arrivé. La nature s’est vraiment surpassée et l’imagination n’a pu monter plus haut qu’elle. Tout ce qu’on a dit, écrit et chanté sur les perfections physiques des gens du Phase est vrai à la lettre, et l’examen le plus maussade, s’il veut parler vrai, ne trouve rien à en rabattre. Ce qui est surtout remarquable et semble sortir de toutes les règles, c’est que ces paysans, ces paysannes, ces malheureux et ces malheureuses sont doués d’une distinction et d’une grâce extrêmes ; leurs mains sont charmantes, leurs pieds sont adorables ; la forme, les attaches, tout en est parfait, et l’on peut s’imaginer à quel point est pondérée et juste la démarche de créatures qui n’ont pas un défaut dans leur construction.

Assanoff était trop accoutumé à la vue des filles imérithiennes et gourielles pour en être aussi frappé que Moreno. Il les trouvait jolies, mais comme la civilisation le passionnait, il jugeait madame Marron (aîné) douée de perfections d’un ordre très-supérieur, bien qu’un peu défraîchie par le frottement des années.

On s’est peut-être aperçu que l’Ennemi de l’Esprit n’avait pas pris passage avec les deux officiers. Pourtant, suivant ses déclarations de la veille, on aurait dû lui en supposer l’intention. Assanoff, peu maître de ses sens au moment du départ, ne s’était nullement enquis de l’absence de son ami ; il y songea seulement quand le bateau était déjà loin. Moreno n’avait pas pris part à la conversation de la veille, de sorte que Grégoire Ivanitch s’était trouvé en parfaite liberté d’agir à sa guise. La nuit lui avait porté conseil. Il avait réfléchi, en y songeant un peu à travers l’ivresse (et il n’était jamais si prudent et si avisé que lorsqu’il était gris), à la sottise d’arriver à Shamakha avec un étourdi fort occupé de ses plaisirs et pas du tout à lui être agréable. Grégoire Ivanitch était loin de s’aveugler au point de supposer que, pour tant d’occasions de plaisirs que ses principes religieux et son bon caractère lui avaient fait mettre sur le chemin de l’ingénieur, celui-ci se piquerait de générosité à son égard et aurait scrupule, une fois dans sa vie, de marcher sur ses brisées ou de lui causer des désagréments. Au contraire, il savait de science certaine que rien ne serait plus agréable au Tatare civilisé qu’un conflit d’où résulterait sans faute un recueil de plaisanteries bonnes ou mauvaises, de goguenardises et de vanteries de quoi défrayer pendant un an toutes les garnisons, tous les cantonnements du Caucase.

En conséquence, il revint sur sa promesse, se résolut à voyager seul, à voyager vite, et, quelques heures après le départ des militaires, il prit à son tour une barque, s’arrangea de façon à maintenir une petite distance entre lui et ceux qui le précédaient, puis, lorsque la nuit fut tombée, au lieu d’aller la passer avec les deux amis dans un cabanon de planches appartenant à l’État et réservé à l’usage des voyageurs, il doubla les relais de ses bateliers, atteignit au matin Koutaïs, prit la poste, ne fit que traverser Tiflis sans s’arrêter, et atteignit Shamakha.

Shamakha n’est pas une grande ville ; ce n’est plus même une ville curieuse. L’ancienne cité indigène a disparu presque entièrement, pour faire place à un amas de constructions modernes, peut-être assez bien entendues ; mais, à coup sûr, tout à fait dénuées de physionomie. Les Musulmans riches se sont fait bâtir des maisons russes appropriées à leurs besoins et à leurs habitudes ; on aperçoit des magasins du gouvernement, des casernes, une église, ce que l’on rencontre partout ; et le maître de police, ancien officier de cavalerie, brave homme, qui élevait des oiseaux chanteurs et passait une partie notable de sa vie dans l’énorme cage où il avait logé ses pensionnaires, était, avec le gouverneur, l’homme le mieux logé du pays, parce que son habitation ressemblait le plus à celle d’un bourgeois allemand. Grégoire Ivanitch Vialgue s’y rendit d’abord, frappa à la porte et fut admis.

Il rentra dans le salon de l’air dégagé qui lui était propre, ne salua aucunement la sainte image placée dans un angle, au sommet du plafond.

— Mon excellent ami, lui dit-il, j’ai fait un grand voyage ; j’arrive de Constantinople et, en dernier lieu, de Poti ; je n’ai pas pris une heure de repos et je vous apporte la fortune.

— Elle est la bienvenue, répondit Paul Petrowitch, bien venue assurément ; c’est une bonne dame, d’un certain âge, capricieuse ; mais, personne au monde, je pense, ne lui a jamais sciemment fermé sa porte.

— Bref, j’ai réussi dans nos projets au-delà de toute espérance.

— Racontez-le tout par le menu, répliqua Paul Petrowitch, d’un air de béatitude en étendant sur ses genoux son mouchoir de cotonnade bleue à raies rouges et s’introduisant dans le nez une forte prise de tabac.

— Voilà l’histoire. Ainsi que nous étions convenus, je me suis rendu, en vous quittant, il y a deux mois, à Redout-Kalé, où j’ai rencontré l’Arménien à qui j’avais donné rendez-vous. Il m’a exposé la situation. Lui et ses associés ont acheté à bon compte, ma foi ! six petites filles et quatre petits garçons. Il estime que sur ces dix enfants, qui promettent beaucoup, au moins quatre seront d’une beauté exceptionnelle et une petite fille (il l’a eue vraiment pour un morceau de pain) semble devoir atteindre à une perfection inouïe !

— Tu me réjouis le cœur, ma chère âme, s’écria Paul Petrowitch.

— L’Arménien m’a fait observer que, ayant parfaitement vendu l’année dernière ce qu’il avait de mieux et de prêt, il s’était résolu cette fois à perfectionner encore la marchandise.

— C’est un homme intelligent ; je l’ai toujours dit et pensé, grommela Paul Petrowitch.

— Dans ce dessin, poursuivit Grégoire, il a fait l’acquisition d’une jolie maison de campagne, où il habite avec quatre filles, ses deux nièces, un neveu et un cousin de sa femme, en tout dix. Vous suivez le détail.

— Parfaitement !

— Pour tout ce petit monde, il s’est procuré des passeports, des papiers, des actes parfaitement en règle, enfin ce qu’il faut. J’ai vu les prix sur ses livres, et là, franchement, ça n’a pas coûté cher.

— J’en suis presque fâché, dit le maître de police ; c’est ce que j’appelle déconsidérer l’autorité, quand ceux qui en sont revêtus se laissent aller à des concessions trop faciles. Mais j’ai peut-être des principes un peu sévères. Continuez !

— L’Arménien a engagé un maître de russe, un maître de français, qui enseigne en même temps la géographie, et une gouvernante suisse. Ces différents frais d’établissement ne sont pas ruineux, et le résultat de la spéculation est que notre compagnie se trouve désormais en état de fournir des épouses et des intendants de mérite à tous les Turcs élevés en Europe et qui tiennent à se faire un intérieur convenable, ou encore aux personnes appartenant à des communions différentes et qui savent apprécier la beauté et le talent.

— Cet Arménien est assurément un homme de génie ! murmura Paul Petrowitch, levant les yeux au ciel et croisant les mains sur son ventre.

— C’est presque ce qu’a dit notre associé américain à Constantinople, quand nous avons partagé nos bénéfices de l’année dernière. Mais il est hors de doute que la voie dans laquelle nous marchons aujourd’hui, et l’extension illimitée de nos affaires, va nous faire monter au-dessus de nos espérances.

— Je le pense ainsi, mon bon, mon parfait ami, et qui plus est (car je ne songe pas qu’à ma seule propriété ! je m’occupe aussi du bonheur de mes semblables ! je suis avant tout un philanthrope, moi !), regarde quel bien nous faisons !

— La chose est claire, repartit Grégoire Ivanitch avec une grimace de supériorité. Nous achetons, pour une centaine de roubles pièce, des pauvres diables de marmots condamnés à végéter ici dans la fange, dans la faim ; nous les rendons gentils, doux, aimables, sociables, cela devient des grandes dames et des messieurs, à tout le moins de bons bourgeois ou de braves domestiques. Je voudrais bien savoir qui peut se vanter d’être plus au monde que nous ? Mais ce n’est pas pour théorifier que je viens te voir. Voici tes dividendes.

Là-dessus, Assanoff tira de la poche de sa redingote un gros portefeuille, du portefeuille une liasse de billets, et pendant une bonne demi-heure, les deux amis furent plongés dans des calculs qui causaient évidemment par leur résultat une satisfaction vive à Paul Petrowitch. Quand tout ce tripotage eut pris fin, le digne maître de police demanda à grands cris de l’eau-de-vie, et pendant que les verres s’emplissaient, se vidaient et s’emplissaient de nouveau, l’Ennemi de l’Esprit dit à son camarade :

— Les plus belles étoffes ont un revers. L’année écoulée a été bonne, l’année prochaine sera meilleure ; cette année-ci, nous n’avons guère que des non-valeurs, grâce à cette imbécile de Léocadie Marron, qui a été nous acheter trois filles dont la taille a tourné. Si notre excellente maîtresse de danse, Fourrough-el-Husnet, voulait nous aider, elle le pourrait, et son secours viendrait bien à point.

— Mon petit père, il ne faut pas chercher à me tromper. Tu as envie de vendre les Splendeurs de la Beauté elle-même. Mais tu as tort, elle n’y consentirait pas, ni moi non plus.

— Quelle idée bizarre, vas-tu chercher là, Paul Petrowitch ? Les Splendeurs de la Beauté aurait pu se placer aussi bien, si elle avait vécu, et nous aussi, il y a une cinquantaine d’années, où le goût était différent de ce que nous le croyons. Cette femme là doit peser… Qu’est-ce qu’elle ne pèse pas ? Désormais, on ne veut plus que des femmes minces, et on appelle cela avoir l’air distingué. Je suis sûr que les Splendeurs de la Beauté ne rapporterait pas deux cents ducats et elle en voudrait garder au moins la moitié, si non plus. Ce n’est pas ce que j’appellerais une opération. Non, ne me prête pas d’idées ridicules. Je n’ai pas songé une minute aux Splendeurs de la Beauté : à Omm-Djéhâne, je ne dis pas ! Elle n’est pas jolie ; mais elle parle français et russe. Il faudrait lui faire une remise assez forte ; mais, comme nous n’avons pas eu avec elle de frais d’éducation, de nourriture, ni d’entretien, on s’en tirerait. J’ai justement rencontré à Poti un marchand de loupes d’arbres, Français, qui m’a assuré connaître à Trébizonde un ancien Kaïmakam retiré, occupé à rechercher une femme bien élevée, il la veut musulmane afin de s’épargner les ennuis de la conversion. Omm-Djéhâne, ce me semble, conviendrait parfaitement à cette occasion-ci.

— Omm-Djéhâne sera l’affaire de ton Kaïmakam, s’il est l’affaire d’Omm-Djéhâne, répondit le maître de police sententieusement. Parles-en aux Splendeurs de la Beauté. Tu entendras son avis.

Sur ce dernier mot, les associés se séparèrent ; mais ici une remarque doit trouver sa place. On aurait tort de croire dans l’Ennemi de l’Esprit quelque disciple des traîtres de mélodrame, ou simplement un homme tant soit peu méchant. Il n’était ni l’un ni l’autre. En tant que moralité, il avait les idées de ses coreligionnaires : ce n’était pas sa faute, puisqu’il avait été élevé par eux, avec eux et comme eux ; mais on pourrait presque dire qu’il y allait innocemment, puisqu’il ne voyait aucun mal dans ce qu’il supposait être la raison et la vérité. C’était un esprit tortu et dévoyé, mais non pas un drôle à proprement parler, et, quant à son commerce, il le conduisait avec une tranquillité de conscience peut-être aussi justifiée que celle dont Messieurs les entrepreneurs d’entreprises matrimoniales, à Paris, sont assurément pourvus après quarante ans de succès. Les lois européennes défendent sévèrement la traite des esclaves ; cela est exact ; à ce titre, le maître de police russe, le marchand arménien, le spéculateur américain et le commis-voyageur français, tous chrétiens, étaient des coquins purs et simples. Mais l’Ennemi de l’Esprit et sa clientèle asiatique avaient de quoi se tenir l’âme en repos, dans un pays où les mariages ne se contractent jamais, en suivant les conditions même les plus régulières, que par ces ventes, au moins simulées, de la femme et où l’esclave homme prend rang dans la famille immédiatement après les enfants et avant les domestiques. Ceci soit dit non pas pour élever Grégoire Ivanitch sur un pavois, mais uniquement pour le présenter sous son vrai jour. C’était, et voilà ce qu’on en peut affirmer avec justice, un bon vivant par démonstration, dogmatiquement débarrassé de toute espèce de scrupule quant à la poursuite de ses plaisirs et de ceux des autres, nativement obligeant, et, du reste, ne voulant du mal à qui que ce soit au monde, excepté bien entendu à l’Esprit, à cause de tous nos malheurs d’ici-bas. Il tenait à ce point.

