Odes et poèmes/Dédicace

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À mon ami
BARTHÉLÉMY TISSEUR
Né à Lyon le 24 août 1812,
Mort à Neuchatel (Suisse) le 28 janvier 1843.



Peut-être ne m’auriez-vous pas permis d’inscrire votre nom sur ce livre ; peut-être votre amitié, qui s’entourait d’une sorte de pudeur exquise, se fût alarmée de ce témoignage public. Vous mettiez d’ailleurs, à rester inconnu, autant de persistance que les hommes en mettent d’ordinaire à poursuivre les jouissances de la vanité. Mais maintenant, ô mon ami, vous n’êtes plus ici-bas le maître de votre nom ; c’est à nous qu’appartient désormais le soin de cette part de vous-même ; c’est notre devoir et notre consolation de l’environner aux yeux de tous de la respectueuse tendresse que vous nous inspiriez.

Vous le savez, mon ami, je contenais à peine devant vous le besoin de révéler les merveilleuses profondeurs de votre âme, où Dieu m’accorda de lire plus avant que personne, et qui ne tarissait pas pour moi de douce affection et de graves enseignements. Aujourd’hui, ces poésies animées de votre souffle vont se produire dans un monde où vous n’êtes plus ; à tous ceux qui leur feront accueil, je veux qu’elles rendent témoignage de l’abondance de vie que mon esprit a reçue du vôtre. Pendant ces années fraternelles de notre jeunesse, tourmenté de la soif commune, j’ai puisé à bien des sources de savoir ; j’ai ouvert bien des livres, j’ai interrogé bien des hommes, et jamais je n’obtins des paroles si fécondes que les vôtres sur les choses de l’âme et sur celles de Dieu.

Vous possédiez quelque chose de mieux que toutes les sciences acquises par l’étude froide et bornée ; ce rayon qui illumine tout homme venant en ce monde, vous le portiez en vous plus large et plus ardent, plus pur de toutes les ombres qu’y mêlent chez nous les égarements de la volonté. Vous regardiez tout à cette lumière, et vous jugiez plus sagement, avec votre instinct rapide, que tout autre avec le lent appareil de la réflexion. Votre cœur riche de l’élément divin retrouvait et reconnaissait partout la divinité. Vous aviez le don de sentir sans hésitation ce que chaque objet renferme en soi de l’éternel et de l’absolu. De là chez vous cette indulgence qui nous étonnait, pour des choses dont nous ne connaissions que la surface, mais au fond desquelles vous aviez découvert une seule étincelle de l’idéal j de là aussi votre sévérité pour tant d’œuvres sanctionnées par la foule, mais qui manquaient du principe vivifiant. C’était vous qui rameniez notre pensée à ce qui est immuable daris la morale et dans l’art ; vous nous défendiez de toute concession aux caprices éphémères. Le présent ne pouvait vous enchaîner ; vous regardiez l’avenir, car c’est dans l’avenir qu’est le royaume de l’amour. Vous saviez choisir, pour me parler, une langue si bien appropriée à mon esprit, que je croyais avoir entendu déjà au dedans de moi-même chacune de vos paroles murmurées par ces voix profondes qui ne trompent jamais. Dieu vous avait fait mon maître, et vous vous étiez fait mon frère : un frère aîné, mon guide dans la voie difficile où nous marchions tous les deux. J’avançais à la lueur de votre inaltérable raison ; je comprenais de loin vos moindres signes. Votre intelligence s’était si bien confondue avec la mienne, que nous semblions avoir le même regard et le même sentiment. Les impressions de tous deux étaient semblables ; les vôtres plus complètes sans doute, et suivies d’un jugement plus pénétrant ; mais, sans aller aussi avant, mon esprit s’élançait dans la même direction. Quand vous m’expliquiez ce que nous voyions ensemble, vos idées me paraissaient n’être que ma pensée éclairée et agrandie. Aussi je cherche en vain dans mon cœur une croyance, une admiration, un espoir, qui n’aient été les vôtres ; je n’y trouve que mes faiblesses qui soient bien à moi.

Si j’ai puisé quelques gouttes aux sources de la vraie sagesse, c’est que vous m’avez aidé à soulever la pierre qui recouvre les puits sacrés. Nous nous sommes rencontrés dans les mêmes solitudes, conduits par les mêmes aspirations ; notre amitié s’est fortifiée dans des combats semblables et dans une commune tristesse ; elle s’est nourrie du même aliment, la sainte, l’éternelle poésie ; avec vous, c’est la poésie que Dieu retire de moi.

Cette œuvre que je vous offre, épanouie dans mes larmes, elle est née sous votre sourire, elle a reçu le baptême de vos conseils ; c’est votre esprit que j’interroge en l’achevant, car il portait en lui la règle du beau. Une parole de vous suffisait pour condamner ou pour absoudre mes actions et mes pensées. Seule au monde avec vous et sans autre écho que votre cœur, ma poésie aurait vécu aussi heureuse d’elle-même qu’avec les suffrages de tout un peuple. En vous, le rayon impersonnel et surhumain avait dissipé tout égoïsme de l’intelligence et du cœur ; et comme votre esprit s’abdiquait par l’amour en Dieu et dans les hommes, ce n’était plus un seul esprit, mais c’était l’esprit universel et divin qui pariait en vous. Avec vous j’avais deux consciences ; j’ai perdu la plus vigilante et la plus infaillible.

