Pendule spiral diapason/Tome 2/Préface

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Pendule spiral diapason
Librairie Delagrave (IIp. v-xxii).






Les bonnes gens sont tentés d’accorder au savant toutes les vertus intellectuelles et morales. Qu’il n’en est rien est une vérité trop évidente pour qu’il soit utile d’insister. Mais il vaut la peine de préciser la nature et la cause de ce qu’on peut généralement reprocher au savant. Ce n’est pas la malice qui me pousse à cet examen : si nous heurtons tant d’écueils pour obtenir la moindre réforme pédagogique, il faut s’en prendre aux imperfections de ces intellectuels, si médiocrement intelligents pour la plupart. Ce sont des spécialistes, et comme chez tous les gens de cette espèce, la hiérarchie des valeurs est faussée. Ce sont des snobs accomplis, à prendre la définition qui fait du snobisme l’admiration basse pour des choses petites.

Qu’importent, il est vrai, les réformes pédagogiques ? N’avons-nous pas récemment lu dans un journal qu’un haut personnage interviewé se défendait comme d’une honte d’être compté parmi les réformateurs ? Quieta non movere, telle est leur devise.

Ce n’est pas la mienne ; comme personne n’est tenu de lire mes livres, pas davantage de les publier, vous trouverez bon que je me pare du titre de réformateur et que j’agisse en conséquence.

Qui veut la fin, veut les moyens !

Mes livres sont assez utiles pour que j’aie toujours, et sans peine, des éditeurs et des lecteurs.

Si les Français n’en veulent pas, l’étranger est là pour un coup.


Il est naturel que l’homme dont le métier est de raisonner du matin au soir finisse par attribuer au raisonnement in abstracto une valeur excessive. Un physicien se persuade aisément que le summum de l’intelligence est de développer une théorie ; le petit jeu de la déduction à perte de vue lui apparaît comme la fin suprême. Il croit que c’est arrivé, et le moulin de sa cervelle, tournant à vide, lui semble une admirable machine.

Son état d’âme me rappelle une page tristement comique du bonhomme Ledieu (chanoine de Meaux et secrétaire de Bossuet) sur les derniers jours de ce grand homme. Bossuet, l’année qui précéda sa mort, faisait des plans pour ses travaux futurs : « Il pense fort à tirer de son grand ouvrage contre Simon tout ce qui regarde saint Augustin, pour en faire une nouvelle Instruction pastorale, où il veut faire voir que saint Augustin n’a rien changé dans la doctrine des anciens et même des Grecs sur la grâce. Je le vois plus touché de cela que d’aucun de ses ouvrages. Je l’ai pressé sur la Politique ; il n’en veut plus entendre parler ; il craint furieusement la peine. Cet ouvrage est un ouvrage de détail et de discussion ; c’est ce qu’il n’aime pas, cela l’embarrasse. Il ne veut plus que du raisonnement, c’est pour lui le plus aisé et le plus court. Qu’il raisonne donc tant qu’il lui plaira. Il croit que c’est là sa gloire que personne ne peut lui ravir, et son fort où personne ne peut l’atteindre ni le suivre. »

Chez Bossuet mourant, une fausse appréciation des valeurs rela
tives est excusable ; cet immense génie n’est certes pas abaissé par 
l’amusante boutade de Ledieu : qu’il raisonne donc tant qu’il luiplaira. La colonne tombe du côté où elle penche, il serait bien fou de s’en étonner. De même l’indignation serait naïve que le savant,
 vite déformé, et souvent dès sa jeunesse, ne voie rien de plus inté
ressant au monde que ses petites expériences, comme par exemple
 de discuter âprement si tel réfractomètre interférentiel n’est pas supérieur à tel autre. Ça ne fait de mal à personne, jusqu’au jour où,
 devenu pontife, il n’aura rien de plus à cœur que de fourrer partout 
 des réfractomètres, et de croire que la formation intellectuelle des jeunes Français dépend du nombre de ces instruments dont ils 
 auront retenu les figures (à la condition toutefois que le sien serve
 de prototype et de terme de comparaison).


Jadis les peintres ne croyaient pas le génie compatible avec un
 veston de forme vulgaire et la cravate que tout le monde portait. Ils
 acceptaient comme principe incontestable qu’un homme ne peut
 choisir un métier exceptionnel par son objet, sans être exceptionnel
 dans sa tenue. Cette idée bizarre hante la cervelle de quelques-uns 
de nos savants, dont la plus grande joie serait qu’on reconnût à leur
 démarche qu’ils s’occupent des ions ou des fonctions abéliennes : la
 simplicité n’est pas leur fort.

Si jamais défaut fut rare chez le vrai savant, c’est à coup sûr la distraction. Un savant ne peut être distrait, par définition même, puisque la distraction consiste dans l’incapacité de fixer son attention. Mais, comme on raconte que Newton, qu’Ampère furent distraits, nous voyons de pauvres garçons s’efforçant à le paraître. J’avais dans le temps un collègue qui, régulièrement, deux fois par an, oubliait son déjeuner et ne manquait pas de raconter à tout le monde qu’à cinq heures de l’après-midi, il s’était brusquement réveillé de ses profondes méditations : il apportait un petit pain dans sa poche et sa femme était prévenue.

Vous dites que d’aussi légers travers n’ont aucune importance. Je ne suis pas de votre avis. Quand les savants voudront bien admettre que la science est un métier comme un autre (un peu plus difficile, si vous le désirez), que le savant n’a rien de spécifiquement exceptionnel, je vous assure qu’ils feront des programmes moins stupides, parce qu’ils reconnaîtront que la fabrication d’une ficelle est d’intérêt au moins égal à la préparation de l’azoture de calcium (qu’on demande aux demoiselles ambitieuses de gagner leur vie en serinant l’arithmétique aux petites filles qui se fourrent encore les doigts dans le nez).

Quand les savants se croiront de la même pâte avec le commun des mortels, ne s’imagineront plus former une caste intellectuelle, quand ils estimeront à sa juste valeur le travail de leur esprit, l’enseignement scientifique gagnera en ampleur et en utilité.

