Pathologie verbale ou lésions de certains mots dans le cours de l’usage/V

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Valet. — Ce mot avec sa signification actuelle est tombé de haut ; et sa dégradation est un cas de ma pathologie. De plus, il est affecté d’une irrégularité de prononciation ; il devrait se prononcer vâlet, vu l’étymologie ; prononciation qui subsiste, en effet, dans quelques localités. Écrit jadis vaslet ou varlet, il signifiait uniquement jeune garçon ; en raison de son origine (il est un diminutif de vassal), il prenait parfois le sens de jeune guerrier. Dans tout le moyen âge il garde sa signification relevée, et un valet peut très bien être fils de roi. Mais à côté ne tarde pas à se montrer une acception à laquelle le sens de jeune garçon se prêtait facilement, celle de serviteur, d’homme attaché au service. Dès le douzième siècle on en a des exemples. Dans la langue moderne, l’usage, à tort, s’est montré exclusif ; l’ancienne signification s’est perdue, sauf dans quelques patois fidèles à la vieille tradition et l’on ne serait plus compris, si l’on donnait à valet le sens de jeune garçon. Toutefois, sous la forme de varlet, le mot a continué de garder une signification d’honneur ; mais il ne s’applique plus qu’aux personnages du moyen âge. L’r dans varlet est, comme dans hurler (de ululare), un accident inorganique, mais il n’est pas mal de faire servir des accidents à des distinctions qui ne sont ni sans grâce ni sans utilité.

Viande. — La viande est pour nous la chair des animaux qu’on mange ; mais, en termes de chasseur, viander se dit d’un cerf qui va pâturer ; certes, le cerf pacifique ne va pas chercher une proie sanglante. Donc, dans viande, l’accident pathologique porte sur la violence faite à la signification naturelle et primitive. Dans la première moitié du dix-septième siècle, ce mot avait encore la plénitude de son acception, et signifiait tout ce qui sert comme aliment à entretenir la vie. En effet, il vient du latin vivendus, et ne peut, d’origine, avoir un sens restreint. Voyez ici combien, en certains cas, la destruction marche vite. En moins de cent cinquante ans, viande a perdu tout ce qui lui était propre. On ne serait plus compris à dire comme Malherbe, que la terre produit une diversité de viandes qui se succèdent selon les saisons, ou, comme Mme de Sévigné, en appellant viandes une salade de concombres et des cerneaux. Pour l’usage moderne, viande n’est plus que la chair des animaux de boucherie, ou de basse-cour, ou de chasse, que l’on sert sur les tables. Nous n’aurions certes pas l’approbation de nos aïeux, s’ils voyaient ce qu’on a fait de mots excellents, pleins d’acceptions étendues et fidèles à l’idée fondamentale. Vraiment, les barbares ne sont pas toujours ceux qu’on pense.

Vilain. — La pathologie ici est une dégradation. Il y a dans la latinité un joli mot : c’est villa, qui a donné ville, mais qui signifie proprement maison de campagne. De villa, le bas latin forma villanus, habitant d’une villa ou exploitation rurale. Ainsi introduit, vilain prit naturellement le sens d’homme des champs ; et, comme l’homme des champs était serf dans la période féodale, vilain s’opposa à gentilhomme et fut un synonyme de roturier. Mais, une fois engagé dans la voie des acceptions défavorables, vilain ne s’arrêta pas à ce premier degré, et il fut employé comme équivalent de déshonnête, de fâcheux, de sale, de méchant ; c’était une extension du sens de non noble. Puis il se spécialisa davantage, et de déshonnête en général devint un avare, un ladre en particulier. Enfin, des emplois moraux qu’il avait eus jusque-là, il passa à un emploi physique, celui de laid, de déplaisant à la vue. C’est ordinairement le contraire qui arrive : un sens concret devient abstrait, mais rien en cela n’est obligatoire pour les langues ; et elles savent fort bien que ces inversions ne dépassent pas leur puissance.

Voler. — Le mal qui afflige voler est celui de la confusion des vocables et de l’homonymie malencontreuse. Ce mot, au sens de dérober furtivement, est récent dans la langue ; je n’en connais d’exemple que de la fin du seizième siècle. Auparavant, on disait embler, issu du latin involare, qui a le même sens. Par malheur, voler, l’intrus, a chassé complètement l’ancien maître de la maison. Embler, qui a été en usage durant le seizième siècle et dont Saint-Simon (il est vrai qu’il ne craint pas les archaïsmes) se sert encore, a aujourd’hui tout à fait disparu de l’usage. Ce qui a fait la fortune de voler, c’est son identité avec un mot très courant, voler, se soutenir par des ailes. Une fois que, grâce à quelque connexion assez saugrenue, l’usage eut rattaché l’action du faucon dressé qui vole (c’est le mot technique) une perdrix et l’action du coquin qui s’empare de ce qui ne lui appartient pas, voler, c’est-à-dire dérober, étant protégé par voler, c’est-à-dire se mouvoir en lair, n’eut plus aucun effort à faire pour occuper le terrain d’embler. Mais admirez la sottise de l’usage, qui délaisse un terme excellent pour confondre le plus maladroitement ce qui était le plus justement distinct. Voler avec son sens nouveau est un gros péché contre la clarté et l’élégance. C’est le seizième siècle qui est coupable de ce fâcheux néologisme.