Par fil spécial (Baillon)/17

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 163-169).

VEILLEUR DE NUIT



On l’appelle Papa, sans l’offusquer. Il est vieux. Il est devenu veilleur, parce qu’à son âge c’est un métier facile qui vous repose la nuit des petites fatigues que l’on a prises pendant le jour.

— Je commence à cinq heures. Je me tiens dans la salle d’expédition, près de la cour, d’où je vois qui entre et qui sort. En arrivant, je n’ai rien à faire : je donne un petit coup de main à M. Alphonse qui est en plein dans son travail, avec ses vendeurs. Il me laisse un ballot de journaux pour dormir.

— Ça n’est pas trop dur ?

— Je ne me couche pas tout de suite. Je fais ma première visite à la chaufferie : l’hiver ça doit brûler ; l’été, ça ne peut pas. Il y a aussi la cave aux vieux papiers qui se trouve à côté : une allumette est si vite jetée !

— Ensuite, vous gagnez votre lit ?

— Les vendeurs sont partis. Il traîne des bouts de papier, des ficelles, des croûtes. M. Alphonse n’aime pas cela. Je donne un coup de balai. C’est le moment où les rédacteurs qui ont travaillé le jour, lâchent leur service. Ces Messieurs sont pressés : ils oublient leur électricité. Quand on en brûle trop, on m’en fait la remarque.

— À vous, papa ?

— Un veilleur doit surveiller les lampes, Monsieur. Comme je suis quand même debout, je complète mon tour à travers les autres locaux. J’en fais un toutes les heures : il y a un petit truc aux portes pour le contrôle.

— Votre tour fini, vous vous couchez ?

— Neuf heures, c’est un peu tôt. En hiver, je redescends à la chaufferie : le coke, ça coûte moins cher, mais ça prend plus mal. En été, M. Alphonse m’a demandé que je rentre ses pots de fleurs. Après cela, on m’amène le dernier courrier pour la poste. En passant, je réclame vos journaux d’Angleterre.

— Bon ! Ensuite vous gagnez votre lit ?

— Il n’y est plus, Monsieur. Il part avec les ballots que l’on tire pour la première édition de province. Ça fait de gros colis. Je donne un coup de main. Je colle les étiquettes. C’est ma charge : un veilleur doit surveiller la colle. Elle mitonne, sur un peu de gaz, à la clicherie. Quand elle est trop épaisse, on m’en fait la remarque. Ou bien, quand elle est trop liquide. Entre temps, je grimpe jusqu’à la direction, parce que, des fois, M. Siburd ou M. Dufour sont revenus une minute. Ces Messieurs aussi sont pressés. Je dois penser à leur lampe.

— Après cela, vous êtes tranquille ?

— J’ai une chaise. Je dors, sans dormir. À l’atelier, on change les équipes : les uns viennent, les autres partent. Les clicheurs vont boire un verre. Ce n’est rien avec les gens que l’on voit tous les jours : la moitié d’un œil suffit. Mais ceux qu’on ne connaît pas. Que veulent-ils ? Où vont-ils ? Que cachent-ils dans leurs poches ? Un veilleur doit surveiller les poches, Monsieur : toutes.

— Oh !

— Je ne dis pas, que pour les vôtres… Mais il y a, quelquefois, des gens avec de vilaines têtes.

— Vous êtes armé ?

— Mon gourdin.

— Pourquoi pas un chien ?

— Un chien, ça s’oublie quelquefois dans un coin : je ne pourrais pas, Monsieur.

— Bon ! La nouvelle équipe au travail, vous profitez d’une accalmie.

— On circule moins : précisément, il faut surveiller davantage. Une tournée tous les trois quarts d’heure. En plus la chaufferie. N’est-ce pas, Monsieur ? dès que la chaleur descend, vous êtes là, avec votre petit téléphone : « Hé ! papa : on gèle ici ». L’été, c’est le contraire. Un petit arrosage, ça rafraîchit tout le monde.

— Oui, mais à minuit, vous vous reposez.

— Oh ! à minuit, cela ne rate pas. Je me dis : « Voilà M. le Secrétaire qui part : il est minuit ». Dans l’escalier, vous allumez une cigarette ; votre allumette file où elle veut. J’y vais, Monsieur…

— Ah ! sapristi.

— Ne vous mettez pas en peine. J’irais quand même : votre édition roule. Elle en a fait du vacarme ! Et des paquets ! Et des étiquettes ! Et de la colle !

— Oui, un gros coup. Mais le restant de la nuit, à part vos tournées…

— Ma foi ! j’attraperais bien par-ci par-là une minute. Mais il y a les Agences.

— Vous n’avez rien à voir avec les…

— Un veilleur doit surveiller les Agences. À minuit, elles congédient leurs porteurs. Quand il y a un pli, elles téléphonent : je vais. Le dimanche, c’est plus calme. Mais il y a des congrès, des banquets. Votre gros rédacteur…

— Jean Lhair ?

— Oui, M. Jean Lhair. Il n’aime pas à se déranger d’un banquet au moment où l’on verse les liqueurs. Je vais jusque-là. Il me passe sa copie : il y ajoute un cigare.

— Bon ça ! Vous le fumez ?

— Un veilleur, Monsieur !!

— D’ailleurs, je comprends, vous préférez dormir.

— En effet, on est tranquille. Mais alors, M. le Secrétaire qui vous remplace…

— M. Nolont ?

— Oui, M. Nolont. Ça l’ennuie d’être tranquille. Il m’appelle : « Dites donc, papa, nous allons faire une blague à Ranquet. » En ce moment, M. Ranquet est dans le dancing où il a une petite amie. M. Nolont écrit un mot, soi-disant que l’on a besoin de lui.

— Et vous allez ?

— Je me dépêche. Ces dames me connaissent : elles disent : « Ah ! voilà le papa de l’UPRÈME ». Elles me font boire quelque chose, mais c’est trop chaud ou bien trop froid. Et, pendant ce temps, les aiguilles tournent…

— Bon. La blague finie, vous pouvez enfin vous installer.

— Ça n’en vaut plus la peine. On roule pour l’édition du matin, M. Alphonse se lève : voilà les vendeurs. C’est pour moi l’heure de partir : je donne un coup de main : je distribue les numéros d’ordre.

— Ça ! Vous avez tort, papa ! Vous devriez partir.

— Je resterais quand même. La femme de M. Alphonse est gentille. Le soir, elle me passe un bol de café. J’attends sa laitière ; je vais chez son boulanger : elle aime le pain tout chaud.

— Et, en fin de compte, vous rentrez ?

— Un fameux bout de chemin, Monsieur… C’est l’heure où ma femme se lève. Ses jambes ne sont plus solides. Je lui donne un coup de main. Nous déjeunons ensemble.

— Et alors, enfin…

— Comme vous dites, Monsieur. Il n’est pas loin de sept heures — juste le temps de filer à mon travail.

— Comment ? À votre travail ?

— Mon métier n’est pas veilleur. Je suis jardinier. On ratisse, on plante, on bêche. C’est assez dur, mais on se repose, à l’air du jour, des petites fatigues que l’on a prises pendant la nuit.