Nouvelles de la littérature - 31 janvier 1832

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ANTIQUITÉS
MONUMENTALES DE LA FRANCE[1],
TOME i (MONUMENS CELTIQUES)

L’intensité de la vie politique est telle au centre de la France, que tout intérêt scientifique ou littéraire en est absorbé. Est-ce à dire qu’il en soit ainsi dans les provinces ?… Grâce au ciel, il y reste encore place pour les travaux paisibles de l’érudition, pour les études désintéressées. Si l’on veut respirer et se rafraîchir un instant de la brûlante atmosphère où nous vivons, c’est de ce côté qu’il faut regarder.

Voici un livre éminent par la science, éminent par le patriotisme : c’est le résumé d’un cours professé gratuitement par un des savans archéologues et naturalistes de la société de Normandie. J’aime la réunion de ces deux titres. La science profite à ne point isoler l’un de l’autre, l’homme et la nature. Le sol de la France et son histoire, voilà le double objet des travaux de M. de Caumont. En même temps qu’il nous donne une excellente carte géologique du Calvados, il publie la première partie de son Cours des antiquités monumentales de la France, partie celtique. Les trois autres (romaine, germanique, féodale) doivent suivre de près. Si l’on songe que les antiquités celtiques dominent dans nos provinces de l’ouest, les romaines dans celles du midi, les germaniques dans l’Alsace et la Lorraine, on comprendra le double intérêt de cette importante publication. Chaque époque historique ayant ainsi marqué de son empreinte une partie du pays, une histoire de l’art en France est un voyage archéologique.

La partie celtique, que nous annonçons, donne l’idée la plus favorable de celles qui doivent suivre. L’auteur a évité avec une sagesse remarquable l’écueil de la celtomanie. L’on ne trouvera dans son ouvrage que des notions exactes. Il a réduit considérablement les exagérations auxquelles se sont livrés la plupart de ses prédécesseurs. Je ne citerai que ces fameuses pierres de Carnac, que plusieurs auteurs (entre autres Higgins, Celtic Druids, in-4o) ont portées au nombre de quatre mille. M. de Fréminville n’en compte que douze cents : c’est la version suivie par M. de Caumont. Il en réduit aussi la hauteur. Les plus élevées ont, non pas vingt-cinq pieds, comme on l’a dit, mais tout au plus quinze. L’auteur de cet article a eu occasion de vérifier lui-même l’exactitude de ces assertions.

La sévère critique de M. de Caumont lui a fait écarter la plupart des conjectures arbitraires qu’on a formées sur la destination de ces monumens. J’aurais voulu qu’en repoussant les hypothèses scientifiques, il eût traité moins sévèrement les traditions populaires. Je lui aurais su gré de rapporter quelques-uns des souvenirs historiques qui ont consacré les monumens analogues de la Grande-Bretagne et de l’Irlande. Ces pierres, muettes chez nous, ont encore une voix dans les îles britanniques. On conserve celle sur laquelle était couronné le lord des îles, et l’on y voit encore la trace de ses pieds. La pierre des rois de Munster subsiste près la cathédrale de Cashel ; celle des rois d’Écosse à Westminster. À en croire les Irlandais, elle était d’abord dans leur île ; selon d’autres, dans l’île sainte des tombeaux à Iona. De là elle fut transportée dans le comté d’Argyle, puis à Scone où l’on couronnait les rois d’Écosse. Enfin Édouard Ier l’a enlevée, et l’a placée à Londres. C’est un vieil adage chez les Écossais : la race libre de l’Écosse fleurira, si l’oracle n’est point menteur ; partout où sera la pierre de destinée, ils prévaudront par le droit du ciel. — L’oracle n’a point menti : l’Écosse, mariée à son ancienne rivale, est entrée en partage de la domination des mers.

En Irlande, une tradition moins sérieuse a consacré ces monumens. La fille d’un roi s’était enfuie avec son amant ; poursuivie par son père, elle passait de village en village, et cherchait tous les soirs un nouvel asile. Tous les soirs, les hôtes lui dressaient un lit sur la roche, et ces pierres monumentales sont restées pour porter témoignage de leurs fugitives amours.

