Poèmes antiques/Odes anacréontiques

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Poèmes antiquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 165-171).
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ODES ANACRÉONTIQUES


I

LES LIBATIONS


Sur le myrte frais et l’herbe des bois,
Au rythme amoureux du mode Ionique,
Mollement couché, j’assouplis ma voix.
Éros, sur son cou nouant sa tunique,
Emplit en riant, échanson joyeux,
Ma coupe d’onyx d’un flot de vin vieux.
La vie est d’un jour sous le ciel antique ;
C’est un char qui roule au stade olympique.
Buvons, couronnés d’hyacinthe en fleurs !
À quoi bon verser les liqueurs divines
Sur le marbre inerte où sont nos ruines,
Ce peu de poussière insensible aux pleurs ?

Assez tôt viendront les heures cruelles,
Ô ma bien-aimée, et la grande Nuit
Où nous conduirons, dans l’Hadès, sans bruit,
La danse des Morts sur les asphodèles !


II


LA COUPE


Prends ce bloc d’argent, adroit ciseleur.
N’en fais point surtout d’arme belliqueuse,
Mais bien une coupe élargie et creuse
Où le vin ruisselle et semble meilleur.
Ne grave à l’entour Bouvier ni Pléiades,
Mais le chœur joyeux des belles Mainades,
Et l’or des raisins chers à l’oeil ravi,
Et la verte vigne, et la cuve ronde
Où les vendangeurs foulent à l’envi,
De leurs pieds pourprés, la grappe féconde.
Que j’y voie encore Evoé vainqueur,
Aphrodite, Éros et les Hyménées,
Et sous les grands bois les vierges menées
La verveine au front et l’amour au cœur !


III


LA TIGE D’ŒILLET


Éros m’a frappé d’une tige molle
D’oeillets odorants récemment cueillis

Il fuit à travers les sombres taillis,
À travers les prés il m’entraîne et vole.
Sans une onde vive où me ranimer,
Je le suis, je cours dès l’aube vermeille ;
Mes yeux sont déjà près de se fermer,
Je meurs ; mais le Dieu me dit à l’oreille :
Oh ! le faible cœur qui ne peut aimer !


IV


LE SOUHAIT


Du roi Phrygien la fille rebelle
Fut en noir rocher changée autrefois ;
La fière Prokné devint hirondelle,
Et d’un vol léger s’enfuit dans les bois.
Pour moi, que ne suis-je, ô chère maîtresse,
Le miroir heureux de te contempler,
Le lin qui te voile et qui te caresse,
L’eau que sur ton corps le bain fait couler,
Le réseau charmant qui contient et presse
Le ferme contour de ton jeune sein,
La perle, ornement de ton col que j’aime,
Ton parfum choisi, ta sandale même,
Pour être foulé de ton pied divin !


V


LA CAVALE.


Ô jeune cavale, au regard farouche,
Qui cours dans les prés d’herbe grasse emplis,
L’écume de neige argente ta bouche,
La sueur ruisselle à tes flancs polis.
Vigoureuse enfant des plaines de Thrace,
Tu hennis au bord du fleuve mouvant,
Tu fuis, tu bondis, la crinière au vent :
Les daims auraient peine à suivre ta trace.
Mais bientôt, ployant sur tes jarrets forts,
Au hardi dompteur vainement rebelle,
Tu te soumettras, humble et non moins belle,
Et tes blanches dents rongeront le mors !


VI


LE PORTRAIT.


Toi que Rhode entière a couronné roi
Du bel art de peindre, Artiste, entends-moi.
Fais ma bien-aimée et sa tresse noire
Où la violette a mis son parfum,
Et l’arc délié de ce sourcil brun
Qui se courbe et fuit sous un front d’ivoire.

Surtout, Rhodien, que son oeil soit bleu
Comme l’onde amère et profond comme elle,
Qu’il charme à la fois et qu’il étincelle,
Plein de volupté, de grâce et de feu !
Fais sa joue en fleur et sa bouche rose,
Et que le Désir y vole et s’y pose !
Pour mieux soutenir le carquois d’Éros,
Que le cou soit ferme et l’épaule ronde !
Qu’une pourpre fine, agrafée au dos,
Flottante, et parfois entr’ouverte, inonde
Son beau corps plus blanc que le pur Paros !
Et sur ses pieds nus aux lignes si belles,
Adroit Rhodien, entrelace encor
Les nœuds assouplis du cothurne d’or,
Comme tu ferais pour les Immortelles !


VII


L’ABEILLE.


Sur le vert Hymette, Éros, un matin,
Dérobait du miel à la ruche attique,
Mais, voyant le Dieu faire son butin,
Une prompte abeille accourt et le pique.
L’enfant tout en pleurs, le Dieu maladroit,
S’enfuit aussitôt, souffle sur son doigt,
Et jusqu’à Kypris vole à tire d’aile,
Oubliant son arc, rouge et courroucé :

— Ma mère, un petit serpent m’a blessé
Méchamment dit-il, de sa dent cruelle. —
Tel se plaint Éros, et Kypris en rit :
— Tu blesses aussi, mais nul n’en guérit ! —


VIII


LA CIGALE.


Ô Cigale, née avec les beaux jours,
Sur les verts rameaux dès l’aube posée,
Contente de boire un peu de rosée,
Et telle qu’un roi, tu chantes toujours !
Innocente à tous, paisible et sans ruses,
Le gai laboureur, du chêne abrité,
T’écoute de loin annoncer l’été ;
Apollôn t’honore autant que les Muses,
Et Zeus t’a donné l’Immortalité !
Salut, sage enfant de la Terre antique,
Dont le chant invite à clore les yeux,
Et qui, sous l’ardeur du soleil Attique,
N’ayant chair ni sang, vis semblable aux Dieux !


IX


LA ROSE.


Je dirai la rose aux plis gracieux.
La rose est le souffle embaumé des Dieux,

Le plus cher souci des Muses divines.
Je dirai ta gloire, ô charme des yeux,
Ô fleur de Kypris, reine des collines !
Tu t’épanouis entre les beaux doigts
De l’Aube écartant les ombres moroses ;
L’air bleu devient rose, et roses les bois ;
La bouche et le sein des Nymphes sont roses !
Heureuse la vierge aux bras arrondis
Qui dans les halliers humides te cueille !
Heureux le front jeune où tu resplendis !
Heureuse la coupe où nage ta feuille !
Ruisselante encor du flot paternel,
Quand de la mer bleue Aphrodite éclose
Étincela nue aux clartés du ciel,
La Terre jalouse enfanta la rose ;
Et l’Olympe entier, d’amour transporté,
Salua la fleur avec la Beauté !