L’exemple suivant fera mieux comprendre le reproche que j’adresse aux savants ou soi-disant tels.

Pour l’ouvrage dont cet essai forme la préface, j’ai dû recueillir de multiples renseignements sur les cloches. L ahurissement fut extrême, chez quelques-uns de ceux qui me les fournirent, qu’un savant pût s’occuper des cloches. Et quoi donc veut-on raisonnablement que contienne un traité sur le pendule ? Mais le public a l’idée fausse, soigneusement entretenue par les savants eux-mêmes, que leurs préoccupations diffèrent complètement de celles d’un industriel, pour préciser, d’un fondeur de cloches. Certes, je ne dis pas que le physicien dans son laboratoire, et le fondeur dans son usine, regardent la question exactement du même biais ; je dis simplement qu’ils traitent le même problème, avec les mêmes méthodes, en donnant plus ou moins d’importance à certains de ses aspects. En définitive, si l’objet des expériences et la méthode sont les ’mêmes, pourquoi vouloir que le savant se distingue d’un fondeur par ses qualités ou défauts intellectuels, par sa cravate ou son habit ?

Je ne veux pas déprécier les savants ; simplement, je soutiens cette thèse évidente qu’entre le savant qui étudie la théorie des échappements et l’horloger qui cherche un échappement nouveau, il y a parfaite continuité.

Descendez d’un degré : vous rencontrez ces primaires qui, pour avoir lu quelques extraits de Proudhon ou de Marx, s’imaginent être des cerveaux, trouvent au-dessous de leur mérite le travail manuel, et se croient dévolus aux plus hautes destinées politiques. Tous ces intellectuels ratés sont grotesques au suprême degré. Mais, dans un pays où le verbiage est tout (acute loqui), où par malheur tout le monde acquiert aisément un mince vernis de science au rabais, c’est à qui méprisera le voisin du haut de ses diplômes, certificat primaire, bachot ou doctorat, qui finissent par s’équivaloir dans une nullité commune.

Si nous avions un peu davantage le sentiment de la continuité des fonctions sociales, complété par le sentiment qu’à tout degré de l’échelle il y a place pour des hommes éminents, les savants ne s’imagineraient plus être sortis tout droit du cerveau de Minerve, en tant que savants et indépendamment de leur médiocrité individuelle, hélas ! trop fréquente.

En voyage, où l’on est forcé de faire connaissance, mes bons amis, c’est une volupté suprême d’être pris d’abord pour un marchand de cacaouetes ; au bout de dix phrases, en apparence insignifiantes, vous sentez qu’on vous regarde avec une sorte d’étonnement.

Au bout d’une heure, on finit par désirer savoir qui vous êtes, ne pouvant discerner quel est votre métier, dans la compréhension quasi universelle que vous prouvez, Vous êtes délicieusement vengé, du mépris avec lequel on regardait d’abord votre veston de mauvaise coupe et vos grossiers godillots ; on vous fait naïvement des excuses pour ne pas avoir d’emblée reconnu votre supériorité.

Mes bons amis, travaillez pour éprouver un jour cette jouissance : quand vous l’aurez une fois goûtée, vous ne rechercherez plus rien d’artificiel qui vous distingue….. : vous n’en aurez plus besoin.

La Science devrait être l’école de la conscience.

Est-ce possible ? Pour le savoir, étudions les formes que prend l’arrivisme chez le savant.

D’abord l’économie des idées. On n’en a pas beaucoup ; il ne faut donc passes gaspiller. Mon père me racontait en riant une conversation entendue jadis chez l’amiral Mouchez. Berlin donnait des conseils à un débutant. Avec son air bonhomme et finaud il lui disait : « Une note à l’Institut, vous n’y songez pas, mon cher ! il y a certainement matière pour deux notes, peut-être trois. Dans la première vous ferez prévoir à mots couverts les résultats de la seconde, qui prépareront ceux de la troisième où vous résumerez les précédentes. »

On n’a pas beaucoup d’idées : si l’on tapait ses collègues ! Voici la méthode du parfait tapeur. Il entre dans votre laboratoire d’un air souriant ; il vous raconte ses expériences que vous trouvez parfaitement stupides. Serviable, vous expliquez au de cujus qu’on pourrait essayer cela, puis ceci, puis encore autre chose.

« J’y pensais », répond-il, puis il s’en va. Vous êtes tapé !

Moi qui suis débonnaire, je réplique parfois : « Mais mon cher collègue, si vous y pensiez tant que cela, pourquoi diable ne le faisiez-vous pas ? » Je n’en suis pas moins tapé, mais j’ai la consolation de ne pas être une poire.

Une méthode fort recommandable est de dépouiller les vieilles collections. J’éprouve une sensation de douloureux effarement quand je plonge dans ces vieux bouquins : tant de travail pour tant d’oubli !…

Profitons de cet oubli ! Rhabillons à la moderne les expériences oubliées, gardons-nous d’indiquer les sources : ce serait de la malchance si l’on découvrait notre plagiat, ou si le découvrant on nous faisait l’affront de le publier.

La république des camarades ne tolère pas ces mœurs rigides.

Autre méthode à l’usage des pontifes. Le débutant leur soumet une idée, un théorème… Ils ne sont pas chiches d’éloges, présentent la note à l’institut… en y joignant des remarques de leur cru, une vague généralisation, un léger perfectionnement ;… le tour est joué : ils ont tout fait.

À propos de tapeurs, j’eus l’occasion de donner une bonne leçon à feu l’un de mes collègues. Il me conduit dans son laboratoire pour me faire admirer un appareil où se produisait je ne sais que] gaz détonant. Pour toute personne ayant deux liards de science et de bon sens, une explosion était inévitable quand on ouvrirait un certain robinet.

Mais je connais les savants : un danger est-il-à craindre, ce n’est pas eux, c’est le garçon de laboratoire qui ouvre les robinets. Je pris donc à part le garçon et lui fis mes recommandations qu’il se tînt de telle et telle manière en ouvrant le robinet, et qu’il ne prévînt son maître que si par le plus grand des hasards il faisait lui-même la mise en marche.

