Organisation du travail (Revue du Progrès, 1840)

La bibliothèque libre.
Organisation du travail (Revue du Progrès, 1840)
Revue du progrèsTome deuxième, 2e série (p. 1-30).


La guerre ! La guerre ! Chacun croit à la guerre ; chacun en parle. Nous demandera-t-on pourquoi nous venons jeter au milieu de cette préoccupation ardente les mots de réforme industrielle, d’organisation du travail ? Pourquoi ? Parce qu’il nous souvient qu’un jour, l’ennemi étant au pied de nos murs, ce furent les hauts barons de l’industrie qui coururent ouvrir les portes de Paris à l’invasion. Le peuple s’élançait du fond des faubourgs, frémissant et demandant des armes ; mais l’industrialisme moderne portait déjà ses fruits ; déjà, conseillée par l’impatience du gain, la trahison était en mesure… Des barbares venus du nord campèrent sur nos places publiques, et quelques bourgeois s’enrichirent.

La chute d’une dynastie devait laver cette honte. Mais voilà dix ans que la cupidité se rend complice de toutes les bassesses commises pour le maintien de la paix, bassesses qui ont enflé l’orgueil de nos ennemis sans fléchir leur colère. Nous poursuivrons l’œuvre commencée.

Loin de nous laisser distraire des réformes dont nous avons proclamé la nécessité, nous nous devons d’y pousser avec une ardeur nouvelle. Que croit-on que puisse contre l’Europe conjurée un gouvernement dont on soufflette les ambassadeurs ? Oui, c’est le moment de faire peur à l’Europe : nous le pouvons, en la menaçant tout à la fois de nos armes et de nos idées. Reprenons le glaive de la propagande. Lord Palmerston n’est qu’un plagiaire de Pitt, et Pitt fit une dure expérience de ce qu’il y a d’énergie au sein de la France agitée. Pour combattre tant d’ennemis, il nous faut du fer, mais aussi de l’enthousiasme. Quand nos pères mettaient la victoire à l’ordre du jour, ils délibéraient dans l’orage. La puissance miraculeuse de leurs efforts sortit de la grandeur même de leurs périls. Si la guerre éclate, rappelons-nous ces fortes paroles de Danton : « Un peuple en révolution est plus près de conquérir les autres peuples que d’être conquis par eux. »

Dans les sociétés modernes, l’ordre public repose principalement sur deux hommes, dont l’un a pour mission de parader et l’autre de couper des têtes. La hiérarchie des conservateurs commence au roi ; elle finit au bourreau.

Quand les ouvriers de Lyon se sont levés, disant : « Qu’on nous donne de quoi vivre ou qu’on nous tue, » on s’est trouvé fort embarrassé par cette demande ; et comme les faire vivre paraissait trop difficile, on les a égorgés.

L’ordre s’est trouvé rétabli de la sorte, en attendant !

Or, il s’agit de savoir si on est d’avis de tenter souvent d’aussi sanglantes expériences. Que si l’on juge de tels essais périlleux, qu’on se hâte ! car tout retard cache une tempête.

Un dissentiment grave s’est élevé ces jours derniers entre les ouvriers tailleurs et leurs patrons. Dieu soit loué ! la presse cette fois s’est quelque peu émue ; elle a parlé de cette querelle presqu’aussi sérieusement que s’il se fût agi du voyage d’un principicule ou d’une course de chevaux. Allons, courage ! nous entrons dans une voie de progrès. Mais sachez bien, Messieurs, où ce premier pas vous mène. Vous parlez du problème à résoudre ? le résoudre devient, à partir d’aujourd’hui, une impérieuse nécessité. Qu’attendrions-nous, d’ailleurs ? L’épopée de l’industrie moderne a-t-elle encore quelque lugubre épisode à nous fournir ? Les troubles de Nantes, les émeutes de Nîmes, les massacres de Lyon, les faillites multipliées de Milan, l’encombrement de tous les marchés, les troubles de New-York, le soulèvement des chartistes en Angleterre, ne sont-ce pas là autant d’avertissements solennels et formidables ? Est-ce que ce n’est pas encore assez de tant de fortunes croulantes, de tant de fiel mêlé aux jouissances du riche, de tant de colère qui gonfle la poitrine du pauvre sous ses haillons ?

Mais qui donc est réellement intéressé au maintien de l’ordre social qu’on nous a fait ? Personne, non, personne ; pas plus le riche que le pauvre, pas plus le maître que l’esclave, pas plus le tyran que la victime. Pour moi, je me persuade volontiers que les douleurs que crée une civilisation imparfaite se répandent, en des formes diverses, sur la société tout entière. Entrez dans l’existence de ce riche, elle est remplie d’amertume. Qu’est-ce donc ? Est-ce qu’il n’a pas la santé, la jeunesse, et des femmes et des flatteurs ? Est-ce qu’il ne croit pas avoir des amis ? Mais quoi ! il est à bout de jouissances : voilà sa misère ; il a épuisé le désir : voilà son mal. L’impuissance dans la satiété, c’est la pauvreté des riches ; la pauvreté, moins l’espérance ! Parmi ceux que nous appelons les heureux, combien qui se battent en duel par besoin d’émotion ? combien qui affrontent les fatigues et les périls de la chasse pour échapper aux tortures de leur repos ? Combien qui, malades dans leur sensibilité, succombent lentement à de mystérieuses blessures, et fléchissent peu à peu, au sein même d’un bonheur apparent, sous le niveau de la commune souffrance ! À côté de ceux qui rejettent la vie comme un fruit amer, voici ceux qui la rejettent comme une orange desséchée : quel désordre social ne révèle pas ce désordre, moral immense ! et quelle rude leçon donnée à l’égoïsme, à l’orgueil, à toutes les tyrannies, que cette inégalité dans les moyens de jouir aboutissant à l’égalité dans la douleur !

Et puis, pour chaque indigent qui pâlit de faim, il y a un riche qui pâlit de peur. — « Je ne sais, dit miss Wardour au vieux mendiant qui l’avait sauvée, ce que mon père a dessein de faire pour notre libérateur, mais bien certainement il vous mettra à l’abri du besoin pour le reste, de votre vie. En attendant, prenez cette bagatelle. — Pour que je sois volé et assassiné quelque nuit en allant d’un village à un autre, répondit le mendiant, ou pour que je sois toujours dans la crainte de l’être, ce qui ne vaut guère mieux ! Et si l’on me voyait changer un billet de banque, qui serait ensuite assez fou pour me faire l’aumône ? »

Admirable dialogue ! Walter-Scott ici n’est plus un romancier i c’est un philosophe, c’est un publiciste. De l’aveugle qui entend retentir dans la sébile de son chien l’obole implorée, ou du puissant roi qui gémit sur la dotation refusée à son fils, quel est le plus heureux ?

Mais ce qui est vrai dans l’ordre des idées philosophiques, l’est-il moins dans l’ordre des idées économiques ? Ah, Dieu merci ! Il n’est pour les sociétés ni progrès partiel, ni partielle déchéance. Toute la société s’élève ou toute la société s’abaisse. Les lois de la justice sont-elles mieux comprises ? toutes les conditions en profitent. Les notions du juste viennent-elles à s’obscurcir ? toutes les conditions en souffrent. Une nation dans laquelle une classe est opprimée ressemble à un homme, qui a une blessure à la jambe : la jambe malade interdit tout exercice à la jambe saine. Ainsi, quelque paradoxale que cette proposition puisse paraître, oppresseurs et opprimés gagnent également à ce que l’oppression soit détruite ; ils perdent également à ce qu’elle soit maintenue. En veut-on une preuve bien frappante ? La bourgeoisie a établi sa domination sur la concurrence illimitée, principe de tyrannie : eh bien ! c’est par la concurrence illimitée que nous voyons aujourd’hui la bourgeoisie périr. J’ai deux millions, dites-vous ; mon rival n’en a qu’un : dans le champ clos de l’industrie, et avec l’arme du bon marché, je le ruinerai à coup sûr. Homme lâche et insensé ! ne comprenez-vous pas que demain, s’armant contre vous de vos propres armes, quelque impitoyable Rothschild vous ruinera ? Aurez-vous alors le front de vous plaindre ? Dans cet abominable système de luttes quotidiennes, l’industrie moyenne a dévoré la petite industrie. Victoires de Pyrrhus car voilà qu’elle est dévorée à son tour par l’industrie en grand, qui, elle-même, forcée de poursuivre aux extrémités du monde des consommateurs inconnus, ne sera bientôt plus qu’un jeu de hasard qui, comme tous les jeux de hasard, finira pour les uns par la friponnerie, pour les autres par le suicide. La tyrannie n’est pas seulement odieuse : elle est bête. Pas d’intelligence où il n’y a pas d’entrailles.

Prouvons donc :

1° Que la concurrence est pour le peuple un système d’extermination ;

2° Que la concurrence est pour la bourgeoisie une cause sans cesse agissante d’appauvrissement et de ruine.

Cette démonstration faite, il en résultera clairement que tous les intérêts sont solidaires, et qu’une réforme sociale est pour tous les membres de la société, sans exception, un moyen de salut.


II. LA CONCURRENCE EST POUR LE PEUPLE UN SYSTÈME D’EXTERMINATION.


Le pauvre est-il un membre ou un ennemi de la société ? Qu’on réponde. Il trouve tout autour de lui le sol occupé.

Peut-il semer la terre pour son propre compte ? Non, parce que le droit de premier occupant est devenu droit de propriété.

Peut-il cueillir les fruits que la main de Dieu a fait mûrir sur le passage des hommes  ? Non, parce que, de même que le sol, les fruits ont été appropriés.

Peut-il se livrer à la chasse ou à la pêche ? Non, parce que cela constitue un droit que le gouvernement afferme.

Peut-il puiser de l’eau à une fontaine enclavée dans un champ ? Non, parce que lo propriétaire du champ est, en vertu du droit d’accession, propriétaire de la fontaine.

Peut-il, mourant de faim et de soif, tendre la main à la pitié de ses semblables ? Non, parce qu’il y a des lois contre la mendicité.

Peut-il, épuisé de fatigue et manquant d’asile, s’endormir sur le pave’ des rues ? Non, parce qu’il y a des lois contre le vagabondage. Peut-il, fuyant cette patrie homicide où tout lui est refusé, aller demander les moyens de vivre loin des lieux où la vie lui a été donnée ? Non, parce qu’il n’est permis de changer de contrée qu’à de certaines conditions, impossibles à remplir pour lui.

