Paul Hervieu (René Doumic)

La bibliothèque libre.
Paul Hervieu (René Doumic)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 437-456).
PAUL HERVIEU

La mort de Paul Hervieu est une grande perte pour les lettres françaises. Il s’y était fait une large place au premier rang. Tour à tour romancier et écrivain de théâtre, il n’avait délaissé le roman qu’après l’avoir enrichi de quelques-unes de ses œuvres les plus originales et les plus fortes, et abordé le théâtre que pour y donner des pièces toujours intéressantes, curieuses, hardies, dont l’une au moins est devenue classique. Incontestablement c’était un maître. Les émotions de ces quinze mois tragiques ont-elles été en partie cause de la mort foudroyante qui l’a enlevé avant que la vieillesse fût venue ? Qui pourrait le nier ? Lui aussi, la guerre, frappant tout près de lui, l’avait atteint dans ses affections de famille : elle avait ajouté à l’angoisse commune la tristesse intime d’un deuil privé. Et elle avait été un cruel démenti à ses convictions les plus chères, l’écroulement de ses espérances ou de ses illusions. Attachant à la vie humaine un prix inestimable, passionné pour la liberté de l’individu, dévoué au culte du droit, il détestait la guerre. Il voulait croire que l’ère des grandes tueries était close et qu’il ne se trouverait pas un être au monde pour déchaîner sur l’humanité le cataclysme inouï que serait, dans l’état des armemens modernes, un conflit européen : la réponse des faits devait être cette guerre de massacre et de destruction, qui dépasse en horreur les pires souvenirs de l’histoire ! Il en a été humilié dans sa conscience d’homme, en même temps qu’il en était crucifié dans son cœur de Français. En présence de la crise terrible que traversait son pays, il a supporté impatiemment ce supplice de l’impuissance dont nous souffrons tous, nous qui sommes en dehors de l’action. Or, il était de ceux chez qui tout ce qui fait blessure prend une particulière acuité. Une sensibilité excessive, un esprit trop pénétrant, lui avaient fait une âme naturellement douloureuse.

On en avait l’impression, rien qu’à le voir et à l’entendre, et sans qu’il fût besoin d’avoir pénétré dans son intimité, qu’au surplus il protégeait d’une discrétion attentive et d’une réserve jalouse. Je ne songe pas à faire son portrait qui est trop connu, mais seulement à montrer combien l’homme était ressemblant à son œuvre. Tout en lui était élégance et distinction, et disait l’homme du monde plutôt que l’ouvrier de lettres ; ses manières étaient d’une correction parfaite, d’une politesse surveillée et raffinée. Sa courtoisie était proverbiale : nul ne poussa plus loin la probité du commerce, la sûreté des relations, la fidélité en amitié. Si mince que fût le service reçu, il ne l’oubliait plus et mettait sa coquetterie à le rendre avec usure. Son apparente froideur n’était que pour écarter les démonstrations importunes dont il avait horreur, comme de tout ce qui dépassait la mesure et qui sonnait faux. Il poussait jusqu’à une sorte d’inquiétude maladive cette recherche du vrai par-delà tous les faux-semblans. Ce qui frappait dans sa physionomie tourmentée, c’était, sous la haute arcade des sourcils très marqués, le regard clair, pénétrant, insistant, de ces yeux d’un bleu pâle, d’un bleu d’acier, qui se posaient sur les choses et sur les gens, avec un air de vouloir leur arracher leur secret. Sa conversation, du tour le plus spirituel et de la plus charmante urbanité, se relevait d’une pointe d’ironie. Il parlait peu, d’une voix lente et voilée, avec l’évident souci de ne jamais heurter une convenance, et la crainte toujours en éveil de froisser ou de chagriner l’interlocuteur. Mais souvent un mot incisif, une remarque aiguisée en épigramme, une boutade façonnée en manière d’aphorisme trahissait chez lui le foncier désenchantement.

Non certes qu’il eût à se plaindre de la vie, et il ne s’en plaignait pas. Né dans une famille de bourgeoisie aisée, et n’ayant jamais eu à compter avec les nécessités matérielles, il avait pu n’écouter que ses goûts dans le choix d’une carrière. Il avait tâté d’abord de la diplomatie. Une nomination qui l’envoyait dans l’Amérique du Sud acheva de le renseigner sur sa véritable vocation. Désormais il appartint uniquement aux lettres. Le succès lui vint très vite : j’entends par-là d’abord cette complète réussite artistique, récompense et joie suprêmes de l’écrivain en possession de faire exactement l’œuvre qu’il a voulu et qu’il devait faire. Pendant vingt-cinq ans, il a été l’un des auteurs les plus aimés du public : on ne le sait nulle part mieux qu’ici, où il a donné quelques-uns de ses plus beaux livres et où il comptait de fervens admirateurs, à commencer par Ferdinand Brunetière qui ne cessa de l’encourager et de le soutenir et qui prit plus d’une fois la plume pour témoigner publiquement de la haute estime où il le tenait. Le théâtre, où l’on peut dire qu’il n’a pas connu d’échecs, lui a valu des soirées triomphales. Le monde lui faisait fête. Il jouissait parmi ses confrères d’une autorité due avant tout au prestige de son talent, mais aussi à ses qualités de droiture et de scrupuleuse équité. Elles avaient fait de lui l’arbitre, auquel on avait recours dans les cas difficiles. Son renom était grand hors de France. L’année qui a précédé la guerre, au cours d’un voyage en Espagne, il avait été accueilli comme un représentant quasiment officiel de la littérature française. Les honneurs les plus recherchés lui étaient échus, sans jamais excéder son mérite. Telle fut sa destinée constamment heureuse.

