Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Trône chancelant de la maison de Hsia

La bibliothèque libre.
Georges Crès et Cie (p. 130-133).

Venez. Que ceci soit une lente marche à travers les Palais dynastiques : quatre mille ans d’un seul règne indiscontinu dans sa fonction ! Venez. Voici la fin de la première époque : précisément ce tableau qui mit en fuite le Sage avec ses disciples !

C’est le


TRÔNE CHANCELANT


DE LA MAISON DE HSIA

En bas, une grande confusion ; une tempête marécageuse de couleurs et de formes on dirait animales ; et c’est une assemblée de trois mille hommes, à plat ventre.

En haut, le Seul, — dont on ne voit pas la figure car il est trop loin dans les âges : le dix-septième (et dernier de la première famille : le premier de ceux qui tombèrent. À la courbe des épaules et des bras, et par le dessin des muscles ronds, on sent qu’il est très fort et hardi, et que ses nerfs en vibrant ont le son dur des tendons du taureau, et que ses mains qui tordent le bronze, déchirent tout vivants buffles et tigres. Voilà les vertus qu’il incarne, méprisant la vertu que les autres vénèrent.

Mais il est peint ici moins prêt à la chasse ou au meurtre qu’au rut ; et ses bras, dans ce geste, n’étouffent et n’étreignent rien d’autre que la délicate fille qu’il aime, la Mei-hsi au sourire rare à la bouche violette. Le puissant baiser emprisonne un sein fragile qui bat et rougit de plaisir, et d’où jaillirait sans peine, — non point le lait aigre des mères, — mais le sang des nobles amantes.

L’un et l’autre ils retardent le moment éperdu pour contempler un peu plus longtemps… ce que vous voyez aussi, maintenant, dégagé du tumulte primitif : un spectacle ordonné comme une grande fête : ils trônent au sommet d’un amas de viandes en tas, ce piédestal fumant et comestible.

C’est une montagne dans une île, car à l’entour, un fleuve de vin coule et s’épanche en rond. Sur la rive concave, les trois mille hommes boivent du nez, des yeux et de la bouche le flot composite que la libéralité du Prince répand, et mesurent, au delà du fleuve, les promesses du monceau de viandes. Cela fait un immense hommage encerclant le Fils du Ciel et la compagne choisie. Cela fait trois mille désirs grossiers, populaires, rehaussant et célébrant, mieux que paroles nuptiales ou chants d’orgies, l’union proche, la consommation de l’acte impérial.

La foule boit avec avidité, et veut manger aussi avec sincérité, car ils furent affamés et assoiffés, neuf jours durant, par ordre souverain. Quelques-uns, peu empressés, sujets maladifs ou ingrats, — des satellites appostés, à coups de fouets et de piques, les forcent à lapper aussi, a vénérer le Prince comme il lui plaît, dans la majesté de son désir.

*

On ne peut dissimuler que çà et là, des taches dans le ciel des confins, de mauvais prodiges n’apparaissent : une planète est sortie de sa route : il y a cet astre chevelu ; le visage de la lune est double ; et plus inquiétante, plus fatale que prodiges et signes, dans l’ombre monte la face vertueuse du fondateur de la seconde famille…

Celui-ci vaincra et renversera l’Autre ; l’histoire est là pour témoigner. N’est-ce point elle qui décide officiellement du mérite ? C’est pourquoi l’histoire a décerné à celui-ci, patron des rebelles heureux, le titre honorable de Vainqueur, — et jeté à l’autre — ce plus fort, ce plus mâle, ce plus homme de tous les hommes, — le surnom posthume d’ « Inhumain » !