Paris qui chante
Paris qui chante
Qui donc a dit que la chanson était morte, morte avec la goguette qui fut son asile si longtemps ? Comme si la chanson, « cette forme ailée et charmante de la pensée », selon l’expression de Victor Hugo, pouvait mourir dans notre France où le couplet a toujours été le gracieux frère de la strophe ! Bien que l’Académie se soit refusée à décerner le prix Montariol, réservé d’après la volonté du testateur à la meilleure chanson, sous le prétexte que cette meilleure chanson n’existait pas et qu’un choix n’avait pu être fait par la Commission d’examen parmi les neuf cents spécimens de chansons qui lui étaient parvenus, l’on aurait tort de croire que la jeunesse actuelle s’est détournée d’un genre où ont excellé tant d’esprits aimables et qui a fait les délices de tant de générations.
Le culte de la chanson est plus vivant chez nous qu’il ne l’a jamais été, et j’en trouve la preuve dans le nombre extraordinaire de Sociétés chantantes qui se sont créées en ces dernières années. Elles sont légion, ces Sociétés ; elles pullulent ; on peut presque dire que chaque rue de Paris a sa Société lyrique où se chantent devant un auditoire d’amis la chanson en vogue, le couplet patriotique ou satirique, la romance sentimentale qui étreint les cœurs, la chansonnette parisienne, qu’illuminent parfois de si vifs éclairs de gaieté gauloise.
Je ne parle pas des Associations considérables qui se sont formées sous le patronage des maires et où se rencontrent des artistes appelés à organiser de véritables concerts et à égayer de leur talent les réunions officielles. Chaque arrondissement a son Harmonie, ou sa chorale, ou son Union musicale. Cela va de soi. Ce sont là des groupements en quelque sorte réglementaires.
Ce que je veux signaler, ce sont les Associations chantantes issues de l’initiative populaire, créées par le prodigieux besoin d’expansion lyrique qui nous entraîne. On connaît le Caveau, on connait la Lice chansonnière, on connaît certains cénacles montmartrois qui sont des institutions où se produisent les maîtres du couplet. À côté de ces temples de la chanson, que de petits sanctuaires existent qui n’ont jamais attiré l’attention et où bat cependant le cœur du peuple qui s’y rassemble !
Ne nous intéressent-elles pas, ces modestes Associations amicales qui portent des noms d’oiseaux chanteurs ? C’est la Fauvette du Temple, le Pinson du treizième arrondissement, le Rossignol de l’avenue de Choisy, la Pinsonnette du faubourg Saint-Martin, l’Alouette de Ménilmontant, le Merle du faubourg du Temple, le Bengali du boulevard Magenta, les Fauvettes du quatorzième. Le Palais-Royal, Plaisance, Reuilly, Neuilly, Gentilly, le plateau de Vanves, ont aussi leurs Fauvettes. Créteil a ses Gais pinsons du champ de Corbilly. Ne voilà-t-il pas un joli langage ?
D’autres Sociétés lyriques ont choisi pour vocables des noms de pierres précieuses. Ce sont l’Émeraude du boulevard de Strasbourg, le Saphir du boulevard de Sébastopol, la Topaze du boulevard Barbès, la Turquoise de la rue Doudeauville.
Les noms de fleurs abondent. Il y a la Pervenche du cinquième, Rose et bluet de la Villette, l’Iris de la rue Saint-Charles, la Violette de l’avenue de Clichy, le Chrysanthème de l’avenue de Montsouris, le Dahlia de la place du Danube, la Pâquerette de la rue Rochechouart, le Bluet de l’avenue du Maine, la Parisette de la galerie Montpensier, le Mimosa de la rue de la Tournelle, le Jasmin de Nogent, le Camélia blanc d’Alfortville, le Bluet d’Asnières, le Myosotis et la Marguerite du Perreux, le Muguet du Parc-Saint-Maur.
Comment ne pas citer aussi la Cigale de la Bastille, certainement la bien nommée, et celle de Saint-Denis, et celle encore d’Alfort, la Libellule du boulevard de Sébastopol, la Mouche de Charonne, les Grillons parisiens qui gitent au quartier Vivienne et les Papillons bleus du Pré-Saint-Gervais ?
Rue de Flandre s’est fondée une Lisette de Béranger qui rivalise sans doute avec la Lisette des Grésillons. Le Point d’orgue se fait entendre rue de Rome. L’Accord parfait règne rue Saint-Denis. La Clef d’Ut retentit à Saint-Maur et les Do-mi-sol-do résident, si je ne me trompe, à Vanves. Le Mirliton susurre ses chansons dans le quartier de l’Étoile, qui possède encore le Clair de lune. La Chaîne d’acier est une société lyrique qui n’a pu naître qu’au Marais. La rue Rochechouart a le Sourire et le quinzième arrondissement l’Éclat de rire. La Charmeuse a élu domicile boulevard Voltaire et la Risette est née à la fin de 1897 boulevard de Magenta. La Gavotte a été fondée assez récemment passage de l’Opéra et la Pomponnette rue du 4-Septembre. La Czarine hante les parages de la rue des Mathurins où elle fut créée après les fêtes franco-russes.