Quand il eut quitté le maître de police, il se rendit chez les Splendeurs de la Beauté, et trouva cette dame dans un état de santé aussi satisfaisant qu’il l’avait laissée lors de leur dernière entrevue. Elle se tenait dans une chambre, qui, pour être de construction à peu près européenne, n’en était pas moins meublée et accommodée à la tatare. À la vérité, on voyait pendre sur les murailles, blanchies à la chaux, des cadres dorés contenant des gravures coloriées représentant l’histoire de Cora et d’Alonzo, plus un portrait lithographié du maréchal Paskewitch orné de moustaches épouvantables, et, par une idée vraiment très-ingénieuse de l’artiste, regardant d’un œil du côté d’Érivan et suivant de l’autre la direction de Varsovie ; mais à part ces emprunts à un luxe exotique, le tapis jeté sur le sol était persan, et le long des murs s’étendaient des petits matelas étroits, formant divans et recouverts d’étoffes du pays. Les Splendeurs de la Beauté, avec un visage de pleine lune, des yeux comme deux diamants noirs un peu éteints, une bouche de grenade et une opulence de formes dans toute sa personne, qui eût ravi en extase un véritable Osmanli, était affaissée sur elle-même au milieu d’un amas de coussins, et fumait méthodiquement son tjibouk, qu’elle soutenait de la main droite, tandis que de la gauche, paresseusement posée sur le matelas, elle tournait les grains de son tesbyh ou chapelet musulman. Bref, elle suivait consciencieusement le cours de ses occupations journalières qui consistaient à ne rien faire.

Il serait hardi de prétendre qu’elle ne pensait à rien. Cet état paradisiaque existe pour les hommes dans beaucoup de pays, mais il est à douter que nulle part il soit accessible aux femmes. La maîtresse danseuse songeait donc probablement à quelque chose. En apercevant Grégoire Ivanitch, elle lui dit avec une sorte de vivacité :

— Selam Aleykum ! Vous êtes le bienvenu !

— Aleyk-ous-Selam ! madame, repartit l’Ennemi de l’Esprit, mes yeux deviennent brillants du bonheur de vous voir !

— Bismillah ! Asseyez-vous, je vous prie !

Elle frappa des mains. Une servante fort sale apparut.

— Apporte ici une bouteille de raki et deux verres.

Grégoire ayant pris place, l’eau-de-vie se trouvant entre lui et la dame de céans, deux ou trois accolades furent données à la bouteille, puis les interlocuteurs se trouvant dans un état confortable, ils commencèrent la conversation.

Madame, dit l’Ennemi de l’Esprit, je viens de proposer au respectable Paul Petrowitch une très-belle occasion de faire le bonheur d’Omm-Djéhâne.

— Si vous faites son bonheur, répondit les Splendeurs de la Beauté, elle en sera peut-être reconnaissante, mais, encore faudrait-il savoir comment vous l’entendez.

Grégoire Ivanitch agita la main droite en l’air et secoua la tête d’un air de désintéressement et de magnanimité.

— Bah ! dit-il, je le sais ! Si j’étais pour quelque chose dans l’affaire, elle ne se montrerait pas plus touchée aujourd’hui qu’elle ne l’a été il y a trois mois ; elle ne veut pas entendre parler de son serviteur, c’est convenu, et son serviteur n’est pas du tout disposé à se laisser venir du mal à l’estomac pour qu’on le dédaigne. Ces sottises-là sont du ressort des serviteurs de l’Esprit. Non ! Laissez-moi de côté. Je viens bonnement proposer à Omm-Djéhâne de la marier à un Kaïmakam. Pour tout vous dire, j’avais emporté l’autre jour sa photographie, telle qu’il y a huit ans la femme du général l’avait fait faire. Je l’ai montrée au digne homme dont je vous parle, et, vraiment, il a pris feu. C’est un digne homme, je le répète. Il n’a que soixante-dix-ans ; on le trouve Musulman sévère ; il ne boit ni vin ni eau-de-vie, cela plaira à Omm-Djéhâne qui déteste si fort ce qui est bon ; il a une horreur encore plus prononcée pour les Européens, ce qui lui conviendra également, à elle, dont le sentiment n’est pas bien caché là-dessus ; enfin il est riche. Je lui connais des terres dans trois villages des environs de Batoum, et il a par dessus le marché un joli revenu provenant des mines d’argent de Gumush-Khanêh. Voyez ce que vous voulez faire.

— J’aime tendrement Omm-Djéhâne, répliqua les Splendeurs de la Beauté. C’est ma fille adoptive. Mon cœur saigne déjà en entendant vos paroles ; que sera-ce lorsqu’il faudra me séparer de cette enfant ? Je vais mourir de mille morts ; on m’enterrera ; on m’enterre ! Cela mérite considération. Combien me donnera-t-on pour consentir à de pareils sacrifices ?

Grégoire Ivanitch se caressa le menton :

— C’est, en effet, une affaire de conséquence. Omm-Djéhâne recevra un tiers de ce que donne le Kaïmakam ; j’aurai le second tiers comme ayant été le promoteur de cette heureuse union, et vous partagerez le troisième tiers avec notre bon et cher ami le maître de police. L’acheteur offre deux mille roubles argent.

— Deux mille roubles argent ? répondit la maîtresse chanteuse, d’un air consterné ; y pensez-vous ? Comment avez-vous pu écouter une pareille proposition sans éclater de rire ! Une fille, qui est une perle de vertu et d’innocence, qui n’a jamais dansé que devant les personnes les plus respectables, comme des généraux et des colonels ; tout au plus (une fois ou deux !) devant des majors ! Une fille qui parle le russe et le français comme ceux qui les ont inventés et qui peut écrire et lire, et qui sait la géographie ! Une fille qui…

Grégoire Ivanitch lui mit la main sur la bouche avec une douce familiarité et continua lui-même la litanie :

— Une fille qui est charmante, mais très-maigre, avec des yeux assez jolis, mais bleus, et pas très-tendres à l’ordinaire ; une fille qui sait une foule de belles choses, je l’avoue, mais qui manie également le couteau d’une manière fort agréable, comme j’en ai reçu moi-même la preuve dans l’épaule, et qui, par malheur, n’est pas toujours d’une humeur accorte ; une fille, enfin, qui est un diable incarné ! Pour ma part, je considère que la payer deux mille roubles, c’est faire son propre malheur aussi cher qu’il est possible.

— Mais un sixième de la somme et rien de plus pour moi !

— Vous voulez dire un tiers !

— Comment ? Mais je partagerai avec Paul Petrowitch !

— C’est-à-dire que vous lui prendrez tout, en outre de ce que vous lui enlevez déjà. Croyez-vous que, lorsqu’il a bu, il ne pleure pas dans mon sein pour la misère où vous le réduisez ? — Grégoire Ivanitch, me dit-il, cette femme-là est si belle, si aimable, si souriante, qu’elle me mettra au tombeau dans le même costume que j’avais en venant au monde ! — Et alors il verse des flots de larmes, il faut que je lui essuie le visage et que je le couche moi-même. Ne me dites donc pas de folies ! Vous aurez un tiers pour vous, et c’est à prendre ou à laisser !

— Hé bien ! Grégoire Ivanitch, vous êtes pour moi un véritable père, je ne me lasse pas de le répéter. Je m’écrie souvent, quand je suis toute seule : Splendeurs de la Beauté, souviens-toi que Grégoire Ivanitch est ton père ! Dites seulement à Paul Petrowitch de me donner une montre en or, avec des fleurs en émail dessus, pareille à celle de la gouvernante de la province, et alors je parlerai à Omm-Djéhâne !

— Je ne me mêle pas de ces affaires-là. Vous tirerez de Paul Petrowitch ce que vous voudrez, et vous n’avez pas besoin d’intermédiaire. D’ailleurs, le temps presse. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas commencer dès aujourd’hui notre affaire ?

Les Splendeurs de la Beauté balança sa tête de droite à gauche d’un air subjugué.

— On ne peut rien vous refuser, Grégoire Ivanitch. Wallah ! Billah ! Tallah ! Je vais me mettre à l’œuvre à l’instant ; mais donnez-moi seulement, pour me souvenir de vos bontés, cette petite bague turquoise que vous portez là, à la main gauche. Les turquoises sont un gage de bonheur !

L’Ennemi de l’Esprit ôta galamment la bague de son doigt et la présenta à la dame, qui la posa d’abord sur son front, puis tira de son sein une bourse de cachemire où elle enferma sa nouvelle conquête parmi d’autres plus anciennes. Cela fait, Grégoire Ivanitch prit congé ; et, tout aussitôt, les Splendeurs de la Beauté, faisant un effort sensible, souleva sa masse opulente, la dressa sur ses pieds, et, avec un balancement de hanches, qui, journellement, ravissait en extase d’innombrables admirateurs, elle sortit de la chambre, son tjibouk d’une main et son chapelet de l’autre. Elle passa, sans s’y arrêter, devant chaque porte des cellules habitées par plusieurs de ses élèves, et elle ouvrit, enfin, celle d’Omm-Djéhâne. Elle entra.

L’appartement était petit, étroit. Il n’y avait, dans un angle, qu’un sopha très-court. Pas de gravures européennes ; aucune espèce de luxe nulle part ; pas de tjibouk ; Omm-Djéhâne ne fumait pas ; aucun verre, aucune bouteille ; elle ne buvait pas ; non, rien, pas même un pot de rouge ni de blanc de céruse, elle ne se fardait pas, ce qui était inouï chez une personne de la ville, et les personnes qui lui voulaient le plus de bien citaient cette bizarrerie comme un des traits les plus regrettables de son caractère.

Lorsque sa maîtresse entra, la jeune danseuse était assise, la joue appuyée sur sa main gauche, le coude sur un coussin. Elle regardait droit devant elle, livrée à une abnégation absolue de sa pensée et de ses sens. Elle était vêtue d’une robe étroite de soie cramoisie à raies jaunes parsemées de fleurs bleues ; un mouchoir de gaze rouge, brodé d’or, était entortillé dans ses cheveux noirs ; elle portait au cou un collier d’or émaillé, et aux oreilles ainsi qu’aux bras des ornements de même matière.

Grégoire Ivanitch avait raison : Omm-Djéhâne n’était pas ce qui s’appelle jolie. Cependant il en avait été touché et préoccupé, et cela s’expliquait. Une séduction puissante s’exhalait de cette jeune fille. À vouloir en détailler les causes, on ne les retrouvait pas ; cependant on ne cessait pas d’en sentir l’action. C’était une de ces créatures qui entraînent, qui enivrent, qui ensorcellent, et qui ne vous disent ni pourquoi, ni comment. En vérité, un critique froid n’eût trouvé qu’un seul adjectif à lui appliquer. Il eût dit d’elle : Elle est étrange ; mais aucun critique n’eût pu rester froid en sa présence.

— Mon âme, dit les Splendeurs de la Beauté, en s’asseyant à côté de sa pensionnaire, écoutez-moi bien, il s’agit d’un grand mystère.

Là-dessus, quand elle vit les yeux d’Omm-Djéhâne attachés sur les siens, elle lui raconta, d’un bout à l’autre, la conversation qu’elle venait d’avoir avec Grégoire Ivanitch.

Aux nombreuses précautions oratoires qu’elle employa, aux phrases séduisantes intercalées dans son récit, à l’accent mielleux et caressant donné à toutes ses paroles, à ses réticences, à ses nombreux serments, il était clair que la maîtresse danseuse ne s’attendait pas à convertir aisément la jeune lesghy. Aussi fut-elle agréablement surprise, quand, après un moment de réflexion assez court, celle-ci lui fit une réponse encourageante et qu’elle n’avait pas prévue.

— Comment, dit-elle, serais-je sûre que ce Grégoire Ivanitch et les autres ne me tendent pas un piège ?

— Tu serais donc disposée, fleur de mon âme, à accepter le Kaïmakam pour mari ?

— Tout de suite, mais je ne veux pas être trompée. Elle dit ces mots rudement ; ses yeux qui, déjà, n’étaient pas naturellement à fleur de tête, mais un peu tragiquement enfoncés sous un front bombé, semblèrent se creuser davantage, et toute l’expression de son visage fut si parlante, que les Splendeurs de la Beauté répondit avec conviction :

— Comment veux-tu que l’on s’y joue ? On aurait, je crois, fort à faire.