Que fera donc ce malheureux ? Il vous dira : « J’ai des bras, j’ai une intelligence, j’ai de la force, j’ai de la jeunesse ; tenez, prenez tout cela, et en échange donnez-moi un peu de pain. » C’est ce que font et disent aujourd’hui les prolétaires. Mais ici même, vous pouvez répondre au pauvre : « Je n’ai pas de travail à vous donner. » Que voulez-vous qu’il lasse alors ? Vous voyez bien qu’il ne lui reste plus que deux partis à prendre : se tuer ou vous tuer.

La conséquence de ceci est très simple. ASSUREZ du travail au pauvre : vous aurez encore peu fait pour la justice, et il y aura loin de là au règne de la fraternité ; mais, du moins, la révolte n’aura pas été rendue nécessaire, et la haine n’aura pas été sanctifiée. Y a-t-on bien songé ? Lorsqu’un homme qui demande à vivre en servant la société, en. est fatalement réduit à l’attaquer sous peine de mourir, il se trouve, dans son apparente aggression, en état de légitime défense, et la société qui le frappe ne juge pas : elle assassine.

La question est donc celle-ci : la concurrence est-elle un moyen d’ASSURER du travail au pauvre ? Mais poser la question de la sorte, c’est la résoudre. Qu’est-ce que la concurrence relativement aux travailleurs ? C’est le travail mis aux enchères. Un entrepreneur a besoin d’un ouvrier : trois se présentent. — Combien pour votre travail ? — Trois francs : j’ai une femme et des enfants. — Bien. Et vous ? — Deux francs et demi : je n’ai pas d’enfants, mais j’ai une femme. — À merveille. Et vous ? — Deux francs me suffiront : je suis seul. — À vous donc la préférence. C’en est fait : le marché est conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ? Ils se laisseront mourir de faim, il faut l’espérer. Mais s’ils allaient se faire voleurs ? Rassurez-vous, nous avons des gendarmes ; et assassins ? nous avons le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son triomphe n’est que provisoire. Vienne un quatrième travailleur assez robuste pour jeûner de deux jours l’un : la pente du rabais sera descendue jusqu’au bout : nouveau paria, nouvelle recrue pour le bagne, peut-être !

Dira-t-on que ces affreux résultats sont exagérés, qu’ils ne sont possibles, dans tous les cas, que lorsque l’emploi ne suffit pas aux bras qui veulent être employés ? Je demanderai, à mon tour, si la concurrence porte par aventure en elle-même de quoi empêcher cette disproportion homicide ? Si telle industrie manque de bras, qui m’assure que, dans cette immense confusion créée par une compétition universelle, telle autre n’en regorgera pas ? Or, n’y eut-il sur 34 millions d’hommes que vingt individus réduits à voler pour vivre, cela suffit pour la condamnation du principe. Frappez ces malheureux, je le veux bien, et que la civilisation se venge sur eux du crime qu’elle a commis contre eux ; mais ne parlez plus d’équité, et puisque vous refusez de juger vos juges, de renverser vos tribunaux, élevez un temple à la violence et voilez la statue de la justice.

Mais qui donc serait assez aveugle pour ne point voir que, sous l’empire de la concurrence illimitée, la baisse continue des salaires est un fait nécessairement général, et point du tout exceptionnel ? La population a-t-elle des limites qu’il ne lui soit jamais donné de franchir ? Nous est-il loisible de dire à l’industrie abandonnée aux caprices de l’égoïsme individuel, à cette industrie, mer si féconde en naufrages : « Tu n’iras pas plus loin. » La population s’accroît sans cesse ; ordonnez donc à la mère du pauvre de devenir stérile et blasphémez Dieu qui l’a rendue féconde ; car, si vous ne le faites, la lice sera bientôt trop étroite pour les combattants. Une machine est inventée : ordonnez qu’on la brise, et criez anathème à la science ; car, si vous ne le faites, les mille ouvriers que la machiné nouvelle chasse de leur atelier iront frapper à la porte de l’atelier voisin et faire baisser le salaire de leurs compagnons. Baisse systématique des salaires aboutissant à la suppression d’un certain nombre d’ouvriers, voilà l’inévitable effet de la concurrence illimitée. Elle n’est donc qu’un procédé industriel au moyen duquel les prolétaires sont forcés de s’exterminer les uns les autres.

Au reste, pour que les esprits exacts ne nous accusent pas d’avoir chargé les couleurs du tableau, voici quelle est, formulée en chiffres, la condition de la classe ouvrière à Paris :


TRAVAIL DES FEMMES'
Noms des métiers Prix par jour Mortes saisons Observations
f. c.
Blanchisseuse. 2 25 4 mois
Bordeuse de soul. 75 3
Brodeuse t. genres. 1 50 6
Brunisseuse s. mé. 2 25 4
Brunisseuse s. por. 1 75 6
Cartonnière. 1 75 3
Coloriste. 1 25 4
Casquetière. 1 50 4
Chaussonnière. 60
Chandelière. 1 25 3
Coupeuse d. l’imp. 1
Couseuse de chap. de paille 2 50 6
Couturière en rob. 1 25 6
Couverturière. 1 25 4
Découpeuse pour voiles. 90 5
Doreuse sur bois. 1 25 5
Encarteuse. 1 25 5
Fleuriste. 1 50 4
Fraiseuse de bout. 1 25 4
Femme qui trav. chez les bat. d’or. 1 25 5
Gantière. 1 50 4
Giletière et culot. 75 0
Lingère pour les boutiques. 90 0
Modiste. 1 25 4
Polisseuse en arg. et émail. 2 25 6
Peloteuse d. coton. 90 3
Polisse p. compas. 1 75 4
Plumassière. 1 3
Piqueuse de bot. 1 50 4
Perceuse en or. 2 50 6
Rattacheuse coton. 1 3
Repasseuse. 2 25 4 1/2
Teinturière. 2 50
Vermicellière. 1 25 3


TRAVAIL DES HOMMES[1]
Noms des métiers Prix par jour Mortes saisons Observations
f. c.
Armuriers. 3 5 mois
Apprêteurs de chap. de paille. 4 7
Batteurs d’or. 3 50 3
Bouchers (garç.) 3 3
Boulangers. 4 4
Bourreliers. 2 25 3
Bijoutiers or. 4 6
Chapeliers. 3 5
Charpentiers. 4 4 L’état de charpentier est dangereux.
Charcutiers 1 4
Chaudronniers 3 50 4
Couvreurs. 5 4 Dangereux.
Cordonniers. 2 50 3
Charrons 3 5
Corroyeurs 4 4
Couteliers. 2 75 3
Ciseleurs. 4 4
Confiseurs. 4 6
Compositeurs. 3 50 3
Doreurs sur bois. 2 50 Journées 16h.
Doreurs sur métaux. 4 à 5 4 Danger. à cause du mercure.
Ébénistes. 2 50 3
Ferblantiers 3 75 3
Fondeurs en caractères 3 50 3
Fondeurs en cuivre. 4 3 Dangereux.
Fondeurs en fonte. 4 3 Pour chaq. ouv. 4 hom. de peine qui ont 2f. 50
Forgerons 4 50 3 Les limeurs ont 2f. 50
Fumistes. 4 6
Fabricants de parapluies 3 4
Fab. de lunettes - écaille 3 6
Fabricants de compas. 4 4
Gantiers. 4 Imprévu.
Imprimeurs. 4 3
Impr. en étoffes. 4 50 4
Layetiers. 3 50 4
Lithographes. 3 4
Lampistes. 3 4
Menuisiers batim. 3 4
Maréchale ferrant. 2 50 3
Marbriers 4 50 Manœuvres 2f. 50c.
Maçons 4 4 Garç. 2 40p
Opticiens 3 6
Orfèvres 5 6
Paveurs 4 4
Peintres bâtiment. 3 50 5
Peintres voitures. 2 75 5
Plombiers. 4 50 4
Porcelainiers. 3 50
3 50 6
Perruquiers 88 Mal nourris, mal couchés
Relieurs 3 3
Selliers 2 75 3
Serruriers bâtim. 3 50 4
Tonneliers. 3 3
Tourneurs bois. 3 50 4
Tailleurs pierre. 4 4
Tailleurs d’habits. 4 6
Tourneurs 4 3
Teinturiers dégr. 3 50 4
Teinturiers soie 4 Imprévu
Tapissiers 4 4
Tanneurs 5 50 4
Vernisseurs 4 50 4

Tous les hommes de peine ont les mêmes mortes saisons que les ouvriers.

Que de larmes représente chacun de ces chiffres ? que de cris d’angoisse ! que de malédictions violemment refoulées dans les abîmes du cœur ! Voilà pourtant la condition du peuple à Paris, la ville de la science, la ville des arts, la rayonnante capitale du monde civilisé. Ville, du reste, dont la physionomie ne reproduit que trop fidèlement tous les hideux contrastes d’une civilisation tant vantée : les promenades superbes et les rues fangeuses, les boutiques étincelantes et les ateliers sombres, les théâtres où l’on chante et les réduits obscurs où l’on pleure, des monuments pour les triomphateurs et des salles pour les noyés, l’Arc de l’Étoile et la Morgue !

C’est assurément une chose bien remarquable que la puissance d’attraction qu’exercent sur les campagnes ces grandes villes où l’opulence des uns insulte à tout moment à la misère des autres. Le fait existe pourtant, et il est trop vrai que l’industrie fait concurrence à l’agriculture. Un journal dévoué à l’ordre social actuel, reproduisait naguère ces tristes lignes tombées de la plume d’un prélat, l’évêque de Strasbourg : « Autrefois, me disait le maire d’une petite ville, avec 300 fr. je payais mes ouvriers ; maintenant 1,000 fr. me suffisent à peine ; si nous n’élevons très haut le prix de leurs journées, ils nous menacent de nous quitter pour travailler dans les fabriques. Et cependant, combien l’agriculture, la véritable richesse de l’État, ne doit-elle pas souffrir d’un part-il ordre de choses ? Et remarquons que, si le crédit industriel s’ébranle, si une de ces maisons de commerce vient à crouler, trois ou quatre mille ouvriers languissent tout-à-coup sans travail, sans pain, et demeurent à la charge du pays. Car ces malheureux ne savent point économiser pour l’avenir, chaque semaine voit disparaître le fruit de leur travail. Et dans les temps de révolutions, qui sont précisément ceux où les banqueroutes deviennent plus nombreuses, combien n’est pas funeste à la tranquillité publique cette population d’ouvriers affamés qui passent tout-à-coup de l’intempérance à l’indigence ! Ils n’ont pas même la ressource de vendre leurs bras aux cultivateurs ; n’étant plus accoutumés aux rudes travaux des champs, ces bras énervés n’auraient plus de puissance. »

Ce n’est donc pas assez que les grandes villes soient les foyers de l’extrême misère, il faut encore que la population des campagnes soit invinciblement attirée vers ces foyers qui doivent la dévorer. Et, comme pour aider à ce mouvement funeste, ne voilà t-il pas qu’on va créer des chemins de fer ? car les chemins de fer qui, dans une société sagement organisée, constituent un progrès immense, ne sont dans la nôtre qu’une calamité nouvelle. Ils tendent à rendre solitaires les lieux où les bras Manquent, et à entasser les hommes là où beaucoup demandent en vain qu’on leur fasse une petite place au soleil ; ils tendent à compliquer le désordre affreux qui s’est introduit dans le classement des travailleurs, dans la distribution des travaux, dans la répartition des produits.

