Par fil spécial (Baillon)/18

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 171-185).

RUBRIQUES



Une nuit, j’eus trop de copie. Avec mes idées de campagne, je dis au chef :

— Gagnons de la place. Le meilleur des « Échos » ne vaut rien. Supprimez.

Le lendemain, je passe à la Direction ; je m’assieds dans le fauteuil ; j’apprends ce qu’est cette chose qu’on ne supprime jamais : une rubrique.

Les Faits Divers, les Communiqués de Théâtres, les Échos sont des rubriques. Le lecteur en veut tous les jours. Comme conséquence, quand elles manquent, on en fait.

Par extension, certains articles quotidiens deviennent des rubriques : l’Éditorial, la Chronique de l’Étranger, la Nouvelle Littéraire.

Grandes ou petites, mouches bourdonnantes, araignées venimeuses, les rubriques ont leur façon de naître, de grandir, quelquefois de mourir.

Prenons la loupe :


L’Éditorial.

— M. Vachard est-il là ?

— Non, Messieurs, pas encore.

Il faut que, trois fois, les directeurs se soient informés : « M. Vachard est-il là ? » et que le secrétaire ait répondu : « M. Vachard n’est pas là », pour que M. Vachard arrive.

Il arrive à son aise, une bonne balle, pas de moustaches, un nez qui lève et des lèvres qui rient. Il dit au secrétaire :

— Je suis en retard. Je viens de ma clinique. Aujourd’hui, figurez-vous, il y avait un de ces maboules !…

Il vient tous les jours de sa clinique et, tous les jours, il y a un de ces maboules !… Il raconte son dernier.

— Étonnant ! fait le secrétaire… À propos, les patrons vous attendent.

— Ah ! oui.

Il va.

Les patrons qui, en effet, attendaient, respirent : « Ah ! voilà Jacques ! » et se mettent aussitôt à parler. Ils font de grands gestes, puis de petits. Ils frappent sur la table. Ils prennent un air finaud, ensuite un air terrible. Tantôt ils criaient, maintenant ils chuchotent. Sa bonne balle, M. Vachard les écoute et, sans doute, il n’écouterait pas autrement ses « maboules ». Il répond :

— Oui… Non… Bon…

Parfois, il prend une note.

Puis il va s’enfermer seul. Il écrit. Deux feuillets, trois feuillets, cinq feuillets — d’un jet. Cela prend trente minutes, parfois quarante, mais alors, c’est très long.

Il remet son papier au secrétaire :

— Voilà l’Éditorial. Aujourd’hui, c’est tapé !

Puis il s’en va, sa bonne balle, le nez qui lève et les lèvres qui rient.


La Soupe.

Ce n’est pas que de la soupe : c’est du gigot, c’est une tomate farcie, c’est du macaroni au fromage. Cela s’appelle : « La bonne cuisine ». Nous préférons : « La soupe ». J’en ai la charge. Une fois pour toutes, j’ai dit au chef :

— Rogniez, voici un livre de cuisine. Tous les jours il faudra une recette Arrangez-vous.

— Bien, M’sieur.

Le chef n’est pas opportuniste. Il a partagé le livre entre les hommes des linotypes qui l’ont composé jusqu’au bout. Suivant le trou à boucher, il sert le civet de lièvre ou la compote de pommes. Que la chasse soit fermée ou les vergers sans fruits :

— Tatata ! C’est bon assez.

Quand le livre est au bout, on recommence.

Une fois, le chef malade, son remplaçant m’arrive :

— M’sieur, nous ne trouvons pas la soupe.

— Qu’à cela ne tienne !

J’écris :

Œufs à la coque. — Plongez dans l’eau bouillante
et ne laissez pas durcir.


Bulletin de l’Étranger.

Aurons-nous une nouvelle guerre ? Qu’a dit ce diplomate ? Que sied-il de penser du nouveau cabinet chinois ? En plus long que dans les dépêches, des lecteurs aiment que l’on discute ces questions. Mais notre chroniqueur est oublieux et, déjà, dans certains journaux moins lus… : Cric-crac-crac-cric, quatre coups de ciseaux sont vite donnés. Avec de l’adresse, trois suffisent. Un peu de colle achève le reste.


Critique Théâtrale.