Tout se passa comme je l’avais prévu. Au moment de la mise en marche, le professeur se terra dans son cabinet ; le garçon prit les précautions indiquées, tourna le robinet… et l’appareil sauta jusqu’au plafond. Tout tremblant, le collègue revint m’annoncer le désastre. « Monsieur, lui répondis-je, il était prévu. Demandez au garçon ! »

Et le collègue sortit, la queue basse.

Détail hilarant : sitôt l’explosion, le professeur s’était précipité dans son laboratoire, reprochant vivement au garçon l’imprudence qu’il avait commise. L’autre se contenta de sourire.


L’appât d’une découverte sensationnelle a pourtant ses dangers accrus par l’ineffable crédulité qui est la plus curieuse caractéristique du savant. Les histoires à ce propos abondent.

La suivante amusa jadis les facultés toulousaines. Je ne sais quel professeur de sciences naturelles eut l’idée de nourrir des poules avec je ne sais quoi, afin d’établir ce qu’il en résulterait pour les œufs. Le résultat fut sensationnel : les œufs étaient pleins d’eau. L’excellente poire était sur le point d’accoucher d’une conférence publique quand son garçon de laboratoire effrayé avoua qu’il gobait les œufs et substituait à leur contenu naturel de la bonne eau bien filtrée.

La seconde histoire fit naguère rire à nos dépens le monde entier. Qu’un professeur éminent soit le jouet de son garçon de laboratoire, c’est comique ; qu’il se forme un véritable parti pour le défendre et même pour défendre qu’on ne publie des résultats contradictoires, c’est triste. Que pour faire éclater la fraude il devienne nécessaire d’avoirs recours à ce qu’un honnête homme appelle un abus de confiante, ne pouve pas chez les savants une moralité bien haute.

J’évoque cette histoire qui rendit tant de gens ridicules, parce qu’elle contient de multiples enseignements. Elle montre comment des hommes de valeur, victimes de leur précipitation, s’obstinent dans leur erreur, ne voulant pas avouer qu’ils ont été dupes, s’imaginant qu’à force d’affirmer qu’un phénomène existe, ils finiront par le créer.

En 1903, B., professeur à Nancy, annonça la découverte de rayons nouveaux traversant certains corps opaques (le carlin, le bois, l’aluminium...), absorbés par d’autres (le plomb, leau, le sel gemme), se propageant comme la lumière ordinaire avec un indice peu supérieur à l’unité, et jouissant en particulier de la propriété d’augmenter l’éclat d’une étincelle ou la phosphorescence du sulfure de calcium. Absolument rien n’empêchait ces rayons d’exister ; on était cependant en droit de s’étonner qu’on eût mis si longtemps à les découvrir ; c’est le cas de rappeler le mot célèbre de Mac-Mahon (mot dont je suis loin d’affirmer l’authenticité) : « Si c’était vrai, ça se saurait ! » disait-il à quelqu’un qui lui montrait le château d’Avignon comme avant servi de demeure aux papes.

Quoi qu’il en soit, sitôt connues les premières expériences de B., une foule de savants français les confirment et publient des notes sensationnelles qui augmentent tous les iours le catalogue des merveilleuses propriétés de ces fameux rayons N.

L’organisme émet des rayon N ; ils agissent sur les centres nerveux ; ils accroissent l’acuitéwisuelle. Ils sont produits par les végétaux, les ferments solubles. Les limes, qui en émettent beaucoup, sont anesthésiées par le chloroforme. On polarise circulairement les rayons N, les corps vibrants en émettent des quantités. Le champ magnétique agit sur l’émission ; les rayons N ont des applications chimiques, etc., etc., etc…… C’est un troupeau de physiciens ou naturalistes français qui non seulement reconnaissent l’existence des
 rayons N, mais les parent des plus épastrouillantes qualités.

Première constatation bien suggestive : les contrôles affirmatifs sont dus à des Français ; les étrangers (à l’exception des spirites) ne parviennent pas à reproduire les phénomènes. Je ne soutiens pas que l’esprit de critique est le monopole des étrangers ; la conclusion est toute différente. Entre les diverses nations existe une telle rivalité qu’une découverte, faite sous une longitude, n’est reconnue sous une longitude différente que si l’on ne peut la contester ; tant mieux pour la science. Mais si la découverte est l’œuvre d’un homme connu dans son pays pour ses travaux antérieurs, c’est parmi les nationaux une course à l’approbation qui mériterait une autre épithète si je n’étais pas extrêmement modéré dans mes appréciations (comme chacun sait).

Dès qu’il fut établi que les étrangers s’obstinaient à nier, un phénomène facile à prévoir se produisit en France : un groupe de physi ciens qui jusque-là gardait le prudent silence de Conrart, déclara qu’il ne voyait rien ; bonne occasion de faire une note pour raconter ses insuccès, ce qui devenait sans danger maintenant que décidément l’existence était douteuse.. Comme le premier groupe était trop avancé pour reculer, on vit en présence deux partis qui se firent une gentille petite guerre : les gens sages se tordaient et marquaient les points.

En septembre 1904 parut dans la Nature anglaise une lettre traduite en octobre dans la Revue Rose, lettre qui mérite qu’on la préserve de l’oubli : W., savant américain, s’y vante d’avoir été reçu par B. et de l’avoir mystifié.

Le procédé serait défendable si, après la mystification, W. avait pris B. entre quatre-s-yeux, l’avait prévenu et lui avait montré son erreur ; mais W. se privait ainsi d’une lettre sensationnelle.

Savants, méfiez-vous des visiteurs !

Puisque W. était reçu, on lui reconnaissait implicitement le droit de dire son opinion, mais non le droit de modifier subrepticement l’installation qu’on lui présentait. Voici maintenant comment W. s’exprime : « Et je découvris ultérieurement que le fait d’ôter le prisme (nous étions dans une pièce obscure) ne parut apporter d’ob stacle en aucune manière à la localisation des maxima et des minima dans le faisceau des rayons déviés (!) » Le point d’exclamation est dans la Revue Rose ; je n’ai pas la Nature sous les yeux.