Cette force qui centuplait la mienne, elle m’est retirée à l’heure même où j’aborde les luttes les plus sérieuses de la vie. Et vous ! pour la première fois, vous aviez senti la sainte joie de l’artiste maître enfin de son temps et de son œuvre ; vous grandissiez par la liberté ; nous fixions sur vous les yeux avec orgueil, nous tous qui avions rêvé près de vous une si noble existence de travail et d’amitié, et voilà que vous êtes arraché violemment à tous nos projets d’avenir. Ame altérée de Dieu, cette mort vient combler votre soif infinie, mais à nous elle ôte ici-bas nos plus chères espérances de poésie et de vertu. Peut-être avons-nous mérité cette épreuve ; mais elle est affreuse, elle ébranlerait notre foi dans l’éternelle bonté ! Ne craignez pas cependant, ô mon ami ; nous avons appris de vous la patience et le respect aux décrets d’en-haut ; nous vous avons vu souffrir. Nous avons vu votre inaltérable douceur aux prises avec ces misères qui aigrissent et rapetissent les cœurs faibles, avec ces tentations qui induisent à la révolte les natures énergiques, avec ces déceptions qui inspirent à tous les caractères la haine et l’ironie ; et jamais ne se sont démenties voire mansuétude envers les hommes et votre confiance en Dieu.

Esprit éminent, fait pour marcher de pair avec les plus grands esprits, nous vous avons vu, obscur et méconnu, porter avec joie votre obscurité, à notre époque d’ambitions révoltées, toujours prêtes à accuser la terre entière de leur impuissance et de leurs avortements. Nous avons vu la médiocrité insolente fouler aux pieds votre modestie pleine de candeur et d’abnégation, sans vous arracher même l’amertume d’un sourire. Cœur généreux et dévoué, longtemps enchaîné dans une sphère où l’égoïsme des sentiments n’a d’égal que la stérilité des idées ; où tout ce qui perçait de votre haute pensée vous attira plus d’une fois la dérision ; où vos saintes préoccupations du beau et du vrai, si elles venaient à se trahir, étaient taxées de démence ; jamais vous n’avez rendu le mépris pour l’ironie et la haine pour le dédain. Car vous aviez cette vraie bonté qui n’existe qu’avec des conceptions étendues et des passions Réprimées. Que vous importait à vous, amoureux de l’infini, le jugement des âmes vulgaires ? Entre vous et leur dédain, vous aviez votre conscience, vos amis et Dieu. Aussi comme vous étiez calme et doux pour chacun ! comme vous saviez apprécier dans les autres la moindre intention de vertu ! comme vous pardonniez vite les faiblesses de la volonté et l’impuissance de l’esprit, quand vous aperceviez quelques nobles sentiments dans le cœur ! Si bien que de toutes vos richesses intérieures, votre mansuétude et votre universelle sympathie sont encore à mes yeux le miracle de votre grande âme.

J’ai marché à côté de vous durant les années les plus tristes de votre vie si abreuvée de tristesse, et je n’ai jamais entendu sortir de votre bouche une parole malveillante, un jugement sévère, même contre les plus méchants. Quand mon esprit facile à s’indigner, car il ne voyait pas aussi profondément que vous, s’emportait en anathèmes contre les hommes et les choses de ce temps ; quand je répandais ma colère et mon mépris, c’était vous toujours qui me rappeliez à la sainte loi de charité, à notre commun idéal de paix et d’amour, dont ne s’écartèrent jamais une seule de vos actions, une seule de vos pensées.

Nul ne fut plus que vous animé de la croyance au Dieu bon ; nul n’affirma plus fortement le bien, commencement et lin de toutes choses ; nul n’oublia mieux les misères de la vie présente dans l’universelle contemplation de l’être et des inépuisables félicités de la vie absolue. La notion divine de l’amour éclairait toutes vos conceptions ; à sa lumière infaillible vous regardiez toute œuvre et toute action dé l’homme ; toutes vos doctrines en jaillissaient. Cette révélation du principe de toute science, vous ne l’aviez reçue de personne ; elle vous venait directement de Dieu. Et moi je me réjouissais de sentir la puissance de votre inspiration supérieure ; j’y trouvais un guide pour mon esprit, un soutien pour ma volonté.

Je vous ai rencontré à l’heure où commence la jeunesse, vous êtes parti à l’heure où la jeunesse s’en va ; notre amitié représente pour moi tout ce que le matin de la vie a de nobles aspirations, de saintes croyances, d’ardents dévouements. C’est vous qui, durant ces trop courtes années, avez pénétré le plus profondément dans les replis de ma conscience ; j’aimais à vous en faire toucher les palpitations les plus secrètes, car vous sondiez avec une clairvoyance égale les plus petites plaies du cœur et les plus grands problèmes de l’esprit ; vous saviez nous conduire dans les sentiers étroits de la vie pratique et dans les vastes régions de la pensée.