Mais il appartenait à une génération qui portait en elle le germe de la tristesse. A l’âge où se forme la sensibilité, elle avait été mise à la plus cruelle épreuve, celle dont l’empreinte ne s’efface plus. Témoin de nos désastres et des horreurs de la Commune, elle devait rester courbée sous ce souvenir. Son élan s’était brisé avant la course, ses facultés d’enthousiasme s’étaient taries à la source même. Elle s’interdisait le rêve, elle se défiait de l’idéal : confinée dans la réalité, elle ne l’envisageait que sous ses aspects les plus sombres. Rendue craintive par une expérience précoce, plutôt que de se répandre au dehors, elle préférait se replier sur elle-même. Par pudeur de la plaie intime et toujours saignante, elle s’abritait derrière l’ironie. Son entrée dans la littérature fut marquée par une recrudescence de pessimisme. Ce n’était pas la mélancolie déclamatoire et lyrique de 1830, mais plutôt un dur réalisme, une sécheresse d’âme désabusée, qui se traduisait par le refus d’être dupe, par le parti pris de pousser les choses au noir pour mieux se garder d’être déçu par elles. Paul Hervieu est éminemment représentatif de cette génération de 1880 sur laquelle pesa l’oppression de ce que nous avons si longtemps appelé « la guerre. »

Tout se tient. Au lycée Condorcet, où il avait fait ses études, Paul Hervieu avait eu pour professeur de rhétorique un excellent humaniste, ce même Maxime Gaucher qui devait encore, quelques années plus tard, enseigner les bonnes lettres à Henri Lavedan. Mais le temps n’était plus de la ferveur pour le dix-septième siècle. On répétait le mot de Michelet : « Le grand siècle… c’est le dix-huitième que je veux dire. » C’est là que Paul Hervieu est allé chercher son Credo philosophique et la patrie de son imagination. Si sévères que fussent ses habitudes d’impersonnalité, j’ai toujours cru qu’il avait mis beaucoup de lui-même dans un personnage de l’Énigme, le marquis de Neste, à lui prête son aversion pour toute violence, son horreur pour l’effusion du sang ; et il lui attribue une aimable grand’mère qui « fréquenta jusqu’à l’excès Crébillon le fils et Rousseau, d’Alembert et le jeune chevalier de Parny. » A un autre de ses personnages il fait dire : « Je lis en vous de la même façon que dans ces petits contes entortillés du dix-huitième siècle où la sensation était tout, tandis que le sentiment n’était rien. » Il avait beaucoup lu, lui aussi, ces petits contes entortillés, les galans et les autres. Et combien de fois, à travers les réflexions moroses que lui inspire le spectacle du manège mondain, n’ai-je pas songé à certaine Lettre où Mme Du Deffand décrit sa solitude ennuyée au milieu des caquetages de son salon ? Avec l’esprit qu’il avait, et il en avait beaucoup, du plus naturel et du plus recherché, Paul Hervieu aurait tenu sa place dans les brillantes compagnies de l’autre siècle, de l’autre fin de siècle ; il y aurait montré moins la désinvolture d’un Rivarol, que l’âpreté d’un Chamfort ; et il eût respiré avec délices cette atmosphère de vie élégante et d’incrédulité railleuse, de morale « sans hypocrisie » et d’art précieux.


A l’époque où il fit ses débuts d’écrivain, la littérature, dégoûtée du naturalisme, s’en dégageait et toutefois continuait d’en subir l’influence. Maupassant venait de se révéler ; Anatole France donnait Sylvestre Bonnard et Loti le Mariage de Loti, Henry Becque passait chef d’école ; Jules Lemaître faisait le tour des Contemporains, et Paul Bourget dans ses Essais de psychologie analysait par avance les « états d’âme » de la nouvelle génération. En 1882, Paul Hervieu avait vingt-cinq ans. Ce n’est plus l’âge des vers ingénus et de la poésie matinale ; peut-être n’est-ce pas encore celui où l’on est en posture d’être revenu de tout. Entre tant de fameux personnages, celui que l’auteur de Diogène le chien choisit comme héros de son premier livre, c’est ce mauvais plaisant qui fit profession de jeter le défi à tous les usages, à toutes les croyances, à toutes les convenances. Diogène a été riche, il a dissipé sa fortune, et, ruiné, s’est fait misanthrope ainsi que Timon d’Athènes. Laborieusement, il se livre à toute sorte d’excentricités, n’ayant souci des mœurs et du texte des lois que pour les braver. « Cela, remarque son biographe, ne devait le mener à aucune position sérieuse. » A Corinthe, il va chez Laïs ; on sait que nos modernes hellénisans font plus d’emprunts au Dialogue des courtisanes qu’au Banquet : à un peu de Platon ils mêlent beaucoup de Lucien. L’épisode de la rencontre avec Alexandre est traité, comme il sied, à l’honneur du Cynique et à la honte du monarque. A la mort du philosophe, ses disciples se disputèrent son cadavre : « ils en vinrent aux mains pour se mettre d’accord. » On connaît ce procédé de style qui réunit dans une même phrase deux idées antinomiques. L’auteur fait-il d’ailleurs à Diogène un mérite ou un crime de son cynisme, et le trouve-t-il plus audacieux ou plus sot ? on serait bien empêché d’en décider, car c’est le fin du fin de l’ironie, qu’on ne puisse démêler avec exactitude où elle commence, où elle finit.

C’est la même raillerie froide que le chroniqueur de la Bêtise parisienne promène à travers les formules de la vie politique, les rites de la badauderie et la singularité d’usages curieux, c’est-à-dire baroques. Depuis Montaigne, la philosophie qui tient notre raison en petite estime s’est plu à mettre en parallèle sauvages et civilisés, et pour préférer les sauvages : l’Esquimau nous conte l’odyssée lamentable d’un malheureux transporté du pôle au Jardin d’Acclimatation pour y agoniser. Un autre thème consiste à étudier la psychologie des fous, en vue d’y constater l’application de quelques-unes des qualités dont se montrent le plus fières les personnes sensées. Dans les Yeux verts et les Yeux bleus, l’assassin est un passionné de logique : il exécute avec une rigoureuse suite dans les idées le crime que lui a suggéré un mystificateur, oublieux de cette vérité qu’on ne badine pas avec la folie. Dans l’Inconnu, un cas de folie lucide se complique d’une histoire de séquestration. Vous reconnaissez cette littérature de la peur, où excellent les conteurs anglais et américains. L’ironie encore en est la maîtresse, mais sous la forme particulière qu’on appelle humour.