Passons aux villes de second ordre.

Le docteur Guépin a écrit dans un petit almanach, indigne, je suppose, de tenir sa place dans la bibliothèque de nos hommes d’état, les lignes suivantes :


« Nantes étant un terme moyen entre les villes de grand commerce et de grande industrie, telles que Lyon, Paris, Marseille, Bordeaux, et les places de troisième ordre, les habitudes des ouvriers y étant meilleures peut-être que partout ailleurs, nous ne croyons pouvoir mieux choisir pour mettre en évidence les résultats auxquels nous devons arriver, et leur donner un caractère de certitude absolue.

À moins d’avoir étouffé tout sentiment de justice, il n’est personne qui n’ait dû être affligé en voyant l’énorme disproportion qui existe, chez les ouvriers pauvres, entre les joies et les peines ; vivre pour eux, c’est uniquement ne pas mourir. — Au delà du morceau de pain. dont il a besoin pour lui et pour sa famille, au delà de la bouteille de vin qui doit lui ôter un instant la conscience de ses douleurs, l’ouvrier ne voit plus rien et n’aspire à rien. — Si vous voulez savoir comment il se loge , entrez dans une de ces rues où il se trouve parqué par la misère, comme les juifs l’étaient au moyen-âge par les préjugés populaires dans les quartiers qui leur étaient assignés. — Entrez en baissant la tête dans un de ces cloaques ouverts sur la rue et situés au dessous de son niveau : l’air y est froid et humide comme dans une cave ; les pieds glissent sur le sol malpropre, et l’on craint de tomber dans la fange. De chaque côté de l’allée qui est en pente et par suite au dessous du sol, il y a une chambre sombre, grande, glacée, dont les murs suintent une eau sale, et qui ne reçoit l’aie que par une méchante fenêtre trop petite pour donner passage à la lumière, et trop mauvaise pour bien clore ; poussez la porte et entrez plus avant, si l’air fétide ne vous fait pas reculer ; mais prenez garde, car le sol inégal n’est ni pavé, ni carrelé ; ou au moins les carreaux sont recouverts d’une si grande épaisseur de crasse, qu’il est impossible de les voir. Ici deux ou trois lits racommodés avec de la ficelle qui n’a pas bien résisté : ils sont vermoulus et penchés sur leurs supports ; une paillasse, une couverture formée de lambeaux frangés, rarement lavée parce qu’elle est seule quelquefois, des draps et un oreiller : voilà le dedans du lit. Quant aux armoires, on n’en a pas besoin dans ces maisons. Souvent un rouet et un métier de tisserand complètent l’ameublement. Aux autres étages, les chambres plus sèches, un peu plus éclairées, sont également sales et misérables — C’est là, souvent sans feu, l’hiver, à la clarté d’une chandelle de résine, le soir, que des hommes travaillent quatorze heures par jour pour un salaire de quinze à vingt sous.

Les enfants de cette classe, jusqu’au moment où il a peuvent, moyennant un travail pénible et abrutissant, augmenter de quelques liards la richesse de leurs familles, passent leur vie dans la boue des ruisseaux — pâles, bouffis, étiolés, les yeux rouges et chassieux, rongés par des ophtalmies scrofuleuses, ils font peine à voir ; on les dirait d’une autre nature que les enfants des riches. Entre les hommes des faubourgs et ceux des quartiers riches, la différence n’est pas si grande ; mais il s’est fait une terrible épuration : les fruits les plus vivaces se sont développés, mais beaucoup sont tombés de l’arbre. Après 20 ans, l’on est vigoureux ou l’on est mort. Quoi que nous puissions ajouter sur ce sujet, le détail des dépenses de cette fraction de la société parlera plus haut.

Loyer pour une famille 25 fr.
Blanchissage 12
Combustible 35
Réparation des meubles 3
Déménagement (au moins une fois chaque année) 2
Chaussure 12
Habits 0
Ils se vêtissent de vieux habits qu’on leur donne.
Médecin gratuit
Pharmacien gratuit

« Il faut que 196 fr., complètant les 300 fr. gagnés annuellement par une famille, suffisent à la nourriture de 4 ou 5 personnes, qui doivent consommer, au minimum, en se privant beaucoup, pour 150 fr. de pain. Ainsi il leur reste 46 fr. pour acheter le sel, le beurre, les choux et les pommes de terre : nous ne parlons pas de la viande dont ils ne font pas usage ; si l’on songe maintenant que le cabaret absorbe encore une certaine somme, on comprendra que malgré les quelques livres de pain fournies de temps en temps par la charité, l’existence de ces familles est affreuse. »

Nous venons de montrer par des chiffres à quel excès de misère l’application du lâche et brutal principe de la concurrence a poussé le peuple. Mais tout n’est pas dit encore : la misère engendre d’effroyables conséquences : allons jusqu’au cœur de ce triste sujet.

Malesuada famés, disaient les anciens, la faim mauvaise conseillère. C’est un mot terrible et profond que celui-là ! Mais si le crime naît de la misère, d’où naît la misère ? On vient de le voir. La concurrence est donc aussi fatale à la sécurité du riche qu’à l’existence du pauvre. Tyrannie infatigable pour celui-ci, elle est pour celui-là une perpétuelle menace. Savez-vous d’où sortent la plupart des malheureux que la prison réclame ? De quelque grand centre d’industrie. Les départements manufacturiers fournissent aux cours d’assises un nombre d’accusés double de celui que présentent les départements agricoles. La statistique sur ce point donne des arguments sans réplique. Or, que penser de l’organisation actuelle du travail, des conditions qui lui sont faites, des lois qui le régissent, si le bagne se recrute dans l’atelier ? Qu’on pèse, au nom du ciel ! ces effroyables paroles de M. Moreau Christophe. « Au point où nous en sommes, le vol du pauvre sur le riche n’est plus qu’une réparation, c’est-à-dire le déplacement juste et réciproque d’une pièce de monnaie ou d’un morceau de pain, qui retourne des mains du voleur dans les mains du volé. Tu es maître de mon argent, moi de ta vie, dit Jean Sbogar. Cela n’appartient ni à toi ni à mot : rends et je laisse. » Imaginez après cela quelque beau système pénitentiaire, ô philanthropes ! Quand vous aurez fait de la peine un moyen d’éducation pour le criminel, la misère, qui l’attend au sortir de vos prisons, l’y repoussera sans pitié. On a calculé que, dans le pénitencier de New-York, les récidives étaient de un sur deux libérés. Médecins clairvoyants, laissez, croyez-moi, ce pestiféré dans son hôpital : en le rendant à la liberté, vous le restituez à la peste. Et puis, le moyen de guérir le criminel en prison ? Le contact du scélérat incorrigible est mortel pour celui qui serait susceptible de guérison, le vice ayant son point d’honneur comme la vertu. Aura-t-on recours à l’isolement ? Que d’expériences malheureuses. Sur onze individus condamnés à l’emprisonnement solitaire dans la prison d’état du Maine, cinq tombent malades, deux se suicident, les autres deviennent hébétés : voilà la moralité de l’isolement ; qu’on interroge la statistique. Mais à quoi bon nier l’efficacité d’un remède si ardemment étudié ! Tenons-la un instant pour incontestable. Le régime de vos prisons vaudra donc mieux que celui de vos ateliers ! Il y aura donc prime pour le vol ! La société disant au pauvre : « Attaque-moi, si tu veux que je te témoigne quelque sollicitude. » Cela paraît bouffon, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est pourtant l’inévitable conséquence d’un régime industriel où toute fabrique devient école de corruption.

