On n’est pas des bœufs/La barbe

La bibliothèque libre.
On n’est pas des bœufsOllendorff (p. 93-98).


LA BARBE


Mettons que cette barbe était une des cinq ou six jolies barbes de Paris, et n’en parlons plus !

Ou plutôt parlons-en, car tout mon récit va rouler sur cette barbe, une barbe comme il n’y en a pas (ou s’il y en a, il n’y en a pas des tas).

Longue, follement abondante, soyeuse (puisque n’ayant jamais subi l’offense du rasoir), brunement dorée, cette barbe était la barbe qui fait se retourner tous les passants, quels que soient leur sexe, leur âge, leur nationalité, en disant : Dieu ! la belle barbe !

Cette barbe, d’ailleurs, ne suscitait chez son porteur aucune de ces vanités si fréquentes chez les porteurs de belles barbes.

Celui-là était un garçon simple ; au double sens qu’on donne ordinairement au mot simple.

Certes, il ne se désintéressait pas de sa barbe et même il y était fort attaché, mais pas jusqu’à écraser l’humanité d’un mépris de la trouver, en général, si mal poilue.

Un jour notre ami se trouva en joyeuse société.

Les dames étaient recrutées parmi les jeunes demoiselles impudiques qui parlent sans le moindre embarras à des messieurs qu’elles n’ont encore jamais vus et qui abordent avec eux, sans plus tarder, des sujets de toute intimité.

La plus délurée et aussi la plus jolie de ces provisoires compagnes fit, en apercevant la belle barbe du jeune homme, les gestes d’une qui suffoque.

— Nom d’un chien ! monseigneur, comme vous avez une belle barbe !

Il s’inclina, visiblement flatté.

— Vous couchez avec ? insista l’effrontée.

— Mais oui, mademoiselle !

— Vous n’avez pas peur de l’abîmer ?

Ne trouvant pas un mot spirituel, il rit bêtement, comme très amusé…

Suivirent quelques plaisanteries obscènes et de mauvais goût sur l’économie des différents systèmes pileux de l’humanité.

(On me saura gré de passer sous silence ces détestables gravelures.)

Redevenant presque convenable, la gentille courtisane s’informa, d’une voix hiératique :

— Dites-moi, monsieur, comment couchez-vous avec votre barbe ?

— Comment ?… Comment je couche avec ma barbe ?… Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Oui !… De quelle façon disposez-vous votre barbe pour dormir ?… L’étalez-vous sur votre couverture ? Ou bien, si vous la cachez sous vos draps ?

— Je vous avoue, mademoiselle, que je n’ai jamais fait attention à ce détail. Je couche… comme ça se trouve.

Ce fut, dans toute la joyeuse société, un cri général de stupeur.

— Comment ! Tu ne sais pas où tu mets ta barbe en dormant ?

Le pauvre garçon (j’ai dit plus haut l’âme simple qu’il était) fut troublé au plus creux de son être.

En effet, il n’avait jamais remarqué où il la mettait, sa barbe, pour dormir ! Dehors ? Dedans ?

Il rentra chez lui fort perplexe, et se coucha.

Il essaya de faire comme à l’ordinaire et de ne se préoccuper de rien.

Vainement !

Quand on est préoccupé de quelque chose, dit un proverbe arabe, on ne saurait point se préoccuper de rien (traduction littérale).

Tout d’abord, il se coucha sur le dos, disposa sa barbe soigneusement sur les draps, qu’il ramena jusqu’à son cou.

Le sommeil ne vint pas.

Alors, il prit sa barbe et l’enfouit, toute, sous les courtines.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur le ventre.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur le côté, divisant sa barbe en une moitié dehors et l’autre dedans.

Le sommeil ne vint pas.

Il se coucha sur l’autre côté.

Le sommeil ne vint pas.

Ce fut une des nuits les plus atroces de la fin de ce siècle.

Les nuits qui suivirent furent aussi d’horribles nuits sans sommeil.

Et, le lendemain matin d’une de ces nuits, notre ami alla chez Lespès et fit raser, raser intégralement, sa barbe, sa belle barbe, qui ne fera plus jamais se retourner les passants, tous les passants, quels que soient leur sexe, leur âge, leur nationalité !