Je n’insisterais pas sur ces œuvres de début, où pourtant s’ébauche le portrait de l’écrivain, s’il n’y fallait signaler tout particulièrement les Nouvelles de l’Alpe homicide. Une idée y circule : la méchanceté de la nature. La montagne, dont on retrouve à tous les coins de l’horizon l’énorme et obsédante image, semble quelque monstre accroupi, guettant la proie qui d’elle-même va s’offrir à sa voracité. Ainsi la considéraient encore les gens du dix-huitième siècle. Cette immensité glacée, en telle disproportion avec la taille de l’homme qu’elle écrase, hérissée de pentes abruptes, semée de gouffres affreux, secouée par l’orage et par l’avalanche, n’inspirait alors que l’effroi : nul ne se serait avisé qu’on pût s’y aventurer par plaisir. Telle est bien l’impression que donne la première de ces nouvelles, où la tendre Annie Martindale aperçoit pour la dernière fois, pareil à une fourmi grimpant le long d’un colosse de neige, le mari très aimé dont une soudaine tourmente va faire un cadavre. Et comment oublier ce Secret du glacier inférieur, le glacier qui marche et qui rend sa victime ? Le drame humain s’y complète d’une sorte de fantastique naturel. La malice du sort, l’injustice des hommes, l’impassibilité des choses, tout est réuni dans ces pages, chef-d’œuvre d’art ramassé, de récit vigoureux et sobre, que Mérimée aurait pu signer.


C’est maintenant que Paul Hervieu va dégager toute son originalité et résolument aborder le domaine où il s’installera en maître : l’étude de la vie mondaine. Jusqu’alors, il avait développé des thèmes d’emprunt et peint de chic : maintenant il va peindre d’après le modèle vivant. Ce qui l’attirait vers ce genre d’études, on le devinerait sans peine ; mais il s’en est expliqué tout au long par la bouche de Guy Marfaux, le peintre mondain de Peints par eux-mêmes. C’est d’abord que la vie mondaine, étant exactement le contraire de la vie suivant la nature, présente, à chaque époque, le dernier état auquel l’humanité est parvenue dans cette marche progressive qui l’écarte sans cesse de ses origines. Elle est un produit de l’art et par-là elle intéresse un artiste. Et tout son art et tous ses artifices profitent à qui ? à la femme, dont elle crée un type de plus en plus compliqué, plus séduisant, plus capiteux, parlant plus féminin. Quant à ceux qui pensent que la littérature mondaine doit être nécessairement fade, convenue et dénuée de vérité, ils ignorent ce qui en fait l’objet même. Dans un salon, tout le monde est en représentation ; chacun joue un rôle : c’est pour cela même que la comédie y fleurit comme sur une terre d’élection et constitue le principal divertissement pour soirées d’hiver ou journées d’été. Il y a dans Flirt des tableaux vivans ; dans Peints par eux-mêmes un drame historique, auquel l’historique demeure de Pontarmé sert de cadre à souhait ; dans l’Armature une pastorale est tout à fait à sa place au raout d’un financier. Mais que valent ces médiocres comédies auprès de celle qui, dans ces mêmes salons, se joue au vrai et avec un art supérieur, et qui est par excellence la comédie mondaine ? Comédie parfois simplement comique, mais qui si souvent tourne au drame ! « Les deux actrices, fidèles à leur rôle de bonne compagnie, devaient conserver la voix douce, ne rien dire de ce qu’elles auraient eu à se dire et ravaler avec un sourire toutes les baves dont leur langue se chargeait pour être naturellement crachées à la face adverse. » Or, ce que le romancier a pour tâche de nous faire apercevoir, c’est ce qui se cache sous ce vernis, sous ces mines étudiées et CAS mots apprêtés. Il dévoile, sous la vie qui apparaît, celle qui se dissimule, — amours défendues, haines inavouables, regards dérobés, furtifs serremens de mains, lettres compromettantes, rencontres, rendez-vous, liaisons, trahisons et vengeances, — « l’autre vie, celle qui est invisible comme la pensée et qui est quelque chose de plus que d’être simplement vraie, puisqu’elle est en cette quintessence de vérité : le secret. » Quelle recherche plus irritante ? Quelle chasse plus passionnante ? Et c’est celle pour laquelle part chaque matin le romancier mondain.

Ici, pour qui veut réussir, il ne suffit ni d’être un annaliste fidèle, ni même un moraliste pénétrant et un psychologue délié. Une autre condition est essentielle. Le tort de beaucoup de gens qui parlent du monde, c’est de n’en parler que par ouï-dire. Le rapport qu’ils en font n’est ni flatté, ni enlaidi, ni même mensonger : il est à côté, il ne s’applique pas. Négligeons les simples bohèmes, comme Cyprien Marfaud, qui n’ont vu les gens du monde que de la loge où on leur tire le cordon : ils font le roman mondain chez la portière. Mais de très grands écrivains se sont fourvoyés dans la description de cette vie très spéciale, pour ne l’avoir observée que du dehors. Le monde ne se livre qu’à ceux qui sont du monde. Paul Hervieu en était. Il en avait, par une fréquentation assidue, gagné la familiarité. Il s’en était assimilé les manières d’être, les états de sensibilité, les mobiles déterminans. Il avait acquis le tact subtil de ces âmes falotes. Il se retrouvait parmi le dédale de leurs complications. Il possédait le chiffre de leur langage convenu. Il était homme à ne commettre ni une erreur d’interprétation, ni une faute de goût.