Omm-Djéhâne ne répondit rien. Elle attacha son regard sur le plancher et tomba dans la rêverie. Sa maîtresse, saisie d’une docilité si merveilleuse, lui passa le bras autour du cou et allait l’embrasser, quand la petite servante sale entra.

— Madame, dit-elle, le seigneur maître de police vous envoie dire qu’il faut venir ce soir chez le gouverneur avec Djemylèh et Talhemèh pour danser.

— Est-ce qu’il y a une fête ?

— Il y a des hôtes étrangers.

— Des officiers ?

— Des officiers. C’est son domestique qui me l’a dit. Mais il y aura aussi des Musulmans, Aga-Kan et Shems-Eddyn-Bey.

— Sais-tu si Grégoire Ivanitch y sera ?

— Je ne sais pas ; mais le seigneur maître de police dit qu’il faudra mettre vos plus beaux habits ; vous aurez de grands cadeaux.

La petite souillon sortit.

— De grands cadeaux, de grands cadeaux ! c’est facile à dire, murmura les Splendeurs de la Beauté ; on ne manque jamais de m’en promettre autant chaque fois, et, si j’y croyais, je mourrais de faim. Enfin, on ira, c’est clair. Comment s’en empêcher ? Pour toi, mes yeux, puisque te voilà comme mariée à un Kaïmakam, tu n’as pas besoin d’amuser ces chiens, et tu peux rester ici, si cela t’arrange.

— Cela ne m’arrange pas du tout ; j’irai au contraire avec vous et les autres chez le gouverneur. Voyez ! je viens de faire trois fois de suite l’Istikhareh pendant que vous parliez à Dourr-al-Zemân (la Perle du Temps, c’était le nom authentique de la jeune maritorne), et trois fois j’ai eu le même nombre de grains.

Elle montrait son chapelet qu’elle serrait des deux mains ; elle balbutia entre ses dents un bout de prière et se leva. Les Splendeurs de la Beauté ne trouva absolument rien à répliquer à un argument aussi fort que celui d’une décision de l’Istikhareh, et comme elle venait de se donner des fatigues inusitées, elle rentra dans sa chambre pour dormir jusqu’à l’heure de sa toilette, laissant Omm-Djéhâne réfléchir, s’il lui plairait, à la nouvelle aventure, où la vie déjà si agitée de cette dernière semblait se trouver entraînée.

Il était parfaitement exact que le gouverneur de Shamakha avait l’intention de se mettre en frais. Il donnait à dîner à deux officiers voyageurs en route pour Bakou, le lieutenant Assanoff et le cornette Moreno, et, à cette occasion, il avait invité les officiers du bataillon d’infanterie en garnison dans la ville et son ami de cœur, le maître de police.

Assanoff et Don Juan, pour être arrivés plus tard que l’Ennemi de l’Esprit, étaient arrivés pourtant, un peu fatigués, un peu ennuyés du voyage, mais, d’autant plus heureux de se trouver près du but, car Shamakha n’est pas loin de Bakou. Ils étaient à peine restés quelques heures à Tiflis. L’autorité supérieure les avait engagés à rejoindre sans retard leurs corps respectifs, attendu qu’il était question de mouvements sérieux dans le Daghestan. C’était une perspective consolante pour Moreno. À mesure qu’il s’éloignait de l’Espagne et de la femme qu’il aimait, le découragement des premières heures se transformait en une résignation maladive, qui lui détruisait le prix de la vie. Il sentait que son existence antérieure était finie, et il n’éprouvait aucun désir d’en ressaisir une nouvelle. Hérodote raconte qu’en Égypte, autrefois, l’armée se trouvant mécontente des façons d’agir du souverain, les hommes de la caste guerrière prirent leurs armes, formèrent leurs bandes et s’en allèrent gagnant la frontière. Les serviteurs du monarque abandonné coururent, sur son ordre, après eux et leur dirent : Que faites-vous ? Vous abandonnez vos familles ? Vous perdez de gaîté de cœur vos maisons et ce que vous possédez de biens ? — Ils répondirent fièrement : Des biens ? Avec ce que nous avons au poing, nous tâcherons d’en conquérir de meilleurs ! Des maisons ? On en bâtit. Des femmes ? Il en existe dans tout l’univers, et de celles que nous rencontrerons, nous aurons d’autres fils ! Puis, sur cette réponse, ils partirent sans que rien pût les arrêter.

Moreno n’était pas un de ces rudes manieurs d’épée, dont l’espèce ne se rencontre guère dans les temps actuels. Soit résultat des mœurs, soit délicatesse et faiblesse plus grandes de l’imagination et du cœur, il existe peu d’hommes aujourd’hui, dont le bonheur et la force vitale ne résident en dehors d’eux-mêmes, dans un autre être ou dans une chose. Presque chacun ressemble à l’embryon ; il reçoit ce qui le fait vivre d’un foyer de vie qui n’est pas le sien, et, si on l’en sépare mal à propos, il est douteux, sinon impossible qu’il subsiste à son aise. En outre, tout ce que Don Juan avait vu jusqu’alors dans le milieu où il était transplanté, lui faisait l’effet d’un rêve, d’un de ces rêves particulièrement embrouillés où la raison ne se retrouve pas. Assanoff lui avait expliqué, à sa manière, ce qui s’agitait autour d’eux ; mais outre que l’ingénieur n’y apercevait rien que de naturel, ce qui le faisait passer légèrement sur les points les plus dignes de commentaires, il était d’humeur inconstante et ne savait suivre ni une explication, ni un raisonnement, Cependant Moreno s’attachait à lui. L’ivrognerie flagrante d’Assanoff le rebutait ; sa gaîté le ramenait. Assanoff avait l’esprit brouillon, mais il avait de l’esprit ; il divaguait à l’ordinaire, mais en quelques rencontres il montra du cœur. Pendant la longue route et l’interminable tête-à-tête, il raconta beaucoup de choses à Moreno, et Moreno se laissa aller de son côté à lui faire des confidences. Assanoff fut vivement ému des malheurs de l’exilé et montra une tendresse presque féminine pour l’amant. Quelquefois, parlant de lui même, il avouait n’être, à son avis, qu’un sauvage mal dégrossi, et, ajoutait-il, assez peu débarbouillé, mais il revenait bientôt sur cette déclaration et se proclamait un gentilhomme. En somme, il se fit gloire désormais de reconnaître chez Moreno la supériorité de l’intelligence et du caractère.

On peut se rappeler que, dans les récits des Croisades, il est toujours question d’un généreux émir, d’un brave Bédouin, ou, à tout le moins, d’un esclave fidèle attachant son sort à celui du chevalier chrétien. À l’occasion, ce subalterne se fait tuer volontiers pour le maître, après avoir sacrifié ses intérêts aux siens. Une pareille conception s’est si bien emparée de l’imagination des Occidentaux, qu’on la trouve encore dans les nouvelles de Cervantes, et Walter Scott l’a consacrée par les personnages des deux serviteurs sarrazins du templier Brian de Boisguilbert. C’est parce que en réalité, cette fiction repose sur un fond assez vrai. Le cœur et l’imagination, mobiles uniques du dévouement, tiennent une place énorme dans l’organisation des Asiatiques ; susceptibles de beaucoup aimer, ces gens-là se sont de beaucoup sacrifiés à ce qu’ils aiment. Ainsi, du moment où Assanoff trouvait dans Don Juan une nature sympathique à la sienne, il l’aimait pour tout de bon et sans se défendre.

Le dîner du gouverneur ressembla à toutes les fêtes de ce genre. On but beaucoup. Assanoff, Dieu garde qu’il eût manqué cette occasion ! Il était tellement en verve, qu’il se serait surpassé lui-même, si les observations de Don Juan ne l’eussent un peu contenu, de sorte qu’il en resta à un visage enflammé, avec une démarche légèrement titubante et un décousu de discours encore plus prononcé qu’à l’ordinaire. Pour ne pas contrarier Moreno, il s’arrêta à cette limite. Au sortir de table, on passa dans le salon, où l’on se mit à fumer. Au bout d’une demi-heure, deux des personnages marquants de la population indigène firent leur entrée au milieu de ces officiers, dont la plupart étaient dans un état plus avancé que celui d’Assanoff. Agha-Khan et Shems-Eddyn-Bey saluèrent avec dignité et avec l’affabilité la plus aimable tous les assistants, sans paraître s’apercevoir le moins du monde de rien d’irrégulier. Ils s’assirent, après avoir refusé des pipes et déclaré qu’ils ne fumaient pas. La retenue en toutes choses et la sobriété étaient alors à la mode par esprit de contraste et recommandées aux Musulmans du Caucase. Au bout de quelques instants, on annonça les danseuses. Le gouverneur ordonna de les introduire : Elles parurent.

Les Splendeurs de la Beauté marchait en tête, puis venait Omm-Djéhâne, suivie de Djémylèh et de Talhemèh, deux jeunes demoiselles très-agréables, non moins peintes que leur maîtresse, et toutes vêtues de robes longues tombant droit jusqu’aux pieds avec des plis nombreux. L’or et l’argent scintillaient sur la soie et la gaze, qui abondaient dans leurs vêtements d’une magnificence et d’une somptuosité bizarres. Les colliers superposés, les boucles d’oreilles longues et tombantes, les bracelets nombreux, or et pierreries, tout luisait et résonnait à chaque mouvement de ces belles personnes. Cependant les regards se portaient instinctivement sur Omm-Djéhâne, soit que ce fût l’absence de fard, soit que ce fût la sévérité plus grande de sa parure, soit plutôt, et c’est bien certainement la vraie raison, le charme vainqueur de sa personne. Une fois qu’on l’avait regardée, les yeux ne s’en détachaient plus. Elle promenait sur chacun un regard froid, indifférent, presque insolent, presque irritant, et ce n’était pas un petit attrait. Aussi, bien qu’elle eût les yeux infiniment moins beaux que Djémylèh, que sa taille n’eût pas la rondeur de celle de Talhemèh, et que, sous aucun rapport, elle ne pût rivaliser avec l’exubérance de perfections des Splendeurs de la Beauté, cette reine sûre de ses triomphes, elle troublait chacun, et il fallait un effort pour se soustraire à sa magie.

Jamais cantatrice à la mode ni comédienne en renom n’ont exécuté leur entrée dans un salon européen avec plus de dignité que ne le firent les danseuses, et ne furent reçues avec plus d’hommages ! Elles ne saluèrent personne que les deux dignitaires musulmans à qui elles adressèrent toutes, sauf Omm-Djéhâne, un coup d’œil d’intelligence des plus flatteurs, coup d’œil auxquels ils répondirent par un sourire discret et en se caressant la barbe d’un air dont se fût honoré le maréchal duc de Richelieu. Cela fait, les dames s’assirent pressées les unes contre les autres, dans un coin de la salle, sur le tapis, et prirent l’air parfaitement désintéressé de personnes qui sont là pour faire tapisserie.

Cependant, derrière elles, avaient paru quatre hommes, auxquels personne ne donna la moindre attention. Ils allèrent s’accroupir dans l’angle du salon opposé à celui qu’occupaient les danseuses ; c’étaient les musiciens. L’un tenait une guitare légère appelée târ ; l’autre une sorte de rebec, violon à long manche ou kémantjêh ; le troisième avait un rebab, autre instrument à cordes et le quatrième un tambourin, élément indispensable de toute musique asiatique, où le rhythme doit être extrêmement marqué.

D’une voix unanime, la société demanda le commencement de la danse. Le gouverneur et le maître de police se firent plus particulièrement les interprètes du vœu général auprès des Splendeurs de la Beauté, et celle-ci, après s’être laissé prier le temps convenable pour une artiste qui connaît sa valeur, et avoir montré sa modestie par une aimable confusion, se leva en pied, s’avança lentement jusqu’au milieu du salon, et fit un signe de tête imperceptible aux musiciens dont les instruments partirent tous à la fois. Chacun avait reculé sa chaise contre le mur, de façon à laisser un vaste espace absolument libre.

Alors, sur un air extrêmement lent et monotone, accompagné par le tambourin roulant d’un bruit saccadé, sourd et nerveux, la danseuse, sans bouger de place, appuyant ses mains sur ses hanches, fit quelques mouvements de la tête et du haut du corps. Elle tourna lentement sur elle-même. Elle ne regardait personne, elle était impassible, et semblait comme absorbée. L’attention la suivait, attendait une activité qui ne venait pas, et, précisément à cause de cette attente trompée, devenait à chaque instant plus intense. On ne saurait mieux comparer l’impression produite par ce genre d’émotion qu’à celui qu’on éprouve au bord de la mer, quand l’œil demande constamment à la vague de faire plus, de monter plus haut, d’aller plus loin que la vague précédente, et qu’on écoute son bruit dans l’espérance successivement déçue que le bruit qui va venir sera de quelque peu plus fort, et, cependant, on reste là, assis sur la grève ; des heures entières s’écoulent et l’on a peine à s’éloigner. Il en est ainsi de la séduction opérée sur les sens par les évolutions des danseuses de l’Asie. Il n’y a point de variété, il n’y a point de vivacité, ou ne verra que rarement un mouvement subit, mais il s’exhale de ce tournoiement cadencé une torpeur, dont l’âme s’accommode et où elle se complaît comme dans une ivresse amenant un demi-sommeil.