Autre conséquence funeste. De l’individualisme, ai-je dit, sort la concurrence ; de la concurrence, la mobilité des salaires, leur insuffisance… Arrivés à ce point, ce que nous trouvons, c’est la dissolution de la famille. Tout mariage est un accroissement de charges : Pourquoi la pauvreté s’accouplerait-elle avec la pauvreté ? Voilà donc la famille faisant place au concubinage. Des enfants naissent au pauvre : comment les nourrir ? De là tant de malheureuses créatures trouvées mortes au coin des bornes, sur les marches de quelques églises solitaires, et jusque sous le péristyle du palais où se font les lois. Et pour que nul doute ne nous reste sur la cause des infanticides, la statistique vient encore ici nous apprendre que le chiffre d’infanticides fourni par nos 14 départements les plus industriels est à celui fourni par la France entière dans le rapport de 41 à 121[2]. Toujours les plus grands maux là où l’industrie a choisi son théâtre. Il a bien fallu que l’État en vînt à dire à toute mère indigente : « Je me charge de vos enfants. J’ouvre des hospices. « C’était trop peu. Il fallait aller plus loin et faire disparaître les obstacles qui auraient pu frapper le système d’impuissance. Les tours sont établis ; le bénéfice du mystère est accordé à la maternité qui s’abdique ; mais qui donc arrêtera les progrès du concubinage, maintenant que les séductions du plaisir sont dégagées de la crainte des charges qu’il impose ? C’est ce qu’ont crié aussitôt les moralistes. Puis sont venus les calculateurs sans entrailles, et leur plainte a été plus vive encore. « Supprimez les tours, supprimez les tours, ou bien attendez-vous à voir le chiffre des enfants trouvés grossir de telle sorte que tous nos budgets réunis n’y suffiront pas. » De fait, la progression en France a été remarquable depuis l’établissement des tours. Au 1er janvier 1784, le nombre des enfants trouvés était de 40,000 ; il était de 402, 103 en 1820 ; de 122,981 en 1831 : il est à peu près aujourd’hui de 130,000[3]. Le rapport des enfants trouvés à la population a presque triplé dans l’espace de quarante ans. Quelle borne poser à cette grande invasion de la misère ? Et comment échapperez-vous, Messieurs, au fardeau toujours croissant des centimes additionnels ? Je sais bien que les chances de mortalité sont grandes dans les ateliers de la charité moderne ; je sais bien que, parmi ces enfants dévoués à la publique bienfaisance, il en est beaucoup que tue, au sortir du taudis natal, l’air vif de la rue ou l’épaisse atmosphère de l’hospice ; je sais qu’il en est d’autres qu’une nourriture avare consume lentement, car sur les 9,727 nourrices des enfants trouvés de Paris, 6,264 seulement ont une vache ou une chèvre ; je sais enfin qu’il en est qui, réunis chez la même nourrice, meurent du lait que leurs compagnons, nés de la débauche, ont empoisonné[4]. Eh bien ! cette mortalité même ne constitue pas hélas ! une économie suffisante. Et, puisqu’il s’agit de centimes additionnels et de chiffres, les dépenses, de 1815 à 1831, se sont élevées : dans la Charente, de 45,232 fr. à 92,454 ; — dans les Landes, de 38,881 à 74,553 ; — dans le Lot-et-Garonne, de 66,579 à 116,986 fr. ; — Dans la Loire, de 50,079 à 83,492 fr. — Ainsi du reste de la France. En 1825, les conseils généraux votent pour 5,915,744 fr. d’allocations, et, à la fin de l’année, le déficit constaté est de 230,418 fr. Pour comble de malheur, le régime hygiénique des hospices s’améliore de jour en jour ! Les progrès de l’hygiène devenant une calamité ! Quel état social, grand Dieu ! Que faire donc, encore une fois ? On a imaginé de réduire toute mère qui irait déposer son enfant à l’hospice, à l’humiliante obligation de prendre un commissaire de police pour confesseur. Belle invention, vraiment ! Que peut donc gagner la société à ce que les femmes s’accoutument à ne plus rougir ? Quand toute imprudence de jeunesse aura obtenu son visa, ou que tout acte de libertinage aura pris son passavant : qu’arrivera-t-il ? Que le frein établi par la nécessité de cette confession douloureuse sera bientôt brisé par l’habitude ; que les femmes feront ainsi leur éducation d’effronterie, et qu’après avoir consacré l’oubli de la chasteté, l’autorité publique aura scellé de son sceau la violation de toutes les lois de la pudeur ! Mieux vaudrait presque supprimer les tours ; c’est ce que beaucoup osent demander. Vœu impie ! Ah ! vous trouvez que le chiffre des centimes additionnels grossit, Messieurs ? c’est possible ; mais nous ne voulons pas, nous, que le nombre des infanticides augmente. Ah ! la charge qui pèse sur vos budgets vous épouvante ? Mais nous disons, nous, que puisque les filles du peuple ne trouvent pas dans leur salaire de quoi vivre, il est juste que ce que vous gagnez d’un côté vous le perdiez fatalement de l’autre. Mais la Famille s’en va de la sorte ? Eh, sans doute ; avisez-donc à ce que le travail soit réorganisé. Car, je le répète : avec la concurrence, l’extrême misère ; avec l’extrême misère, la dissolution de la famille. Chose singulière ! les partisans de ce régime tremblent devant l’ombre d’une innovation, et ils ne s’aperçoivent pas que le maintien de ce régime les pousse par une pente naturelle et irrésistible à la plus audacieuse des innovations modernes, au saint-simonisme !

Un des résultats les plus hideux du régime industriel que nous combattons est l’entassement des enfants dans lus fabriques. « En France, lisons-nous dans une pétition adressée aux chambres par des philanthropes de Mulhouse, on admet dans les filatures de coton et dans les autres établissements industriels des enfants de tout âge ; nous y avons vu des enfants de cinq et de six ans. Le nombre d’heures de travail est le même pour tous, grands et petits ; on ne travaille jamais moins de treize heures et demie par jour dans les filatures, sauf les cas de crise commerciale. Traversez une ville d’industrie à cinq heures du matin et regardez la population qui se presse à l’entrée des filatures ! vous verrez de malheureux enfants, pâles, chétifs, rabougris, à l’œil terne, aux joues livides, ayant peine à respirer, marchant le dos voûté comme des vieillards. Écoutez les entretiens de ces enfans, leur voix est rauque, sourde et comme voilée par les miasmes impurs qu’il respirent dans les établissements cotonniers ? » Plût à Dieu que cette description fût exagérée ! mais les faits qu’elle signale s’appuient sur des observations consignées dans des pièces officielles et recueillies par des hommes graves. Les preuves, d’ailleurs, ne sont que trop convaincantes. 31. Charles Dupin disait dernièrement à la chambre des pairs que, sur 10,000 jeunes gens appelés à supporter les fatigues de la guerre, les dix départements les plus manufacturiers de France en présentaient 8,980 infirmes ou difformes, tandis que les départements agricoles n’en présentaient que 4,029. En 1837, pour avoir 100 hommes valides ; il fallut en repousser 170 à Rouen, 157 à Nîmes, 168 à Elbœuf, 100 à Mulhouse[5]. Et ce sont bien là les effets naturels de la concurrence ! En appauvrissant outre mesure l’ouvrier, elle le force à chercher dans la paternité un supplément de salaire. Aussi, partout où la concurrence a régné, elle a rendu nécessaire l’emploi des enfants dans les manufactures. En Angleterre, par exemple, les ateliers se composent en grande partie d’enfants : Le Monthly Review cité par M. D’Haussez porte à 1,078 le nombre des travailleurs qui dans les manufactures de Dundee n’ont pas atteint leur 18e année ; la majorité est au dessous de 34 ans, une grande partie au dessous de 12, quelques uns au dessous de 9 ; il y en a enfin qui n’ont que 6 ou 7 ans. Or, on peut juger d’après l’Ausland, cité par M. Edelestand Duméril, des effets de cet affreux système d’impôt établi sur l’enfance : parmi 700 enfants des deux sexes, pris au hasard à Manchester, on a trouvé :

Sur les 350 qui n’étaient pas employés dans les fabriques, 21 malades, 88 d’une santé faible, 241 parfaitement bien portants.

Sur les 350 qui y étaient employés, 75 malades, 154 d’une santé faible, 143 seulement d’une bonne santé.

C’est donc un régime homicide que celui qui force les pères à exploiter leurs propres enfants. Et au point de vue moral, qu’imaginer de plus désastreux que cet accouplement des sexes dans les fabriques ? C’est l’inoculation du vice à l’enfance. Comment lire sans horreur ce que dit le docteur Cumins de ces malades de 11 ans qu’il a traités dans un hôpital de maladies syphilitiques ? et quelle conclusion tirer de ce fait, qu’en Angleterre l’âge moyen dans les maisons de refuge est dix-huit ans ? Nous pourrions multiplier ces désolantes preuves : à Paris, sur douze mille six cent sept femmes inscrites au registre de la prostitution, les villes en fournissent huit mille six cent quarante-une ; et toutes appartiennent à la classe des artisans. M. Lorain, professeur au collège Louis-le-Grand, a composé un rapport tristement curieux, sur l’état de toutes les écoles primaires du royaume. Après avoir longuement énuméré les odieuses victoires de l’industrie sur l’éducation et leur influence sur la moralité des enfants, il ajoute que la France commence à être infectée des mêmes usages qui ont pris racine en Angleterre, où il a été constaté par un tableau du Journal of Education, qu’en quatre jours quatorze cent quatorze enfants avaient fréquenté quatorze boutiques de rogommistes. Et comment, sans une réorganisation du travail, arrêter ce dépérissement rapide du peuple ? Par des lois qui règlent l’emploi des enfants dans les manufactures ? C’est ce qui vient d’être tenté. Oui, telle est en France la philanthropie du législateur, que la chambre des Pairs vient de fixer à huit ans l’âge où l’enfant pourrait être dépersonnalisé par le service d’une machine. Suivant cette loi d’amour et de charité. L’enfant de 8 ans ne serait plus astreint par jour qu’à un travail de 8 heures, et celui de 12 ans à un travail de 12 heures. Ceci n’est qu’un plagiat du factory’s bill. Et quel plagiat ! mais, après tout, il faudra l’appliquer, cette loi : est-elle applicable ? Que répondra le législateur au malheureux père de famille qui lui dira : « J’ai des enfants de huit, de neuf ans : si vous abrégez leur travail, vous diminuez leur salaire. J’ai des enfants de six, de sept ans ; le pain me manqua pour les nourrir : si vous me défendes de les employer, vous voulez donc que je les laisse mourir de faim » ? Les pères ne voudront pas, s’est-on écrié. Les forcer à vouloir, est-ce possible ? et sur quel droit, sur quel principe de justice s’appuierait cette violence faite à la pauvreté ? On ne peut, sous ce régime-ci, respecter l’humanité dans l’enfant sans l’outrager audacieusement dans le père ! Le Courrier français avouait dernièrement que c’était là une difficulté grave ; je le crois bien. Ainsi, sans une réforme sociale, il n’y a pas ici de remède possible. Ainsi, le travail, sous l’empire du principe de concurrence, prépare à l’avenir une génération décrépite, estropiée, gangrenée, pourrie. Ô riches, qui donc ira mourir pour vous sur la frontière ? Il vous faut des soldats, pourtant.

Mais à cet anéantissement des facultés physiques et morales des fils du pauvre vient s’ajouter l’anéantissement de leurs facultés intellectuelles. Grâce aux termes impératifs de la loi, il y a bien un instituteur primaire dans chaque localité, mais les fonds nécessaires pour son entretien ont été partout votés avec une lésinerie honteuse. Ce n’est pas tout ; nous avons parcouru il n’y a pas longtemps les deux provinces les plus civilisées de France, et toutes les fois qu’il nous est arrivé de demander à un ouvrier pourquoi il n’envoyait pas ses enfants à l’école, il nous a répondu qu’il les envoyait à la fabrique. Ainsi nous avons pu vérifier par une expérience personnelle ce qui résulte de tous les témoignages, et ce que nous avions lu dans le rapport officiel d’un membre de l’Université, M. Lorain, dont voici les propres expressions : « Qu’une fabrique, une filature, un arsenal, une usine, vienne à s’ouvrir : vous pouvez fermer l’école. » Qu’est-ce donc qu’un ordre social où l’industrie est prise eu flagrant délit de lutte contre l’éducation ? Et quelle peut-être l’importance de l’école dans un tel ordre social ? Visitez les communes : ici ce sont des forçats libérés, des vagabonds, des aventuriers qui s’érigent en instituteurs ; là, ce sont des instituteurs affamés qui quittent la chaire pour la charrue, et n’enseignent que lorsqu’ils n’ont rien de mieux à faire ; presque partout les enfants sont entassés dans des salles humides, malsaines, et même dans des écuries, où ils profitent pendant l’hiver de la chaleur que leur communique le bétail. Il est des communes où le maître d’école fait sa classe dans une salle qui lui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Quand les fils du pauvre reçoivent une éducation, telle est celle qu’ils reçoivent : ce sont les plus favorisés ceux-là. Et ces détails, encore une fois, ce sont des rapports officiels qui les donnent. À quoi songent donc les publicistes qui prétendent qu’il faut instruire le peuple, que sans cela rien n’est possible en fait d’améliorations, que c’est par là qu’il faut commencer ? La réponse est bien simple : Quand le pauvre, est appelé à se décider entre l’école et la fabrique, son choix ne saurait être un instant douteux. La fabrique a, pour obtenir la préférence, un moyen décisif : dans l’école on instruit l’enfant, mais dans la fabrique on le paie. Donc, sous le régime de la concurrence, après avoir pris les fils du pauvre à quelques pas de leur berceau, on étouffe leur intelligence en même temps qu’on déprave leur cœur, en même temps qu’on détruit leur corps. Triple impiété ! Triple homicide !