Vous jugiez sainement des choses du monde, parce que vous aviez la science d’un monde supérieur. Vous habitiez par avance cette sphère plus pure ; votre âme, dirigée tout entière vers les idées éternelles, donnait si peu de son attention à cette terre mauvaise, que vous l’avez traversée sans jamais lui appartenir : de telle sorte qu’au jour où Dieu vous a rappelé dans son sein, le passage d’un monde à l’autre a dû se faire pour vous sans étonnement. Vous êtes entré dans l’idéal comme dans une demeure bien connue ; c’était pour vous le foyer paternel, et vous le quittiez rarement ; maintenant sa chaleur et sa lumière vous enveloppent à jamais.

Vous êtes parvenu avant l’âge au terme de l’initiation. Qu’auriez-vous fait plus longtemps de la vie ? Vous aviez étouffé en vous toute ambition terrestre. Vous aviez si bien dompté l’égoïsme et la personnalité, que Dieu seul vivait en vous. Vous ne participiez aux émotions de ce monde qu’à travers l’âme de vos amis ; nos peines étaient vos peines, nos joies étaient vos seules joies. Je le sais, moi dont vous adoptiez toutes les souffrances ; moi qui vous empruntais à chaque instant les forces de votre esprit et de votre cœur pour accomplir mes douleurs et mes travaux, et qui vous trouvais toujours prêt à vous dépouiller de votre sérénité et de votre puissance pour en revêtir ma faiblesse et mon ennui.

Mais nous pouvons la continuer encore à travers l’invisible, cette intime communion, ô mon ami ! car votre pensée vit en moi ; elle m’est aussi présente qu’aux heures où vous répandiez sur nous la lumineuse chaleur de votre inspiration. Chaque idée qui s’élève dans mon sein contient quelque chose de vous ; la meilleure part de mon intelligence, c’est votre enseignement toujours vivant. Dieu n’envoie pas des esprits tels que le vôtre pour traverser le monde sans laisser de traces. Les grandes semences de vérité qui furent déposées en vous ne se perdront pas, tant que nous aurons la force de labourer le champ de la parole. Et vous, vous rayonnerez sans cesse sûr nous de là-haut ; par l’intermédiaire de votre âme, nous communiquerons avec la vie divine ; le calme et la force nous viendront toujours de vous. Chaque fois que les bruits de la terre feront silence dans notre cœur, et que le soleil intérieur s’y lèvera ; quand nous serons tous réunis dans une même pensée de poésie et de vertu, alors votre douce image nous sera présente et viendra sourire au milieu de nous comme autrefois.

Recevez donc ce livre ; il a été écrit sous vos yeux ou en face de votre souvenir. Sans doute ces vers ne renferment que de pâles ébauches de la poésie que vous portiez en vous ; tels qu’ils sont vous les auriez aimés pourtant, car nos croyances communes les animent, et le saint amour de la nature vit en eux ; vous les aimerez encore de là-haut : ils vous apprendront que je suis resté fidèle an culte que vous m’avez enseigné.

Ami, la triste consolation de fermer vos yeux et de mener votre deuil ne nous a pas été accordée. Une terre étrangère vous recouvrait déjà quand l’affreuse nouvelle nous est parvenue. Vous êtes mort loin de nous, en nous appelant sans doute ! La pensée de vos derniers instants déchire mon cœur. Votre tombe est lointaine, mes genoux ne s’y sont pas encore posés, peut-être ne la toucherai-je jamais. Vous n’avez pas dans votre patrie une pierre qui garde votre nom ; je veux l’écrire dans ce livre, à défaut d’un monument plus solide. Une main plus puissante vous aurait sculpté une image indélébile, moi je ne puis vous dresser qu’une croix rustique taillée dans ces forêts où nous adorions ensemble l’Invisible. Autour d’elle, ceux qui vous ont connu se réuniront parfois dans votre pensée, jusqu’au jour où nous pourrons vous retrouver ailleurs que dans nos souvenirs. Alors, dans l’aurore de la vie nouvelle, nous irons tous deux aux clartés du soleil idéal nous abreuver à ces sources d’inépuisable poésie que nous cherchions en vain au pied des plus grands chênes et des plus hautes montagnes. Jusqu’à cette heure nous resterons unis en vous, nous tous qui vous avons aimé ; ce frère qui mérita d’être votre ami, et ce philosophe de la charité dont vous avez salué la parole avec tant de joie, et tous ceux dont vous savez les noms et qui vous parlent ici par mes lèvres.

Recevez donc cette offrande faite de tout ce qui vous fut le plus précieux en ce monde, de poésie et d’amitié ; et plus dignes de vous que ce livre, recevez les aspirations muettes de mon cœur, qui montent incessamment vers vous, et qui vous diront mieux que ces froides paroles tout ce que votre pensée nourrit en moi de douleur et aussi d’espérance.