Puis, la puissante danseuse se mut lentement sur le parquet, en étendant à moitié ses bras arrondis ; elle ne marchait pas ; elle glissa par une vibration imperceptible ; elle s’avança vers les spectateurs, et passant lentement près de chacun, donna à chacun une sorte de frisson en lui laissant croire, espérer peut-être qu’elle allait lui accorder un signe d’attention. Elle n’en fit rien. Seulement, quand elle fut devant les deux Musulmans, elle leur laissa soupçonner un nouvel indice bien apprécié de sa déférence, de sa partialité, en doublant la durée du temps d’arrêt très-court dont elle avait flatté les autres, ce qui fut vivement senti et applaudi ; car, dans cette danse discrète, la moindre nuance ressort avec précision. Quand la musique s’arrêta, l’enthousiasme des spectateurs éclata en applaudissements. Moreno seul restait froid. On ne goûte pas ces sortes de choses à la première vue, et le plaisir causé par les divertissements nationaux exige, en tous les pays, une expérience et une initiation. Il n’en fut pas ainsi d’Assanoff ; son exaltation s’exprima d’une manière tout à fait inattendue.

— Pardieu ! dit-il, je suis un homme civilisé et j’ai été à l’École des cadets, à Saint-Pétersbourg ; mais je veux bien que le diable m’emporte si, dans l’Europe entière, on trouve rien d’égal à ce que nous venons de voir ! Je demande que quelqu’un d’ici danse la lesghy avec moi. N’y a-t-il plus une seule goutte de sang dans les veines de personne ? Êtes-vous tous abrutis ou tous Russes ?

Un officier tatar, engagé dans l’infanterie, se leva et vint prendre Assanoff par la main.

— Allons, dit orgueilleusement le fantassin, Mourad, fils de Hassan-Bey, si tu es fils de ton père, montre ce que tu sais !

L’ingénieur lui répondit par un coup d’œil dont Moreno n’avait jamais vu l’expression à la fois dure et sauvage, mais pleine de flammes, et, dans leurs capotes d’uniforme, les deux tatars se mirent à danser la lesghy. La musique avait vigoureusement attaqué la mélodie barbare particulière à ce pas. Ce n’était rien de langoureux, ce n’était rien de languissant. Hassan, fils de Mourad, n’était plus ivre ; il semblait le fils d’un prince et prince lui-même. On l’eût pris pour un des soldats de l’ancien mongol Khoubilaï ; le tambourin sonnait, palpitait avec ardeur, avec un emportement de cruauté et de conquête. Les assistants, à l’exception de l’Espagnol, étaient possédés par le vin et l’eau-de-vie et n’avaient ni entendu les paroles d’Assanoff, ni compris rien aux émotions qui l’agitaient. Tout ce qu’on savait de cette scène, en définitive, étrange, c’est que l’ingénieur dansait la lesghy à merveille, et ce drame qui figure la bataille, le meurtre, le sang et, partant, la révolte, se jouait devant ces conquérants, sans qu’ils songeassent le moins du monde à en comprendre, encore bien moins à en redouter le sens. Seul, Don Juan restait stupéfait de l’expression nouvelle répandue sur les traits d’Assanoff, et, quand la danse se fut terminée au milieu des trépignements de joie de tous les officiers russes, et que l’attention générale fut distraite par l’entrée dans la salle d’un assez grand nombre de domestiques apportant de nouvelles pipes, du thé et de l’eau-de-vie, il attira son ami dans un coin de la chambre qui se trouvait être celui où étaient les danseuses, toutes debout pendant la lesghy, et lui dit à demi-voix :

— Es-tu fou ? Qu’est-ce que c’est que cette comédie-là, que tu viens de jouer ? Pourquoi te donnes-tu en spectacle ? Si tu aimes ton pays, ne peux-tu le témoigner autrement que par des convulsions ?

— Tais-toi, lui répondit brusquement Assanoff, tu ne sais ce dont tu parles ! Il est des choses que tu ne peux pas connaître ! Certes, je suis un lâche, je suis un misérable, et le dernier des hommes est cet infâme coquin de Djemiloff, qui vient de danser avec moi, il n’est pas moins avili, quoiqu’il ait dansé comme un homme ! Mais, vois-tu, il y a pourtant des moments encore où, si bas qu’on ait le cœur, on le sent qui se relève, et le jour n’est pas venu où un tatare verra danser les filles de son pays sans que des larmes de sang se forment sous sa paupière !

Des larmes de sang se formaient peut-être là où disait Assanoff ; mais comment le savoir ? Ce qui est certain, c’est que, de vrai, de gros pleurs roulaient sur sa joue. Il les essuyait rapidement d’une main, avant qu’on eût eu le temps de les remarquer, quand il se sentit prendre l’autre ; il se retourna et vit Omm-Djéhâne. Elle lui dit rapidement, en français :

— Cette nuit ! deux heures avant le destèh ! à ma porte ! ne frappe pas !

Elle s’écarta aussitôt ; quant à lui, cette parole d’une belle personne, d’une personne qui avait passé jusqu’alors pour insensible et parfaitement invincible, et qui était comme la gloire des danseuses de la ville, précisément parce qu’elle consentait peu à montrer ses talents, cette charmante parole le rendit subitement à la civilisation que, depuis quelques minutes, il paraissait oublier d’une façon si complète, et, passant son bras sous celui de Moreno, il entraîna l’officier espagnol à quelques pas et lui murmura dans l’oreille :

— Peste ! je suis un heureux coquin ! J’ai un rendez-vous !

— Avec qui ?

— Avec la Fleur des Pois ! Je te raconterai tout demain. Mais, attention ! Il ne faut plus que je me grise !

— Non ! il me semble que tu as assez perdu la tête comme cela, ce soir.

— La tête ! le cœur ! les sens ! l’esprit par dessus le marché ! La bonne histoire ! la bonne histoire ! J’en ferai mon brosseur de cette petite personne ! Je l’emmènerai à Bakou, et nous donnerons des soirées d’artistes ! Mais, motus ! Soyons discrets comme des troubadours jusqu’à demain matin.

Les nouvelles santés qu’on porta en foule, aidées de l’éclat des yeux des Splendeurs de la Beauté, de Djemylèh et de Talhemèh, car Omm-Djéhàne se tint à part, sous la protection des deux graves Musulmans, qui, sans en avoir l’air, étendirent vers elle une protection fort efficace ; le bruit épouvantable, les danses qui recommencèrent et se poursuivirent encore quelques heures, tous les délices de cette soirée, enfin, eurent le résultat qu’on en devait attendre. Le gouverneur fut porté dans son lit ; le maître de police gagna le sien sur les épaules de quatre hommes, une moitié des officiers dormit sur le champ de bataille, l’autre joncha les rues de corps généreux, mais vaincus. Les trois danseuses rentrèrent ou ne rentrèrent pas au logis : on n’a jamais su au juste ce qui était advenu de ce détail. Omm-Djéhâne, seule, regagna paisiblement la demeure commune sous la protection des amis qu’elle s’était assurés, et qui la quittèrent en maudissant de tout leur cœur les ignobles pourceaux de chrétiens que la prudence les obligeait de ménager. Pour Assanoff, ayant reconduit Moreno jusqu’à leur habitation, la maison de poste, et voyant que l’heure du rendez-vous était à peu près arrivée, il se hâta et courut se placer contre la porte des danseuses, sans donner d’ailleurs aucun signe de vie, ainsi qu’Omm-Djéhâne le lui avait recommandé.

La rue était déserte et complètement silencieuse, la nuit sombre ; il s’en fallait de trois heures environ que l’aube ne pointât. On était au commencement de septembre. Il avait plu dans la journée ; il ne faisait pas chaud. Mais l’attente fut courte. Assanoff, qui était tout oreilles, entendit marcher dans la maison ; l’huis s’entr’ouvrit doucement. On demanda tout bas :

— Êtes-vous là ?

Il passa le bras à travers la fente de la porte, saisit une main qui s’avançait et répondit :

— Sans doute ! Comment n’y serais-je pas ? Suis-je une bête !

Omm-Djéhâne attira l’officier dans l’intérieur et referma le battant sans bruit comme elle l’avait ouvert ; puis, précédant son hôte, elle traversa à la hâte la petite cour centrale du logis, d’où ils entrèrent dans la salle principale. Là, se trouvaient des divans contre les murs, quelques chaises et une table sur laquelle brûlait une lampe.

Omm-Djéhâne se tourna vers l’officier et le regarda d’un air si arrogant, qu’il fit involontairement un pas en arrière. Alors, il contempla, stupéfait, la jeune fille. Elle avait ôté sa toilette de danseuse ; elle était vêtue comme une femme noble du Daghestan et portait à sa ceinture une paire de pistolets et un couteau. Soit hasard, soit intention, sa main droite se porta un instant vers ses armes. Elle montra une chaise à Assanoff d’un geste impérieux, et s’assit elle-même sur le divan à quelques pas de lui. Elle tenait à la main ce chapelet avec lequel elle avait accompli les cérémonies de l’istikharèh, la première fois qu’on l’a vue apparaître en personne dans ce récit, et, pendant l’entretien qui va suivre, elle revint souvent aux grains de corail et les fit rouler et glisser entre ses doigts.

— Sois le bienvenu, Hassan ! Depuis quatre ans je demande sans cesse à ce chapelet si je vais te voir ; aujourd’hui il me l’a assuré ; c’est pourquoi je suis allée chez le gouverneur, et te voilà !

— À la façon dont tu me reçois, je ne comprends pas trop ce que je viens y faire.

— Tu vas le comprendre, fils de ma tante,

— Que veux-tu dire ?

— J’avais quatre ans et tu en avais douze, je me rappelle et tu as oublié ! Ah ! fils de mon sang, frère de mon âme, s’écria-t-elle tout à coup avec une explosion passionnée et en étendant ses mains frémissantes vers le jeune homme ; est-ce que, quand tu dors, tu ne vois pas notre aoûl, notre village, sur son pic de rochers, montant droit au milieu de l’azur du ciel, avec les nuages au-dessous de lui, dans les vallons pleins d’arbres et de pierres ? Tu ne vois donc plus le nid où nous sommes nés, bien au-dessus des plaines, bien au-dessus des montagnes communes, bien au-dessus des hommes esclaves, parmi les demeures des oiseaux nobles, au sein de l’atmosphère de Dieu ? Tu ne les vois donc plus nos murailles protectrices, nos tours penchées sur les abîmes, nos manoirs en terrasse, montant les unes au-dessus des autres, toutes vigilantes et, par leurs lucarnes, avides de voir l’ennemi de plus loin ? Et leurs toits plats où nous dormions l’été, et les rues étroites et le logis de Kassem-Bey en face du nôtre, et celui d’Arslan-Bey devant, et tes camarades de jeu, Sélym et Mouryd qui sont morts dans leur sang, et mes compagnes, à moi, Ayéshah, Loulou, Péry, la petite Zobeydèh, que sa mère portait dans ses bras ! Ah ! misérable lâche ! les soldats les ont tous jetés dans les flammes, et l’aoûl a brûlé sur eux !

Assanoff commença à se sentir extrêmement mal à son aise. Quelques gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il étendit machinalement les mains sur ses genoux, qu’il tint fortement serrés. Mais il ne prononça pas un mot. Omm-Djéhâne continua d’une voix sourde :

— Tu ne rêves donc jamais la nuit ? Tu te couches, et le sommeil te prend, et tu restes là, n’est-ce pas, comme une masse de chair inerte, abandonné par tes pensées jusqu’au matin, jusqu’au milieu du jour, si l’on veut. Au fond, tu fais bien ! Ta vie entière n’est qu’une mort ! Tu ne te rappelles rien ? rien du tout ? Ton oncle, mon père à moi, mon père, sais-tu cela ? Non ! tu ne le sais pas ! Je vais te le dire : mon père, Élam-Bey, enfin, pendu à l’arbre de gauche en montant le sentier ; ton père à toi, mon oncle, cloué d’un coup de baïonnette sur la porte de sa maison. Tu ne te rappelles pas ? Tu n’avais que douze ans ; mais moi j’en avais quatre et je n’ai rien oublié ! Non, rien ! rien, te dis-je, pas la moindre, pas la plus minime circonstance ! Ton oncle, quand je suis passée devant, portée par un soldat, ton oncle pendait à son arbre, comme ce vêtement là, contre la muraille, pend à ce clou qui est derrière toi !

