Pathologie verbale ou lésions de certains mots dans le cours de l’usage/G

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Gagner. — Ce verbe, par son étymologie germanique, a le sens de paître, qu’il a conservé en termes de chasse, et dans gagnage qui veut dire pâturage. La langue d’oïl, du sens rural de paître, a passé à l’acception rurale aussi de labourer ; puis le profit fait par la culture s’est dans gagner généralisé à signifier toute sorte de profits, seul sens resté en usage. La même déviation de signification se voit dans le provençal gazanhar et l’italien guadagnare. Cette déviation mérite d’être notée à cause du fait parallèle que la langue latine présente : le latin pecunia, qui signifie argent monnayé, est originairement un terme rural, par pecus, mouton, bête de campagne. Le mot latin nous reporte à un temps très ancien où, dans la vieille Italie, les troupeaux faisaient la principale richesse. Gagner est d’une époque beaucoup moins reculée ; pourtant lui aussi représente un état de choses où la paissance tient un haut rang dans la fortune des hommes ; c’est que l’invasion germanique, à laquelle le mot gagner appartient, avait reproduit quelqu’une des conditions d’une société pastorale.

Galetas. — Quelle déchéance ! À l’origine, galetas est le nom d’une tour de Constantinople. Puis ce mot vient à signifier un appartement dans la maison des templiers, à la Cour des comptes, et une partie importante d’un grand château. La chute n’est pas encore complète ; mais, au quinzième siècle, le sens s’amoindrit ; et, au seizième, le galetas est devenu ce que nous le voyons. C’est bien la peine de venir des bords du Bosphore pour se dégrader si misérablement. N’est-ce pas ainsi que l’on voit des familles descendre peu à peu des hauts rangs et se perdre dans la misère et l’oubli de soi-même ?

Garce, garçon, gars. — Ces trois mots n’en font qu’un, proprement : gars est le nominatif, du bas latin garcio, avec l’accent sur gar ; garçon est le régime, de garciónem, avec l’accent sur o : garce est le féminin de gars. Dans l’ancienne langue, gars, garçon, signifie enfant mâle, jeune homme ; mais, de bonne heure, il s’y mêle un sens défavorable, et souvent ce vocable devient un terme d’injure, signifiant un mauvais drôle, un lâche. Cette acception fâcheuse n’a pas pénétré dans la langue moderne. Il n’en est pas de même de garce. Tandis que, dans l’ancienne langue, garce signifie une jeune fille, en dehors de tout sens mauvais, il est devenu dans la langue moderne un terme injurieux et grossier. Il semblerait que le mot n’a pu échapper à son destin : en passant dans l’usage moderne, garçon s’est purifié, mais garce s’est dégradé. Il vaut la peine de considérer d’où provient ce jeu de significations. Le sens propre de garçon, garce, est jeune homme, jeune femme. Comme les jeunes gens sont souvent employés en service, le moyen âge donna par occasion à garçon l’acception de serviteur d’un ordre inférieur, au-dessous des écuyers et des sergents. Une fois cette habitude introduite, on conçoit qu’une idée péjorative ait pris naissance à l’égard de ce mot, comme il est arrivé pour valet. De là le sens injurieux que l’ancienne langue, non la moderne, attribua à garçon. Ceci est clair ; mais comment garce est-il tombé si bas qu’il ne peut plus même être prononcé honnêtement ? Je ne veux voir là que quelque brutalité de langage qui malheureusement a pris pied, flétrissant ce qu’elle touchait ; brutalité qui se montre, à un pire degré encore, dans fille, dont il faut comparer l’article à celui de garce.

Garnement. — Garnement, anciennement garniment, vient de garnir. Comment un mot issu d’une telle origine a-t-il pu jamais arriver au sens de mauvais drôle, de vaurien ? Le sens original est ce qui garnit : vêtement, ornement, armure. Dans les hauts temps, il n’y en a pas d’autre. Mais, au quatorzième siècle (car ce grand néologisme d’acception ne nous appartient pas, il appartient à nos aïeux), l’usage transporte hardiment ce qui garnit à celui qui est garni ; et, avec l’épithète de méchant, de mauvais, il fait d’une mauvaise vêture un homme qui ne vaut pas mieux que son habillement. Il va même (car il ne dit jamais un bon garnement) jusqu’à supprimer l’épithète méchant, mauvais, sans changer le sens : un garnement. On doit regretter que, pour la singularité des contrastes, le sens de vêtement n’ait pas été conservé à côté de celui de mauvais sujet.