Le Froufrou du boulevard de Sébastopol, la Lyre ou l’Étoile du Pont-Neuf, l’Idéal des Familles de Ménilmontant, le Pi-ouit de l’avenue de Villiers, la Muse du Bois de la rue des Francs-Bourgeois, les Gais Troubadours du boulevard de Clichy, la Rieuse d’Auteuil, la Vanille de la rue des Entrepreneurs sont des noms suggestifs qui mériteraient chacun d’être commentés. La rue des Trois-Bornes, la rue aux souvenirs druidiques, a vu se fonder une Société lyrique dont les membres s’appellent les Chevaliers du Gui. N’est-ce pas spirituel et charmant ? La Farandole a son siège place des Pyrénées. Les Tout Petits, chansonniers en herbe, habitent aux environs du boulevard Arago, où cette Société a été formée il y a quelques jours.
L’existence de toutes ces Sociétés ne nous démontre-t-elle pas combien la tradition des goguettes s’est maintenue parmi nous malgré l’édit qui les a fait disparaître, édit qu’une circulaire du Préfet de police rappelait encore en 1872 ?
C’est dans nos vieilles goguettes – elles avaient été tolérées par la police du premier Empire – que s’aiguisèrent les satiriques refrains qui préparaient la chute de la monarchie bourbonienne. Aux Gais Lurons, qui se réunissaient rue Jean-Jacques-Rousseau, fut chantée pour la première fois la fameuse chanson de la colonne. À Montrouge s’assemblaient les Lapins. La Mère Goguette tenait ses assises rue du Temple. Chose curieuse, ces vieux titres ont été repris par les générations nouvelles.
Les Joyeux Lapins existent… à la Garenne. Les Gais Lurons ont leur siège rue Ramey, et le Luron-Club se réunit rue Vieille-du-Temple. Et il n’est pas de quartier, pas de faubourg qui n’ait sa société similaire. Ce sont, à Belleville, les Sans-Souci parisiens ; rue du Four, les Amateurs de la gaieté ; rue d’Hauteville, les Amis de Rabelais ; rue de Palestro, les Rabelaisiens ; boulevard Beaumarchais, les Boute-en-train ; boulevard Barbès, les Amis du plaisir ; faubourg Saint-Martin, les Amis de la joie ; rue Truffault, les Chevaliers de la gaieté ; à Asnières, les Camaros ; à Ivry, les Enfants de Bacchus ; à Saint-Denis, les Gais enfants de La Plaine, et combien d’autres ailleurs !
Ce que l’on chante en ces réunions joyeuses n’est sans doute plus la chanson familiale et badine des Sociétés lyriques de la précédente catégorie. La Muse courtisée ici est la Muse bonne fille dont parlait Théophile Gautier dans son Rapport sur la Poésie française depuis 1830, « la Muse qui permet la plaisanterie et laisse un peu chiffonner son fichu pourvu que la main soit légère… À un mot risqué elle répond par un brave éclat de rire qui montre ses dents blanches et ses gencives vermeilles, mais sa gaieté n’a rien de malsain et nos aïeux la faisaient patriarcalement asseoir sur leurs genoux ».
Mais je n’ai pas fini avec nos Sociétés chantantes de Paris dont je trace ici le tableau. Il y en a encore qui poussent plus loin que celles-ci les manifestations de leur gaieté et qui sont également fort nombreuses. Voici une quinzaine d’années, quelques négociants honorables, des industriels, des employés petits et grands, estimant qu’il était temps que le rire vint mettre sa note claire dans les cervelles, fondèrent la société des Becs-Salés. Ils donnèrent ainsi dans Paris le signal du réveil de la gaieté bruyante. Après les Becs-Salés, surgirent les Amis de la Gibelotte, puis les Beni-Bouffe dont les excursions aux environs firent époque. Bientôt apparurent les Mirlitons, les Gosiers-Secs.
Vers ce même temps, un industriel inventait ou perfectionnait ces instruments de carton qui, au Carnaval, remplissent de leurs sons nasillards les rues et les carrefours. Les Sociétés bachiques ne tardèrent pas à s’emparer de ces instruments pour former les plus étranges orchestres. La première Société dite des Bigotphones date de 1885. Un an plus tard, quelques typographes de la rue Vieille-du-Temple fondaient la Société des Typo-Cartophones. Le boulevard de Strasbourg, qui avait déjà une Fanfare Volapück, eut bientôt ses bigotphonistes. Montmartre créa sa Fanfare excentrique. Belleville adjoignit à ses Sociétés amicales les Bigotphonistes Rigolos. Le onzième arrondissement eut ses Zingophonistes ; le faubourg Saint-Denis, la rue Boulle, les rues Julien-Lacroix et Michel-Lecomte l’imitèrent, et d’autres encore, si bien que l’on ne compte actuellement pas moins de trente Sociétés bigotphoniques dans Paris et sa banlieue. Alfort a la Bamboche, Stains les Altérés, Pantin la Gaudriole, Saint-Ouen les Rigolos de Cayenne. Villemomble, Saint-Maur, Aubervilliers, Billancourt ont également suivi le branle. On ne sait trop où s’arrêtera cette bizarre expansion de la gaieté populaire qui se mêle partout aux rasades et aux chansons.
C’est presque de la folie. Mais faut-il s’en plaindre et prétendre que les Parisiens décadents reviennent à la royauté du Prince des fous ?
Après tout, ces Sociétés folles ne forment qu’un contingent très réduit si on le compare à celui de nos innombrables Associations musicales. Ce sont celles-ci qui nous donnent la vraie physionomie du Paris qui chante, du Paris lyrique, si profondément voué au culte et à l’esprit de la chanson.