Assanoff eut un frisson glacial dans les os ; il lui sembla sentir les pieds ballants de son père et de son oncle sur ses épaules, mais il ne dit pas un mot.

— Alors, poursuivit Omm-Djéhâne, on te prit avec quelques garçons échappés par hasard à l’incendie et au massacre. On t’envoya à l’École des cadets à Pétersbourg et on t’éleva, comme disent les Francs ! On t’enleva ta mémoire, on t’enleva ton cœur, on te prit ta religion, sans même se soucier de t’en donner une autre ; mais on t’apprit à bien boire, et je te retrouve les traits déjà flétris par la débauche, les joues marbrées de bleu, un homme ? Non ! Une guenille ! Tu le sais toi-même.

Assanoff, humilié, maté par cette fille et par les images, surtout, par les images trop exactes, trop crues, trop vraies qu’elle évoquait devant lui, Assanoff essaya de se défendre.

— J’ai pourtant appris quelque chose, murmura-t-il. Je sais mon métier de soldat, et on ne m’a jamais accusé de manquer de courage. Je ne fais pas honte à ma famille, j’ai de l’honneur !

— De l’honneur ? Toi ! s’écria Omm-Djéhâne avec le dernier emportement ; va raconter ces billevesées aux gens de ta sorte ! mais ne pense pas m’imposer avec ces grands mots. N’ai-je pas été nourrie aussi parmi les Russes ? L’honneur ! C’est de vouloir être cru quand on ment, de vouloir passer pour honnête quand on n’est qu’un coquin, et de vouloir être tenu pour loyal quand on vole au jeu. Si l’on rencontre un autre drôle de son espèce, tous deux, gens d’honneur, on se bat et on est tué justement le jour où, par hasard, on n’avait pas tort. Voilà ce que c’est que l’honneur ; et si tu en as vraiment, fils de ma tante, tu peux te considérer comme un Européen parfait, méchant, perfide, larron, assassin, sans foi, sans loi, sans Dieu, un pourceau ivre de toutes les ivresses imaginables et roulé dans tous les bourbiers du vice !

La virulence de cette sortie parut à Assanoff dépasser la mesure, ce qui lui rendit quelque chose de la possession de lui-même :

— Qui veut trop prouver ne prouve rien, dit-il froidement ; ne disputons pas là-dessus à tort ou à raison, mais, dans tous les cas, sans qu’on m’ait demandé avis, on a fait de moi un homme civilisé ; je le suis devenu. Il faut que je le reste. Tu ne me prouveras pas que je fasse aucun mal, en vivant à la façon de mes camarades. D’ailleurs, pour ne te rien cacher, je m’ennuie ; je ne sais pas pourquoi, rien ne me manque, tout me manque. Si une balle veut de moi, je l’épouse. Si l’eau-de-vie m’emporte, grand bien lui fasse ! C’est tout ce que je désire… Tiens ! Omm-Djéhâne, je suis content de te voir. Pourquoi n’es-tu pas restée chez la générale ? Cela valait mieux que cette maison.

— Cette femme, répondit la danseuse avec l’accent de la haine et du mépris, cette femme ! Elle a eu l’insolence de déclarer plusieurs fois, et devant moi, qu’elle voulait remplacer ma mère ! Elle a dit plusieurs fois, et devant moi, que les lesghys n’étaient que des sauvages, et, un jour où je lui ai répondu que leur sang était plus pur que le sien, elle a ri. Cette femme, elle m’a pris une fois par le bras et mise hors de la chambre comme une servante, parce que j’étais montée sur un fauteuil, étant trop petite pour atteindre à leurs idoles, les jeter en bas ! D’ailleurs, tu le sais bien ! c’est son mari qui avait mené les troupes contre notre aoûl !

Omm-Djéhâne se tut une minute, et tout à coup s’écria :

— Je n’attendais que le jour où je me sentirais assez forte ! Six mois plus tard, je lui tuais ses deux filles !

— Tu n’y vas pas de main morte, dit Assanoff en riant. Heureusement que tu t’es laissé deviner, et on t’a chassée à propos.

Il parlait d’un ton léger qui ne contrastait pas mal avec celui de la minute précédente. Omm-Djéhâne le considéra une seconde sans souffler mot, puis elle étendit le bras sur le divan, prit un târ, une mandoline tatare qui était jetée là, et, d’un air distrait, se mit à l’accorder ; peu à peu, sans paraître y vouloir mettre aucune intention, elle commença à jouer et à chanter. Sa voix était d’une douceur infinie et pénétrante à l’extrême. Elle chanta d’abord très-bas et à peine l’entendait-on. Il semblait que ce n’étaient que des accords isolés, des notes se suivant sans qu’aucune intention les enchainât les unes aux autres. Insensiblement, un air déterminé se détacha de cette mélodie indistincte, absolument comme du fond d’un brouillard naît, s’avance peu à peu et se fait reconnaître une apparition éthérée. Saisi par une émotion irrésistible, par une curiosité violente, par un souvenir tout puissant, Assanoff releva la tête et écouta. Oh ! il était visible qu’il écoutait de toutes ses oreilles et de toute son intelligence, de tout son cœur, de toute son âme !

Au chant se mêlèrent bientôt des paroles. C’était une poésie lesghy ; c’était, précisément, l’air que les filles de la tribu chantaient avec le plus de plaisir et le plus souvent quand Assanoff était enfant. On connaît assez le pouvoir souverain, la magie victorieuse que ce genre d’influence exerce, en général, sur les hommes nés dans les montagnes, au sein de petites sociétés, où, les distractions étant peu nombreuses, la mémoire qu’on en conserve reste à jamais souveraine de l’imagination. Les Suisses ont le Ranz des Vaches, et les Écossais l’Appel de la cornemuse. Assanoff se trouva saisi par une force toute pareille.

Il était né à une distance assez peu considérable de Bakou, au sein d’une accumulation d’escarpements présentant l’aspect le plus singulier et le plus grandiose qui se puisse contempler. C’est un assemblage de pics aigus, largement séparés les uns des autres par des vallées profondes, et s’élevant, sur des bases étroites, jusqu’à la région des nuages. Couvrant les plateaux rocheux de ces aiguilles gigantesques, plateaux étroits où l’on jurerait de loin que les aigles seuls peuvent avoir leurs nids, se posent, s’accrochent comme ils peuvent, les villages, les aoûls de ces hommes terribles, qui n’ont jamais connu que le combat, le pillage et la destruction. Les lesghys se tiennent là, toujours en sentinelle, guettant la proie, se méfiant de l’attaque, voyant de loin, surveillant tout.

La chanson d’Omm-Djéhâne évoqua, jusqu’à produire la réalité la plus poignante, le souvenir de l’aoûl paternel devant l’âme ébranlée d’Assanoff. Il revit tout, tout ce qu’il avait ou croyait avoir oublié. Tout ! La muraille fortifiée de l’extérieur, les précipices dont son œil d’enfant avait sondé jadis les profondeurs meurtrières avec une curiosité indomptable ; la rue, les terrasses plates brûlées par le soleil ou disparaissant sous la neige, les maisons, sa maison, sa chambre, son père, sa mère, ses parents, ses amis, ses ennemis ! Rien ne resta qu’il n’eût revu ! Les paroles que prononçait Omm-Djéhâne, les rimes qui s’entrecroisaient, le saisissaient comme avec des serres et l’emportaient dans les ravins de la montagne, dans les sentiers où, du fond d’un buisson, il avait épié si souvent la marche des colonnes russes pour aller en avertir son père. Car, chez les lesghys, les enfants nobles sont des guerriers rusés et hardis dès le jour où ils marchent. Un enchantement sublime remplissait l’âme du barbare mal converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe et français ; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses qualités, mais ses aptitudes, ce qu’il avait de vertus, tout cela était encore tatar comme le meilleur de son sang.

Que devint Mourad, fils de Hassan, l’officier d’ingénieurs au service de Sa Majesté Impériale, l’ancien élève de l’École des cadets, le lauréat des examens, lorsque sa cousine se levant, sans cesser de chanter et de jouer du târ, commença à mener à travers la chambre une danse lente et vigoureusement rhythmée ? Il quitta sa chaise, se jeta par terre dans un coin, prit sa tête entre ses deux mains, convulsivement crispées dans ses cheveux, et, à travers les larmes qui obscurcissaient ses regards, suivit avec une avidité douloureuse les mouvements de la danse, absolument comme il avait fait pour Forough-oul-Husnêt, mais avec bien plus d’anxiété, bien plus de passion, on le peut croire. Et ce qui est vrai également, c’est qu’Omm-Djéhâne dansait d’une bien autre manière que sa maîtresse ! Ses pas signifiaient plus, ses gestes, encore plus réservés, saisissaient davantage ; c’était la danse de l’aoûl, c’était la chanson de l’aoûl ; il sortait de la personne entière de la jeune fille une sorte de courant électrique enveloppant de toutes parts son parent. Soudain, brusquement, elle s’arrêta, cessa de chanter, jeta le târ sur les coussins, et s’accroupissant à côté d’Assanoff et lui jetant les bras autour du cou :

— Te souviens-tu ? dit-elle.

Il sanglotta tout à fait, poussa des cris d’angoisse, cacha sa tête dans le sein et entre les genoux de sa cousine. C’était pitié que de voir ce grand garçon secoué par une pareille douleur.

— Tu te souviens donc ? poursuivit la lesghy. Tu vois comme tu me retrouves ? J’ai été la servante des Francs, je me suis enfuie ; j’ai été la servante des Musulmans, on m’a battue ; j’ai couru les bois ; j’ai failli mourir de faim et de froid ; je suis ici, je n’y veux pas rester… tu comprends bien pourquoi… Toi-même, pourquoi es-tu venu cette nuit ? Vois-tu, tu comprends bien ? On veut me vendre à un Kaïmakam, quelque part en Turquie ; j’ai accepté crainte de pis et pour qu’on ne me tourmente plus. Je suis ta chair, je suis ton sang, sauve-moi ! Garde-moi près de toi, fils de mon oncle, Mourad, mon amour, mon bien, ma chère âme, sauve-moi !

Elle lui prit la tête et l’embrassa avec passion.

— Je te sauverai, répondit vivement Assanoff ; je veux bien que tous les diables m’étranglent, si je ne te sauve pas ! Tu es toute ma famille ! Ah ! les Russes ! que le ciel les confonde ! Ils m’ont tout tué, ils m’ont tout brûlé, ils m’ont tout détruit ! Mais je leur rendrai au centuple le mal dont ils m’ont accablé, et toi aussi ! Veux-tu que je déserte ?

— Oui, déserte !

— Veux-tu que nous allions dans la montagne rejoindre les autres tribus rebelles ?

— Oui, je le veux !

— Sur mon honneur, je le veux aussi ! Et cela sera tout de suite, c’est-à-dire dans le jour de demain ou plutôt dans le jour d’aujourd’hui, car l’aurore va naître ! Nous redeviendrons ce que nous sommes, des lesghys et libres ! Et je t’épouserai, fille de ma tante, et tu seras sauvée et moi aussi ! Car, en définitive, je suis un tatar, moi ! Qu’y a-t-il de commun entre Mourad, fils d’Hassan-Bey et tous ces messieurs francs ! Est-ce que je ne sais pas ce qu’ils valent ? As-tu lu Gogol ? Voilà un écrivain ! Et qui les arrange comme ils le méritent ! Oh ! les canailles !

Et se relevant tout à coup, il parcourut la chambre à grands pas, livré à un accès de frénésie. Puis il s’arrêta devant Omm-Djéhâne, la regarda fixement, lui prit les deux mains et lui dit :

— Tu es vraiment très-jolie, je t’aime de tout mon cœur, et je t’épouserai, parole d’honneur ? Nous aurons des têtes de Russes sur la table au festin des noces, cela t’arrange-t-il ?

— Beaucoup ; et, par tête, mille baisers !

— Tu sais le français ?

— Oui, je le sais !

— Tant mieux ! Cela nous distraira de le parler quelquefois.

— Mourad, fils d’Hassan-Bey, quelle honte ! oublie pour jamais toutes ces infamies ?

— Tu as raison ! Je suis un tatar et rien autre, et je ne veux être que ça, et puissé-je être mis en dix mille morceaux, si nos enfants ne sont des Musulmans parfaits ! Mais c’est assez raisonner ! Voici ce qui reste à faire : je vais te quitter parce que le jour arrive. À midi, viens me trouver à la maison de poste. Là, je t’habillerai comme mon ordonnance. Nous partons à une heure dans un grand tarantass qu’on m’a prêté ; nous filons rapidement ; à six lieues d’ici, nous quittons la route, et bonsoir ! Les Russes ne te reverront jamais ici ; moi, ils ne me regarderont que le sabre à la main !