En Écosse et dans les Orcades, la plupart de ces pierres portent des noms historiques et sont considérées comme des tombeaux. Les montagnards révèrent encore la pierre d’Ossian (Clachan Ossian). Ce fut un grand scandale quand le major Wade déplaça ce monument sacré, qui se trouvait dans la ligne d’une route militaire. Les montagnards indignés vinrent en grand nombre recueillir quelques ossemens et douze fers de flèches qu’on avait trouvés sous la pierre, Ils les emportèrent au son du piobrach, et les placèrent dans un cercle de larges pierres au sommet d’un roc, dans les déserts du Glen Ammon occidental. Au centre, ils dressèrent un roc énorme, un cairn (comme ils disent), et appelèrent le tombeau du barde, cairn na huseoig, le cairn de l’hirondelle.


michelet
GILBERT.

CHRONIQUE DE L’HÔTEL-DIEU (1780),
PAR M. SAINT-MAURICE.[2]

Je n’ai jamais été d’avis qu’un poète ou un artiste pût fournir un sujet de drame ou de roman. Le Sternbald de Tieck, malgré les belles pages qu’il renferme, la Corinne de madame de Staël, malgré les descriptions de l’Italie plutôt éclatantes que vraies, qui forment un bon tiers de l’ouvrage, le Shakespeare amoureux d’Alexandre Duval, malgré le succès très légitime qu’il a obtenu, grâce à la vivacité brève de l’action, n’ont pas réussi à changer mon opinion. La vie de l’intelligence, prise en soi, ne comporte guère que de belles odes ou d’admirables élégies. Depuis Horace jusqu’à Lamartine, depuis Calimaque jusqu’à Byron, depuis Kalidasi jusqu’à Victor Hugo, il est plusieurs fois arrivé aux poètes éminens de se prendre eux-mêmes comme matière poétique, et par un retour profond de s’étudier, de se donner en spectacle, et d’attirer sur leur âme nue et majestueuse les regards d’une foule ignorante et frivole. Vus de cette sorte, le poète et l’artiste offrent à l’imagination un argument poétique d’un haut intérêt. Mais au-delà de l’ode ou de l’élégie, au-delà du poète mourant, au-delà de l’égoïsme lyrique à qui nous devons les plus belles stances du pèlerinage, je ne crois pas que l’art ou la poésie personnifiée puissent se suffire à eux-mêmes.

La vie réelle n’a rien à faire avec les caprices et les fantaisies d’un cerveau qui prend au sérieux ses moindres pensées, qui se compose à son usage tout un monde de rêveries et de mensonges, qui décompose et analyse, qui transforme et modifie pour son plaisir et pour les besoins de sa volonté les accidens du sommeil et de la veille. Michel Ange ou Milton, pris à l’heure de poésie, et livrés aux héros de la rue ou du salon pour leur tenir tête, n’auront pas d’autre à jouer que celui d’Alceste, et n’échapperont pas au ridicule et à la moquerie.

À coup sûr personne ne peut prétendre à sympathiser plus vraiment avec la destinée de Gilbert que M. Alfred de Vigny. L’auteur de Cinq-Mars a pu dire du satirique méconnu et persécuté ce que Didon disait des malheurs d’Énée ; et voyez pourtant ce qu’il a trouvé dans la mort de Gilbert ! une admirable élégie, rien de moins ou rien de plus.

Le Gilbert de M. Saint-Maurice, malgré la préface ambitieuse qui le précède, ne présente aucun renseignement nouveau. C’est une promesse trompeuse comme les promesses d’ambassadeur ou de ministre ; de roman, il n’y en a pas l’ombre. Il n’y a dans huit cents pages qu’une situation unique, Gilbert qui meurt de faim et de folie, et encore ne comprend-on pas que son cerveau se dérange ou que ses entrailles crient, puisque l’auteur prend soin de nous dire que son héros touche une pension de cinquante louis, et possède l’affection d’une femme belle et jeune. En 1780, comme aujourd’hui, et mieux qu’aujourd’hui, il y avait là de quoi être heureux. L’archevêque de Paris, le curé de Charenton, le chanoine Marion, sont tout au plus des personnages de mélodrame ou de vaudeville, mais ne relèvent pas l’histoire ; Imbert et Greuze qui ne paraissent qu’un instant sur la scène, témoignent que M. Saint-Maurice n’a guère fréquenté les journalistes et les peintres. La dernière scène qui se dénoue à l’amphithéâtre, accuse la même ignorance à l’égard des médecins. Les études anatomiques se font sérieusement, et ne ressemblent pas à des espiègleries d’écoliers.