Plus loin, W. substitue un morceau de bois de même grandeur et de même forme à la lime qui devait produire le phénomène ; pour rendre vraisemblable sa supercherie, il prévient que « la pièce était très faiblement éclairée par un bec de gaz allumé très bas ».

Évidemment les savants ont de belles âmes ! Et la Revue qui rapporte ces gentillesses, loin de s’indigner, n’a pour ces méthodes qu’une phrase à double sens qui peut aussi bien tomber sur B. que sur W. : « Mais encore W. aurait mis en défaut, ce qui serait extrêmement grave, les expérimentateurs qui cherchaient à lui montrer la réalité de ces radiations (N. de la R.). »

Grave pour qui, pour celui qui se trompe de bonne foi ou pour 
celui qui commet un abus de confiance ?

Tout de même l’inqualifiable procédé de W. n’excuse pas l’absence de méthode chez B. et la crédulité de ses fauteurs.

Je n’ai pas la cruauté d’insister sur la fin lamentable de cette bouffonnerie scientifique. Le lecteur la lira, s’il lui plaît, dans la Revue du Mois de 1906,. sous une plume trop respectueuse de la Science et des Savants pour qu’on puisse l’accuser de malveillance systématique. Nous sommes au dernier stade de l’affaire ; on sait à quoi s’en tenir, même à Nancy, et l’on refuse systématiquement les vérifications demandées.

Il paraît que B. était la dupe de son garçon de laboratoire, phénomène si fréquent qu’il devient une loi quasi générale. Que j’en ai connu de ces garçons, même de ces préparateurs qui se vantaient de fausser les expériences, par méchanceté pure, plus souvent par mépris pour le professeur dont ils avaient jaugé l’incapacité.

Au reste, que de fois le chef de service n’accepte-t-il sa fonction que parce qu’il compte sur l’habileté de son garçon de laboratoire I


La lettre de W. est de septembre 1904 ; en décembre personne à l’étranger n’admettait les rayons N : l’Académie trouve par conséquent à propos de décerner à B. le prix Leconte (50 000 francs). Le rapport se termine par cette phrase : « Toutefois, sans préjuger encore (vous reconnaissez immédiatement le style de M. Poincaré) la signification et la portée de ces nouvelles découvertes, la Commission n’a pas cru devoir différer davantage (même observation que plus haut) la récompense que ce savant avait depuis longtemps méritée. Elle a voulu en même temps (même observation que plus haut) affirmer sa confiance dans l’expérimentateur et lui donner un appui au milieu des difficultés (même observation que plus haut) qui peuvent compter parmi les plus grandes que les physiciens aient jamais rencontrées. » Que ce morceau soit hénaurme, il n’est guère besoin de le démontrer.

Son intérêt est d’exprimer une méthode générale. Un fonctionnaire incapable (ce n’était du reste pas le cas) .est violemment attaqué ; vite l’administration le décore, puis elle dit : « Quelle infamie de prendre pour victime un homme si méritant qu’il est décoré ! » Vous faites d’un magistrat taré le président du tribunal de Turlupa ; vous vous arrangez de manière apprendre conseil de lui dans une affaire véreuse. Découvert, vous déclarez : « Comment n’aurais-je pas eu confiance dans le président du tribunal de Turlupa ? » feignant d’oublier qu’il vous doit sa place. Pour ma part chaque fois que je démontre clair comme le jour qu’un homme est un imbécile malfaisant, il peut se féliciter ; une récompense n’est pas loin.

Et ceux qui la décernent s’imaginent qu’ils obtiennent un autre résultat que d’avilir eux et la récompense !


Entendons-nous bien. Je raconte l’histoire de Nancy, non pour faire le procès de la Science et de ses méthodes. Je veux seulement vous montrer par un exemple que les savants ne sont pas infaillibles, précisément quand ils oublient les règles les plus élémentaires d’une bonne expérience. Comme je suis las de l’espèce de privilège que réclament les savants de ne jamais se tromper, même quand ils sortent de leur petit truc, je vous rappelle qu’ils se sont très souvent et collectivement trompés même en demeurant dans ce petit truc.

Je construis un a fortiori contre quoi vous n’avez rien à répliquer.

Ils invoquaient les rayons N pour expliquer qu’un écran phosphorescent augmente d’éclat quand on l’approche d’un cœur vivant, alors que tout le monde sait que cette variation peut avoir pour cause une élévation de température, c’est-à-dire alors qu’une hypothèse connue se présentait, par suite devait être systématiquement écartée. Comment ne seraient-ils pas sujets à l’erreur quand il s’agit d’une question complexe d’instruction criminelle ou de stratégie, ou même quand il s’agit de la chose la plus difficile et socialement la plus importante, le choix d’une méthode d’enseignement et l’établissement de programmes judicieux ?

Vous expliquez l’erreur de B. par la mauvaise foi de son garçon de laboratoire ; mais vous ne pouvez expliquer par une colossale machination l’erreur des vingt physiciens on naturalistes qui retrouvaient ses résultats. Vous êtes bien forcé d’admettre que les savants, c’est l’hypothèse la plus favorable, sont aisément suggestionnables, c’est-à-dire souffrent du vice intellectuel qu’on s’attendait le moins à rencontrer chez eux. Que chez le savant la raison soit aussi facilement la dupe du cœur, n’est pas un phénomène indifférent.

Certes vous ne blâmerez pas un homme d’être suggestionnable pas plus que d’être pied bot. Mais vous ne devez pas le croire sur parole quand il prétend qu’en raison de ses travaux, il est au-dessus de ces misères.

Vous me croyez injuste ? Lisez l’enquête de la Revue Rose : vous y trouverez des perles qu’il ne faut pas égarer.

Berthelot croit que les rayons N existent, ayant grande confiance dans les travaux de M. B.

Pour Pellat, M. B. est incapable de s’illusionner ou suggestionner.

Langevin déclare avoir entrepris des expériences dont « M. Mascart désirait la réussite ».

Blondlot avoue qu’on ne peut observer l’influence des rayons N que lorsqu’on est prévenu qu’il y a une influence de ce genre en train de s’exercer.

Mascart déclare n’avoir actuellement aucune opinion (à comparer avec la phrase de Langevin), etc., etc…

Lisez le tout ; il en vaut la peine.