Omm-Djéhanne se jeta dans ses bras. Ils s’embrassèrent, et Assanoff sortit.

Quand il fut dans la rue, il était enchanté de lui-même, enchanté de ses projets, et très-amoureux de sa cousine, la trouvant adorable. Il le faut avouer, accoutumé à ne jamais suivre qu’une idée à la fois, il avait complètement oublié son compagnon de route, et, lorsqu’il avait assigné pour rendez-vous à Omm-Djéhâne la maison de poste, il ne songeait nullement que Moreno l’y attendait.

Ce souvenir lui revint tout à coup.

— Peste ! dit-il, c’est une bonne étourderie !

Il ne resta pas longtemps soucieux, n’en ayant pas l’habitude, plus que de réfléchir.

Je m’ouvrirai de tout à Moreno. Il a conspiré, il sait ce que c’est. Au lieu de me gêner, il m’aidera.

Quand il entra dans la salle où l’Espagnol dormait sur un lit de cuir, il le réveilla sans cérémonie.

— Compliment ; lui dit-il, qui est-ce qui t’a vendu cette couche magnifique, que je ne te connaissais pas ?

— Tu me la connais parfaitement. Je l’ai eue à Tiflis par les soins d’un compatriote à moi, et tu devrais te souvenir qu’à cette occasion tu m’as expliqué savamment, à ma grande surprise, que tous les Juifs du Caucase étaient de souche espagnole. Mais j’imagine que tu ne me réveilles pas au petit jour, après un dîner et une soirée comme celle d’hier, pour me faire passer un examen sur les persécutions de Philippe II, par suite desquelles les Hébreux ont fui à Salonique, et de Salonique poussent jusqu’ici des reconnaissances

— Non, pas précisément ; mais pardonne-moi, je suis un peu troublé. Je me fie à ta foi. Omm-Djéhâne est ma cousine. J’ai résolu de l’épouser. Je vais me sauver avec elle dans la montagne. Bref, je déserte et je déclare la guerre aux Russes.

Don Juan sauta au bas de son lit, au comble de l’étonnement.

— Es-tu fou ? dit-il à son compagnon.

— Je l’ai été toute ma vie et pense bien l’être jusqu’à mon dernier soupir. Mais je ferai ici l’action la plus généreuse, la plus chevaleresque et la plus noble qui se puisse imaginer, et je pense que ce n’est pas toi qui m’en voudrais détourner.

— Et pourquoi cela, s’il te plaît ?

— Parce que tu as fait exactement la même chose, et que c’est pour ce motif que j’ai le bonheur d’être ton ami.

— Allons donc ! il n’y a pas le moindre rapport ! J’ai conspiré parce que mes camarades conspiraient, et je ne me séparais pas d’eux ; et, d’ailleurs, il s’agissait de mon prince légitime ! Toi, ce que tu veux faire, c’est tout bonnement du brigandage. Tu t’en vas avec des bandits, avec une sauteuse, permets-moi de te le dire ; et d’un homme élégant, aimable comme tu l’es, d’un officier brillant, né pour être distingué dans tous les salons, tu médites de faire une manière de sauvage grossier, bon à fusiller au coin d’un bois.

— Tu oublies que mon père était un sauvage grossier, et que, précisément, il a été fusillé comme tu te dis.

— Mon pauvre ami, je serais désolé de t’affliger ; mais, puisque ton père a eu cette fin-là, qui n’est pas enviable, tu dois n’y pas aboutir de ton plein gré. Voyons, Assanoff, soyons raisonnables, si nous pouvons ! Ton père a été un sauvage ? Eh bien ! toi, tu n’en es pas un. Où est le mal ? Les hommes ne peuvent cependant pas, de génération en génération, se ressembler tous. Veux-tu que je te dise l’effet que tu me produis ?

— Parle franchement.

— Tu me donnes envie de rire, parce que, si tu continues, tu seras ridicule.

L’ingénieur rougit profondément, la peur de devenir ridicule le bouleversa. Cependant il tint bon :

— Mon cher ami, Omm-Djéhâne va arriver tout à l’heure. Tu penses que je ne la renverrai pas. D’autre part, me trahiras-tu ? Ridicule ou non, le vin est tiré, il faut le boire.

Là-dessus il s’assit, se mit à siffler et se versa un verre d’eau-de-vie d’un carafon qui se trouva à sa portée.

Moreno comprit qu’il ne fallait pas le buter. Il cessa donc d’insister, et s’occupa de sa toilette du matin presque en silence. Assanoff, de son côté, n’était pas fort loquace et n’interrompait sa rêverie que par quelques paroles insignifiantes, jetées de temps en temps au hasard. Il était devenu très-perplexe. Il était gêné par l’opposition de son ami ; d’autre part, il ne trouvait plus, lui-même, maintenant qu’il était de sang-froid, ses projets aussi praticables ou plutôt aussi agréables à pratiquer que cela lui avait semblé dans un moment d’enthousiasme et d’emportement ; ensuite, Omm-Djéhâne avait produit sur son âme l’impression la plus vive, un peu à cause de la parenté, beaucoup à cause de la beauté, plus encore par la singularité de sa nature ; mais l’épouser ! En conscience, il la trouvait bien arriérée, toute savante qu’elle fût en français. La vérité était que le pauvre Assanoff n’était pas Russe, n’était pas sauvage, n’était pas civilisé, mais de tout cela était un peu, et les pauvres êtres, que les périodes et les pays de transition déforment de la sorte, sont fort incomplets, fort misérables et réservés à plus de vices et de malheurs que de vertus et de félicités. Pour se donner des idées et trouver un expédient, il se mit à boire, et, après quelques verres, il rencontra une solution à son plus grand embarras actuel, l’arrivée imminente d’Omm-Djéhâne. Cette solution fut des plus simples ; elle consista pour lui à prendre sa casquette, pendant que Moreno avait le dos tourné, et à laisser son fidèle ami accommoder, comme il l’entendrait, toutes choses avec sa cousine, dont il venait de faire si brusquement sa compagne de voyage, sa complice et sa fiancée.

Quand midi sonna, Omm-Djéhâne, ayant sans peine quitté son logis, attendu que les danseuses, rentrées par la grâce de Dieu, n’avaient eu rien de plus pressé comme de plus nécessaire que de chercher le repos de leurs lits, Omm-Djéhâne avait pris des rues détournées, et étant arrivée à la maison de poste, voilée à la façon des femmes tartares, avait frappé discrètement à la porte d’entrée. L’ordonnance d’Assanoff lui avait ouvert : et elle avait passé vivement devant le soldat sans lui rien dire ; et, lui, jugeant que cette femme était attendue par les officiers, n’avait pas même songé à lui adresser une question. La danseuse entra ainsi dans la salle où était Moreno, occupé à boucler sa valise pour le départ, qui allait avoir lieu dans une heure.

Il leva les yeux au bruit, vit la jeune fille, et machinalement chercha du regard Assanoff. Omm-Djéhâne ne lui laissa pas le temps de se trouver embarrassé.

— Monsieur, lui dit-elle, je viens ici chercher le lieutenant Assanoff. Il a dû vous dire que je suis sa cousine, et, comme il ne peut pas manquer d’être confiant, il aura certainement ajouté que j’étais sa fiancée. Ainsi, comme il me paraît absent, permettez-moi de l’attendre.

— Mademoiselle, répondit Moreno froidement, en offrant toutefois une chaise à la nouvelle arrivée, vous avez raison, Assanoff est confiant, je sais que vous êtes sa cousine ou, du moins il le croit. Mais, quant à devenir sa fiancée et tout ce qui s’ensuit, dont vous ne me parlez pas, nous n’y sommes pas encore, et je vous engage à changer de visées.

— Pourquoi ? monsieur.

— Mademoiselle, vous perdriez Assanoff et sans profit pour vous.

Omm-Djéhâne prit un air agressif.

— Qui dit que je cherche un profit ? Assanoff vous a-t-il chargé de me parler comme vous le faites ?

Moreno sentit qu’il ne devait pas se laisser emporter par son zèle ; il rompit, comme disent les maîtres d’armes, et engagea le fer autrement.

— Voyons, mademoiselle, vous n’êtes pas une personne ordinaire, et il ne faut pas vous avoir regardée longtemps pour lire votre âme dans vos traits. Aimez-vous Assanoff ?

— Pas du tout !

Elle avait du mépris plein les yeux.

— Que voulez-vous donc faire de lui ?

— Un homme. C’est une femme, c’est un lâche, c’est un ivrogne. Il croit tout ce qu’on lui dit, et je le fais tourner comme je veux. Pourquoi pensez-vous que je puisse l’aimer ? Mais il est le fils de mon oncle, l’unique parent qui me reste ; je n’entends pas qu’il se déshonore plus longtemps ; il me prendra chez lui, je suis sa femme, qui voulez-vous que j’épouse, sinon lui ? Je le détacherai de ses habitudes honteuses, je le servirai, je le garderai, et, quand il sera tué, ce sera comme un brave, par les ennemis de sa famille, et je le vengerai.

Moreno fut un peu étonné. Il avait des parents dans les montagnes de Barcelone ; mais il ne connaissait ni Catalane, ni Catalan de la force de cette petite femme. Pour lui trouver une rivale digne d’elle, il lui eût fallu remonter jusqu’aux Almogavares, et il n’avait pas le temps de chercher si loin.

— Je vous en prie, mademoiselle, soyons moins vifs. Assanoff ne mérite pas qu’on parle de lui sur ce ton-là ; c’est un galant homme, et vous ne l’entraînerez pas à la dérive.

— Qui m’en empêchera ?

— Moi !

— Vous ?

— Parfaitement !

— Qui êtes-vous donc, vous ?

— Juan Moreno, ancien lieutenant aux chasseurs de Ségovie, aujourd’hui cornette aux dragons d’Imérétie, grand serviteur des dames, mais assez entêté.

Il n’avait pas fini qu’il vit briller une lame scintillante à un pouce de sa poitrine. Instinctivement, il étendit les bras et il eut le temps de saisir le poignet d’Omm-Djéhâne, au moment où le couteau affilé lui entrait dans la chair. Il tordit le bras de l’ennemie, la repoussa sans la lâcher (elle-même ne laissa pas tomber son arme) ; elle le regardait avec des yeux de tigresse ; lui la fixait avec des yeux de lion, car il était en colère, et il la colla violemment contre la muraille :

— Eh bien ! mademoiselle, lui dit-il, qu’est-ce que cet enfantillage ? Si je n’étais pas celui que je suis, je vous traiterais comme vous le cherchez.

— Qu’est-ce que tu ferais ? répliqua impétueusement Omm-Djéhâne.

Moreno se mit à rire et la lâchant tout à coup sans faire le moindre geste qui impliquât l’envie de la désarmer, il lui répondit :

— Je vous embrasserais, mademoiselle ; car voilà ce que gagnent les jeunes filles qui se permettent d’agacer les garçons.

En parlant ainsi, il tira son mouchoir de sa poche et l’appuya sur sa poitrine. Le sang coulait fort et tachait sa chemise. Le coup avait été bien appliqué ; heureusement il n’avait pas pénétré, sans quoi Moreno aurait mesuré sa longueur sur le plancher sans plus se relever jamais.

Omm-Djéhâne souriait et dit d’un air de triomphe :

— Il ne s’en est pas fallu de beaucoup ! une autre fois, j’aurai la main plus sûre.

— Grand merci ! Une autre fois je serai sur mes gardes, et remarquez que vous avez gâté tout à fait vos affaires. Arrive, Assanoff, regarde la belle imagination de mademoiselle !

Assanoff était sur le seuil, le visage cramoisi, les yeux hors de la tête. Il venait d’achever son hébêtement avec le raki du maître de police, et le ciel voulait que l’ivresse lui eût fait prendre Omm-Djéhâne en horreur.