Et cependant ce livre, écrit d’un style commun, en périphrases arrondies, n’est pas absolument sans intérêt. C’est une réalité plate et triviale, bien au-dessous du sujet. Mais à ce qu’il semble, l’auteur n’a regretté pour l’accomplissement de sa tâche, ni travail, ni réflexion ; il a fait de son mieux, et ce n’est pas sa faute, s’il n’a pas plus de poésie en tête, s’il en est encore en 1832, aux épigrammes de Voltaire, aux déclamations de Diderot, et s’il n’a pas retrouvé le secret du style de Candide ou de Jacques le fataliste. — Il devrait s’en tenir à l’histoire, et laisser là le roman où il n’entend rien.


RHAPSODIES,


PAR PETRUS BOREL.[3]

C’est un genre de poésie absolument nouveau, et qui jusqu’ici, que je sache, était sans exemple dans notre littérature. Nous avions la poésie lyrique, élégiaque, satirique, didactique, descriptive, épique et dramatique. Misères que tout cela ! M. Petrus a inventé la poésie lycanthropique. Il ne prétend à rien moins qu’au titre de loup garou. Songerait-il d’aventure à quelque nouvelle jaquerie ? Je n’en sais rien, et ses confidences, qu’il ne regrette pas, Dieu merci, ne m’ont rien appris à cet égard. Il a besoin, comme il dit dans sa préface, d’une somme immense de liberté ; et, quand la France ne lui suffira plus, il lui restera le Missouri ! À la bonne heure ! lycanthropique ou missourienne le nom ne fait rien à l’affaire. Mais quels sont les principes de cette nouvelle poésie ? Si j’ai bien compris l’introduction ou prodrome des Rhapsodies, ces principes se réduisent à deux points, que je vous donne en cent à deviner, et je gage que vous jetterez votre langue aux chiens, comme le correspondant de madame de Sévigné. Eh bien ! j’ai pitié de votre ignorance, et je veux aider votre pénétration. Je vous livre le secret de M. Petrus Borel. Les deux principes de sa poétique sont l’adultère et le Papel español por cigaritos, à moins toutefois que je n’aie pas réussi à saisir le sens mystérieux des paroles de l’auteur.

En appliquant sa théorie, le poète arrive à de singuliers résultats, et qu’on ne pouvait guère prévoir. Il commence par remercier un architecte de ses amis de lui avoir donné du chenevis. Erreur grossière et impardonnable ! Je ne sais pas trop comment la nature lycanthropique de l’auteur s’accommode du chenevis. C’est là tout simplement de la poésie ornithologique, ou les traités d’histoire naturelle ne savent ce qu’ils disent. Passons. Il complimente son poignard, et lui dit mille choses tendres et passionnées, comme à la plus belle et la plus adorée des maîtresses. Ceci se conçoit. Il raconte l’origine d’une comtesse en style que je ne sais trop comment qualifier. Ce n’est pas précisément l’élégance naïve d’une complainte ; ce n’est pas non plus la grossièreté franche de la caserne ; ce n’est pas l’obscénité des maisons sans nom, armée d’équivoques à double tranchant ; c’est une sorte de langage hybride qui tient de tout cela. Mais je ne conseille pas aux femmes de lire l’Origine d’une comtesse ; autant vaudrait pour elles passer une heure à la salle Saint-Martin, avec les escrocs et les prostituées.

Il y a cependant dans les Rhapsodies un sentiment honorable et dont je remercie l’auteur, c’est celui d’une pauvreté fière. Mais s’il ne fréquente pas les vicomtesses, comme il s’en vante, pourquoi ferait-il aux poètes ses confrères un crime d’aimer les armoiries, le blason, le velours et la soie ? Chacun son goût. À M. Petrus Borel le chenevis, la poésie lycanthropique et son bon poignard ; à d’autres ce que l’auteur des Rhapsodies appelle un luxe pachalique. N’était la lycanthropie, j’aimerais mieux pachalesque.