Encore un peu de patience, lecteur ! je touche au terme de cette démonstration lamentable. S’il est un fait incontestable, c’est que l’accroissement de la population est beaucoup plus rapide dans la classe pauvre que dans la classe riche. D’après la statistique de la civilisation européenne, les naissances, à Paris, ne sont que de 1/32e de la population dans les quartiers les plus aisés ; dans les autres, elles s’élèvent à 1/26e. Cette disproportion est un fait général, et M. de Sismondi, dans son ouvrage sur l’économie politique, l’a très bien expliqué en l’attribuant à l’impossibilité où les journaliers se trouvent d’espérer et de prévoir. Celui-là seul peut mesurer le nombre de ses enfants à la quotité de son revenu, qui se sent maître du lendemain ; mais quiconque vit au jour le jour subit le joug d’une fatalité mystérieuse à laquelle il dévoue sa race, parce qu’il y a été dévoué lui-même. Les hospices sont là d’ailleurs, menaçant la société d’une véritable inondation de mendiants. Quel moyen d’échapper à un tel fléau ? Encore si les pestes étaient plus fréquentes ! ou si la paix durait moins longtemps ! car, dans l’ordre social actuel, la destruction dispense des autres remèdes ! Mais les guerres tendent à devenir de plus en plus rares ; le choléra se fait désirer. Que devenir ? Et, après un temps donné, que ferons-nous de nos pauvres ? Il est clair cependant que toute société où la quantité des subsistances croît moins vite que le nombre des hommes, est une société penchée sur l’abîme. Or, cette situation est celle de la France. M. Rubichon, dans son livre intitulé : Mécanisme social, a prouvé jusqu’à l’évidence cette effrayante vérité. Il est vrai que la pauvreté lue. D’après le docteur Villermé, sur vingt mille individus nés à la même époque, dix mille dans les départements riches, dix mille dans les départements pauvres, la mort, avant quarante ans, frappe cinquante-quatre individus sur cent dans les premiers, soixante-deux sur cent dans les seconds. À quatre-vingt-dix ans, le nombre de ceux qui vivent encore est, sur dix mille, de quatre-vingt-deux dans les départements riches, et dans les départements pauvres de cinquante-trois seulement. Vain remède que ce remède affreux de la mortalité ! Toute proportion gardée, la misère l’ait naître beaucoup plus de malheureux qu’elle n’en moissonne. Encore une fois, quel parti prendre ? Les Spartiates tuaient leurs esclaves. Galère fit noyer les mendiants. En France, diverses ordonnances rendues dans le cours du XVIe siècle ont porté contre eux la peine de la potence[6]. Entre ces divers genres de châtiments équitables, on peut choisir. Pourquoi n’adopterions-nous pas les doctrines de Malthus ? Mais non. Malthus a manqué de logique : il n’a pas poussé jusqu’au bout son système. Êtes-vous d’avis que nous nous en tenions aux théories du Livre du meurtre, publié en Angleterre au mois de février 1839, ou bien à cet écrit de Marcus, dont notre ami M. Godefroi Cavaignac a rendu compte, et où l’on propose d’asphyxier tous les enfants des classes ouvrières, passé le troisième, sauf à récompenser les mères de cet acte de patriotisme ? Vous riez ? mais le livre a été écrit sérieusement par un publiciste-philosophe ; il a été commenté, discuté par les plus graves écrivains de l’Angleterre, il a été enfin repoussé avec indignation comme une chose atroce et pas du tout risible. Le fait est qu’elle n’avait pas le droit de rire de ces sanguinaires folies, cette Angleterre qui s’est vu acculée par le principe de concurrence à la taxe des pauvres, autre colossale extravagance. Nous livrons à la méditation de nos lecteurs les chiffres suivants, extraits de l’ouvrage de E. Bulwer : England and the English :

Le journalier indépendant ne peut se procurer avec son salaire que 122 onces de nourriture par semaine, dont 13 onces de viande.

Le pauvre Valide, à la charge de la paroisse, reçoit 151 onces de nourriture par semaine, dont 21 onces de viande.

Le criminel reçoit 239 onces de nourriture par semaine, dont 38 onces de viande.

Ce qui veut dire qu’en Angleterre, la condition matérielle du criminel est meilleure que celle du pauvre nourri par la paroisse, et celle du pauvre nourri par la paroisse meilleure que celle de l’honnête homme qui travaille. Cela est monstrueux, n’est-ce pas ? Eh bien, cela est nécessaire. L’Angleterre a des travailleurs, mais moins de travailleurs que d’habitants. Or, comme entre nourrir les pauvres et les tuer il n’y a pas de milieu, les législateurs anglais ont pris le premier de ces deux partis ; ils n’ont pas eu autant de courage que l’empereur Galère : voilà tout. Reste à savoir si les législateurs français envisagent de sang-froid ces horribles conséquences du régime industriel qu’ils ont emprunté à l’Angleterre ! J’insiste. La concurrence produit la misère : c’est un fait prouvé par des chiffres. La misère est horriblement prolifique : c’est un fait prouvé par des chiffres. La fécondité du pauvre jette dans la société des malheureux qui ont besoin de travailler, et ne trouvent pas de travail : c’est un fait prouvé par des chiffres. Arrivée là, une société n’a plus qu’à choisir entre tuer les pauvres ou les nourrir gratuitement, atrocité ou folie.


III. LA CONCURRENCE EST UNE CAUSE DE RUINE POUR LA BOURGEOISIE.


Je pourrais m’arrêter ici. Une société semblable à celle que je viens de décrire est en gestation de guerre civile. C’est bien en vain que la bourgeoisie se féliciterait de ne point porter l’anarchie dans son sein, si l’anarchie est sous ses pieds. Mais la domination bourgeoise, même abstraction faite de ce qui devrait lui servir de base, ne renferme-t-elle pas en elle-même tous les éléments d’une prochaine et inévitable dissolution ?

Le bon marché, voilà le grand mot dans lequel se résument, selon les économistes de l’école des Smith et des Say, tous les bienfaits de la concurrence illimitée. Mais pourquoi s’obstiner à n’envisager les résultats du bon marché que relativement au bénéfice momentané que le consommateur en retire ? Le bon marché ne profite à ceux qui consomment qu’en jetant parmi ceux qui produisent les germes de la plus ruineuse anarchie. Le bon marché, c’est la massue avec laquelle les riches producteurs écrasent les producteurs peu aisés. Le bon marché, c’est le guet-a-pens dans lequel les spéculateurs hardis font tomber les hommes laborieux. Le bon marché, c’est l’arrêt de mort du fabricant qui ne peut faire les avances d’une machine coûteuse que ses rivaux, plus riches, sont en état de se procurer. Le bon marché, c’est l’exécuteur des hautes œuvres du monopole ; c’est la pompe aspirante de la moyenne industrie, du moyen commerce, de la moyenne propriété ; c’est, en un mot, l’anéantissement de la bourgeoisie au profit d’oligarques industriels. Serait-ce que le bon marché doive être maudit, considéré en lui-même ? Nul n’oserait soutenir une telle absurdité. Mais c’est le propre des mauvais principes de changer le bien en mal et de corrompre toutes choses. Dans le système de la concurrence, le bon marché n’est qu’un bienfait provisoire et hypocrite. Il se maintient tant qu’il y a lutte : aussitôt que le plus riche amis hors de combat tous ses rivaux, les prix remontent. Qui ne connaît l’histoire des Messageries ? La concurrence conduit au monopole : par la même raison, le bon marché conduit à l’exagération des prix ; ainsi, ce qui a été une arme de guerre parmi les producteurs, devient tôt ou tard pour les consommateurs eux-mêmes, une cause de pauvreté. Que si à cette cause on ajoute toutes celles que nous avons déjà énumérées et, en première ligne, l’accroissement désordonné de la population, il faudra bien reconnaître comme un fait incontestable, comme un fait né directement de la concurrence, l’appauvrissement de la masse des consommateurs.

Mais, d’un autre côté, cette concurrence, qui tend à tarir les sources de la consommation, pousse la production à une activité dévorante. La confusion produite par l’antagonisme universel dérobe à chaque producteur la connaissance du marché. Il faut qu’il compte sur le hasard pour l’écoulement de ses produits, qu’il enfante dans les ténèbres. Pourquoi se modérerait-il, surtout lorsqu’il lui est permis de rejeter ses pertes sur le salaire si éminemment élastique de l’ouvrier ? Il n’est pas jusqu’à ceux qui produisent à perte, qui ne continuent à produire, parce qu’ils ne veulent pas perdre la valeur de leurs machines, de leurs outils, de leurs matières premières, de leurs constructions, de ce qui leur reste encore de clientelle, et parce que l’industrie, sous l’empire du principe de concurrence, n’étant plus qu’un jeu de hasard, le joueur ne veut pas renoncer au bénéfice possible de quelque heureux coup de dé.

Donc, et nous ne saurions trop insister sur ce résultat que nous avons déjà signalé souvent, la concurrence force la production à s’accroître et la consommation à décroître, donc elle va précisément contre le but de la science économique : donc elle est tout à la fois oppression et folie.

Quand la bourgeoisie s’armait contre les vieilles puissances qui ont fini par crouler sous sa main, elle les déclarait frappées de stupeur et de vertige. Eh bien, elle en est là aujourd’hui ; car elle ne s’aperçoit pas que tout son sang coule, et la voilà qui de ses propres mains est occupée à se déchirer les entrailles.