Quel était d’ailleurs exactement ce monde qu’il connaissait si bien ? On dit « le monde, » mais il y a plusieurs sortes de monde. Celui que décrit Paul Hervieu n’est pas l’aristocratie fière de ses noms anciens et de ses vieilles traditions, non plus que la haute bourgeoisie, riche, cossue, de fortunes solides et de réputations intactes, et il va sans dire que ce n’est pas le demi-monde. Pour apprécier au juste cette variété, consultons une liste d’invités. C’est pour les tableaux vivans chez les Balbenthal. « On était déjà sûr d’avoir les Eliasaph, de Dammarie-les-Lys ; les Saint-Thibault ; les Saint-Mesme ; les Weilchenfeld, de Chevry-en-Sereine ; les Kerzenschein, de la Chapelle-la-Reine ; les Villévèque, le général et la générale de Montparnoy avec tous leurs enfans, brus et gendres ; les Oberblaeser, de Grande-Paroisse ; beaucoup d’officiers du 32e chasseurs et de l’Ecole d’artillerie ; la marquise de Nauregard ; le comte, le vicomte et le baron Bourgeois ; les Amramsohn de Croix-en-Brie, etc. Mme Hobbinson avait promis de venir avec sa fille, de Paris. » Cela fait une société non pas mêlée, mais quand même assez disparate. On y accède à la faveur d’un coup de Bourse heureux, on en est exclu pour une spéculation qui tourne mal ou pour quelque histoire fâcheuse. Monde en perpétuel mouvement, sans cesse en voie de se faire et de se défaire, dont le personnel changeant et sujet à de soudaines éclipses, élégant, brillant, sans morgue et sans pruderie, est d’ailleurs plus amusant que beaucoup de sociétés plus fermées.

La loi de ce monde, au dire du plus averti des témoins, le soleil autour duquel il gravite, l’étoile vers laquelle il se tourne, l’âme qui le meut, le bien, l’unique bien dont il poursuit éperdument la possession, c’est l’amour. Comment en serait-il autrement ? Ce ne sont ici que désœuvrés en quête d’une distraction à leur ennui. Entre ces hommes attentifs à se rendre agréables, et ces femmes armées de tout ce qui peut les faire désirer, l’amour jaillit comme une électricité naturelle. « Il ne s’agit que de lui dans les propos que tiennent les uns et dans les mines que prennent les autres. On en parie, on le parle, et peut-être le fait-on plus encore que je ne saurais l’assurer. » Ce terme d’amour désigne, dans la langue commune, les commerces les plus différens, et parfois on l’applique à un sentiment si complexe que les psychologues aidés des physiologistes épuisent vainement toute leur science à le définir. Ce n’est pas ici le cas ; pour restituer son vrai nom à l’amour dont il s’agit, et de qui seul il s’agit, il faudrait l’appeler : le goût du plaisir. Nous sommes dans le royaume de la sensualité. Aucun scrupule d’aucune sorte. Une religion tout extérieure et de convenance, réduite à des pratiques qui font, elles aussi, partie de la vie mondaine. Une complète amoralité. La tolérance de l’opinion qui ne recule que devant le scandale. La contrainte sociale a tout juste pour effet de rendre plus précieux le triomphe de l’instinct. L’art s’ajoute à la nature. Et les vestiges d’un long atavisme chrétien, accumulé au fond des âmes, ne servent qu’à aviver ce plaisir de l’amour, en faisant de lui un péché.

Flirt, — Peints par eux-mêmes, — l’Armature sont comme un triptyque des mœurs mondaines. Le premier de ces romans ne nous mène qu’au seuil de l’île enchantée. Il commence avec les premières rencontres, presque innocentes et à peine nuancées de coquetterie, entre la petite Mme Mésigny et M. des Frasses ; il se termine sur l’imposante cérémonie d’un mariage chrétien, auquel les futurs amans empruntent un peu de son mysticisme pour en solenniser leur engagement illicite. Autour de ce sujet principal courent des intrigues secondaires et annexes. Des couples s’entre-croisent comme dans l’Embarquement pour Cythère. Ils ne se distinguent que par l’âge des figurans, et la galère merveilleuse pourrait porter à son pavillon les vers de Voltaire : « Qui que tu sois, voici ton maître. Il l’est, le fut, ou le doit être. » Si l’idylle d’Agnès et de Roland est celle de deux jouvenceaux, l’amiral de Kerguel et Mme Hobbinson représentent le côté des parens et même des grands-parens. Le type le plus curieux est celui de Mme de Prébois, cette maîtresse de maison qui, ayant passé l’âge des amours, trouve un plaisir nostalgique à faire de sa maison un lieu de rendez-vous où, sous prétexte de donner à causer, elle donne à aimer. Elle invite toujours ensemble les gens entre qui elle soupçonne ou ménage un flirt. « Si elle avait pu ne satisfaire que ses préférences, elle n’aurait jamais réuni que des êtres jeunes, clandestinement épris de sentimens illégaux les uns pour les autres. Rien ne l’émoustillait comme de supposer une humeur galante dans les sangs qui circulaient invisiblement autour d’elle. » Elle est l’entremetteuse discrète dont l’hospitalité convient à cette société facile.