Les seuls mots de bon sens que contient ce document sont de Gariel et Moissan : Les enquêtes sur les questions scientifiques ne servent à rien ; on ne résout pas les problèmes par un plébiscite.

À voir ceux dont on sollicitait l’opinion, ces axiomes n’étaient que trop justifiés. Mais par surcroît ils condamnent tous les conseils, commissions et comités derrière lesquels les ministres mettent à l’abri leur responsabilité : car c’est à la majorité des voix, et des voix le plus souvent incompétentes, que les plus graves questions sont résolues.


La troisième histoire défraya les séances de l’Académie des Sciences et la presse scientifique du monde entier pendant de longues années (1867-1869) ; elle se termina par la confusion du géomètre Chasles et la condamnation judiciaire d’un faussaire, Vrain-Lucas, qui avait dépouillé le géomètre de plus de 200 000 francs. Charles et l’Académie montrèrent en cette affaire une naïveté, une crédulité, un entêtement dont il est impossible d’avoir une idée complète sans lire les Comptes Rendus, et qui excusent son voleur. Vous connaissez cette caricature d’une femme montrant le poing à son mari et disant à bouche fermée : « Ce serait offenser Dieu que de ne pas tromper cet homme-là ! » Le faussaire devait en penser autant de ses victimes.

Vous connaissez aussi le proverbe : « Si tu me trompes, tu as tort ; si tu me trompes une seconde fois, nous avons tort ; mais si tu me trompes trois fois, j’ai tort. » Or ce n’est pas trois, c’est plusieurs centaines de fois que Chasles se laissa berner, alors que dès le début de la mystification, Faugère démontra clair comme le jour que les lettres attribuées à Pascal (les premières que Chasles publia) étaient 
l’œuvre d’un faussaire.

Voici l’histoire.

Le 15 juillet 1867, Chasles offre à l’Académie deux autographes de Pascal sur l’attraction universelle. Vous supposez qu’avant toute discussion l’Académie ordonnera une expertise en écriture : pas du tout, on commence par discutailler (Duhamel, Faye, Chevreul) sur les conséquences à tirer des documents mis au jour. Qu’à cela ne tienne : Chasles n’est pas chiche d’autographes ; sans plus tarder il jette sur le tapis 9 pages in-quarto petits caractères, de notes inédites. Tout de même quelques-uns commencent à douter : pour vaincre ces doutes, le 28 juillet 1867, Chasles apporte une correspondance sensationnelle entre Pascal et Newton. Dans cette même séance est donnée lecture d’une lettre de Faugère qui, depuis vingt ans, s’occupait de Pascal et lisait ses manuscrits, déclarant que la signature mise au bas des lettres de Pascal n’est pas celle de Pascal, et qu’elles sont d’une autre écriture que la sienne. La comédie a duré quinze jours…

Vous n’y êtes pas : elïe durait encore deux ans après.

On vous a raconté la plaisante histoire de la dent d’or dont je ne sais quelle Académie discutait la croissance ; après quinze ans de débats quelqu’un proposa de vérifier son existence, et l’on constata que jamais personne n’avait possédé dent naturelle de ce métal. Vous avez assurément protesté contre l’invraisemblance de ce conte : et vous aviez grandement tort, l’histoire de Chasles et de l’Académie des Sciences est là pour le démontrer.

Ne m’imputez pas la moindre animosité contre cette Académie. Il est de notoriété que c’est non pas mon défaut de mérite qui m’empêche d’en être, mais simplement mon parfait mépris pour ces associations fermées ridicules, mépris affiché depuis longtemps pour ces cénacles clos d’admiration mutuelle. Je vous raconte cette histoire pour obtenir que l’Académie prise en corps devienne moins néfaste pour le pays. Mais comme vous n’êtes pas tenu de me croire sur parole, je prends dans les Comptes Rendus de l’Acadèmie du 26 août 1867 quelques extraits d’une lettre de Faugère qui valent comme satire les meilleurs morceaux polémiques de Pascal ou de Boileau.

Ce texte a été publié par l’Académie en personne.

« Les documents dont il s’agit étant donnés comme des originaux autographes, et cette qualité supposée étant le principal sinon le seul argument invoqué à l’appui de leur authenticité et de leur valeur, il me semble que la première chose à faire, et la plus essentielle, doit être une vérification d’écriture.

« À cet égard j’ose croire que l’on peut s’en rapporter au témoignage
 de quelqu’un qui a eu pendant quinze mois chez lui le manuscrit des
 Pensées de Pascal et a passé la plus grande partie de ce temps à le
 déchiffrer et à l’étudier.

« À défaut de ce manuscrit, que chacun d’ailleurs peut consulter à la 
Bibliothèque impériale, j’ai mis sous les yeux des Membres de la Com
mission divers fragments également authentiques du grand écrivain, et
 particulièrement une signature mise en bas d’une quittance passée 
devant notaire. Je regrette que pressés par l’heure qui les appelait à 
la séance publique, ou ne se jugeant pas compétents pour une com
paraison d’écriture, ils n’aient pas accordé au fait matériel, qui leur 
était soumis, toute l’attention qu’il comportait.

Ainsi, vous le voyez, on nomme une Commission qui est incompétente ou dont le seul désir est de ne rien savoir. Car vraiment, à juger par l’importance des séances de l’Académie, on peut sans grand dommage en manquer une, voire les manquer toutes ; reste la question du jeton de présence, mais en service commandé on est tenu pour présent. Dans l’avenir, mon cher lecteur, n’oubliez pas ce qu’est une Commission de l’Académie des Sciences et le cas qu’on doit en faire !

« Comment, Monsieur, vous blâmez ces illustres savants de leur circonspection ! Était-ce leur rôle de prendre parti ? ».


Eh ! qui donc les forçait à prendre implicitement parti en accueil
lant les documents ? Je poursuis.