Elle est tenue par M. Galerville qui a du si bel or au bout de ses cigarettes. Il fait les générales, pas toutes, celles dont on dit : « Dans l’assistance, remarqué M. Galerville… »

M. Galerville est le poète des élégances. Ses comptes rendus sont comme ses poèmes et ses poèmes comme ses mouchoirs : très parfumés et de la morve. Rien à redire : c’est correct, c’est soigné, avec cette réserve que M. Galerville poète sera, quelque jour, M. Galerville auteur dramatique. Alors : « Bravo, les directeurs ! Exquis, les acteurs ! Quant à la pièce, peuh !… »

Un jour, sur la table de Villiers, je trouve un calepin avec des notes : « Succès éblouissant… Incomparable tragédienne… »

— Qu’est-ce ? Tu épingles les bourdes de M. Galerville ?

— Non, fait Villiers qui se donne la peine de rougir.

Il faut savoir. Les générales que M. Galerville refuse sont pour Villiers. Quelle chance ! Villiers va au théâtre pour s’amuser. Il amène sa femme, se paie un souper et ce serait gâter son plaisir s’il devait penser aux lignes à écrire. Vite, dans son calepin, au petit bonheur : « Succès éblouissant… l’incomparable tragédienne… »


Chronique Littéraire.

J’en demande pardon aux confrères : à l’UPRÈME, nous connaissons le sport, la politique, les beaux crimes… Quant à la littérature, ce qui dans une copie semble trop long ou inutile, c’en est : on le supprime.

Il y a cependant le Conte qu’on nomme aussi la Nouvelle Littéraire. Pauvres auteurs ! Elle passe entre les Faits Divers et la Bourse, dans la page trois, que fait le sous-chef Edmond. Edmond a de l’initiative. Il lui arrive de dire :

— Monsieur, le conte avait vingt lignes de trop : je les ai supprimées.

— Bon, bon, Edmond.


Chronique Artistique.

Les beaux tableaux, la belle musique. M. Léfime les commente. C’est lui qui, lors d’une panique monétaire, a sorti ce mot :

— Heureusement j’ai quelques réserves d’or.

Je n’en suis pas sûr, mais je le crois : cela n’a rien à voir avec l’Art.


La Bourse.

Des chiffres et des commentaires : « Les pétroles sont demandés, les caoutchoucs durs, les métaux mous. » La copie nous arrive après un petit séjour dans le bureau des directeurs. Qui la rédige ? Est-ce ce grand maigre que l’on rencontre, des papiers, tout plein, hors d’une serviette et les orteils hors des chaussures ? Ou plutôt ce gros avec ses brillants, sa bague, et sa chaîne de forçat en réduction, sur le ventre ?


Nécrologie.

Le fonctionnaire retraité, la dame à la fleur de l’âge dont les pères, mères, oncle, époux ou cousins bien aimés ont la douleur de vous annoncer la perte irréparable. Il faut un mort par jour, à seule fin d’encadrer la réclame d’un Monsieur dont les cercueils sont de première classe et les corbillards du dernier confort. L’administration — bureau des annonces — le fournit. Quelquefois l’administration en manque. Le chef pique une tête chez le secrétaire :

— M’sieur, nous n’avons pas de mort.

— Ah ! bon.

Le secrétaire attrape un journal, cherche quelque chose, découpe, puis tend un carré de papier à la pointe des ciseaux :

— Tenez, chef. Voilà votre mort.


Les chroniques du Dr Zed.

Le Dr Zed, c’est moi.

Quand telle revue médicale s’étend sur le croup, le croup prend quelque chose pour son rhume dans l’UPRÈME. La semaine suivante, gare à la tuberculose ! Ensuite, guerre au tabac, parce qu’une dame s’est plainte de ce que son mari soufflait une mauvaise haleine.

Le Dr Vachard vérifie-t-il mes chroniques ? On me l’a promis, mais ses « maboules » lui donnent déjà tant d’ouvrage !

Un hiver de forte grippe, le Dr Zed prescrivit une drogue étonnante. Que se passa-t-il ? Quelques centigrammes de trop ? À la direction, il y eut un « Asseyez-vous » très sévère et le Dr Zed disparut, emporté à jamais par le remède qui devait guérir ses malades.

Un autre le remplace. Je dois le dire, un vrai.


Faits Divers.