Nous n’avons encore vu que le décor, la surface attrayante de la vie mondaine : on nous en a laissé à peine entrevoir les terribles dessous. Peints par eux-mêmes nous met en face des pires réalités. On a comparé ce roman par lettres aux Liaisons dangereuses et fait la remarque qu’il en est inspiré. Ce n’est pas assez dire. Le roman de Laclos est de ceux qu’il y a lieu de refaire tous les cent ans ; Paul Hervieu a voulu le refaire : c’est son mérite d’y avoir pleinement réussi. Pour la clairvoyance du coup d’œil, la profondeur de l’analyse et l’impitoyable netteté de l’exécution, il vaut son modèle. Les personnages ressemblent beaucoup à ceux de Flirt, tous les gens d’un même monde ayant entre eux un air de famille ; mais ils sont peints cette fois avec une âpreté qui accuse les traits, avec une hardiesse qui rejette tous les voiles. Le type même de Mme de Prébois se retrouve dans celui de la marquise douairière de Nécringel, la vieille zélatrice de l’amour, qui en expose la théorie et en déduit les principes. Cette ancienne « honneste dame, » devenue une savante matrone, spécifie trois conditions que doit réunir une chute parfaitement ordonnée. « Munie de ces trois raisons, parmi lesquelles une essence d’expiation se mêle à la faute pour la-purifier, la femme me paraît ne pas pouvoir faire autrement que de se donner ni même pouvoir rien faire de mieux, de meilleur, de plus noblement humble, de plus modestement grand ; j’allais ajouter : rien de plus chrétien. » Ce sont les commandemens de l’adultère. On sait assez que les dogmes ne meurent pas : ils se transforment. Une société sans religion glisse à la religion de l’amour. Les lettres de cette vieille Necringel en contiennent le Credo. Confidences échangées, consultations sollicitées et octroyées composent nécessairement la substance d’un roman par lettres, et je ne sais si l’impudeur naïve de certains conseils ne nous renseigne pas mieux encore que les actes sur la vilenie de ceux qui les donnent ou les reçoivent. La composition consiste, cette fois encore, en intrigues juxtaposées. Mais, tandis que dans Flirt les âges différaient, ce sont ici les tempéramens. Françoise de Trémeur est l’énergumène de l’amour ; Anna de Courlandon est la curieuse, en quête de la révélation désirée et toujours attendue ; Vanoche, Vanitoche est la linotte, l’évaporée, victime désignée de l’ignoble Munstein. N’oublions pas les lettres où le prince de Caréan et son noble père débattent les conditions d’un mariage opulent : comme lettres d’affaires matrimoniales, elles réalisent la perfection du genre. Celles de Cyprien Marfaud ne sont guère moins instructives pour le jour qu’elles nous ouvrent sur la mauvaise compagnie : tout s’y passe exactement comme dans l’autre, à la différence près des manières. Seule différence en effet, à laquelle on distingue les diverses classes de la société, et telle est bien la leçon du livre. Une scène centrale en résume et en condense la tragique horreur. C’est une des plus audacieuses qu’il y ait dans la littérature moderne, et traitée avec autant d’art que de force. Quand Mme de Trémeur, justement inquiète des conséquences de sa faute, se trouve en présence du vieux médecin complaisant, notre imagination évoque les drames de cour d’assises que le respect de la moralité publique entoure du huis clos. L’auteur l’a voulu ainsi. La noirceur de son pessimisme triomphe à nous montrer qu’à tous les étages de l’édifice social on use des mêmes pratiques. Le mordant de sa satire résulte du contraste entre la qualité des acteurs et celle de leurs actes. Il est trop évident que l’heureuse, la riche, l’adulée Françoise de Trémeur, le « petit flagrant délit chéri, » n’a aucune des excuses qui poussent une fille du peuple aux plus criminels égaremens.

L’étude ne serait pas complète, si elle négligeait une question d’un autre ordre, dont, à vrai dire, il n’est pas admis de parler entre gens du monde. Cette question n’était pas totalement absente de Peints par eux-mêmes, puisque Le Hinglé triche au jeu, particularité qui l’achève de peindre et parfait sa ressemblance avec les roués de l’ancien temps. Elle emplit toute l'Armature. « La seule base générale des relations mondaines, dit quelqu’un, le seul élément qui constitue la famille, la société, la loi même de l’univers, c’est l’amour. — Non, objecta Tarsul, c’est l’argent. — Comment cela, l’argent ? — Savez-vous exactement ce que l’on définit par le mot d’armature ? On désigne ainsi un assemblage de pièces de métal, destiné à soutenir ou à contenir les parties moins solides ou lâches d’un objet déterminé. Eh bien ! pour soutenir la famille, pour contenir la société, pour fournir à tout ce beau monde la rigoureuse tenue que vous lui voyez, il y a une armature en métal qui est faite de son argent. » L’Armature a paru ici même et, quoiqu’il y ait de cela vingt ans déjà, il est impossible qu’aucun des lecteurs de cette Revue n’en ait pas le souvenir présent à l’esprit. Si le précédent roman était dans la manière alerte du XVIIIe siècle, celui-ci, plus près de Balzac, en a la puissance avec un peu de la lourdeur. L’argent en est le grand ressort : c’est lui qui fait du baron Saffre un des maîtres de l’heure, lui qui retient dans l’obéissance les deux gendres du brasseur d’affaires, et lui qui réduira à merci la vertu de la touchante Gisèle d’Exireuil, adultère et martyre. Sévère à tous les autres, le romancier n’a de pitié que pour cette infortunée Gisèle. Il se découvre pour elle des trésors d’indulgence. En est-elle bien digne ? Pour gagner à son mari une sinécure, elle est devenue la maîtresse d’un riche protecteur. Beaucoup l’ont fait, et d’autres le referont, mais qui ne concourent pour aucun prix Montyon. Le ménage vit sur les libéralités du financier, et quand le mari découvre l’intrigue et jette à sa femme le nom de Saffre : « Tue-le ! » crie Gisèle. Et elle est le seul personnage sympathique du roman ! Par celui-là nous jugeons des autres. Jeux de l’amour et de l’argent, ceux-ci menant à ceux-là, et tous aboutissant à des catastrophes, tel est le résultat de l’enquête : l’auteur l’estimait sans doute définitif, puisqu’il n’y devait plus revenir.

On ne peut caractériser tout à fait l’originalité de ces romans sans ajouter quelques mots sur le style que Paul Hervieu s’était composé pour les écrire. La critique a souvent relevé les particularités de ce style ; elle n’a pas dit assez nettement combien elles étaient voulues. La lecture des premiers livres de l’écrivain est à ce point de vue très significative : la forme en est beaucoup plus aisée, claire, facile, et non certes banale mais sans grand relief. Du jour où il eut trouvé sa manière d’observer et de conter, Paul Hervieu jugea bon d’y adapter sa manière d’écrire. Peintre d’une société raffinée, il mit un scrupule d’exactitude à en égaler les raffinemens par ceux du style. Il crut nécessaire de suggérer par les complications de l’écriture la complication des âmes. De là ce style travaillé, où l’on sent, par instans, que l’auteur s’applique à ne pas être naturel. Là encore le XVIIIe siècle le fournit de modèles, dont le premier est Marivaux. Ses procédés sont ceux du marivaudage et ceux d’ailleurs auxquels a eu de tout temps recours la préciosité. Toutes les figures que catalogue la rhétorique y sont largement mises à contribution, et d’abord la périphrase qui est un art de définir les choses en évitant de les nommer et de tourner autour plutôt que de les aborder de front. Exemple : « L’après-midi les mène fréquemment à ce que le mot de rendez-vous, dans un sens bien entendu, peut évoquer de plus transgressif du neuvième commandement et de très folâtre parmi les manifestations de nature. » La comparaison, parfois tirée de loin et, pour cette raison même, serrée de près : « L’Américaine alors dirigea son joli museau de souris vers l’amiral dont elle rencontra le regard qui avait attendu et qui repartit immédiatement, comme un courrier esclave de son service et ne prenant jamais que le temps des relais. » La métaphore. Celle-ci, pour désigner quelqu’un de distant, est tout à fait ingénieuse : « On aurait dit qu’il y avait des laquais dans l’air, par lesquels il me faisait fermer au nez le seuil des explications. » L’hypotypose qui est un mode de description minutieuse, animée et mimée : « Grommelain eut ce geste de dédain qui écarte les bras du corps et soulève indifféremment les épaules, ce mouvement qui a l’air de se décharger d’autrui et de faire sur les côtés de soi un passage facile pour laisser le sort des autres s’en aller comme ça pourra, où ça voudra. » Ces façons d’écrire jolies, trop jolies pour que l’écrivain s’en soit avisé sans le faire exprès, se remarquent d’autant plus qu’elles rompent la trame d’un style le plus souvent excellent et d’une rare précision. Il faut qu’elles aient été mises à dessein. Elles se font remarquer en effet, elles forcent le lecteur à l’attention, elles l’inquiètent, elles l’irritent, ce qui vaut mieux que de le laisser indifférent. C’est Paul Hervieu qui compare les points d’interrogation à des crampes de l’âme. Son style, qui semble parfois pris de crampes soudaines, s’harmonise parfaitement avec cet art nerveux et dont on dirait qu’il souffre des nerfs.