« Cependant la vérification est ici d’autant plus facile, même pour 
les yeux les moins exercés, que le fabricateur de ces documents ne
 s’est pas astreint, ainsi qu’il arrive ordinairement, à contrefaire ou
 à imiter l’écriture de Pascal. Agissant avec un sans-façon inouï, il
 s’est contenté de donner à son écriture un caractère plus ou moins 
ancien et d’employer une orthographe à peu près conforme à celle 
du temps de Pascal. C’est ce qui explique comment il lui a été
 possible d’écrire un si grand nombre de lettres et de notes : ce n’était
 plus pour lui qu’une affaire d’imagination. Le faussaire a pris 
comme de raison du vieux papier, et c’était sans aucun doute pour 
lui la plus grande difficulté. Mais malgré toute son industrie il n’est
 pas parvenu à consommer, entre une encre nécessairement nouvelle 
et un papier ancien, cette combinaison que le temps seul peut pro
duire. L’aspect de l’encre, tantôt fraîche encore, tantôt jaunie outre
mesure par un procédé mal déguisé, suffirait seul à montrer la
 fraude. »

Je regrette pour vous d’être contraint d’abréger. Ayant le texte
 sous les yeux, je vous assure que je ne m’embête pas.

Oyez ce détail.

« Il s’agit de l’une des Notes que Pascal aurait envoyées à Boyle 
en 1652. On donne, est-il dit dans cette note, comme un effet de la 
vertu attractive la mousse qui flotte sur une tasse de café et qui se porte avec une précipitation très sensible vers les bords du vase… Une pareille 
observation suppose que l’usage du café était déjà répandu en France
du temps de Pascal. Or ce ne fut qu’en 1669, c’est-à-dire sept ans
 environ après sa mort, que Soliman Aga, ambassadeur de Turquie
 auprès de Louis XIV, introduisit dans la société parisienne l’usage 
du café. »

Fausseté manifeste de l’écriture, faits postérieurs à la mort de l’écrivain supposé… il ne reste plus que l’examen du style. « Ici toute l’industrie du faussaire a échoué. Je laisse à nos voisins d’outre-Manche le soin de nous dire si Newton écrivait en français à un âge surtout où très probablement il n’avait guère écrit dans sa propre langue. Je m’en tiens aux lettres qui lui auraient été écrites par Pascal. Voici par exemple comment il s’exprime dans celle qu’il aurait adressée le 20 mai 1654, à Newton qui n’avait qu’un peu plus de onze ans. Je vous envoie divers problèmes afin d’exercer votre génie. Il ne faudrait pas cependant, mon jeune ami, fatiguer votre jeune imagination. Travaillez, étudiez ; mais que cela se fasse avec modération… 
Je vous parle par expérience ; car moi aussi dès ma jeunesse j’avais hâte d’apprendre, et rien ne pouvait arrêter ma jeune intelligence, si je puis
 ainsi parler. Je ne vous dis point cela, mon jeune ami, pour vous
détourner de vos études, mais pour vous engager à étudier modérément.
 Les connaissances insensiblement et avec le temps (sic). Ce sont les plus 
stables

Ainsi, d’une part, Pascal enverrait à un enfant des problèmes pour exercer son génie et lui imposerait la charge bien lourde de les examiner et de lui dire son sentiment, et d’une autre, part il lui recommanderait d’étudier modérément. Comment reconnaître en cela la logique et le langage de l’auteur des Provinciales ? S’il est vrai que le style c’est l’homme, je croirais volontiers que celui qui a écrit ces lettres, loin d’être Pascal, ne serait même pas de nationalité française.

Et je vous répète que l’affaire durait encore deux ans après !

Elle s’étale dans quatre volumes des Comptes Rendus, où elle occupe plus de cent pages grand in-quarto !

Pour comprendre qu’une telle bouffonnerie se soit prolongée, pour 
se convaincre de ceci : que les savants sortis de leur petit troc sont
 ordinairement d’une incommensurable bêtise, lisez la réplique de
 Chasles du 2 septembre 1867, pièce capitale, pièce admirable, pièce 
qu’il faudrait transcrire en lettres d’or et coller sur les murs de la
 salle où l’Académie se rassemble !

Premier argument : Je possède une caisse pleine de documents, tous de la même origine. S’il en est un de faux, tous sont faux. Comment voulez-vous que je puisse l’admettre ? Ça rappelle Bartholo chantant : « Croyez-vous qu’il soit si facile, De tromper un homme tel que moi ! »

À quoi Faugère répliquait que la multitude des documents s’étayant les uns les autres et rassemblés miraculeusement dans la même main, se répondant et s’accordant ensemble comme des faux témoins qui se concertent pour accréditer le mensonge, vendus à la même personne par un homme dont on cache le nom, était la meilleure preuve de la fausseté du bloc tout entier.

Second argument : On buvait du café à Venise en 1615, à Marseille, en 1654. Pascal a-t-il dû attendre qu’il fût tout à fait à la mode pour faire son observation contestée ? Chasles aurait pu renforcer son argument en soutenant qu’on buvait du café bien antérieurement à la Mecque.

Troisième, argument : Je ne puis sur la question de style avoir la prétention de suivre M. Faugère. Mais je suis persuadé que bien des littérateurs se feraient honneur d’avoir écrit les lettres que voici. Suivent de nouveaux documents. C’est décidément plus fort que de jouer au bouchon. On dit à un monsieur : « Telles lettres sont écrites par un goujat. » Il répond : « Vous avez grandement tort, la preuve est qu’en voici d’admirables ! »

Quatrième argument : Vous dites que Newton n’a pas connu Pascal. C’est une erreur : la preuve est une lettre tirée de ma collection (20 octobre 1727) qui dit exactement le contraire.

Autre part qu’à l’Institut, on aurait menacé l’orateur de l’enfermer à Sainte-Anne, dans la salle des paralytiques généraux : l’Académie approuva par son silence.

Je clos avec regret cette histoire que l’Académie voudrait bien qu’on effaçât de ses annales. La rappeler est cependant la seule manière de rendre l’Institut moins nuisible en mettant par le récit des sottises passées le public en garde contre les sottises futures.

Que le lecteur ne m’accuse pas d’être mauvais patriote : l’étranger sait parfaitement à quoi s’en tenir sur la valeur de nos institutions: il ne se fait sur l’Académie des Sciences pas la moindre illusion.