À travers toutes ces folies, j’ai entrevu quelques lueurs d’un talent vrai. Par malheur, dans ses manies de nature et de rudesse, le poète lycanthrope préfère trop souvent la boue et la fange aux rochers et aux chênes.

Mais où diable a-t-il été nommer son livre Rhapsodies ? Ceci est de l’homérisme pur. Puisque M. Petrus Borel excommunie à l’avance ceux qui croiront et ceux qui ne croiront pas à son mérite poétique, il eût été plus simple, en application de sa théorie, d’appeler son recueil : Papel por cigaritos ? Que vous en semble ? Il n’y a là rien de pachalique. Les pachas ne fument qu’avec des narghilé.



LA VIEILLE FRONDE,


PAR M. HENRY MARTIN

Le succès de la trilogie historique de M. Vitet a sans doute paru à M. Henry Martin le dernier mot de la poésie dramatique. De plus habiles docteurs que lui s’y sont laissé prendre ; et un critique d’une singulière sagacité, qui a rendu à la littérature d’incontestables services, a long-temps soutenu contre l’avis des poètes et des artistes, que le dernier effort de l’art et de la poésie était la réalité complète.

Aujourd’hui que cette théorie a fait son temps, on commence à comprendre les erreurs auxquelles elle a conduit. Les statuaires et les peintres avouent d’un accord unanime que le modèle le plus habilement copié ne saurait suffire au mérite et à l’intérêt d’un tableau ou d’une statue ; et les esprits sérieux, qui ont bien voulu suivre tous les accidens de la question, reconnaissent enfin qu’à différentes conditions, les États de Blois, Mallet et les Espagnols en Danemark, trois sortes de réalité, diversement poétisées, mais plus réelles que vraies, ne satisfont pas à toutes les exigences de la poésie dramatique. En attribuant à MM. Vitet, Dittmer et Mérimée, la part de talent dont ils ont fait preuve, il reste prouvé que les ingénieuses restitutions de l’histoire de la ligue, le dialogue vif et pressé des généraux de l’empire, les mouvemens énergiques et passionnés de Juan Diaz et de mademoiselle Leblanc, ne remplissent pas le cadre du théâtre.

M. Vitet, selon toute probabilité, ne dépassera jamais la tâche dont Mazois lui avait donné l’exemple. Quant à MM. Dittmer et Mérimée, s’ils venaient à poursuivre une plus haute vocation, ils se hâteraient de changer de méthode. Ils comprendraient bien vite la nécessité, l’un de l’unité logique et pittoresque, et l’autre du développement.

Après ces brèves considérations, il ne nous reste plus rien à dire de M. Henry Martin, sinon que sa Vieille Fronde, sous le double rapport de l’érudition et de l’exécution des détails, est très inférieure aux Barricades, la plus faible des compositions de M. Vitet. C’est tout simplement un anachronisme, et la critique n’a pas à s’en occuper.



LES MALHEURS DU PAUVRE.[4]

Ce petit poème, ou plutôt ce recueil de quelques élégies nous vient de province. La bienfaisance des dames d’Angers s’étant émue pour les misères de la classe souffrante, et chacune ayant voulu contribuer à ce soulagement par un don, madame Janvier, femme du célèbre avocat de ce nom, et auteur d’un rare et délicieux recueil, qui parut presque incognito, il y a deux ans, sous le titre de Poésies d’une femme, a payé sa dette avec son talent. Le choix de la plupart des sujets est emprunté aux douleurs mêmes dont elle a l’âme préoccupée. Une réalité simple, un élan naïf et entraînant, beaucoup de liberté, d’abandon et de verve qui s’épanche, des couleurs toujours faciles, toujours observées, parfois des beautés d’instinct saisissantes, comme ce trait qui est sublime, pour peindre l’excès de l’angoisse d’une mère affamée,

Elle doutait de Dieu, son enfant dans ses bras ;
telles sont les qualités qui recommandent ce joli volume, orné d’ailleurs de lithographies fort convenables, par M. Ch. Aubry, professeur à l’école de Saumur. Au milieu des accens de pitié pour les douleurs déchirantes, comme sous les gracieux contrastes de la femme du monde, on sent chez madame Janvier une puissance d’âme, une, énergie sensible, que son talent ne réfléchit sans doute qu’imparfaitement et un peu au hasard, mais dont il fait concevoir une noble idée.


