Ode contre l’esprit (1803)

La bibliothèque libre.
Poésies de Chaulieu et du marquis de La Fare
(p. 28-32).


ODE CONTRE L’ESPRIT
1708.


Source intarissable d’erreurs,
Poison qui corromps la droiture
Des sentiments de la nature,
Et la vérité de nos cœurs ;
Feu follet, qui brilles pour nuire,
Charme des mortels insensés,
Esprit, je viens ici détruire
Les autels que l’on t’a dressés.

Et toi, fatale poésie,
C’est lui, sous un nom spécieux,
Qui nomma langage des dieux
Les accès de ta frénésie ;
Lui, dont tu pris l’autorité
D’aller consacrant le mensonge,
Et de traiter de vérité
La vaine illusion d’un songe.

Encor si, telle qu’autrefois,
Toujours modeste en sa parure,
L’églogue faisoit la peinture
Des bergers, des prés et des bois,

Ou qu’au bon siècle de Catulle,
Simple dans ses expressions,
Et de Virgile et de Tibulle
Elle chantoit les passions !

Mais non, de quelque rime rare,
De pointes, de raffinements,
Tu cherches les vains ornements
Dont une coquette se pare ;
Et, suivant les égarements
Où jette une verve insensée,
Tu négliges les sentiments,
Pour faire briller la pensée.

Tel ne chantoit, au bord des flots
Du Mincius, l’heureux Tityre,
Mais simplement faisoit redire
Le nom d’Amarylle aux échos ;
Et les naïades attentives
Quittoient leurs joncs et leurs roseaux
Pour venir danser sur ses rives
Au doux son de ses chalumeaux.

Esprit, tu séduis ; on t’admire,
Mais rarement on t’aimera :
Ce qui sûrement touchera,
C’est ce que le cœur nous fait dire ;
C’est ce langage de nos cœurs
Qui saisit l’âme et qui l’agite ;
Et de faire couler nos pleurs
Tu n’auras jamais le mérite.


Mais sur ces frivoles sujets
Pourquoi s’amuser à se plaindre,
Quand de toi l’on a tout à craindre
Sur de plus importants objets ?
Dans les choses les plus sacrées
Tu te plais à nous faire voir
Que, plus elles sont révérées,
Et plus y brille ton pouvoir.

Dans la vérité simple et pure
D’une sainte religion,
De quelle superstition
N’y mêles-tu point l’imposture !
Le moyen de te pardonner
Ce que tu veux tirer de gloire
De nous apprendre à raisonner,
Quand il est question de croire ?

Que d’inutiles questions !
Que de distinctions frivoles !
Et combien, des mêmes paroles,
De contraires inductions !
Ah ! que le docteur angélique
Nous eût épargné d’embarras,
De la Somme théologique
S’il n’eût compilé le fatras !

Mais je veux que l’on t’abandonne
L’empire des opinions :
Respecte au moins les passions
Et les goûts que nature donne.

Pourquoi troubles-tu nos désirs
Par mille craintes ridicules,
Et de nos innocents plaisirs
Viens-tu nous faire des scrupules ?

Demande aux hôtes de ces bois
Si la guide la plus fidèle
N’est pas la pente naturelle,
Plus sage que toutes les lois ;
Et si jamais dans leurs tanières
Ils eurent la démangeaison
De venir chercher tes lumières,
Ou t’emprunter de la raison.

Toi seul, auteur de ces caprices
Par qui Vénus soutient sa cour,
Tu viens sophistiquer l’amour
Par un attirail d’artifices.
Qui jamais ouït les oiseaux,
Accablés de fers et de chaînes,
Étourdir rochers et ruisseaux
Du triste récit de leurs peines ?

C’est toi qui fais ces beaux romans
Qui, toujours loin de la nature,
Par leur vaine et folle lecture
Font tourner la tête aux amants :
Les pigeons et les tourterelles
Savent se plaire et se charmer ;
Fut-il quelque Ovide pour elles
Qui fit jamais un Art d’aimer ?


C’est dans ce livre détestable
Où paraît ta corruption
Qui, d’une douce passion,
A fait un art abominable ;
Art d’où nous vint en sa fureur
Ce monstre de coquetterie,
Et ce métier faux et trompeur
Qu’on appelle galanterie.

Mais, hélas ! insensiblement
Je suis un charme qui m’entraîne ;
Je sens que j’oublîrai ma haine,
Si j’écris encore un moment.
Esprit, que je hais et qu’on aime,
Avec douleur je m’aperçoi,
Pour écrire contre toi-même,
Qu’on ne peut se passer de toi !