Or, à l’instant où ces trois beaux romans viennent de lui acquérir l’entière maîtrise du genre, tout à coup il s’en détourne et pour n’y plus revenir. Le romancier se fait auteur dramatique. Lui aussi, il cède à cet attrait du théâtre qui, vers le même temps, sollicitait tant d’écrivains, au point d’absorber presque toute la sève de notre littérature. Mais c’est que tout son passé l’y acheminait : le moment était venu pour lui de se décider. Qu’il y eût déjà dans ses nouvelles et ses romans des parties de drame, cela ne fait pas de doute. Rappelez-vous les derniers épisodes de l’Inconnu, la scène finale de Peints par eux-mêmes, et, dans l’Armature, le brusque revirement qui s’opère dans l’esprit de Jacques d’Exireuil, au reçu de la lettre anonyme : la subite illumination qui lui fait découvrir toute la vérité est un excellent effet de théâtre. Mieux encore. Parce qu’on a écrit des pages émouvantes, cela ne suffit pas à vous marquer pour le théâtre ; mais Paul Hervieu avait naturellement ce tour d’esprit qui fait apercevoir la vie à l’instar d’une tragédie ; et, de bonne heure, il a possédé cette force, cette vigueur de main, cette prise énergique, qui empoigne le public et le mène haletant jusqu’au dénouement d’une aventure. Au tournant de sa carrière où il était arrivé, ne pouvant s’éterniser dans un genre de peintures où il avait dit l’essentiel et dans une manière d’écrire où l’obscurité le guettait, il éprouvait l’impérieux besoin de se renouveler : un secret et sûr instinct l’avertit des services que le théâtre rendrait à son talent. Il allait d’abord l’élargir en le forçant à sortir d’un monde trop spécial, à se reporter sur des problèmes plus généraux. Il allait surtout le vivifier, le réchauffer, l’humaniser. Dans ses romans, l’auteur se tient en dehors de ses personnages ; il ne fait pas corps avec eux ; en nous les présentant, il les juge, il les raille, il évite de s’émouvoir, de s’irriter, de s’indigner ; il se fige dans une attitude de froide ironie. Il faudra bien que sa glace se fonde au théâtre où l’on ne vit que de passion. Il faudra qu’il se mette dans la peau de ses personnages, et qu’avec eux il vibre, il palpite, il souffre, il pleure et il crie. Ainsi il rentre dans le large courant de la vie. Bien sûr, devant l’œuvre considérable de l’auteur dramatique, tout regret serait superflu, et pourtant on s’est demandé pourquoi cet abandon du roman sans esprit de retour et pourquoi cette coupure si nette. La raison en est toute simple et tient tout entière dans un scrupule d’artiste. L’esthétique du théâtre et celle du roman ne sont pas seulement différentes, elles sont opposées ; il faut voir les choses sous un certain angle ; c’est un pli à prendre, une habitude de l’esprit qui doit devenir une seconde nature. Précisément parce que les deux genres sont voisins, il faut éviter de mêler les procédés de l’un et de l’autre. Paul Hervieu a pensé qu’on n’appartient pas à moitié au théâtre et que, pour y faire œuvre qui vaille et qui dure, ce n’est pas trop de lui consacrer toutes ses forces.

Point de lendemain, adapté d’un conte de Vivant Denon, et même les Paroles restent, n’avaient été que des essais. Les Tenailles sont le véritable début de Paul Hervieu au théâtre : elles sont restées une de ses meilleures comédies. J’ai analysé presque toutes ces pièces, à mesure qu’elles étaient représentées ; j’ai indiqué ce qui me paraissait en être le fort et le faible ; j’en ai souvent discuté les théories, j’en ai toujours admiré la belle tenue littéraire et la vis tragica. Je me bornerai donc à rappeler ici les caractères essentiels de ce théâtre, ceux qui en marquent l’évolution et la place dans l’ensemble de la production moderne. Comme beaucoup d’autres à la même époque, plus que d’autres, c’est de Dumas fils que procède Paul Hervieu. Plus nous allons et plus il apparaît que Dumas fils a été la grande force du théâtre, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’initiateur de qui relèvent ceux mêmes qui devaient se séparer de lui ou prendre nettement le contre-pied de sa manière. Il avait donné de la pièce à thèse une formule qui avait vivement impressionné public et auteurs, et qui devait rester longtemps viable. Les Tenailles et la Loi de l’homme sont directement issues de ses pièces sur le divorce et en semblent le prolongement. Je me hâte de dire qu’elles s’en écartent par des différences assez marquées pour constituer un art nouveau et très personnel. Tandis que Dumas se mettait lui-même en scène, et que, tour à tour Jalin, De Ryons, Thouvenin ou Rémonin, il était souvent de toute la pièce le personnage le plus vivant et qui tirait à lui tous les regards, Paul Hervieu, fidèle à sa règle de haute discrétion, n’intervient pas dans ses pièces ; pas de raisonneur, porte-parole de l’auteur : la conclusion doit jaillir des faits tels qu’ils sont présentés. Une pièce de Dumas offre un grouillement de personnages et d’intrigues qui divertit, mais en dispersant l’attention : Paul Hervieu n’admet qu’une seule action, à laquelle prennent part uniquement ceux qui y sont engagés à fond. Et, tandis que sur la trame des événemens Dumas jette l’étincelante broderie de son esprit et le fourmillement de ses mots d’auteur, souvent aussi inutiles qu’ils sont brillans et gais, le dialogue de Paul Hervieu, serré et pressant, n’admet pas un mot qui ne serve, pas un trait qui ne soit un argument. De là une impression particulièrement intense, une sorte de tristesse janséniste, une nudité austère.