La rubrique de Cédron. On la connaît. Les patrons ont dit :

— M. Cédron, ne négligez rien. Le moindre fait a son importance.

Un soir, un commencement d’incendie se déclare dans nos locaux. Grand branle-bas de zèle : les rédacteurs, les extincteurs, les ouvriers, les pompiers et, comme de juste, Cédron. L’alerte passée, il sort son bloc-notes. Les patrons interviennent.

Ah ! non, un incendie chez nous, ça ne regarde personne.


En quelques lignes.

La ramasette pour le coup de balai quotidien de la vie.

— Une jeune fille s’est jetée à la Seine. Elle portait un chandail bleu. Dans une poche on a trouvé ce mot : « Voilà qui fera plaisir à Louise. »
À quelle Louise ? Quel plaisir ? De quoi rêver pendant des mois.


Dernières nouvelles Sportives.

Le dimanche, jour de sport, Ranquet a beaucoup de copie : trop pour sa page. Il m’arrive avec le reste :

— Mon vieux, cède-moi un coin pour mes Dernières Nouvelles Sportives.

— Hé ! Tu m’ennuies : j’ai mes téléphones, mes faits divers, mes… Les Dernières Nouvelles Sportives ne trouvent leur coin qu’après force engueulades.

Mais quelquefois, comment faire pour remplir mes garces de pages ?

— Mon petit Ranquet ! Si tu étais gentil, tu me céderais quelques Dernières Nouvelles Sportives.


Les Hauteurs du Rhin.

Un jour, à la direction, entra un Monsieur.

Bonjour Monsieur le Directeur : il était un fidèle lecteur et aussi un pêcheur à ligne. Ce qu’il péchait ? De préférence, le brochet, Monsieur le Directeur. Alors il aurait voulu qu’on le renseignât, d’un jour à l’autre, à quelle hauteur le Rhin coulait à Mayence, à Cologne et, aussi à Bonn, s’il y avait moyen : ces variations avaient, sur les poissons d’ici, une très grande influence.

Pour un directeur, il y a toujours moyen. Il fallut seulement quelques lettres, quelques coups de téléphone et, aussi, un certain nombre de télégrammes. Après quoi, M. Dufour entra chez Villiers :

— Voici, Monsieur Villiers, une Zeitung de Cologne. Elle vous arrivera régulièrement, par express. En page trois, là, vous voyez ? vous trouverez ces quelques chiffres. Vous les copierez, les porterez à l’atelier, veillerez à ce que cela passe. Nous appellerons cela les Hauteurs du Rhin.

— Bien, Monsieur.

Une rubrique qui commence est toujours la rubrique la plus importante. Sur le coup de minuit, M. Dufour se souvint dé ses Hauteurs, sauta bas de son lit, prit un taxi et arriva juste à temps pour s’assurer que son Rhin cotant 28,5 à Cologne, accusait 28,53 à Bonn, 28,59 à Mayence.

Le lendemain, il se donna la peine de monter chez Villiers :

— N’oubliez pas le Rhin !

Puis il eut d’autres soucis.

La rubrique se trouvait d’ailleurs en bonnes mains. Recevoir sa Zeitung, copier ses chiffres, blaguer avec le chef : « Soignez mon rein », pour Villiers, c’était facile.

Mais voilà qu’un jour, Jean Lhair tomba malade, et Villiers, qui remplaçait tout le monde, mais que personne ne remplaçait, dut négliger son Rhin pour aller à la Chambre. Heureusement, le chef se souvint qu’une nuit le patron s’était dérangé pour la rubrique, et, plutôt que de paraître sans, reproduisit, avec ses chiffres, la composition de la veille.

Le lendemain, Jean Lhair ne fut pas guéri. Un peu plus tard, Villiers prit ses vacances, et, au retour, trouva toutes sortes de choses à faire. On ne sait ce qu’en pensèrent les brochets d’ici. À la fin d’un été, pendant l’automne qui suivit, puis durant tout l’hiver, le Rhin demeura presque à sec. Il eut, ensuite, une crue et, pendant dix mois, faillit déborder. Puis il descendit brusquement et stagna ainsi.

Cependant, régulière comme le Rhin, tous les jours, à grand frais, une Zeitung est lancée dans un train, traverse des paysages, arrive au journal, passe aux mains d’un employé qui laisse tout là pour le monter à M. le rédacteur Villiers.