— Sous le titre de Retour à Paris, M. Émile Deschamps vient de publier un petit poème détaché d’un recueil intitulé Révélations, qui paraîtra dans le courant de l’année. La grâce vive et scintillante, l’ingénieux badinage entremêlé de sensibilité, qui caractérisent tant d’autres productions poétiques de M. Deschamps, se retrouvent dans celle-ci avec un côté de développement plus large et plus intime, qui deviendra sans doute l’un des mérites nouveaux du prochain recueil.[5]



JEANNE VAUBERNIER.

Il était une fois un vaudeville tout petit, tout gentil, tout frétillant et tout pimpant, brodé, galonné, poudré, guirlandé, la bourse sur l’épaule, l’épée au côté et le chapeau sous le bras. Quelque ignorant sorcier lui fit honte de sa gentillesse, et lui dit qu’à présent il ne convenait pas d’avoir une allure légère et sans façon, qu’il fallait faire la grosse voix, froncer le sourcil, porter grand manteau, grand chapeau, bonnet rouge et triple cocarde ; parler de hache, de sang et de bourreau : aussi fit-il. Il se laissa métamorphoser en drame lugubre, monta sur une guillotine pour se grandir, s’appuya d’un côté sur l’exécuteur des hautes œuvres, de l’autre sur les Polonais, et fit le gros mélodrame de toute sa force et de tous ses poumons ; mais il arriva qu’un sifflet magique, ah ! quel sifflet ! le frappa d’un souffle si prolongé, si obstiné, mais en même temps si flûté, si harmonieux, si rempli d’égards pour ce qu’il y avait en lui de gracieux, que le joli petit vaudeville reprit sa forme gentille, retomba sur ses pieds au bruit de tous ses grelots, et demeura pour toujours ce qu’il était sous le nom de Jeanne Vaubernier.

Oui, ce n’était autre chose, on le voit à présent, et on ne peut toujours le voir ; mais si le drame eût duré un jour de plus, on n’eût jamais revu le vaudeville selon toute apparence, et en vérité c’eût été dommage.

Je crois que cette petite pièce, en passant de l’état forcé d’histoire à l’état d’anecdote qui lui était naturel, a gagné en durée de représentations et de réputation, autant à proportion qu’il perd en durée d’actions. Grâces soient rendues aux hommes vraiment courageux, qui ont ainsi coupé à leur jolie grisette l’extrémité traînante de sa queue par trop longue. La grisette marchera maintenant plus légèrement et ne laissera d’autres impressions au public que celles qui sont vraies, justes, simples et bien saisies, et non les craintes communes et usées que l’on avait tentées dans les deux derniers actes supprimés, et qui auraient infailliblement tué la pièce, si une pièce quelconque pouvait tomber quand son premier rôle est joué avec autant de perfection que l’a été celui de la Dubarry.

Dans la quantité d’auteurs qu’a le bonheur de posséder cette pièce naguère biographique, il est impossible de démêler à qui appartient le mérite du sacrifice ; mais le public, qui l’a obtenu par le moyen magique dont j’ai parlé, jouit à présent, chaque soir, paisiblement d’une anecdote en trois actes, dont nous allons dire un mot.

Au premier acte, Jeanne est assise au milieu de ses compagnes, joue au gage touché, perd, et raconte son histoire, celle de son couvent, de ses amitiés, d’un petit amour aussi pour un petit niais nommé Mathon, qui l’invite à un bal bourgeois au quatrième étage, tandis que le comte Jean Dubarry médite de la faire inviter au bal de la cour. Jeanne est déjà fille autant qu’on peut l’être dans son ton, ses allures, son impertinence, son mépris pour le sentimental jouvenceau, et son amour du plaisir. Elle persifle une ancienne compagne devenue marquise de Saint-Sorlin ; puis prend le bras de l’intrigant Toulousain, ce comte Jean qui l’enlève au comptoir pour la jeter dans un carrosse, et de là à la cour. — Voilà ce qu’on appelle un acte. — Madame Dorval y est de l’originalité la plus imprévue ; sa gaîté sérieuse fait rire sans qu’elle sourcille, par la brusquerie des réparties, le ton, le geste hardi, la franche bonhomie, le laisser-aller de la démarche et toute l’insouciance d’une joyeuse grisette prête à tout ce qu’on veut, pourvu qu’on l’amuse.