Allons plus loin. Ce n’est pas seulement la facture de ces pièces qui est originale, c’en est aussi bien la conception première et l’idée maîtresse. Dumas fils croyait ou feignait de croire à la réforme de la société par celle de la législation, l’une et l’autre obtenues par l’influence d’un théâtre utile. Qu’on rétablit le divorce, on supprimait du même coup les fautes et les crimes. Ce qui, à ses yeux, justifiait le divorce, c’était l’indignité de la femme ou du mari. De l’adultère la femme de Claude est tombée à l’infanticide ; le duc de Septmonts, comme le prince de Birac, trompe sa femme et dilapide sa fortune. Dans les Tenailles, au contraire, le mari d’Irène Fergan est parfaitement irréprochable. Le seul reproche que lui adresse sa femme, c’est qu’elle ne l’aime pas ; mais elle tient, et l’auteur avec elle, que ce reproche-là prime tous les autres et même est le seul qui compte. « On n’est ici-bas que pour aimer et faire son bonheur du bonheur que l’on fait… Je n’admets pas que la loi fasse d’un être la propriété à tout jamais d’un autre être… Oh ! que chacun ne soit pas le premier à posséder la disposition de son âme et de son corps ! » Aux engagemens que contractent les époux et que mentionne la loi, — aide et protection, fidélité et obéissance, — Paul Hervieu proposait d’ajouter : et amour. Après cela, il savait bien que l’amour ne se garantit pas par contrat ; il ne comptait sur aucune disposition législative pour assurer le bonheur des unions ou des désunions futures. C’est par-là surtout que les Tenailles se distinguent des pièces qui ont pour objet la réfection du Code. Les réformateurs sont des optimistes qui attendent pour demain le bien de l’humanité ; Paul Hervieu ne partage pas leurs illusions : il prévoit trop quels démentis leur infligera toujours la réalité. Si souple ou si lâche que devienne le lien conjugal, il ne pourra jamais se prêter à tous les caprices et à tout l’imprévu du cœur. On peut bouleverser nos lois, il y aura encore de beaux jours pour le drame conjugal et de beaux sujets pour les dramaturges.

Notons enfin combien ce théâtre, au meilleur sens du mot, est « du théâtre. » Dès les premières répliques, on respire une atmosphère de lutte. Entre le mari autoritaire, positif, sûr de lui, en possession de l’horrible certitude, — un caractère que Paul Hervieu abomine et qu’il ne manquera pas une occasion de châtier ou d’humilier, — et une femme qui a besoin de tendresse, une terrible partie est engagée. Puisque ce mari tyrannique lui refuse le divorce dont elle a sollicité la grâce, Irène feint de se soumettre. Un enfant naît, grandit : les discussions recommencent à propos de son éducation. Fergan, toujours à cheval sur ses droits, se réclame de son autorité paternelle, comme autrefois il s’était réclamé de son autorité maritale. Il provoque ainsi la foudroyante révélation : « Vous n’êtes pas son père ! » Désormais, la situation est retournée. A la femme maintenant de refuser le divorce, qui nuirait aux intérêts de son fils ; au mari de souffrir. Le parallélisme est ménagé avec une exactitude minutieuse et une cruauté savante. Le supplice d’un homme fait pendant au supplice d’une femme. Les tenailles du mariage se referment sur les deux conjoints.

Il en est de même au dénouement de la Loi de l’homme. Dans le théâtre de Dumas, où traînaient des vestiges de romanesque, le dénouement dénouait la situation, fût-ce par la violence. Paul Hervieu laisse les coupables ou les malheureux plus étroitement rivés à leur chaîne. Il compte sur le temps pour exécuter les vengeances les meilleures parce qu’elles sont les plus lentes. Au surplus, il n’admet pas ces dénouemens par le fer et par le feu, duels ou assassinats, qui jadis ensanglantaient la scène pour le plus grand contentement du spectateur paisible. C’est contre eux qu’est nettement dirigée l’Énigme. Tandis que les terribles messieurs de Gourgiran professent la doctrine homicide, le « Tue-la ! » de l’Homme-femme, Je marquis de Neste leur oppose sa morale indulgente de vieil épicurien humanitaire : « Eh bien, non, non ! ce n’est pas la morale meurtrière de ces sauvages qui doit triompher. Il faut une justice ici-bas et que nul n’y paie plus cher que ne vaut la faute ! Des sourires, des baisers, des caresses ne peuvent s’expier, comme l’empoisonnement ou le parricide, dans le sang de ceux qui n’ont fait que de la volupté sous le ciel. » Comment se fait-il alors qu’il y ait un coup de feu au dénouement de l’Énigme ? La pièce se termine par un suicide, qui est le type du suicide aidé, et qui vaut un assassinat. C’est que le théâtre a ses raisons, auxquelles les raisons de la philosophie ne peuvent rien. Cette fois, la violence était dans la logique de la situation. D’ailleurs, le public prête peu d’attention aux théories : il demande avant tout aux pièces d’être bien faites. L’Énigme est une merveille d’agencement : Paul Hervieu n’a rien fait de mieux comme ouvrier de théâtre.