J’ai sous les yeux les œuvres complètes de Rowland : on donne au début la liste des sociétés savantes dont il faisait partie ; on y trouve côte à côte les deux indications « The French Physical Society ; The French Academy of Sciences ». Or pour être de la première, il faut donner 20 francs par an, sans autre condition que de ne pas avoir un casier judiciaire.

Pour être de la seconde il faut… des dîners et des démarches.

Si vous croyez combler de joie des étranger éminents en les ballottant avec des Français dont ils connaissent la médiocrité (il suffit de lire leurs mémoires), vous vous trompez grossièrement. L’étranger est fier des distinctions de chez lui ; il s’inquiète peu des distinctions de chez nous. À charge de revanche ; à ceci près cependant : nous avons la fatuité de croire que tout le monde grille du désir d’entrer dans nos Académies.

Par de tels manques de tact nous sommes ridicules et détestés. Voilà que nous déléguons officiellement à Madrid des gens chargés d’y faire passer le bachot ! Imaginez notre indignation si les Anglais envoyaient pompeusement à Paris une commission pour y délivrer les honneurs d’Oxford ou de Cambridge !

La poutre qui est dans, notre œil nous gêne si peu, que nous la transportons hors frontière pour qu’on l’admire plus commodément.

Personne, même à la Chambre, n’ose soutenir le bachot tel qu’il est, à preuve les discours prononcés en juin 1920.

Et voilà qu’il devient article d’exportation !

Qui avons-nous la prétention de mettre dedans ?

À qui ferons-nous croire que les Espagnols patriotes voient, dans notre procédé, autre chose que l’expression d’un mépris implicite ?



La vanité des savants prend des formes bien réjouissantes. Ils s’imaginent que le monde entier s’occupe de leurs travaux et n’a d’autre affaire que d’en suivre le développement. Est-il besoin d’insinuer que le monde s’en désintéresse absolument ?

L’anecdote suivante, vraie ou fausse, a cette vérité supérieure de la légende. On raconte que Sturm, un jour qu’il avait soif (les savants eux-mêmes ont soif) entra dans une brasserie, but un bock et s’aperçut trop tard qu’il avait oublié son porte-monnaie. « Je suis Sturm, dit-il à la caissière. — Qui ça ? Sturm, répondit la dame du comptoir. — Le mathématicien du théorème, répliqua le bon naïf. » On ne dit pas pomment finit l’aventure qui fit pouffer de rire le Vachette entier où la tradition veut qu’elle arriva.

De ce travers vous ne distinguez que le pittoresque.

J’y vois malheureusement autre chose. Supposez le bon Sturm votre collègue dans un comité de perfectionnement et tâchez d’obtenir qu’il ne mette pas son théorème dans les programmes. Vous êtes candidat à la place vacante dans la section de Géométrie : essaierez-vous d’enlever la cataracte qui l’aveugle sur l’importance sociale de sa découverte ?

Supposez ledit comité plein de Sturms : voyez le beau programme qui sortira de ses délibérations !

La vanité des savants se montre à nu dans l’inexplicable attrait de porter un habit vert. Faut-il qu’ils soient inconscients du ridicule !

Par une superbe matinée de printemps je me trouvais à Monaco ; la nature était en fête, des fleurs partout, une vraie joie de vivre. Dans un vieux fiacre de louage, raide sur les coussins. M. X., en habit vert, allait déjeuner au palais. Le pauvre homme se croyait admiré alors qu’il excitait une indulgente gaîté :

« Et vous voici très doux à la bêtise humaine… »


Certes j’approuve qu’un homme ne permette pas qu’on le dépouille du fruit de son labeur. Mais encore faudrait-il que l’objet en valût la peine et qu’on le revendiquât d’une certaine manière.

Qu’il soit possible de réclamer son dû en conservant sa dignité, les lettres de Fresnel à Young en sont une preuve éclatante.

Young était un fort grand savant ; mais il faudrait n’avoir jamais comparé les mémoires d’Young et de Fresnel pour ne pas mettre Fresnel au-dessus d’Young. Quand Young se déclarait l’arbre, laissant à Fresnel le rôle de la pomme, il n’était que ridicule. On n’empêchera pas les Anglais de se croire le premier peuple du monde, 
 en tout et pour tout. Qu’on les force de temps en temps à la plus 
juste appréciation de leurs mérites, qui sont très grands, rien de 
mieux. Fresnel avait raison de se plaindre… ; mais j’ai lu pour la 
première fois ses lettres dans les œuvres d’Young : ce qui prouve
 qu’au moins quand ils ont tort, les Anglais savent le reconnaître.


À quel spectacle assistons-nous aujourd’hui.

Que la science française soit dans un piteux état, est chose évidente. Cherchons-nous à la relever par notre travail ?

Oh ! que nenni ! Nous crions sur tous les toits que nous avons produit de très grands hommes, Lavoisier, Fresnel… ce que personne ne conteste, puisque précisément la thèse de nos ennemis est notre décadence actuelle. On ne reproche pas aux Arméniens de ne pas avoir de grands savants, parce qu’ils n’en ont jamais eu : on nous reproche de ne plus en avoir, parce que jadis nos grands hommes riva
lisaient avec les plus grands. Nous ne convaincrons personne parce
 que nous prêchons des convertis. Découvrez actuellement en France 
un Lavoisier ou un Fresnel : vous augmenterez beaucoup plus notre
 prestige extérieur qu’avec toute votre propagande dont les étrangers 
se gaussent.

Je l’affirme sans craindre un démenti : pour écrire mon ouvrage je 
pourrais sans inconvénient supprimer toute la science française
 depuis trente ans ; je n’aurais pas un mot à changer.

Je passe le plus clair de mon temps à lire de l’allemand et de l’anglais : croyez bien que ce n’est pas pour mon plaisir.