Garnison. — Garnison et garnement sont un même mot, avec des finales différentes et avec une signification primitive identique. Ils expriment tous les deux ce qui garnit : vêtements, armures, provisions. Longtemps ils n’ont eu l’un et l’autre que cette acception ; mais, dans le cours du parler toujours vivant et toujours mobile, on a vu ce qu’il est advenu de garnement, qui n’a gardé aucune trace du sens qui lui est inhérent. La transformation a été moins étrange pour garnison. Du sens de ce qui garnit, il n’y a pas très loin au sens d’une troupe qui défend, garnit une ville, une forteresse. Mais, quand on lit, par exemple, une phrase comme celle-ci : Le plus méchant garnement de la garnison, quel est celui qui, sans être averti, imaginera qu’il a là sous les yeux deux mots de même origine et de même acception première ?

Gauche. — L’ancienne langue ne connaît que senestre, en latin sinister. Puis au quinzième siècle apparaît un mot (gauche) signifiant qui n’est pas droit, qui est de travers. Au quinzième siècle, senestre commence à tomber en désuétude, et c’est gauche qui le remplace. Pourquoi ? peut-être parce que, le sentiment de l’usage attachant une infériorité à la main de ce côté, senestre n’y satisfait pas. Il y avait satisfait dans la latinité ; car sinister a aussi un sens péjoratif que nous avons conservé dans le vocable moderne sinistre. En cet état, l’usage se porta sur gauche, qui remplit la double condition de signifier opposé au côté droit et opposé à adresse. L’italien, mû par un même mobile, a dit la main gauche de deux façons : stanca, la main fatiguée, et manca, la main estropiée.

Geindre. — Geindre est la forme française régulière que doit prendre le latin gemere. Avec l’accent sur la première syllabe, gémere n’a pu fournir qu’un mot français où cette même première syllabe eût l’accent. Mais à côté, dès les anciens temps, existait gemir, qui provient d’une formation barbare, gemêre, au lieu de gémere. Ces deux verbes, l’usage moderne ne les a pas laissés synonymes. Suivant la tendance qu’il a de donner à la forme la plus archaïque un sens péjoratif, il a fait de geindre un terme du langage vulgaire où le gémissement est présenté comme quelque chose de ridicule ou de peu sérieux. Au contraire, gémir est le beau mot, celui qui exprime la peine morale et la profonde tristesse.

Gent, s. f. — Il est regrettable, je dirais presque douloureux, que des mots excellents et honorables subissent une dégradation qui leur inflige une signification ou basse ou moqueuse et qui les relègue hors du beau style. Gent en est un exemple. Encore au commencement du dix-septième siècle, il était d’un usage relevé, et Malherbe disait la gent qui porte turban ; le cardinal du Perron, une gent invincible aux combats ; et Segrais, cette gent farouche. Aujourd’hui cela ne serait pas reçu : on rirait si quelque chose de pareil se rencontrait dans un vers moderne de poésie soutenue ; car gent ne se dit plus qu’en un sens de dénigrement ou qu’en un sens comique. À quoi tiennent ces injustices de l’usage ? à ce que gent, tombant peu à peu en désuétude, est devenu archaïque. Sous ce prétexte, on l’a dépouillé de la noblesse, et on en a fait un roturier ou un vilain.

Gourmander. — Gourmander, verbe neutre, signifie manger en gourmand, et ne présente aucune difficulté ; c’est un dérivé naturel de l’adjectif. Mais gourmander, verbe actif, signifie réprimander avec dureté ou vivacité ; comment cela, et quelle relation subtile l’usage a-t-il saisie entre les deux significations ? Malheureusement, gourmand ne paraît pas un mot très ancien, du moins le premier exemple connu est du quatorzième siècle ; de plus, l’origine en est ignorée ; ces deux circonstances ôtent à la déduction des sens son meilleur appui. Pourtant une lueur est fournie par E. Deschamps, écrivain qui appartient aux quatorzième et quinzième siècles. Il parle d’une souffrance qui vient chaque jour vers la nuit Pour son corps nuire et gourmander. Gourmander signifie ici léser, attaquer. Faut-il penser que de l’idée de gourmand attaquant les mets, on a passé à l’idée de l’effet de cette attaque, et qu’on a fait de la sorte gourmander synonyme, jusqu’à un certain point, de nuire et d’attaquer ? Cela est bien subtil et bien fragile ; mais je n’ai rien de mieux. Gourmander est un problème que je livre aux curieux de la dérivation des significations ; c’est une partie de la lexicographie qui a son intérêt.

Greffe (le) et Greffe (la). — Parmi les personnes étrangères aux études étymologiques, nul ne pensera que le greffe d’un tribunal et la greffe des jardiniers soient un seul et même mot. Rien pourtant n’est mieux assuré. Les deux proviennent du latin graphium, poinçon à écrire ; on sait que les anciens écrivaient avec un poinçon sur des tablettes enduites de cire. De poinçon à écrire, on tire le sens de lieu où l’on écrit, où l’on conserve ce qui est écrit. Voilà pour greffe du tribunal. Mais c’est aussi d’un poinçon que l’on se sert pour pratiquer certaines entes ; de là on tire l’action de placer une ente et le nom de l’ente elle-même. Voilà pour la greffe des jardiniers. Heureusement l’usage a mis, par le genre, une différence entre les deux emplois.