Villiers sait. Il attrape le paquet, et d’un beau geste l’envoie dans le coin où meurent les papiers inutiles.

Un soir, le chef a pour la rubrique un geste du même genre…

Et c’est, pour les brochets d’ici, comme s’il n’y avait jamais eu de Rhin en ce monde.


Quelques notes biographiques.

Rubrique intermittente : les renseignements que l’on donne sur la carrière du grand homme qui vient de mourir. Le lecteur aime savoir, « Un Tel est mort. » Fort bien. Que faisait-il de son vivant ? Sa politique ? Ses enfants ? Ses petites amies ? Si c’est une tragédienne, quels furent ses rôles ? Si c’est un pape, ses encycliques ?

À cause des imprévus, ces notes sont prêtes d’avance avec un titre choisi une fois pour toutes. Chaque personnage a les siennes. Il mourrait à cinq heures quinze, que, dans l’édition de cinq heures trente, ça y serait. C’est consolant.

Il arrive, pourtant, des mécomptes. Je me souviens d’un bonhomme, grand ami du journal. On tenait prêt un article avec des seaux de pleurs. Le bougre mourut brusquement, d’une arête de brochet, avalée de travers. Cela survint le soir. C’était si bête que le chef, qui disait justement : « Plus souvent, si je mange encore du brochet ! » empoigna mal son article, le répandit en pâte et n’eut jamais le courage d’en rassembler les lignes.

Comme de juste, Villiers est le rédacteur de ces notes. Grave affaire. Il ne suffit pas de les rédiger : il faut les tenir à jour. Il y a celui-ci que l’on croyait presque mort et qui guérit, en voie de devenir un petit vieux bien propre ; il y a cet ami qui, avec le temps, a cessé d’être cet ami. Il faut tenir compte aussi des nuances : un homme de guerre mérite plus de lignes qu’un savant ; un cardinal plus qu’un évêque ; un ministre assassiné plus que son collègue qui se liquéfie, pipi-caca-gâteux, dans son lit.

Tels quels, ces articles, il ne suffit pas de les avoir prêts. Encore faut-il savoir que le grand homme est mort. S’il meurt à l’étranger, il n’y a pas lieu de craindre la concurrence : l’Agence avertit les journaux en même temps. Si le défunt habite le pays ou la ville, mieux vaut se renseigner par ses propres moyens. Cela regarde Jean Lhair. Laissez-le faire : il n’est pas très beau, mais il trouvera le moyen d’enjôler quelque jolie soubrette ou quelque grasse cuisinière pour lui téléphoner : « Il va moins bien… »

« On apporte l’oxygène… » et finalement : « Chéri, ça y est ! »

— Et tu ne crains pas, mon vieux, qu’un journaliste plus beau, ou bien un fumiste…

— Oh ! dit Jean Lhair, ce qui m’est téléphoné par l’une, m’est confirmé par l’autre…

Car Jean Lhair est de taille !

Un jour, on annonça l’agonie du « Vieux ». Le « Vieux » était une Majesté dont la mort importait non seulement au pays mais à l’Europe. Cette fois, pas de soubrette, pas de cuisinière. Jean Lhair dut aller.

Sa Majesté agonisait dans un château, loin, au milieu des champs. Il tombait de la neige. Beaucoup de confrères attendaient devant la porte. Un majordome vint leur dire :

— Rangez-vous le long de ce mur. Quand ce sera le moment, on vous avertira.

Le premier jour, Sa Majesté n’alla pas mieux, mais il neigea plus fort. Le deuxième jour, il neigea davantage. Le troisième jour, ne voulant pas mourir avant le Vieux, les journalistes s’achetèrent une roulotte et quelques jeux de cartes. Bien leur en prit. La neige s’élevait à deux pieds et Jean Lhair s’exclamait :

— Zut ! j’ai perdu cent balles !

Quand le majordome entra :

— Messieurs, Sa Majesté est morte. Venez La voir.

Sa Majesté n’avait jamais été gentille pour les journalistes :

— Le salaud ! grogna Jean Lhair, il nous aura ennuyés jusqu’au bout.

Puis il mit la dernière larme à un très bel article.

Cette fois, M. Sinet trouva banal son Quelques notes biographiques. Il sortit un mot de luxe : Curriculum vitae.

Des lecteurs réclamèrent…