Mais son œuvre maîtresse à la scène, c’est cette Course du flambeau, d’une grandeur incomparable et d’une parfaite beauté. On me pardonnera d’avoir un peu brouillé les dates pour la détacher de l’ensemble, la mettre à part, et montrer en elle un sommet de l’art dramatique. Combien de fois n’avons-nous pas déploré cette manie de nos écrivains de théâtre, qui se cantonnent dans l’étude d’une société étroite et pervertie, et s’obstinent à ne mettre à la scène que des types exceptionnels et des situations scabreuses ? Voici une pièce qui nous ouvre un intérieur bourgeois où tous s’aiment et s’estiment, pareil à la plupart des familles françaises. La question qui le trouble est cette question d’argent qui, avec plus ou moins d’acuité, se pose à tant déménages ! Le drame impitoyable fouille jusqu’au fond de la conscience ; et il n’y a pas un mot que ne puissent entendre les plus chastes oreilles ! Il ne s’agit cette fois ni des revendications de l’individu, ni d’un article du Code sujet à retouches ; ah ! c’est tout autre chose : une loi de l’humanité sûre comme l’instinct, souveraine comme la nature, et, comme elle, implacable. Le coureur antique allumait à l’autel un flambeau qui s’en allait passer de mains en mains. « Chaque concurrent courait, sans un regard en arrière, n’ayant pour but que de préserver la flamme qu’il allait pourtant remettre aussitôt à un autre. Et alors, dessaisi, arrêté, ne voyant plus qu’au loin la fuite de l’étoilement sacré, il l’escortait, du moins, par les yeux, de toute son anxiété impuissante, de tous ses vœux superflus. On a reconnu dans cette Course du flambeau l’image même des générations de la vie. » C’est cette loi qui, à leur insu, agit au fond de chacun des personnages et leur dicte leur conduite. Elle explique l’égoïsme des deux jeunes gens, persuadés que tout leur est dû et bourreaux inconsciens de leurs parens ; elle contraint la malheureuse mère à tous les sacrifices et à la définitive immolation de soi : elle expire, — remarque subtile et étrangement pénétrante, — devant la vieillesse de la grand’mère, parce que celle-ci est en quelque sorte « déshumanisée » et mise par son âge en dehors de la Course. Loi terrible qui fait de cette noble, et bonne et dévouée Sabine Revel, une voleuse, une faussaire, et finalement un assassin ! Je ne sais rien qui dépasse, pour l’invention dans l’horrible, la confession de cette honnête femme surprise par l’agent de change en un flagrant délit d’un autre genre. C’est l’horreur shakspearienne transportée dans la prose du drame bourgeois. Ni déclamation, ni sensiblerie, ni coups de théâtre, rien pour l’effet, rien que la vie, morne et indifférente, pleine de sanglots étouffés, grosse de drames ignorés, semblable à un grand fleuve dont les flots sauraient tant de sombres histoires ! Cette fois, Paul Hervieu ne procède de personne, il ne relève que de lui seul. Toutes les ressources élargies, toutes les forces épurées de son talent se sont rassemblées pour produire le chef-d’œuvre. Ne craignons pas de dire qu’il y est l’égal des plus grands.

Les dernières pièces de Paul Hervieu indiquaient un adoucissement de sa manière, un effort pour se rapprocher de la morale traditionnelle. Dans le Dédale, les époux divorcés se réconcilient au chevet de l’enfant. Ils se réconcilient trop tard, et il est fâcheux qu’avant de retomber dans les bras de son mari, la femme ait eu le temps et l’imprudence de se remarier : cela crée une situation inextricable, un « dédale » d’où l’auteur n’a pu sortir qu’en précipitant les deux maris au fond d’un gouffre qui ne rend pas ses victimes. Mais, la remarque subsiste, à l’adresse des ménages trop pressés de se désunir. Dans le Réveil, un concours de circonstances, d’ailleurs assez extraordinaires, permet au prince Jean de constater que celle qu’il poursuivait d’un si ardent amour porte son deuil fort décolleté. Tels sont les lendemains de ces folles ivresses. Le prince retournera à ses sujets, la femme mariée retournera à son intérieur : cela vaudra mieux pour tout le monde. Dans Connais-toi, la femme adultère suggère à son complice ce dénouement : la réconciliation avec son mari. Le complice accepte d’enthousiasme. C’est au moins la preuve qu’il faut y regarder à deux fois, avant de briser un foyer qui peut devenir un asile. Puis l’auteur reprend quelques-uns de ses thèmes anciens. Dans Peints par eux-mêmes, il avait parlé de « cette primordiale question que l’on nomme la bagatelle, et sur laquelle pivote pourtant toute l’humanité ;» Bagatelle est une transposition théâtrale du roman de jadis, atténué suivant les exigences de la scène. Le Destin est maître est une pièce de facture qui rappelle la facture de l’Enigme.

On pouvait encore beaucoup attendre d’un écrivain resté si complètement en possession de toutes les ressources de son art. Du moins, constatons que cette œuvre inachevée présente, dans ses meilleures parties, un beau caractère de solidité. Elle a déjà subi victorieusement l’épreuve de la durée. On peut relire Peints par eux-mêmes et l’Armature ; ni l’un ni l’autre de ces romans, celui de l’amour et celui de l’argent, n’a pris une ride. La Course du flambeau appartient de droit au répertoire de la Comédie-Française, comme le type achevé d’un genre que Diderot avait seulement pressenti. L’écrivain est de ceux qu’après les avoir comparés à leurs contemporains, on détache sans peine de leur milieu pour les situer dans l’histoire de notre littérature. Par l’exactitude de son observation, par sa finesse de pénétration morale, comme par la sobriété vigoureuse de son art, il est dans la grande tradition. Il ne s’est pas tenu à la réalité présente : par-delà les mœurs de son temps, il a aperçu ces lois générales qui gouvernent les hommes de tous les temps. Sans se départir de sa réserve, avec une suprême élégance, il a mis dans un puissant relief l’opposition irréductible qui existe entre notre nature et les disciplines auxquelles nous nous efforçons vainement de la contraindre. Il a touché aux racines mêmes de l’éternel conflit. Habile à noter les travers et les vices, il n’a guère espéré en corriger les hommes ; mais il a mis toute son âme, éprise de vérité, à les en plaindre ; et c’est son honneur d’avoir si obstinément penché sur l’humaine détresse sa figure méditative et son sourire navré.


RENE DOUMIC.