Grief, griève. — Grief nous offre une déformation de prononciation ; il représente le grav du latin grav-is, qui est monosyllabique ; et pourtant il est devenu chez nous disyllabique. C’est une faute contre la dérivation étymologique, laquelle ne permet pas de dédoubler un a de manière à en faire deux sons distincts. Cela a été causé par une particularité de la très ancienne orthographe. Dans les hauts temps, ce mot s’écrivait gref ou grief, mais était, sous la seconde forme, monosyllabique comme sous la première. Comment prononçait-on grief monosyllabe ? nous n’en savons rien. Toujours est-il que, dans les bas temps, l’orthographe grief ayant prévalu, il fut impossible de l’articuler facilement en une seule émission de voix. De là est né le péché fâcheux contre l’équivalence des voyelles en gravis dans le passage du latin au français.

Griffonner. — Ce verbe est un néologisme du dix-septième siècle. On a bien dans le seizième un verbe griffonner ou griffonnier, mais c’est un terme savant qui se rapporte au griffon, animal fabuleux, qu’on disait percer la terre pour en tirer l’or : griffonnier l’or, lit-on dans Cholières. Pourtant l’origine de notre griffonner remonte au seizième siècle et est due à un joli néologisme de Marot. Il nomme griffon un scribe occupé dans un bureau à barbouiller du papier. Griffon en ce sens n’a pas duré, et nous l’avons remplacé par griffonneur. Comment Marot a-t-il imaginé la dénomination plaisante que je viens de rapporter ? Sans doute il n’a vu dans le barbouillage du scribe qu’une opération de griffes ; et dès lors le griffon, armé et pourvu de griffes, lui a fourni l’image qu’il cherchait.

Grivois. — Un grivois, une grivoise, est une personne d’un caractère libre, entreprenant, alerte à toute chose ; mais bien déçu serait celui qui en chercherait directement l’étymologie. Le sens immédiatement précédent, qui d’ailleurs n’est plus aucunement usité, est celui de soldat en général ; le soldat se prêtant par son allure déterminée à fournir l’idée, le type de ce que nous entendons aujourd’hui par grivois. Est-ce tout ? pas encore, et la filière n’est point à son terme. Avant d’être un soldat en général, le grivois fut un soldat de certaines troupes étrangères. Encore un pas et nous touchons à l’origine de notre locution. Le grivois des troupes étrangères était ainsi nommé parce qu’il usait beaucoup d’une grivoise, sorte de tabatière propre à râper le tabac. Grivoise est l’altération d’un mot suisse rabeisen, râpe à tabac (proprement fer à râper). Quel long chemin nous avons fait et quelle bizarrerie, certainement originale et curieuse, a tiré d’une espèce de râpe un mot vif et alerte, qu’il n’est pas déplaisant de posséder !

Groin. — La prononciation offre ici le même cas pathologique que pour grief ; elle représente par deux syllabes une syllabe unique du latin. En effet groin vient de grun-nire, qui a donné grogn-er, où grogn est monosyllabique comme cela doit être. La vieille langue n’avait pas, bien entendu, cette faute ; elle était trop près de l’origine pour se méprendre. Mais ici, comme dans grief, l’r a fait sentir son influence ; la difficulté d’énoncer monosyllabiquement ce mot a triomphé des lois étymologiques, et le grun latin est devenu le disyllabe groin. Je regrette, en ceci du moins, que le spiritisme n’ait aucune réalité, car j’aurais évoqué un Français du douzième siècle, et l’aurais prié d’articuler groin près de mon oreille. Faute de cela, la prononciation monosyllabique de groin reste, pour moi du moins, un problème.

Guérir. — Ce mot vient d’un verbe allemand qui signifie garantir, protéger. Et en effet l’ancienne langue ne lui connaît pas d’autre acception. Au douzième siècle, guérir ne signifie que cela ; mais au treizième siècle la signification de délivrer d’une maladie, d’une blessure, s’introduit, et fait si bien qu’elle ne laisse plus aucune place à celle qui avait les droits d’origine. Que faut-il penser de ce néologisme, fort ancien puisqu’il remonte jusqu’au treizième siècle ? En général, un néologisme qui n’apporte pas un mot nouveau, mais qui change la signification d’un mot reçu n’est pas à recommander. La langue avait saner du latin sanare ; saner suffisait ; il a péri, laissant pourtant des parents, tels que sain, santé qui le regrettent. D’ailleurs, la large signification du guérir primitif s’est partagée entre les verbes garantir, protéger, défendre, qui ne la représentent pas complètement. Le treizième siècle aurait donc mieux fait de s’abstenir de toucher au vieux mot ; mais de quoi l’usage s’abstient-il, une fois qu’une circonstance quelconque l’a mis sur une pente de changement ?