Où irions-nous donc par cette pente, si nous n’avions le courage de la remonter ? Nous irions à la constitution d’une petite aristocratie de marchands. Et cette aristocratie elle-même, insolente coterie de richards superposée à une nation de pauvres, comment se pourrait-elle maintenir ? En supposant qu’elle contînt audessous d’elle l’immense bouillonnement de tant d’existences réduites au désespoir, où chercherait-elle, où trouverait-elle son aliment ? S’emparerait-elle du monde pour le rendre tributaire de sa tyrannie industrielle ? Remplacerait-elle sur les mers celle longue et odieuse domination du pavillon de Saint-Georges ? Recommencerait-elle l’Angleterre ? Mais, d’abord, il faudrait courir étouffer les Anglais dans leur île, sauf à faire revivre, pour le malheur des peuples, la tradition de leurs brigandages. Tout cela fût-il possible, tout cela viendrait fatalement aboutir à la taxe des pauvres et au chartisme. Pour en venir à de telles extrémités, ce ne serait pas la peine vraiment de mettre l’univers au pillage.

Que prétendent et qu’espèrent les publicistes du régime actuel, lorsqu’à demi convaincus de l’imminence du péril, ils s’écrient, comme faisaient dernièrement le Constitutionnel et le Courrier Français :

« Le seul remède est d’aller jusqu’au bout dans ce système ; de détruire tout ce qui s’oppose à son entier développement, de compléter enfin la liberté absolue de l’industrie par la liberté absolue du commerce. » Quoi ! c’est là un remède ? Quoi ! le seul moyen d’empêcher les malheurs de la guerre, c’est d’agrandir le champ de bataille ? Quoi ! ce n’est pas assez des industries qui s’entre-dévorent au dedans, il faut à cette anarchie ajouter les incalculables complications d’une subversion nouvelle ? On veut nous conduire au chaos.

Nous ne saurions comprendre non plus ceux qui ont imaginé je ne sais quel mystérieux accouplement des deux principes opposés. Greffer l’association sur la concurrence est une pauvre idée. C’est remplacer les eunuques par des hermaphrodites. L’association ne constitue un progrès qu’à la condition d’être universelle. Nous avons vu, dans ces dernières années, s’établir une foule de sociétés en commandite. Qui ne sait les scandales de leur histoire ? Que ce soit un individu qui lutte contre un individu, ou une association contre une association, c’est toujours la guerre, et le règne de la violence qui ruse, et la tyrannie avec du fard. Qu’est-ce, d’ailleurs, que l’association des capitalistes entre eux ? Voici des travailleurs non capitalistes : qu’en faites-vous ? Vous les repoussez comme associés : est-ce que vous les voulez pour ennemis ?

Dira-t-on que l’extrême concentration des propriétés mobilières est combattue, tempérée par le principe du morcellement des héritages, et que la puissance bourgeoise, si elle se décompose par l’industrie, se recompose par l’agriculture ? Erreur ! Erreur ! L’excessive division des propriétés territoriales doit nous ramener, si on n’y prend garde, à la reconstitution de la grande propriété. On chercherait vainement à le nier : Le morcellement du sol, c’est la petite culture, c’est-à-dire la bêche substituée à la charrue, c’est-à-dire la routine substituée la science. Le morcellement du sol éloigne de l’agriculture et l’application des machines et celle du capital. Sans machines, pas de progrès ; sans capital, pas de bestiaux. Et dès lors, comment les petites exploitations pourraient-elles soutenir la concurrence des grandes et n’être pas absorbées ? Ce résultat ne s’est pas produit encore, parce que la dissection du sol n’a pas encore atteint ses dernières limites. Mais patience ! En attendant, que voyons-nous ? Tout petit propriétaire est journalier. Maître chez lui pendant deux jours de la semaine, il est serf du voisin le reste du temps. Il s’approche même d’autant plus du servage qu’il ajoute à sa propriété. Voici, en effet, comment les choses se passent : tel cultivateur qui ne possède en propre que quelques méchants arpents de terrain qui lui rapportent, cultivés par lui-même, 4 p. 0/0 tout au plus, ne craint pas, quand l’occasion s’en présente, d’arrondir sa propriété. Il le fait en empruntant à 10,15, 20 p. 0/0. Car si le crédit manque dans les campagnes, l’usure, en revanche, n’y manque pas. On devine les suites ! 13 milliards, voilà de quelle dette la propriété foncière est chargée en France. Ce qui signifie qu’à côté de quelques financiers, qui se rendent maîtres de l’industrie, s’élèvent quelques usuriers, qui se rendent maîtres du sol. De sorte que la bourgeoisie marche à sa dissolution, et dans les villes et dans les campagnes. Tout la menace, tout la mine, tout la ruine.

Je n’ai rien dit, pour éviter les lieux-communs et les vérités devenues déclamatoires à force d’être vraies, de l’effroyable pourriture morale que l’industrie, organisée ou plutôt désorganisée comme elle l’est aujourd’hui, a déposé au sein de la bourgeoisie. Tout est devenu vénal, et comme la concurrence avait envahi jusqu’au domaine de la pensée, il a fallu imaginer,en manière de remède, de véritables douanes littéraires. Écoutez ce que dit à ce sujet, dans son vigoureux et philosophique roman de Léo, M. Henri de Latouche : « Les mœurs littéraires sont tournées à l’argent ; c’est l’idée fixe de notre époque, c’est le chien contagieux dont est mordu ce siècle épicier… Croiriez-vous qu’il s’est formé une congrégation d’assureurs contre la propagation des idées ? Nos hommes de style, comme les principicules d’outre Rhin, se confédèrent, non au profit des idées à répandre, mais des bénéfices à concentrer. Ils se sont garanti l’intégralité de leur territoire et l’inviolabilité de leurs frontières, qui sont très prochaines. On établit en faveur des phrases un système de prohibition. On se proclame ruiné, si on vous emprunte un demi article. C’est la sainte-alliance des paragraphes ; ce que craignent surtout certains eunuques,c’est d’être reproduits !… La philosophie n’a plus droit de passage et de libre pratique. La pensée, comme le soleil, ne luira plus pour tout le monde ; enfin, si l’étudiant des universités prussiennes sympathise quelquefois en secret avec nous, ce n’est pas la faute des douaniers plumitifs et de leurs cordons sanitaires. On se demande comment ces messieurs se résignent à promener leurs personnes gratis sur nos boulevarts, sans avoir tarifé les regards du passant…»

Il y a pourtant dans cette association littéraire, si rudement, si spirituellement attaquée par M. de Latouche, des hommes honorables, des hommes de cœur. Mais combien dont l’âme est pure, et qui se trompent avec le grand nombre ! Observons en passant qu’il est très ridicule d’aller répétant sans cesse, comme font certaines gens, qu’il faudrait commencer par la réforme des mœurs, que nous ne sommes pas assez vertueux pour vivre dans un ordre social meilleur, et autres banalités de ce genre. Mais cet égoïsme que chacun dénonce, c’est le milieu même où nous vivons qui l’a créé, qui l’alimente. Les rapports noués aujourd’hui entre les hommes se réduisent forcément à ceci : S’enrichir avec les dépouilles du voisin. Comment ne s’aperçoit-on pas que la concurrence dans l’ordre matériel, a pour corrélatif nécessaire dans l’ordre moral, l’envie et l’égoïsme ?

La fatigue nous prend, et la plume nous tombe des mains. C’est assez d’avoir sondé tant de plaies, dénoncé tant de turpitudes, prédit tant de tempêtes.

Cependant, pour arriver à une révolution sociale, il faut de toute nécessité prendre son point d’appui dans les données que la société présente. En d’autres termes, ce qu’il importe de trouver, c’est moins une formule mathématique qu’une solution pratique.

Robert Owen n’a pas été un réformateur pratique, lorsqu’il a prêche la vie en commun et voulu fonder la répartition des fruits du travail sur les besoins, dans une société où cette répartition n’est pas même fondée sur les services.

Les Saint-Simoniens n’ont pas été des réformateurs pratiques, lorsqu’ils ont demandé l’abolition de la famille et la destruction immédiate du principe d’hérédité.

Charles Fourier n’a pas été un réformateur pratique, lorsqu’il a mis la distribution de tous les travaux, industriels ou agricoles, à la merci du caprice individuel, et qu’il a fait entrer dans son organisation sociale tout, excepté l’idée de pouvoir.

Mais que d’idées puissantes remuées dans tous ces travaux, dans ceux de Fourier surtout ! Un écrivain laborieux et intelligent, plein de verve et de cœur, M. Louis Reybaud, vient de publier un fidèle et lumineux exposé des théories émises par ces trois audacieux réformateurs : Charles Fourier, Saint-Simon, Robert Owen. Nous pourrions dire avec quel art infini et quelle mesure M. Louis Reybaud a accompli sa tâche, quel attrait il a su donner à des matières que beaucoup trouvent arides, et combien sa méthode est sûre, combien son style est élégant et clair ; mais ce que nous devons par dessus tout constater, c’est le service qu’il a rendu en vulgarisant des idées si généralement ignorées ou méconnues[7].

Disons quel remède, selon nous, serait possible. Nous ne regardons d’ailleurs que comme un état transitoire l’ordre social dont nous allons indiquer les bases.


CONCLUSION.

IV. DE QUELLE MANIÈRE ON POURRAIT, SELON NOUS, ORGANISER LE TRAVAIL.


Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production, et investi, pour accomplir sa tâche, d’une grande force.

Cette lâche consisterait à se servir de l’arme même de la concurrence pour faire disparaître la concurrence.

Le gouvernement lèverait un emprunt, dont le produit serait affecté à la création d’ateliers sociaux, dans les branches les plus importantes de l’industrie nationale.

Cette création exigeant une mise de fonds considérable, le nombre des ateliers originaires serait rigoureusement circonscrit ; maison vertu de leur organisation même, comme on le verra plus bas, ils seraient doués d’une force d’expansion immense.

Le gouvernement étant considéré comme le fondateur unique des ateliers sociaux, ce serait lui qui rédigerait les statuts. Cette rédaction, délibérée et votée parla représentation nationale, aurait forme et puissance de loi.

Seraient appelés à travailler dans les ateliers sociaux, jusqu’à concurrence du capital primitivement rassemblé pour l’achat des instruments de travail, tous les ouvriers qui offriraient des garanties de moralité.

Comme l’éducation fausse et anti-sociale donnée à la génération actuelle ne permet pas de chercher ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif d’émulation et d’encouragement, la différence des salaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions ; une éducation toute nouvelle devant d’ailleurs sur ce point changer les idées et les mœurs. Il va sans dire que le salaire devrait, dans tous es cas, suffire largement à l’existence du travailleur.