Chaque fois que paraît une de mes préfaces, je reçois des lettres réclamant la priorité des thèses que je soutiens. À quoi je réponds invariablement ce qui suit : « Monsieur, Je vous suis particulièrement obligé pour la lettre dont vous avez bien voulu m’honorer. Pour moi c’est un contentement extrême de me rencontrer avec un homme tel que vous. Mes thèses me semblent d’une telle évidence et d’une vérité, pour ainsi dire, si palpable, que je serais surpris qu’elles ne fussent pas depuis longtemps dans le domaine public. Tout de même. Monsieur, permettez-moi de m’étonner qu’un homme aussi considérable que vous l’êtes, n’ait pu modifier quoi que ce soit, depuis si longtemps que vous me dites qu’il affiche des opinions si parfaitement opposées à celles que professe l’Université prise en corps. Je ne doute pas, Monsieur, que vous n’ayez défendu vos convictions avec toute l’ardeur dont elles sont dignes, et cela même au risque de retarder votre course dans la carrière des honneurs. Ce qui prouve une incomparable inertie dans la machine que nous désirons l’un et l’autre mettre en branle, et ce qui doit m’excuser auprès de vous de reprendre à mon compte une bataille, perdue d’avance puisque vous ne l’avez pas gagnée, mais dont le renouvellement doit vous sembler honorable. Veuillez agréer, etc., etc., etc. »

Je donnerais bien deux sous (papier) pour voir la tôle de mon honorable correspondant. Je ne puis lui dire d’une façon plus… aimable ce que je pense de ces hommes qui énoncent par hasard quelques propositions justes, mais se gardent bien de pousser leur polémique pour ne pas indisposer les gens dont ils attendent honneurs et profits.

Il y a des cas où l’on ferait beaucoup mieux de ne pas réclamer certaines priorités ; à ce qu’on vous les reconnaisse, je ne trouve vraiment rien de flatteur.

Sans parler des Frederick II au petit pied que gênent leurs Anti-Machiavels !


Un des vices les plus graves de notre organisation scientifique actuelle, qui porte à notre enseignement un préjudice énorme, est la quantité de badernes qui jusqu’à leur dernier soupir encombrent la circulation et barrent le chemin. Ils sont vieux, quelques-uns n’ont pas été constamment gâteux ; je ne demande pas qu’on les jette à l’eau une bonne pierre au col pour abréger leurs souffrances. Mais à leur usage je transcris une page de l’abbé Ledieu que malheureusement ils ne liront pas. Je leur fais beaucoup d’honneur puisqu’il s’agit de la sénilité d’un grand homme.

« Chacun a remarqué cette suite d’actions de M. de M’eaux pour se montrer et faire sa cour : son livre présenté au roi et l’audience qu’il en eut le 12 de ce mois (août 1703) ; sa visite au père La Chaise le même jour au soir ; son assistance à la procession où il donna le triste spectacle qui affligea ses amis, le fit plaindre par les indifférents et moquer par les vieux de la cour. Courage, M. de Meaux, lui disait Madame le long du chemin ; nous en viendrons à bout. D’autres : Ah ! le pauvre M. de Meaux. D’autres : Il s’en est bien tiré ! Le plus grand nombre : Que ne s’en va-t-il mourir chez lui. Mais il veut auparavant placer son neveu et faire un dernier effort. M. d’Amiens qui est tant des amis de M. de Meaux a fait à M. Fleury la confidence que ce bruit se répand ici sourdement : Quelle misère qu’un homme si sage, si admiré actuellement à cause de son livre, si admirable par tous les grands talents qu’il a fait briller dans sa vie, devienne l’entretien d’un courtisan malin, faute de savoir prendre son parti et d’aller se préparer chez soi à la mort dans la retraite. Qu’il finisse donc son affaire de l’évêché de Meaux et que Dieu l’inspire bien sur le parti unique qu’il est obligé de prendre pour l’édification publique et sa gloire. »

Quand le savant est définitivement vidé, qu’il est même incapable de mettre en œuvre les divers procédés de tapage que j’ai ci-dessus catalogués, il entre dans les commissions et comités consultatifs ; il court à droite et à gauche s’asseoir autour d’une table avec une collection d’outres aussi vides que lui. Du matin au soir on le voit passer d’un ministère à l’autre, déversant partout son verbiage. Le
 plaignez-vous charitablement d’être ainsi détourné de ses admirables 
travaux : « Ne m’en parlez pas, répond-il ; je n’ai plus le temps de 
rien faire ! » Il se donne l’illusion que seul le loisir manque, mais il
 ne trompe personne : il est vidé.

Aujourd’hui c’est à vingt-cinq ans que l’anémie cérébrale atteint nos savants : ils forment la grande armée des ratés.

L’administration leur sert d’asile.

Faites aux vieux savants des retraites honorifiques et bien payées ; conservez, s’il vous plaît, ceux dont le cerveau n’a pas fléchi. Mais ne choisissez pas systématiquement pour commander aux autres, régler les avancements, déterminer les programmes, ceux-là mêmes que leur âge et leur usure, parfois prématurée, rendent incapables de toute initiative et à la merci du premier qui les flatte.

Mon cher lecteur, ne voyez aucune aigreur dans ce que je dis. Certes
j’occupe sur les listes d’avancement le rang le plus extrême (vers le 
bas, s’entend) qu’il soit possible, en raison de mon âge et de l’année
 que j’entrai dans l’Université. Malgré que j’en puisse avoir, je ne
 saurais donc manquer de reconnaissance pour des gens qui n’ont 
jamais eu avec moi que des procédés de vilain. Mais, sans ironie, je
trouve qu’ils m’ont, rendu le plus éminent des services en me dépen
sant de toutes les précautions oratoires et, par leurs mauvais procédés, en me contraignant à un travail acharné qui me permette des me soucier infiniment peu de leur opinion sur mon compte.

Je ne désire faire partie d’aucuns de leurs comités ou commissions, et si je déplore qu’ils soient composés comme ils le sont, c’est sans retour personnel ni désir d’en être.

Vous devez bien comprendre d’après ce que je viens d’en dire, que je ne cours pas après les occasions de faire ami avec les savants.

Je me suis toujours tenu à l’écart : ce n’est certes pas aujourd’hui que je changerai d’attitude.


H. Bouasse.


Monsieur Lala a bien voulu me continuer son aimable collaboration ; le lecteur lui doit savoir gré d’utiliser plus commodément mes ouvrages.