Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Élégie italienne. Éloge de la vieillesse
LXXXII[1]
ÉLÉGIE ITALIENNE[2]
Ô délices d’amour, et toi, molle paresse,
Vous aurez donc usé mon oisive jeunesse !
Les belles sont partout. Pour chercher les beaux-arts,
Des Alpes vainement j’ai franchi les remparts :
Rome d’amours en foule assiége mon asile.
Sage vieillesse, accours ! Ô déesse tranquille,
De ma jeune saison éteins ces feux brûlants,
Sage vieillesse ! Heureux qui dès ses premiers ans
À senti de son sang, dans ses veines stagnantes,
Couler d’un pas égal les ondes languissantes ;
Dont les désirs jamais n’ont troublé la raison ;
Pour qui les yeux n’ont point de suave poison ;
Au sein de qui jamais une absente perdue
N’a laissé l’aiguillon d’une trop belle vue[3] ;
Qui, s’il regarde et loue un front si gracieux,
Ne le voit plus sitôt qu’il n’est plus sous ses yeux !
Doux et cruels tyrans, brillantes héroïnes,
Femmes, de ma mémoire habitantes divines,
Fantômes enchanteurs, cessez de m’égarer.
Ô mon cœur ! ô mes sens ! laissez-moi respirer ;
Laissez-moi, dans la paix et l’ombre solitaire,
Travailler à loisir quelque œuvre noble et fière
Qui, sur l’amas des temps propre à se maintenir,
Me recommande aux yeux des âges à venir.
Mais non ! j’implore en vain un repos favorable ;
Je t’appartiens, Amour, Amour inexorable ;
Et tu ne permets pas à ton esclave amant
De pouvoir loin de toi se distraire un moment ![4]
Eh bien ! allons, conduis-moi aux pieds de… je ne refuse aucun esclavage… Conduis-moi vers elle, puisque c’est elle que tu me l’appelles toujours… Allons, suivons les fureurs de l’âge… mais puisse-t-il passer vite… puisse venir la vieillesse ! … la vieillesse seule est heureuse (contredire pied à pied l’élégie contre la vieillesse[5]), le vieillard se promène à la campagne, se livre à des goûts innocents, étudie sans que les vaines fureurs d’Apollon le fatiguent… les soins de la propreté, une vie innocente font fleurir la santé sur son visage. S’il devient amoureux d’une jeune belle :
Il a le bien d’aimer sans en avoir les peines ;
Il n’en exige rien, il ne veut que l’aimer.
- Elle y consent… tout le monde le sait… elle le permet…
......et n’en fait point mystère,
Et ne le reçoit point avec un œil sévère,
N’affecte point de rire eu le voyant pleurer,
Ne met point son étude à le désespérer.
Non. Il entre, elle accourt. Une aimable indulgence
Sourit dans ses beaux yeux au vieillard qui s’avance.
Il l’embrasse. Il n’a point ces suprêmes plaisirs
Dont son âge paisible ignore les désirs.
Il est assis près d’elle......
- Il la voit… elle livre ses bras à ses baisers.
À ses débiles mains laisse presser ses flancs,
Et le caresse et joue avec ses cheveux blancs.
Les petits garçons et les petites filles qui jouent, sautent de joie en l’entendant venir. Il les baise, il se mêle avec eux, il fait la paix, il est l’arbitre de leurs jeux. Quand il y a une belle partie à la promenade, à l’ombre, on l’attend, on lui garde la meilleure place.
Au sein de ses amis il éteint son flambeau,
Et ceux qui l’ont connu pleurent sur son tombeau.
- ↑ Revue de Paris, 1829.
- ↑ André a désigné quelques élégies par ces signes : Ἔλεγ. ἰταλ. c’est-à-dire : Ἔλεγος ἰταλικός, élégie italienne ; quelques autres par ceux-ci : Ἔλεγ. ἠῷ., c’est-à-dire : Ἔλεγος ἠῷος, élégie orientale.
- ↑ Le premier éditeur avait retranché ces doux vers.
- ↑ Le premier éditeur avait également retranché ces deux vers.
- ↑ Voy. l’élégie précédente.