Pour la première année devant suivre l’établissement des ateliers sociaux, le gouvernement réglerait la hiérarchie des fonctions. Après la première année, il n’en serait plus de même. Les travailleurs ayant eu le temps de s’apprécier l’un l’autre, et tous étant également intéressés, ainsi qu’on va le voir, au succès de l’association, la hiérarchie sortirait du principe électif.

On ferait tous les ans le compte du bénéfice net, dont il serait fait trois parts : l’une serait répartie par portions égales entre les membres de l’association, l’autre serait destinée : 1° à l’entretien des vieillards, des malades, des infirmes ; 2° à l’allégement des crises qui pèseraient sur d’autres industries, toutes les industries se devant aide et secours ; la troisième enfin serait consacrée à fournir des instruments de travail à ceux qui voudraient faire partie de l’association, de telle sorte qu’elle pût s’étendre indéfiniment.

Dans chacune de ces associations, formées pour les industries qui peuvent s’exercer en grand, pourraient être admis ceux qui appartiennent à des professions que leur nature même force à s’éparpiller et à se localiser. Si bien que chaque atelier social pourrait se composer de professions diverses, groupées autour d’une grande industrie, parties différentes d’un même tout, obéissant aux mêmes lois, et participant aux mêmes avantages.

Chaque membre de l’atelier social aurait droit de disposer de son salaire à sa convenance ; mais l’évidente économie et l’incontestable excellence de la vie en commun ne tarderaient pas à faire naître de l’association des travaux la volontaire association des besoins et des plaisirs.

Les capitalistes seraient appelés dans l’association et toucheraient l’intérêt du capital par eux versé, lequel intérêt leur serait garanti sur le budget ; mais ils ne participeraient aux bénéfices qu’en qualité de travailleurs.

L’atelier social une fois monté d’après ces principes, on comprend de reste ce qui en résulterait. Dans toute industrie capitale, celle des machines, par exemple, ou celle de la soie, ou celle du coton, ou celle de l’imprimerie, il y aurait un atelier social faisant concurrence à l’industrie privée. La lutte serait-elle bien longue ? Non, parce que l’atelier social aurait sur tout atelier individuel l’avantage qui résulte des économies de la vie en commun et d’un mode d’organisation oui tous les travailleurs, sans exception, sont intéressés à produire vite et bien. La lutte serait-elle subversive ? Non, parce que le gouvernement serait toujours à même d’en amortir les effets, en empêchant de descendre à un niveau trop bas les produits sortis de ses ateliers. Aujourd’hui, lorsqu’un individu extrêmement riche entre en lice avec d’autres qui le sont moins, cette lutte inégale est nécessairement désastreuse, attendu qu’un particulier ne cherche que son intérêt personnel ; s’il peut vendre deux fois moins cher que ses concurrents pour les ruiner et rester maître du champ de bataille, il le fait. Mais lorsqu’à la place de ce particulier se trouve le pouvoir lui-même, la question change de face. Le pouvoir, celui que nous voulons, aura-t-il quelque intérêt à bouleverser l’industrie, à ébranler toutes les existences ? Ne sera-t-il point, par sa nature et sa position, le protecteur-né, même de ceux à qui il fera, dans le but de transformer la société, une sainte concurrence ? Donc, entre la guerre industrielle qu’un gros capitaliste déclare aujourd’hui à un petit capitaliste, et celle que le pouvoir déclarerait, dans notre système, à l’individu, il n’y a pas de comparaison possible. La première consacre nécessairement la fraude, la violence et tous les malheurs que l’iniquité porte dans ses flancs : la seconde serait conduite sans brutalité, sans secousses, et de manière seulement à atteindre son but, l’absorption successive et pacifique des ateliers individuels par les ateliers sociaux. Ainsi, au lieu d’être, comme le sont aujourd’hui les gros capitalistes, le maître et le tyran du marché, le gouvernement en serait le régulateur. Il se servirait de l’arme de la concurrence, non pas pour renverser violemment l’industrie particulière, ce qu’il serait intéressé par dessus tout à éviter, mais pour l’amener insensiblement à composition. Bientôt, en effet, dans toute sphère d’industrie où un atelier social aurait été établi, on verrait accourir vers cet atelier, à cause des avantages qu’il présenterait aux sociétaires, travailleurs et capitalistes. Au bout d’un certain temps, on verrait se produire, sans usurpation, sans injustice, sans désastres irréparables, et au profit du principe de l’association, le phénomène qui, aujourd’hui, se produit si déplorablement, et à force de tyrannie, au profit de l’égoïsme individuel. Un industriel très riche, aujourd’hui, peut, en frappant un grand coup sur ses rivaux, les laisser morts sur la place, et monopoliser toute une branche d’industrie : dans notre système, l’État se rendrait maître de l’industrie peu à peu, et, au lieu du monopole, nous aurions, comme résultat du succès obtenu, la défaite de la concurrence : l’association.

Supposons le but atteint dans une branche particulière d’industrie ; supposons les fabricants de machines, par exemple, amenés à se mettre au service de l’État, c’est-à-dire à se soumettre aux principes du règlement commun. Comme une même industrie ne s’exerce pas toujours au même lieu, et qu’elle a différents foyers, il y aurait lieu d’établir, entre tous les ateliers appartenant au même genre d’industrie, le système d’association établi dans chaque atelier particulier. Car il serait absurde, après avoir tué la concurrence entre individus, de la laisser subsister entre corporations. Il y aurait donc dans chaque sphère de travail que le gouvernement serait parvenu à dominer, un atelier central dont relèveraient tous les autres, en qualité d’ateliers supplémentaires. De même que M. Rothschild possède, non seulement en France, mais dans divers pays du monde, des maisons qui correspondent avec celle où est fixé le siège principal de ses affaires, de même chaque industrie aurait un siège principal et des succursales. Dès lors, plus de concurrence. Entre les divers centres de production appartenant à la même industrie, l’intérêt serait commun, et l’hostilité ruineuse des efforts serait remplacée par leur convergence.

Je n’insisterai pas sur la simplicité de ce mécanisme : elle est évidente. Remarquez, en effet, que chaque atelier, après la première année, se suffisant à lui-même, le rôle du gouvernement se bornerait à surveiller le maintien des rapports de tous les centres de production du même genre, et à empêcher la violation des principes du règlement commun. Il n’est pas aujourd’hui de service public qui ne présente cent fois plus de complication. Transportez-vous pour un instant dans un état de choses où il aurait été loisible à chacun de se charger du port des lettres, et figurez-vous le gouvernement venant dire tout à coup : « À moi, à moi seul le service des postes ! » Que d’objections ! Comment le gouvernement s’y prendra-t-il pour faire parvenir exactement, à l’heure dite, tout ce que 34 millions d’hommes peuvent écrire, chaque jour, à chaque minute du jour, à 34 millions d’hommes ? Et cependant, à part quelques infidélités qui tiennent non pas à la nature du mécanisme, mais à la mauvaise constitution des pouvoirs que nous avons eus jusqu’ici, on sait avec quelle merveilleuse précision se fait le service des postes. Je ne parle pas de notre ordre administratif et de l’engrenage de tous les ressorts qu’il exige. Voyez pourtant quelle est la régularité du mouvement de cette immense machine ! C’est qu’en effet le mode des divisions et des subdivisions fait, comme on dit, marcher tout seul le mécanisme en apparence le plus compliqué. Comment ! faire agir avec ensemble les travailleurs, serait déclaré impossible dans un pays où on voyait, il y a quelques vingt années, un homme animer de sa volonté, faire vivre de sa vie, faire marcher à son pas un million d’hommes ! Il est vrai qu’il s’agissait ici de détruire ! Mais est-il dans la nature des choses, dans la volonté de Dieu, dans le destin providentiel des sociétés, que produire avec ensemble soit impossible, lorsqu’il est si aisé de détruire avec ensemble ? Au reste, les objections tirées des difficultés de l’application ne seraient pas ici sérieuses, je le répète. On demande à l’état de faire, avec les ressources immenses et de tout genre qu’il possède, ce que nous voyons faire aujourd’hui à de simples particuliers.

De la solidarité de tous les travailleurs dans un même atelier, nous avons conclu à la solidarité des ateliers dans une même industrie. Pour compléter le système, il faudrait consacrer la solidarité des industries diverses. C’est pour cela que nous avons déduit de la quotité des bénéfices réalisés par chaque industrie, une somme au moyen de laquelle l’état pourrait venir en aide à toute industrie que des circonstances imprévues et extraordinaires mettraient en souffrance. Au surplus, dans le système que nous proposons, les crises seraient bien plus rares. D’où naissent-elles aujourd’hui en grande partie ? Du combat vraiment atroce que se livrent tous les intérêts, combat qui ne peut faire des vainqueurs sans faire des vaincus, et qui, comme tous les combats, attela des esclaves au char des triomphateurs. En tuant la concurrence, on étoufferait les maux qu’elle enfante. Plus de victoires, donc plus de défaites. Les crises, dès lors, ne pourraient plus venir que du dehors. C’est à celles-là seulement qu’il deviendrait nécessaire de parer. Les traités de paix et d’alliance ne suffiraient pas pour cela sans doute ; cependant, que de désastres conjurés, si, à cette diplomatie honteuse, lutte d’hypocrisies, de mensonges, de bassesses, ayant pour but le partage des peuples entre quelques brigands heureux, on substituait un système d’alliance fondé sur les nécessités de l’industrie et les convenances réciproques des travailleurs dans toutes les parties du monde ! Mais notons que ce nouveau genre de diplomatie sera impraticable aussi longtemps que durera l’anarchie industrielle qui nous dévore. Il n’y a que trop paru dans les enquêtes ouvertes depuis quelques années. À quel désolant spectacle n’avons-nous pas assisté ? Ces enquêtes ne nous ont-elles pas montré les colons s’armant contre les fabricants de sucre de betterave, les mécaniciens contre les maîtres de forges, les ports contre les fabriques intérieures, Bordeaux contre Paris, le Midi contre le Nord : tous ceux qui produisent contre tous ceux qui consomment ? Au sein de ce monstrueux désordre, que peut faire un gouvernement ? Ce que les uns réclament avec instance, les autres le repoussent avec fureur : ce qui rendrait la vie à ceux-ci donne la mort à ceux-là. Il est clair que celle absence de solidarité entre les intérêts rend, de la part de l’État, toute prévoyance impossible et l’enchaîne dans tous ses rapports avec les puissances étrangères. Des soldats au dehors, des gendarmes au dedans, l’État aujourd’hui ne saurait avoir d’autres moyens d’action, et toute son utilité se réduit nécessairement à empêcher la destruction d’un côté en détruisant de l’autre. Que l’État se mette résolument à la tête de l’industrie ; qu’il fasse converger tous les efforts ; qu’il rallie autour d’un même principe tous les intérêts aujourd’hui en lutte : combien son action à l’extérieur ne serait-elle pas plus nette, plus féconde, plus heureusement décisive ! Ce ne seraient donc pas seulement les crises qui éclatent au milieu de nous qui seraient prévenues par la réorganisation du travail ; mais, en grande partie, celles que nous apporte le vent qui enfle les voiles de nos vaisseaux.