Or, pendant la métamorphose du Vaudeville en drame, disons tout bas, qu’on avait fait paraître dans cet acte, à travers les vitres, la figure d’un jeune et joli bourreau, mais n’en parlons plus, il n’en est plus question, c’est fini, tout est oublié.

Le second acte est la première entrevue de Jeanne et du roi. Sous le masque, la nuit et les charmilles, elle continue la conversation commencée par madame de Saint-Sorlin, et lui souffle le cœur royal. La petite bourgeoise paraît encore sous ses beaux habits et son panier de grande dame, et tout effrontée qu’elle est, elle est tentée de s’enfuir lorsqu’il s’agit de parler à Louis xv ; elle se hasarde enfin, et alors elle parle son petit langage piquant et hardi. Il n’y a rien de bien remarquable dans ce que la pièce lui fait dire, mais le ton qu’elle y met est d’une nouveauté et d’un esprit qu’on ne saurait trop louer. Certes, si le roi m’aimait, je serais ravie, enchantée ; mais je voudrais que de son côté, le roi fût aussi ravi, enchanté. Ceci est une citation. — Cela n’est pas fort à la lecture, il le faut confesser, mais allez l’entendre, et vous verrez comme l’habileté consommée d’une actrice fait quelque chose de rien.

Au troisième acte, arrive enfin une scène dramatique. — Il était temps. La Dubarry est en pied ; et avec un admirable sang-froid, mène de front l’amour généreux du roi, et l’amour intéressé du duc d’Aiguillon. Un billet qu’elle écrit à celui-ci tombe en mains ennemies, comme mille billets de comédie, et entre les mille celui des fausses confidences ; d’Aiguillon, venu mal-à-propos, est caché comme dans Tartufe sous cette éternelle table que vous savez, placée à droite, près du fauteuil de velours. La Dubarry lui passe plume et encre, et il écrit, là-dessous, la lettre dont le billet est censé la réponse. — Le roi est convaincu, trompé et content.

Le faible Louis xv qui l’avait élevée à lui, comblée de faveurs, entourée d’adorations est trahi par elle, et livre le portefeuille et les destinées qu’il contient, à celui qui partage avec lui sa populaire maîtresse. — Voilà la morale ; — en fallait-il une autre ?

Et pourtant, faut-il l’avouer ? avant le coup magique auquel nous devons tant, on voyait encore la présentation de la Dubarry, la mort de Louis xv, annoncée par une petite bougie éteinte ; puis, on sautait à la vieillesse de la favorite, Zamore était devenu une sorte de Marat (le pauvre garçon, je l’aime bien mieux à présent !), il faisait périr sa maîtresse pour se venger de ce qu’on l’avait appelé nègre, parce qu’il avait la peau noire. Il est vrai que sa maîtresse avait des angoisses de terreur telles qu’on n’en a peut-être jamais vu de plus naturelles sur la scène ; elle courait d’un sans-culotte à l’autre, criant, plaidant, pleurant ou riant avec un ton de bon compagnon pour les familiariser à elle ; elle leur disait la cachette de ses bijoux, leur prenait les mains, elle aurait bu de l’eau-de-vie et trinqué avec eux pour se sauver. C’était beau ! c’était très beau de la part de l’actrice, mais courtisans, nègre, marquise, bourreau, juges, tout était trop mauvais pour ne pas être emporté par le souffle violent et salutaire qui a laissé le gracieux vaudeville tel qu’il est aujourd’hui, riant, jouant et parfumant de la bonne odeur de sa poudre les planches étonnées de l’Odéon, qui n’est plus désert.