— Que le diable l’emporte, cette mademoiselle ! Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? Tiens ! vois-tu, Omm-Djéhâne, laisse-moi tranquille ! Quelles vieilles histoires viens-tu me conter ! Est-ce que tu crois que je me soucie du Caucase et des brutes qui l’habitent ? Mon père et ma mère ? Vois-tu, je te le dis entre nous, c’étaient d’infâmes brigands, et quant à ma tante, ah ! la sorcière ! Tu ne peux pas nier que c’était une sorcière ! D’ailleurs, moi, je veux aller passer l’hiver prochain à Paris ! J’irai souper aux plus fameux cafés ! je fréquenterai les petits théâtres ! Tu viendras avec moi, Moreno ! n’est-ce pas, Moreno, tu viendras avec moi ! Ah ! mon petit frère, ne m’abandonne pas ! Allons à l’Opéra ! Omm-Djéhâne ! tiens, viens, donne-moi le bras ! Tu verras là ! ah ! tu verras là des jeunes personnes qui dansent un peu mieux que toi, je te l’avoue ! Écoute ! non, viens plus près, que je te dise quelque chose : veux-tu que nous allions chez Mabille ?… Il paraît que c’est tout ce qu’il y a de plus…

On prétend que la fixité du regard de l’homme opère sur les brutes d’une manière merveilleuse, qu’elle les terrifie, les fait reculer et les réduit, en quelque sorte, à néant. Que cela soit vrai ou non, Assanoff ne put soutenir l’expression des yeux que la jeune fille tenait attachés sur les siens ; il se tut, puis il tourna à droite et à gauche, cherchant visiblement à se soustraire à un malaise ; enfin, cette cause nouvelle de désordre, achevant de mettre le trouble dans ses facultés, il tomba sur le lit et ne bougea plus. Alors Omm-Djéhâne se tourna vers Moreno et lui dit froidement :

— Monsieur, vous devez être satisfait. Je vois et vous voyez aussi votre ami hors d’état de faire la folie dont vous aviez peur. Je vous félicite. C’est un homme encore plus civilisé que je ne le croyais. Il vient de renier son père, il vient de frapper sur la mémoire de la femme qui l’a mis au monde ! Vous l’avez entendu insulter sa famille, et ce qu’est son pays à ses yeux, il vous l’a confessé. Pour moi, je ne peux pas deviner pourquoi le ciel nous a épargnés, l’un et l’autre, dans la destruction de la tribu ; moi qui suis une femme, pour me mettre dans la poitrine le cœur qu’il aurait dû avoir, et lui, en lui donnant la lâcheté dont je n’aurais pas dû rougir ! Enfin, les choses sont ainsi ; nous ne les changerons pas. Dieu m’en est témoin ! Depuis que je me connais, je n’ai jamais eu qu’un désir : celui de le voir, celui-là même qui est là couché, celui qui est là aplati comme une bête immonde ! Oui ! Dieu le sait ! Le sachant vivant, je me répétais dans mes plus grandes souffrances : Tout n’est pas perdu ! Rien n’est perdu ! Il vit, Mourad ! Il viendra à mon aide !… Je me rappelle, entre autres, une certaine nuit des plus misérables dans ma misérable existence ; j’étais seule au fond d’un bois, accroupie entre des racines d’arbres : je n’avais mangé depuis deux jours qu’un morceau de biscuit gâté, jeté par des soldats au bord d’un campement ; c’était l’hiver ; la neige tombait sur moi. Je consultais mon chapelet, et le sort infaillible me répétait : Tu le reverras ! tu le reverras ! Et, au fond horrible de mon épouvantable misère, l’espérance me soutenait. Tous les jours, depuis ce temps, je me disais : Je le reverrai ? Mais où ? mais quand ? L’istikharèh me disait que c’était bientôt, que c’était ici. Je suis venue ici. Hier, j’ai été avertie de même. J’étais assurée que le moment approchait et, en vérité, je l’ai vu, le voilà, vous le voyez aussi ! Vous qui êtes un Européen, vous êtes fier, sans doute, de ce que vos pareils en ont fait, pour moi, qui ne suis qu’une barbare… vous me permettrez d’être d’un autre avis. Gardez-le donc ! Il ne me retrouvera pas au milieu des guerriers de sa nation, il ne combattra pas pour venger son pays, je ne dirai pas pour l’affranchir, je sais que ce n’est plus possible. Il ne protégera pas sa cousine, la dernière, l’unique fille de sa race, il ne la tirera pas de la misère et du désespoir. Non ! non ! non ! Il l’y replonge ! Adieu, monsieur, et si la malédiction d’un être faible et qui ne vous avait jamais fait de mal peut être de quelque poids dans la balance de votre destinée, qu’elle y pèse tout ce que…

— Non, Omm-Djéhâne, non ! Ne me maudissez pas, je ne le mérite point ! Pardonnez-moi les paroles mal sonnantes dont j’ai usé envers vous, je ne vous connaissais pas. Maintenant que je sais qui vous êtes, je donnerais beaucoup pour vous venir en aide. Voyons, ma chère enfant, asseyez-vous là. Parlez-moi comme à un frère. Je suis de votre avis, nous vivons dans un monde fâcheux, et, barbare ou policé, le meilleur n’en vaut rien. Que vous faut-il ? De l’argent peut-il vous aider ? Je n’en ai pas beaucoup. Tenez, voilà ce qui me reste, prenez-le. Pour tout au monde, je voudrais vous servir. Vous me regardez ! Je ne vous tends pas de piège ! Et, tenez, le pauvre Assanoff ! Je ne l’aurais pas détourné de vous, qu’il s’en serait détourné lui-même. Vous savez maintenant ses habitudes. Que pourriez-vous attendre de lui ?

— Vous ne vous enivrez donc pas, vous ! demanda Omm-Djéhâne avec un certain accent de surprise.

— Ce n’est pas l’usage de mon pays, répondit-il. Enfin, parlons de vous. Qu’allez-vous devenir ? Que comptez-vous faire ?

Elle tint ses yeux attachés sur ceux de Moreno pendant quelques instants et lui dit :

— Aimez-vous une femme dans votre pays ?

Don Juan pâlit légèrement, comme il arrive aux blessés dont on touche à l’improviste la chair vive ; il répondit toutefois :

— Oui ! j’aime une femme !

— Vous l’aimez bien ?

— De toute mon âme !

Omm-Djéhâne ramassa son voile autour d’elle, couvrit son visage, s’avança vers la porte et là, s’arrêtant un instant sur le seuil, elle se retourna vers Moreno et lui dit avec l’emphase que les Asiatiques mettent à prononcer de telles paroles :

— Que la bénédiction de Dieu soit sur elle !

L’officier fut touché jusqu’au fond du cœur. Omm-Djéhâne avait disparu. Assanoff ronflait comme une toupie. L’ordonnance vint dire que les chevaux étaient attelés et que le tarantass attendait ; on transporta l’ingénieur dans la voiture, et, partant au galop, les deux amis sortirent de Shamakha, laissant bientôt cette petite ville se perdre loin derrière eux dans les tourbillons de poussière que leurs quatre roues soulevaient avec impétuosité.

Le paysage, en avant et en arrière de Shamakha, du côté de Bakou, est d’une grandeur et d’une majesté singulières. Ce n’est plus précisément l’aspect ordinaire du Caucase. Là, abondent les escarpements farouches, les forêts pleines d’ombres et d’horreurs, les vallées où le soleil s’aventure et ne reste pas ; les torrents énormes tombant par nappes épaisses sur des rochers géants, et, dans leur lutte avec ces masses, s’éparpillant en écume et en courants furieux ; des défilés resserrés, étouffants ; des gorges comme celles du Sourâm, dont les pentes, les hauteurs, les vertiges rappellent ce qu’on lit dans les contes ; puis, au travers de tout cela, des rivières paresseuses ; ce sont elles qui font la transition de ces tableaux tourmentés avec ce qu’étale la grande vallée qui mena à Bakou. Là, au contraire, beaucoup d’espace, beaucoup d’air clair, de lumière limpide ; un sol argileux, poussière en été, mais poussière fine, impalpable, étouffante ; en hiver, boue profonde où les troïkas les plus légers s’engloutissent par dessus les moyeux, puis, courant parallèlement de droite et de gauche, les rangées lointaines des montagnes : c’est déjà un avant-poste des grandes vallées, des grandes chaînes, des immenses étendues de la Perse.

Moreno avait été si affecté de sa rencontre inopinée avec la danseuse, et surtout de ce qu’il se figurait d’elle et de la façon dont il la comprenait, qu’il restait presque insensible à la grande scène que traversait la voiture, emportée par ses quatre chevaux, et il restait perdu dans ses réflexions. Sa blessure à la poitrine ne laissait pas que d’être un peu douloureuse. La chair avait été bien entamée. Don Juan s’était pansé comme il avait pu, mais cette sensation rude, cette secousse violente par lesquelles la jeune lesghy avait, en quelque sorte, appris en un clin d’œil à l’officier ce qu’elle était et le souvenir qu’il devait garder de son entrevue avec elle, ne mettait pourtant aucune amertume dans les réflexions qui en étaient la conséquence, et le jugement final de Moreno était assez sain et judicieux. Peut-être un Allemand, un homme du Nord, eût-il eu de la peine à s’expliquer un tempérament qu’un Espagnol sentait plus en rapport avec le sien.

Omm-Djéhâne, la pauvre fille, n’était pas sortie un seul instant de sa vie de l’émotion produite sur elle par la prise de l’aoûl. Toujours elle avait gardé sous ses yeux, elle y gardait encore les flammes dévorant sa maison, les cadavres des siens tombant les uns sur les autres, les figures farouches et exaspérées des soldats ; elle avait gardé dans ses oreilles les cris de désespoir et de détresse, les détonations des armes à feu, les vociférations des vainqueurs. Aux soins que l’on avait eus d’elle, pendant sa petite enfance, dans la famille du général, elle n’avait absolument rien compris, sinon qu’elle était au milieu des assassins ; elle se considérait, non-seulement comme une esclave, mais comme une esclave humiliée, et l’abandon avec lequel sa protectrice, excellente femme, racontait à chaque visiteur nouveau l’histoire authentique de la petite lesghy, dans le but, assurément, de rendre l’enfant plus intéressante, n’avait jamais manqué d’être ressenti par Omm-Djéhâne comme le comble de l’insulte. Elle n’y voyait que les vanteries et l’arrogance des vainqueurs. On avait eu peine à l’instruire ; comme tous les Asiatiques, et surtout comme les gens de sa nation, elle était d’une intelligence merveilleuse ; d’ailleurs, ayant eu l’occasion de remarquer que savoir passait pour un mérite, et que les filles de la générale, apprenant moins bien et avec moins de facilité, étaient grondées et pleuraient à chacun de ses succès, elle avait redoublé d’efforts et éprouvé beaucoup de joie de leur valoir ce mal. Un moment, elle avait même conçu une idée d’une bien autre portée. Ne doutant pas un instant que les Russes, pour lesquels elle professait, dans sa petite imagination, autant de dédain que de haine, ne dussent tous leurs succès qu’à la sorcellerie, et que cette sorcellerie n’eût ses secrets dans les livres dont elle voyait faire tant de cas, elle se proposa de devenir magicienne à son tour. Mais elle eut beau lire ce qui lui tomba sous la main, comme elle ne trouva rien qui la conduisît à son but, elle se découragea. Cependant, elle ne douta jamais que des maléfices puissants ne fussent au fond de toutes ses affaires ; car, d’esprit comme de cœur, elle resta toujours lesghy, et la forme et la nature de son esprit ne changèrent pas plus que ses affections.

Ainsi qu’elle le dit à Assanoff, elle avait su de tout temps qu’il avait échappé au massacre et qu’il était élevé à l’École des cadets. Dès lors, elle avait vu en lui son mari futur ; suivant sa façon de raisonner, elle ne devait pas en avoir un autre. Sur ce point s’étaient attachés ses rêves ; les résolutions qu’elle avait pu prendre, en dehors de celles de l’emportement, de l’aversion, dont elle n’était jamais trop maîtresse, avaient toujours eu pour but principal de la rapprocher de son cousin. Elle était trop méfiante pour prendre conseil de personne que de l’istikharèh, mais elle mettait une confiance absolue dans les oracles de ses grains de chapelet. Devenue danseuse pour subsister, elle ne s’était pas trouvée rabaissée le moins du monde ; les danseuses de Shamakha ont une réputation qui ressemble à de la gloire ; et, d’ailleurs, les femmes d’Asie ne sont ni en haut, ni en bas d’une échelle sociale quelconque ; elles peuvent tout faire ; elles sont femmes ou impératrices ou servantes, et restent femmes, ce qui leur permet de tout dire, de tout faire et de n’avoir aucune responsabilité de leurs pensées ni de leurs actes devant la raison et l’équité ; elles comptent uniquement avec la passion, qui, à son gré, les ravale, les tue ou les couronne. Omm-Djéhâne n’était pas vicieuse, il s’en fallait ; elle était complètement chaste et pure ; mais elle n’était pas vertueuse non plus, parce que, si quelqu’une de ses inclinations l’eût commandé, elle eût renoncé à cette chasteté en une seconde, sans combat, sans résistance et même sans le moindre soupçon d’avoir tort. Il n’était pas à croire, pourtant, qu’elle se départît de sa réserve en faveur d’un Franc, tant elle professait d’éloignement pour cette race. Grégoire Ivanitch, l’Ennemi-de-l’Esprit, avait cru, un instant, éprouver pour la jeune danseuse un goût vif, et ne s’était, naturellement, fait aucun scrupule de le lui témoigner ; de ce côté, le danger avait été nul pour elle ; mais il s’en était suivi, de la part des Splendeurs de la Beauté, sa maîtresse, une suite de conseils et d’insinuations, mêlés de critiques, de reproches tempérés, il est vrai, par la peur qu’inspirait Omm-Djéhâne à tout ce qui l’approchait. La jeune fille ne cédait pas parce qu’elle attendait Assanoff, et que l’istikharêh lui garantissait de plus en plus qu’il allait arriver bientôt. Ce fut pour avoir la paix qu’elle consentit à être vendue comme esclave ou comme femme, c’était tout un, au vieux Kaïmakam des environs de Trébizonde. Elle gagnait du temps et ne s’embarrassait guère de rompre sa parole, s’il le fallait, au moment de conclure. Voilà ce qu’était Omm-Djéhâne ; voilà ce qu’elle avait été jusque-là : en somme, une pauvre créature, profondément malheureuse et à plaindre, bien qu’elle ne pleurât pas sur elle-même et ne réclamât la pitié de personne.

