Petit Traité de versification française (Grammont)/Conclusion

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CONCLUSION


Résumé de l’évolution. — Le vers français était au début purement syllabique. Il avait un nombre déterminé de syllabes, il était suivi d’une pause qui le limitait clairement, et, en outre, quand il dépassait huit syllabes, il avait à l’intérieur, à place fixe, une autre pause qui servait à l’oreille de point de repère pour le compte des syllabes ; la dernière voyelle précédant une pause était obligatoirement tonique, et celle qui venait avant la pause finale assonait avec la voyelle correspondante d’un ou de plusieurs autres vers. Les pauses, étant très nettes, concordaient nécessairement avec des repos syntaxiques. Les syllabes obligatoirement toniques étaient fortement accentuées et relevées encore par la pause qui les suivait, si bien que toute autre syllabe tonique était sensiblement plus faible. Au surplus on remplissait l’intervalle compris entre deux pauses sans prêter la moindre attention aux syllabes toniques autres que la finale, qui pouvaient y surgir. De pareils vers étaient très monotones et dépourvus d’art.

Dès la fin du xie siècle, les pauses, surtout celle de la césure, deviennent un peu moins fortes et vont s’affaiblissant jusqu’au xvie. Pendant cette période il n’est pas rare qu’un premier hémistiche enjambe sur le second, ou un vers sur le suivant. Des syllabes toniques libres deviennent parfois aussi fortes que les toniques fixes, ou même davantage, et le compte des syllabes s’impose moins sûrement à l’oreille. Aussi l’assonance, insuffisamment secondée pour marquer la fin du vers, se renforce-t-elle peu à peu. Au xiie siècle elle est remplacée par la rime ; à la fin du xve on ne se contente plus de la rime ordinaire, on recherche la rime riche et même ultra-riche. Par ces procédés on assure la fin du vers, mais son corps reste flasque. S’il est un peu long, l’oreille, n’ayant où se reposer, reste indécise ; c’est pourquoi le vers de douze syllabes est presque abandonné du milieu du xive siècle au milieu du xvie : il ne satisfait pas l’oreille.

Ronsard et la Pléiade le reprennent, mais pour le raffermir, surtout en marquant mieux la coupe fixe ; Régnier perfectionne leur œuvre, et quand Malherbe exige que la coupe fixe soit marquée par la syntaxe et proscrit l’enjambement d’un vers sur l’autre, il ne fait qu’ériger en règle la forme qui prédomine déjà d’une manière extrêmement sensible dans les sonnets de Ronsard et les satires de Régnier. Les parties du vers une fois redevenues nettes, la rime riche n’a plus de raison d’être, aussi le xviie siècle n’en fait aucun cas.

Avec Ronsard, avec Malherbe même, le vers classique proprement dit n’est pas encore né ; il est préparé, mais l’évolution qui y aboutira n’est pas achevée. Petit à petit les poètes s’avisent de prendre garde aux accents libres qui surgissent dans l’intérieur des hémistiches ; ils sentent les effets qu’on en peut tirer et n’abandonnent plus leur place au hasard. L’alexandrin devient alors un vers de douze syllabes avec deux accents toniques fixes sur la sixième et la douzième, et deux accents libres subdivisant chaque hémistiche de manière variable. Du moins le plus grand nombre des vers classiques sont construits de cette façon. La coupe fixe les partage en deux éléments, les accents toniques les partagent en quatre. Les deux systèmes de division se superposent. Les accents libres, devenant souvent aussi forts que l’accent fixe de la sixième syllabe, s’élèvent à la hauteur d’un accent rythmique ; dès lors l’alexandrin est un vers rythmé, ayant en général quatre mesures. C’est le point capital de l’étape classique ; on l’atteint dans le second tiers du xviie siècle. L’alexandrin n’est plus à ce moment ni « énervé ni flasque » ; ses quatre divisions lui donnent toute la fermeté et toute la netteté désirables. Il est très monotone chez les versificateurs médiocres ; il est extrêmement souple et varié chez les artistes comme Racine, Corneille, La Fontaine, Molière.

Avec Chénier la coupe fixe reste obligatoire, mais l’enjambement reparaît. Chez les romantiques et leurs successeurs l’emploi du rejet se développe, et la coupe fixe elle-même peut à l’occasion disparaître, le vers n’ayant plus d’autres coupes que les coupes libres. L’introduction de ces libertés rend la rime riche de nouveau utile, parfois nécessaire.

Le vers français est-il donc redevenu au xixe siècle ce qu’il était au commencement du xvie  ? En aucune façon. Loin qu’il y ait eu retour en arrière l’évolution commencée au xviie siècle a continué. L’élément rythmique, qui s’était glissé dans l’alexandrin classique, est devenu prédominant. Le poète classique sentait vaguement que son vers était rythmé, le poète romantique en a nettement conscience. C’est parce que le rythme est clairement perçu, que l’on peut enjamber et que l’on peut omettre la coupe fixe sans que le vers disparaisse.

À ce moment le vers français est susceptible de tous les moyens d’expression fondés sur le rythme, sur les changements de rythmes, sur les sons et leurs combinaisons, qui sont examinés dans la seconde partie de ce livre.