Après tout, ce qui restera de cette pièce soit biographique, soit anecdotique (l’un vaut l’autre à-peu-près), c’est la création originale du rôle de la Dubarry, comme l’a conçu el exécuté madame Dorval. La meilleure actrice dans la meilleure comédie n’a jamais fait mieux. Il n’y a qu’un esprit observateur et juste qui puisse sortir aussi complètement de la routine théâtrale et entrer aussi hardiment dans la vraie, franche et bonne nature. On n’avait fait que la soupçonner comédienne, on l’a vue cette fois et elle a été redemandée, applaudie avec transport par ce jeune public du vieux faubourg Saint-Germain qui, au sortir de ses études sérieuses, vient les continuer dans ses plaisirs même, en examinant de près ces acteurs du boulevard, dont les travaux ont été très grands et sont enfin appréciés. Formés dans un genre dédaigné, ils ont su être vrais, naturels et touchans dans des ouvrages faux de style, exagérés de situations, et où il n’y avait de bien qu’une sorte de libretto banal et flottant, que l’on aurait presque toujours pu faire tourner du sérieux au plaisant, sans changer une syllabe, comme l’Auberge des Adrets. Ce qu’il a fallu de sentiment profond du vrai et du pathétique, pour sortir de là par des créations sans nombre est très rare et très digne d’éloges et d’estime dans l’examen sérieux de l’art dramatique. D’un autre côté, il est heureux pour ces mêmes acteurs d’être vus de près et, pour ainsi dire, pesés de sang-froid, par un public très sévère sur les détails, qui ne se laisse pas facilement éblouir par des coups violens, de grands bras et de gros cris, mais écoute la prononciation de chaque syllabe et lorgne à la loupe l’expression des plus délicates sensations, retracées par les plus fins mouvemens du visage.

Ceux des acteurs émigrans qui travaillent sérieusement, auront beaucoup à gagner sur cette scène, où d’ailleurs ils sont, matériellement parlant, plus exposés aux regards et plus détachés sur l’avant-scène comme sur un piédestal. Ce que la négligence du public de la Porte-Saint-Martin, qui est beaucoup moins artiste leur aurait pu faire négliger aussi, dans les détails, leur sera imposé par cette nouvelle assemblée. Pour les premiers acteurs, il peut résulter de là une grande perfection, pour tous un heureux progrès. Ils peuvent voir avec quel enthousiasme est reçu tout ce qui est vrai et naturel, quel triomphe de tous les soirs madame Dorval remporte dans les rôles de madame d’Hervey et Marion Delorme, où elle est toujours également belle, car il faut aussi remarquer en elle le don si précieux à la scène, de conserver une inspiration, et une façon de dire un mot, de manière à la reproduire toujours invariablement notée.

Le mélange des deux troupes a été d’autant plus heureux cette fois dans Jeanne Vaubernier, qu’il a donné l’occasion au public, de revoir dans Ferville tout le bon ton d’autrefois, les manières nobles, lentes et pourtant naturelles, l’expression de protection affable et tendre dont Fleury a été le dernier modèle sur la scène.

Au résumé, cette pièce mutilée qui ne fut et ne sera jamais rien par elle-même, toute pleine qu’elle est de gros lieux communs, et de petites sottises, comme la scène que vient faire un mari à Louis xv, ou comme les fanfaronnades éternelles sur la Pologne, quand le silence serait à présent plus décent ; telle qu’elle est, cette bagatelle ne vaut pas qu’on en parle plus sérieusement. C’est un de ces ouvrages qu’on pourrait nommer pièces d’acteurs, qui ne sont guère que des canevas propres à faire ressortir les talens du théâtre. Ce serait, si nous voulions être sévères, une occasion de faire des reproches aux comédiens et aux plus illustres qui, de tout temps ont préféré, par amour-propre, les pièces médiocres qui les font valoir aux dépens de l’auteur, aux bonnes où le contraire arrive. Souvent l’acteur est puni de ce mauvais calcul, mais cette fois, Jeanne Vaubernier a été trop originale, trop amusante, trop piquante, au milieu de tous ses pompons, de ses guirlandes, de ses nœuds, de ses éventails et de ses paniers à ramage, pour ne pas valoir indulgence plénière à tout ce qui l’entoure et à la troupe des auteurs par-dessus le marché.


  1. Chez Lance, rue Croix-des-Petits-Champs.
  2. Chez Denain, rue Vivienne.
  3. Chez Levavasseur, Palais-Royal.
  4. Chez Denain, rue Vivienne, no 16.
  5. Urbain Canel et Guyot.