Ainsi qu’il a été dit, Moreno apprécia bien l’essentiel de la situation. Après quelques heures, Assanoff finit par se réveiller. Il fut grognon et maussade, ne prononça pas le nom d’Omm-Djéhâne, ne fit aucune allusion à ce qui s’était passé à Shamakha, et tomba dans une prostration morale et physique dont Moreno eut compassion. Il s’apercevait que, dans le cœur du tatar, un combat terrible se livrait entre des instincts, des goûts, des habitudes, des faiblesses, des concessions et des remords, où aucune des forces contendantes n’était assez vigoureuse pour l’emporter. Le voyage s’acheva donc fort tristement, et par un contrecoup de l’état où il voyait son ami, l’exilé espagnol commençait à trouver la vie intolérable. Quand la voiture entra à Bakou, l’aspect premier de la ville ne lui rendit pas la gaîté.

La Caspienne, cette mer mystérieuse et sombre, plus inhospitalière encore que l’Europe, sur les deux tiers de ses rivages, couvrait au loin l’horizon de ses eaux plombées, sur lesquelles le ciel pesait gris et bas. Il venait de pleuvoir ; les rues et les chemins montraient trois pieds de boue jaunâtre, boue tenace dont les voitures, les hommes, les animaux ont bien de la peine à sortir. Les faubourgs, composés de maisons de bois bâties à la russe, de magasins du gouvernement, de chantiers et de fabriques, dont les hautes cheminées envoient jusqu’au ciel la fumée du charbon de terre, étaient peuplés d’une foule à moitié tatare, à moitié soldatesque. De loin en loin passait une dame habillée à l’Européenne, avec un chapeau qui rappelait les modes occidentales. L’ancienne enceinte fortifiée de la résidence des souverains tatars gardait encore sa porte en forme de trèfle, et, quand l’équipage passa, de petits mendiants indigènes se mirent à le poursuivre, en faisant la roue et en hurlant d’une voix lamentable et en français :

— Donnez de l’argent, mousiou ! Bandaloun !

Ce qui voulait dire qu’ils demandaient de l’argent et qu’on leur voulût bien accorder aussi un pantalon. Telle est l’éducation que de jeunes officiers en gaîté dépensent d’une façon toute libérale. Dans les rues étroites, où la plupart des maisons sont encore à la mode ancienne, on aperçoit, au milieu de nombreuses enseignes de marchands et d’artisans russes, des indications comme celle-ci : Bottier de Paris ; Marchande de modes. Il faut avouer que ces amorces à la crédulité publique sont à peine fallacieuses, et que ce que l’on achète dans ces boutiques n’est pas de nature à tromper sur la provenance la plus robuste ingénuité.

Une fois arrivé, Assanoff fut distrait enfin par le mouvement. Il se secoua, il reprit son humeur ordinaire. D’ailleurs, il eut son réveil. De son côté, Moreno, présenté à son colonel, bien reçu par ses camarades, fêté par les Européens et se sentant acculé dans la nécessité, s’ingénia à moins regarder en arrière. Au bout de trois mois, il avait reconquis son épaulette de lieutenant. Il fit partie d’une expédition, s’acquitta bien de son devoir et passa capitaine. Les militaires considèrent la vie d’une façon spéciale ; si on leur donnait à choisir entre le paradis, en perdant leur ancienneté, et l’enfer avec le grade supérieur, fort peu hésiteraient ; et quant à ceux qui choisiraient la présence de Dieu, nul doute que leur éternité ne se passât à déplorer leur sacrifice. Cependant Don Juan garda pendant plusieurs années les désirs de son cœur tournés vers l’Espagne. Son amour ne lui causait plus le mal irritant des premiers mois ; c’était une habitude tendre, une préoccupation mélancolique dont son âme restait comme saturée. Il écrivait souvent, on lui répondait ; ils espérèrent autant qu’ils purent espérer de voir leur séparation finir. Quand la politique releva la hache qu’elle avait laissée tomber entre eux, il fallut bien reconnaître que les conditions matérielles de l’existence ne permettaient pas à Moreno de quitter le Caucase, puisqu’il n’avait que sa solde et ne pouvait recommencer un nouveau métier ; et la jeune femme, elle n’était pas non plus assez riche pour rejoindre son amant. Tout en resta là. Ils ne se marièrent ni l’un ni l’autre, cessèrent avec le temps d’être très-malheureux ; mais, heureux, ils ne le furent jamais.

Bien longtemps avant l’époque indiquée ici, Moreno rentrant une nuit assez tard de chez le général gouverneur, où il avait passé la soirée, vit, de loin, dans la rue déserte qui longe l’ancien palais du khan tatar, réduit alors à la condition de magasin à poudre, une femme qui marchait dans la même direction que lui. C’était l’hiver ; il faisait froid, la neige couvrait la terre à plusieurs pouces d’épaisseur, tout était gelé, et la nuit était assez noire.

Moreno se dit :

— Quelle peut être cette malheureuse ?

Le capitaine avait vu beaucoup de misères, il avait contemplé beaucoup de désastres ; sa propre existence n’avait pas été gaie. Dans de pareilles circonstances, l’homme devient mauvais ou excellent : Moreno était excellent.

Aussi bien que les ténèbres s’y prêtaient, il suivait des yeux, avec compassion, cette créature qui s’en allait là, seule ; et comme il crut remarquer qu’elle hésitait en marchant et chancelait, il hâtait le pas pour la rejoindre et lui porter secours, quand, à son grand étonnement, il la vit s’arrêter précisément devant sa porte, et, alors il entendit derrière lui des pas précipités.

Il se retourna et reconnut à l’instant le Doukhoboretz. Grégoire Ivanitch était nu-tête, sans pelisse, et se hâtait autant que son embonpoint déjà fort accru le lui pouvait permettre. Moreno pensa, ce qui, d’ailleurs, était vrai, que l’Ennemi-de-l’Esprit cherchait à rejoindre la femme, et il lui passa l’idée que c’était à mauvaise intention.

Il le saisit donc par le bras et s’écria vivement :

— Où allez-vous ?

— Ah ! monsieur le capitaine, je vous en prie, ne me retenez pas ! La pauvre fille s’est échappée !

— Qui ? De quelle fille parlez-vous ?

— Ce n’est pas le moment de causer, monsieur le capitaine ; mais, puisque vous voilà, aidez-moi à la sauver. Nous le pouvons peut-être encore, hélas ! et il est certain que, si quelqu’un doit la calmer, ce sera vous !

Il entraîna Moreno. Celui-ci, étonné se laissa faire, et, quand il ne fut plus qu’à quelques pas de sa maison, il vit avec épouvante la femme étendre les bras contre la porte en cherchant à se soutenir et chanceler ; elle allait tomber sur le seuil ; il la retint, la saisit dans se ? bras, la regarda en face : c’était Omm-Djéhâne.

Celle-ci, en l’apercevant, eut une sorte de spasme électrique qui lui rendit un éclair de force ; elle jeta ses mains autour de son cou, l’embrassa avec force et ne lui dit que ce mot seul :

— Adieu !

Puis ses bras se détendirent, elle se laissa aller en arrière ; il la regarda stupéfait, et, vraiment, il vit qu’elle était morte.

Dans ce moment, Grégoire Ivanitch le rejoignit et l’aida à maintenir le corps insensible. Moreno voulait le porter dans son logis.

— Non, dit l’Ennemi-de-l’Esprit en secouant la tête, la malheureuse enfant a été malade chez moi, c’est moi qui l’ensevelirai et c’est à mes frais qu’elle sera enterrée. La voilà morte ; elle ne m’aimait pas ! mais je lui voulais du bien, moi, et c’est assez pour que je me regarde comme son seul parent.

— Enfin, dit Moreno, qu’est-il arrivé !

— Peu de chose. Elle n’a pas voulu être vendue, elle a refusé d’aller à Trébizonde ; elle a refusé de danser, et, ce qui ne lui était jamais arrivé, ce que l’on n’avait jamais vu, elle passait ses jours et ses nuits à pleurer, elle se frappait la poitrine et se déchirait le visage avec ses ongles. Les Splendeurs de la Beauté ne savait plus qu’en faire et avait grande envie de s’en débarrasser. Pour moi, je dis à Omm-Djéhâne : Ma fille, tu l’entends fort mal, et c’est visiblement l’Esprit qui te tourne la tête. Laisse-là tes sottes idées ! Bois, ris, chante, amuse-toi, ne te refuse aucune fantaisie ; tu es jeune, tu es jolie, on t’admire, tu danses comme une fée ; le général lui-même sera à tes pieds si tu veux. Pourquoi ne veux-tu pas ?

— Elle me répondit : parce que j’aime et qu’on ne m’aime pas !

Nous ne pûmes jamais en apprendre davantage. Cependant moi qui avais été d’abord amoureux d’elle, tout en n’y tenant guère, je la pris en amitié et l’emmenai à ma ferme où elle consentit à venir. Je la soignai, je tâchai de la distraire, et, que voulez-vous ? à force de pleurer, elle a commencé à tousser, et j’ai fait venir un médecin. Cet homme lui déclara qu’elle devait se bien soigner et éviter de prendre froid. Savez-vous ce qu’elle a fait ? Elle est allée se rouler dans la neige ! Ah ! l’Esprit ! l’Esprit ! Ne m’en parlez pas ! Mais vous êtes tous aveugles, vous autres Gentils ! À la fin, il y a trois jours, elle m’a dit positivement ce que je vais vous répéter, c’est de la folie pure ; mais, pourtant, ce sont bien ses paroles exactes : elle m’a dit :

— Mène-moi à Bakou !

— Pourquoi faire ? ai-je répondu.

— Pour mourir, me répliqua-t-elle.

Le chagrin me serra la gorge, et je lui répondis brusquement :

— On meurt aussi bien ici qu’à Bakou.

— Non ! Je veux mourir sur le seuil de la porte du capitaine Moreno.

Je la crus en délire ; elle n’avait jamais prononcé votre nom ; jamais, dis-je, pas une seule fois ! Mais elle s’irrita et me répliqua en colère :

— Ne me comprends-tu pas ?

Quand elle se fâchait, le sang partait de sa gorge et elle en avait pour des heures de souffrance ! Je cédai.

— Eh bien ! Partons !

Nous sommes venus ici. Elle m’a envoyé chercher du secours tout à l’heure, m’assurant qu’elle se sentait plus mal et ce n’était que trop vrai ; et, pendant que je lui obéissais… vous voyez !

Un sanglot coupa la voix du pauvre diable.

Moreno eut un chagrin profond. Ce n’était pas raisonnable. Ce qui pouvait advenir de plus heureux à Omm-Djéhâne était arrivé justement. Que fût-elle devenue dans la vie ? Si elle était restée une vraie et fidèle lesghy, l’abandon d’Assanoff et de ses premiers rêves n’eût pas bouleversé son âme ; elle avait souffert beaucoup, elle aurait souffert encore, sans doute, mais l’orgueil satisfait et la conscience assurée l’auraient soutenue jusqu’au bout, et, soit qu’elle eût continué à ravir les hommes de goût de Shamakha par le prestige de sa danse, soit qu’elle eût préféré le harem obscur du vieux Kaïmakam, elle aurait pu, désormais, obtenir une longue vie, et, comme les femmes des anciens patriarches, en voir tomber le crépuscule paisible dans une mort paisible et honorée. Mais elle aussi, elle avait fini par être infidèle aux dieux de la patrie. Elle s’en était défendue, elle s’était raidie, elle était tombée bravement victime de sa résistance : mais, enfin, il n’est que trop vrai, au fond du cœur elle avait faibli : elle avait aimé un Franc !

Quand Moreno raconta toute cette affaire à Assanoff, le Tatar civilisé en fut extrêmement ému ; il ne dégrisa pas de huit jours, et on le rencontrait partout chantant la Marseillaise. Ensuite, il se calma.