Ai-je besoin de continuer l’énumération des avantages que produirait ce nouveau système ? Dans le monde industriel où nous vivons, toute découverte de la science est une calamité, d’abord parce que les machines suppriment les ouvriers qui ont besoin de travailler pour vivre, ensuite parce qu’elles sont autant d’armes meurtrières fournies à l’industriel qui a le droit et la faculté de les employer contre tous ceux qui n’ont pas cette faculté ou ce droit. Qui dit machine nouvelle, dans le système de concurrence, dit monopole ; nous l’avons démontré. Or, dans le système d’association et de solidarité, plus de brevets d’invention, plus d’exploitation exclusive. L’inventeur serait récompensé par l’état, et sa découverte mise à l’instant même au service de tous. Ainsi, ce qui est aujourd’hui un moyen d’extermination deviendrait l’instrument du progrès universel ; ce qui réduit l’ouvrier à la faim, au désespoir, et le pousse à la révolte, ne servirait plus qu’à rendre sa tâche moins lourde, et à lui procurer assez de loisir pour vivre de la vie de l’intelligence et du cœur ; en un mot, ce qui permet la tyrannie aiderait au triomphe de la fraternité.

Dans l’inconcevable confusion où nous sommes aujourd’hui plongés, le commerce ne dépend pas et no peut pas dépendre de la production. Tout se réduisant pour la production à trouver des consommateurs, que tous les producteurs sont occupés à s’arracher, comment se passer des courtiers et des sous-courtiers, des commerçants et des sous-commerçants ? Le commerce devient ainsi le ver rongeur de la production. Placé entre celui qui travaille et celui qui consomme, le commerce les domine l’un et l’autre, l’un par l’autre. Fourier, qui a si rigoureusement attaqué l’ordre social actuel, et, après lui, M. Victor Considérant, son disciple, ont mis à nu cette grande plaie de la société qu’on appelle le commerce, avec une logique irrésistible. Le commerçant doit être un agent de la production, admis à ses bénéfices et associé à toutes ses chances. Voilà ce que dit la raison et ce qu’exige impérieusement l’utilité de tous. Or, dans le système que nous proposons, rien de plus facile à réaliser. Tout antagonisme cessant entre les divers centres de production, dans une industrie donnée, elle aurait, comme en ont aujourd’hui les maisons de commerce considérables, partout où l’exigent les besoins de la consommation, des magasins et des dépôts.

Que doit être le crédit ? Un moyen de fournir des instruments de travail au travailleur. Aujourd’hui, nous l’avons montré ailleurs[8], le crédit est tout autre chose. Les banques ne prêtent qu’au riche. Voulussent-elles prêter au pauvre, elles ne le pourraient pas sans courir aux abîmes. Les banques constituées au point de vue individuel ne sauraient donc jamais être, quoiqu’on fasse, qu’un procédé admirablement imaginé pour rendre les riches plus riches et les puissants plus puissants. Toujours le monopole sous les dehors de la liberté, toujours la tyrannie sous les apparences du progrès, toujours l’aspic dans le vase de fleurs ! L’organisation proposée couperait court à tant d’iniquités. Cette portion, de bénéfices, spécialement et invariablement consacrée à l’agrandissement de l’atelier social par le recrutement des travailleurs, voilà le crédit. Maintenant qu’avez-vous besoin des banques ? Supprimez-les.

L’excès de la population serait-il à craindre, lorsqu’assuré d’un revenu, tout travailleur aurait acquis nécessairement des idées d’ordre et des habitudes de prévoyance ? Pourquoi la misère aujourd’hui est-elle plus prolifique que l’opulence ? Nous l’avons dit.

Dans un système où chaque sphère de travail rassemblerait un certain nombre d’hommes animés du même esprit, agissant d’après la même impulsion, ayant de communes espérances et un intérêt commun, quelle place resterait, je le demande, pour ces falsifications de produits, ces lâches détours, ces mensonges quotidiens, ces fraudes obscures qu’impose aujourd’hui à chaque producteur, à chaque commerçant, la nécessité d’enlever, coûte que coûte, au voisin sa clientelle et sa fortune ? La réforme industrielle ici serait donc en réalité une profonde révolution morale, et ferait plus de conversions en un. jour que n’en ont fait dans un siècle toutes les homélies des prédicateurs et toutes les recommandations des moralistes.

Ce que nous venons de dire sur la réforme industrielle suffit pour faire pressentir d’après quels principes et sur quelles bases nous voudrions voir s’opérer la réforme agricole. L’abus des successions collatérales est universellement reconnu. Ces successions seraient abolies, et les valeurs dont elles se trouveraient composées seraient déclarées propriété communale. Chaque commune arriverait de la sorte à se former un domaine qu’on rendrait inaliénable, et qui, ne pouvant que s’étendre, amènerait, sans déchirements ni usurpations, une révolution agricole immense ; l’exploitation du domaine communal devant d’ailleurs avoir lieu sur une grande échelle, et suivant des lois conformes à celles qui régiraient l’industrie. Nous reviendrons sur ce sujet, qui exige quelques développements.

On a vu pourquoi, dans le système actuel, l’éducation des enfants du peuple était impossible. Elle serait tellement possible dans notre système, qu’il faudrait la rendre obligatoire en même temps que gratuite. la vie de chaque travailleur étant assurée et son salaire suffisant, de quel droit refuserait-il ses enfans à l’école ? Beaucoup d’esprits sérieux pensent qu’il serait dangereux aujourd’hui de répandre l’instruction dans les rangs du peuple, et ils ont raison. Mais comment ne s’aperçoivent-ils pas que ce danger de l’éducation est une preuve accablante de l’absurdité de notre ordre social ? Dans cet ordre social, tout est faux: le travail n’y est pas en honneur ; les professions les plus utiles y sont dédaignées ; un laboureur y est tout au plus un objet de compassion, et on n’a pas assez de couronnes pour une danseuse. Voilà, voilà pourquoi l’éducation du peuple est un danger ! Voilà pourquoi nos collèges et nos écoles ne versent dans la société que des ambitieux, des mécontents et des brouillons. Mais qu’on apprenne à lire au peuple dans de bons livres ; qu’on lui enseigne que ce qui est le plus utile à tous est le plus honorable ; qu’il n’y a que des arts dans la société, qu’il n’y a pas de métiers ; que rien n’est digne de mépris que ce qui est de nature à corrompre les âmes, à leur verser le poison de l’orgueil, à les éloigner de la pratique de la fraternité, à leur inoculer l’égoïsme. Puis, qu’on montre à ces enfants que la société est régie par les principes qu’on leur enseigne : l’éducation sera-t-elle dangereuse, alors ? On a fait de l’instruction un marche-pied apparent pour toutes les sottes vanités, pour toutes les prétentions stériles, et on crie anathème à l’instruction ! On écrit de mauvais livres, appuyés par de mauvais exemples, et l’on se croit suffisamment autorisé à proscrire la lecture ! Quelle pitié !

Résumons-nous. Une révolution sociale doit être tentée :

1° Parce que l’ordre social actuel est trop rempli d’iniquités, de misères, de turpitudes, pour pouvoir subsister longtemps ;

2° Parce qu’il n’est personne qui n’ait intérêt, quels que soient sa position,son rang, sa fortune, à l’inauguration d’un nouvel ordre social ;

3° enfin, parce que cette révolution, si nécessaire, il est possible, facile même, de l’accomplir pacifiquement.

Dans le monde nouveau où elle nous ferait entrer, il y aurait peut-être encore quelque chose à faire pour la réalisation complète du principe de fraternité. Mais tout du moins serait préparé pour cette réalisation, qui serait l’œuvre de l’enseignement. L’humanité a été trop éloignée dé son but pour qu’il nous soit donné d’atteindre ce but en un jour. La civilisation corruptrice dont nous subissions encore le joug a troublé tous les intérêts, mais elle a en même temps perverti tous les esprits et empoisonné les sources de l’intelligence humaine. L’iniquité est devenue justice ; le mensonge est devenu vérité ; et les hommes se sont entre-déchirés au sein des ténèbres.

Beaucoup d’idées fausses sont à détruire : elles le seront, gardons-nous d’en douter. Ainsi, par exemple, le jour viendra où il sera reconnu que celui-là doit plus à ses semblables, qui a reçu de Dieu plus de force ou plus d’intelligence. Alors il appartiendra au génie, et cela est digne de lui, de constater son légitime empire non par l’importance du tribut qu’il lèvera sur la société, mais par la grandeur des services qu’il lui rendra. Garce n’est pas à l’inégalité des droits que l’inégalité des aptitudes doit aboutir : c’est à l’inégalité des devoirs.

LOUIS BLANC.
  1. Nous devons ces renseignements, que nous avons mis beaucoup de soin à recueillir et que personne ne sera tenté d’accuser d’exagération, à MM. Robert, teinturier, rue des Gravilliers, 60 ; Rosier, ouvrier en cannes, rue Sainte-Avole, 33 ; Landry, ébéniste, faubourg Saint-Martin, 99 ; Baratre, sellier, rue de Laborde, 17 ; Moreau, commis, rue du Caire, 16.
  2. Voir la statistique publiée par le Constitutionnel du 13 juillet 1840.
  3. Voir les ouvrages de MM. Huerne de Pommeuse, Duchâtel, Benoiston de Châteauneuf.
  4. Philosophie du budget, par M. Edelestand Duméril.
  5. Voir les statistiques précitées
  6. Voir les auteurs cités par M. Edelestand Duméril dans sa Philosophie du Budget, tom. 1er, p. 11.
  7. Études sur les socialistes modernes, par M. Louis Reybaud. Paris chez Guillaumino, rue St-Marc, galerie de la Bourse, 5.
  8. Voir l’article intitulé : Question des banques, dans le numéro de la Revue, du 1er décembre 1839.