Dans quel mesure il peut admettre des réformes. — Depuis qu’il a un rythme sensible, il aurait pu renoncer au syllabisme, qu’il doit à ses origines. Quand les mesures sont nettement distinctes, elles peuvent contenir un nombre quelconque de syllabes, et l’ensemble des mesures d’un vers peut fournir un total variable de syllabes. Dire d’un vers qu’il est à la fois syllabique et rythmique, semble au premier abord contradictoire ; pourtant les deux qualités ne s’excluent en aucune façon. Si nos vers cessaient d’être syllabiques pour devenir purement rythmiques, ils n’y perdraient rien sans doute, mais on ne voit guère ce qu’ils pourraient y gagner.

Cette réforme n’est donc pas de celles qui s’imposent. Mais il en est d’autres qui deviennent de plus en plus nécessaires ; elles ont été signalées au cours de cet ouvrage à mesure que l’on a envisagé les diverses questions. Elles tiennent toutes à ce que les versificateurs n’ont pas modelé leurs observances sur l’évolution de la langue et n’ont pas toujours eu un sens juste des ressources qu’elle pouvait leur fournir. Ils sont restés sans raison archaïsants sur certains points et souvent en contradiction avec eux-mêmes.

À part cela, aucune modification importante de notre vers ne semble s’imposer, et surtout l’on ne saurait applaudir aux tentatives qui ont été faites, en général par des étrangers ou de mauvais plaisants, pour le remplacer par un type radicalement différent, sans tenir compte du génie et des exigences de la langue.

Certains ont imaginé un système de vers libres, qui a eu quelque succès depuis une quarantaine d’années. Trouvant que les règles suivies jusqu’alors étaient trop étroites, ils se sont affranchis de toutes en même temps. Plus de compte exact des syllabes, plus de coupes fixes, plus de rimes obligatoires ; c’est la liberté absolue, si ce n’est pas l’anarchie. On y trouve côte à côte des vers à nombre pair et à nombre impair de syllabes, sans que la raison du changement soit toujours saisissable, si bien qu’on se demande souvent, lorsqu’un vers n’a qu’une syllabe de plus ou de moins que le voisin, si l’on ne doit pas les égaliser dans la lecture, en supprimant quelque e muet dans l’un, alors qu’on les fait tous entendre dans l’autre. Ce qui déroute le plus à cet égard, c’est qu’à côté des vers qui prêtent à hésitation, on en rencontre presque toujours qui sont nettement du type classique. À la vérité, s’ils sont purement rythmiques, ils peuvent avoir un nombre quelconque de syllabes, mais alors il est nécessaire qu’ils soient limités par une rime ou au moins par une assonance. Les vers blancs, c’est-à-dire sans rimes, n’ont jamais réussi à se faire accepter en France ; pourtant ils avaient une coupe fixe et un nombre de syllabes déterminé. Le trimètre romantique n’a pas de coupe fixe, mais il n’est employé que rarement, isolément, pour produire un effet particulier, et il a une rime. Si rien n’indique nettement la fin de vers rythmiques, il faudra qu’ils aient tous le même nombre de mesures, d’où naîtra bien vite une monotonie exaspérante. Or, parmi les pièces qui ont été faites, certaines sont rimées, d’autres assonancées, d’autres enfin n’ont pas même d’assonances ; quelquefois les trois systèmes s’entremêlent. Mais quelle différence y a-t-il par exemple entre deux vers de six syllabes sans rimes et un vers de douze à coupe fixe ? Et lorsqu’un vers sans rime enjambe sur un autre, ce qui n’est pas rare, comment peut-on s’en apercevoir ? En regardant sur le papier à quel endroit l’auteur est allé à la ligne. Ce ne sont donc des vers que pour les yeux. Ils paraissent, il est vrai, avoir la prétention d’être mieux rythmés que les autres ; mais, outre que la langue française ne se prête qu’à un rythme faiblement marqué, elle possède mainte page de prose dont le rythme est beaucoup plus ferme que celui de la plupart des pièces composées dans ce genre nouveau.

Ces essais récents n’ont d’ailleurs en aucune façon écarté ou supplanté le vers que l’on a étudié d’un bout à l’autre de ce traité. Tel quel, il reste le véritable vers français. Il est l’un des plus souples qui existent au monde actuellement, et il est de tous le plus délicat. Par des perfectionnements successifs il a perdu la monotonie et la rudesse simpliste du début, il a raffermi peu à peu ses formes qu’avait amollies le laisser-aller du xive siècle, il est devenu sûr de lui-même et maître de tous ses moyens. Affiné par dix siècles de littérature, il n’admet rien qui soit brutal ou vulgaire. Disposant, quand il le veut, d’une incomparable puissance, pouvant se revêtir des couleurs les plus riches et les plus éclatantes, il se complaît d’ordinaire à n’opposer que de simples nuances. Se mouvant dans un rythme sans heurts, groupant symétriquement les teintes de ses voyelles, il choisit les effets les moins violents, il indique, il suggère : instrument merveilleux aux mains d’un artiste, intolérable entre celles d’un ouvrier malhabile.